V Spinoza et la Nova Atlantis de Francis Bacon
Dès cette époque, il y avait donc sur tous les points de l'Europe des groupes qui, sous le couvert d'une profonde hypocrisie, constituaient autant de foyers d'antichristianisme. C'est là qu'il faut chercher la véritable origine de la franc-maçonnerie moderne car ses rapports avec la corporation des free-masons sont purement extérieurs. Des circonstances accidentelles déterminèrent seules l'entrée des hommes qui voulaient détruire le christianisme dans les cadres de cette antique organisation.
La vie de certains personnages qui parcourent le monde et trouvent partout des amis, des protecteurs, ne peut s'expliquer que par l'existence et la correspondance de ces groupes. Nous reviendrons un peu plus loin sur l'
influence d'un anabaptiste,
Amos Comenius, qui a semé les
germes à
Venise, en Allemagne et en Angleterre, des principes dont l'organisation de 1717 allait assurer la propagation et qui a fini sa carrière à Amsterdam, alors le centre de la libre pensée. Non moins important et bien plus célèbre est Spinoza. Le Père Deschamps fait ressortir ainsi l'importance de son rôle :
« Au milieu du
XVIIème siècle (1633-1677), parut un homme dont l'activité comme écrivain et la fortune philosophique sont également remarquables, Baruch ou Benedict Spinoza, ce fils d'un
Juif portugais, qui se convertit au
protestantisme, mais infiltra dans tout le
XVIIème siècle son
panthéisme, puisé dans certaines écoles rabbiniques.
Son influence a été hors de toute proportion avec son origine, sa situation et sa valeur littéraire. On remarque que ses doctrines philosophiques et politiques sont celles que les loges ont propagées dans le siècle suivant. Spinoza était-il membre de quelque association secrète ? Nous n'avons pu en trouver jusqu'à présent la preuve directe mais les appuis qu'il rencontra dans toutes les circonstances de sa vie, la protection que l'électeur
palatin Charles-Louis lui assura en lui confiant une chaire de philosophie à Heidelberg, malgré son athéisme notoire, le zèle avec lequel ses amis firent circuler son
Tractatus theologico-politicus, malgré la prohibition des Etats généraux de Hollande, et le répandirent sous de
faux titres en Angleterre, en France, en Allemagne, en
Suisse ; tout cela sont des faits assez extraordinaires et donnent à penser que
d'autres forces étaient en jeu et travaillaient avec lui
(25).
L'un des écrits les plus
impies de Toland, ses
Lettres à Serena, où il prend la défense de Spinoza (1704), sont adressées à la princesse Sophie-Charlotte, femme de l'électeur de Brandebourg, bientôt roi de Prusse sous le nom de Frédéric Ier. Cette princesse avait accueilli l'athée anglais avec grande faveur dans plusieurs voyages qu'il fit en Hanovre en 1700, 1704 et 1707. La cour de Hanovre fut imbue de ses principes, et une princesse de cette famille fut la mère de Frédéric II, qui eût une action si considérable dans la constitution de la Maçonnerie, puisqu'il fut le vrai créateur du
rite écossais
(26).
Fontenelle, s'il faut en croire un écrivain fort versé dans l'
histoire des
sciences occultes, aurait reçu, à Nuremberg, une
initiation qui modifia profondément ses idées
(27).
A quelle époque remontaient ces groupes dont nous constatons l'activité dans la seconde moitié du
XVIIème siècle ?
L'
historien contemporain de la
franc-maçonnerie, Findel, ne craint pas d'avancer que la
Nova Atlantis du chancelier Bacon
(né en 1560, mort en 1626) contient
indubitablement des données maçonniques :
« Bacon, dit-il, imagine dans ce livre une île de Bensalem et une société secrète. L'île de Bensalem sera,
il est vrai, présentée et décrite comme une terre d'asile dans le monde,mais la maisonde Salomonet la
composition du collègedes six
jours de la création doivent demeurer cachées au reste du monde et être seulement révélées aux inities. Les membres du
collège trouvent dans la mer un coffrede
bois de cèdre duquel sort une tige de palmier verdoyante et dans laquelle sont trouvés les livres bibliques. L'ancien roi et législateur en même temps ne veut pas que les secrets de cette île soient livrés aux étrangers. Les membres du
collège s'appellent
frères (28). »
Faut-il voir dans les descriptions de Bacon des allusions positives qui ne pouvaient être comprises que des seuls
initiés ou bien seulement une fantaisie littéraire dans le
goût du temps, comme la
Cité du soleil de Campanella ou la
Monarchie des solipes d'Inchofer ? Nous ne pouvons pas trancher la question. Nous ferons seulement remarquer l'autorité particulière sur ce point de Findel, qui est un
esprit très critique et qui a eu le mérite de débarrasser l'
histoire de la maçonnerie de beaucoup de fausses
légendes. Quoi qu'il en soit, à l'époque précisément où Bacon écrivait, de 1621 à 1623, se manifeste brusquement dans toute l'
Europe la secte des Rose-Croix, qui représente dans la maçonnerie ce courant cabaliste que dès son origine elle a su et réussit encore de nos
jours à allier à son principe
rationaliste par un étrange syncrétisme.
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(25) Les Sociétés secrètes et la Société
(6ème édition), t. I, p. 329.
(26) On sait que Frédéric II dut exclusivement sa formation morale et intellectuelle à sa mère Sophie-Dorothée de Hanovre, fille de Georges Ier et de Sophie-Dorothée de Brunschweig-Lunebourg, fameuse par ses déportements.
(27) Saint-Yves d'Alveydre,
La Mission des Juifs (1883,
Paris), p. 861.
(28) Geschichte der Freimaurerei (4ème édition, Leipzig,1872), p. 126. Voyez aussi Otto Henne am Rynn :
Allgemeine Kulturesgeschichte, (Leipzig, 1877-1882), t. V, p. 213.