CHAPITRE XIX
Le lendemain, 22 mai, furent commencés les travaux
destinés à l’appropriation spéciale de la nouvelle demeure. Il tardait aux colons, en effet, d’échanger, pour cette vaste et saine retraite,
creusée en plein roc, à l’abri des
eaux de la mer et du
ciel, leur insuffisant abri des Cheminées. Celles-ci ne devaient pas être entièrement abandonnées, cependant, et le projet de l’ingénieur était d’en faire un
atelier pour les gros ouvrages.
Le premier soin de Cyrus Smith fut de reconnaître sur quel
point précis se développait la façade de Granite-House. Il se rendit sur la grève, au pied de l’énorme muraille, et, comme le pic, échappé des mains du reporter, avait dû tomber
perpendiculairement, il suffisait de retrouver ce pic pour reconnaître l’endroit où le trou avait
été percé dans le granit.
Le pic fut facilement retrouvé, et, en effet, un trou
s’ouvrait en ligne
perpendiculaire au-dessus du point où il s’était fiché dans le sable, à quatre-vingts pieds environ au-dessus de la grève. Quelques pigeons de roche entraient et sortaient déjà par
cette étroite ouverture. Il semblait vraiment que ce fût pour eux que l’on eût découvert Granite-House !
L’intention de l’ingénieur était de
diviser la
portion droite de la caverne en plusieurs
chambres précédées d’un couloir d’entrée, et de l’éclairer au moyen de cinq fenêtres et d’une porte percées sur la façade.
Pencroff admettait bien les cinq fenêtres, mais il ne
comprenait pas l’utilité de la porte, puisque l’ancien déversoir offrait un escalier naturel, par lequel il serait toujours facile d’avoir accès dans Granite-House.
« Mon ami, lui répondit Cyrus Smith, s’il
nous est facile d’arriver à notre demeure par le déversoir, cela sera également facile à d’autres que nous. Je compte, au contraire, obstruer ce
déversoir à son orifice, le boucher
hermétiquement.
Et comment entrerons-nous ? demanda le marin.
Par une échelle extérieure, répondit
Cyrus Smith, une échelle de corde, qui, une fois retirée, rendra impossible l’accès de notre demeure.
Mais pourquoi tant de précautions ? dit Pencroff.
Jusqu’ici les
animaux ne nous ont pas semblé être bien redoutables. Quant à être habitée par des indigènes, notre île ne l’est
pas !
En êtes-vous bien sûr, Pencroff ? demanda l’ingénieur, en regardant le marin.
Nous n’en serons sûrs, eacute;videmment, que lorsque
nous l’aurons explorée dans toutes ses parties, répondit Pencroff.
Oui, dit Cyrus Smith, car nous n’en connaissons encore qu’une petite portion. Mais, en tout cas, si nous n’avons pas d’ennemis au dedans, ils peuvent venir du dehors, car ce sont de mauvais parages que ces parages du Pacifique. Prenons donc nos précautions contre toute éventualité. »
Cyrus Smith parlait sagement, et, sans faire aucune autre objection,
Pencroff se prépara à exécuter ses ordres.
La façade de Granite-House allait donc être
éclairée au moyen de cinq fenêtres et d’une porte, desservant ce qui constituait « l’appartement » proprement dit, et au moyen d’une large baie et d’ils-de-buf qui permettraient à la lumière d’entrer à profusion dans cette merveilleuse
nef qui devait servir de grande salle. Cette
façade, située à une
hauteur de quatre-vingts pieds au-dessus du sol, était exposée à l’est, et le
soleil levant la saluait
de ses premiers rayons. Elle se développait sur cette portion de la courtine comprise entre le saillant faisant
angle sur l’embouchure de la
Mercy, et une ligne
perpendiculairement tracée au-dessus de l’entassement de roches qui formaient
les Cheminées.
Ainsi les mauvais vents, c’est-à-dire ceux du nord-est, ne
la frappaient que d’écharpe, car elle était protégée par l’orientation même du saillant.
D’ailleurs, et en attendant que les châssis des
fenêtres fussent faits, l’ingénieur avait l’intention de clore les ouvertures avec des volets épais, qui ne laisseraient passer ni le vent, ni la
pluie, et qu’il pourrait dissimuler au besoin.
Le premier travail consista donc à éviter ces
ouvertures. La manuvre du pic sur cette roche dure eût été trop lente, et on sait que Cyrus Smith était l’homme des grands moyens. Il avait encore une certaine quantité de nitro-glycérine à sa
disposition, et il l’employa utilement. L’effet de la substance explosive fut convenablement localisé, et, sous son effort, le granit se défonça aux places mêmes
choisies par l’ingénieur. Puis, le pic et la pioche achevèrent le dessin ogival des cinq fenêtres, de la vaste baie, des ils-de-buf et de la porte, ils en dégauchirent les encadrements, dont les profils furent assez
capricieusement arrêtés, et, quelques
jours après le commencement des travaux, Granite-House était largement éclairé par cette lumière du levant, qui pénétrait jusque dans ses plus secrètes profondeurs.
Suivant le plan arrêté par Cyrus Smith, l’appartement devait être divisé en cinq compartiments prenant
vue sur la mer : à droite, une entrée desservie par une porte à laquelle aboutirait l’échelle, puis une première chambre-cuisine, large de trente pieds, une salle à manger, mesurant quarante pieds, une chambre-dortoir, d’égale
largeur, et enfin une «
chambre
d’amis », réclamée par
Pencroff, et qui confinait à la grande salle.
Ces
chambres, ou plutôt
cette suite de
chambres, qui
formaient l’appartement de Granite-House, ne devaient pas occuper toute
la profondeur de la cavité. Elles devaient être
desservies par un corridor ménagé entre elles et
un long magasin, dans lequel les ustensiles, les provisions, les
réserves, trouveraient largement place. Tous les produits
recueillis dans l’île, ceux de la flore comme ceux de la
faune, seraient là dans des conditions excellentes de
conservation, et complètement à l’abri de
l’humidité. L’espace ne manquait pas, et chaque objet
pourrait être méthodiquement disposé.
En outre, les colons avaient encore à leur
disposition la
petite grotte située au-dessus de la grande caverne, et qui
serait comme le grenier de la nouvelle demeure.
Ce plan arrêté,
il ne restait plus qu’à
le mettre à exécution. Les mineurs redevinrent
donc briquetiers ; puis, les briques furent
apportées et déposées au pied de
Granite-House.
Jusqu’alors Cyrus Smith et ses
compagnons n’avaient eu accès
dans la caverne que par l’ancien déversoir. Ce mode de
communication les obligeait d’abord à monter sur le plateau
de Grande-vue en faisant un détour par la berge de la
rivière, à descendre deux cents pieds par le
couloir, puis à remonter d’autant quand ils voulaient
revenir au plateau. De là, perte de temps et fatigues
considérables. Cyrus Smith résolut donc de
procéder sans retard à la fabrication d’une
solide échelle de corde, qui, une fois relevée,
rendrait l’entrée de Granite-House absolument inaccessible.
Cette échelle fut
confectionnée avec un soin extrême, et ses montants, formés des fibres du "curry-jonc" tressées au moyen d’un moulinet, avaient la
solidité d’un gros câble. Quant aux échelons, ce fut une sorte de cèdre rouge, aux branches légères et résistantes, qui
les fournit, et l’appareil fut travaillé de main de maître par Pencroff.
D’autres cordes furent également fabriquées avec
des fibres végétales, et une sorte de mouffle grossière fut installée à la porte. De cette façon, les briques purent être facilement enlevées jusqu’au niveau de Granite-House. Le transport des matériaux se trouvait ainsi très simplifié, et l’aménagement intérieur proprement dit commença aussitôt. La
chaux ne manquait pas, et quelques milliers de briques étaient là, prêtes à être
utilisées. On dressa aisément la charpente des cloisons, très rudimentaire d’ailleurs, et, en un temps très court, l’appartement fut divisé en
chambres et en magasin, suivant le plan convenu.
Ces divers travaux se faisaient rapidement, sous la direction de
l’ingénieur, qui maniait lui-même le marteau et la
truelle. Aucune main-d’uvre n’était étrangère à Cyrus Smith, qui donnait
ainsi l’exemple à des
compagnons intelligents et zélés. On travaillait avec confiance, gaiement même, Pencroff ayant toujours le mot pour rire,
tantôt charpentier, tantôt cordier,
tantôt maçon, et communiquant sa bonne humeur
à tout ce petit monde. Sa foi dans l’ingénieur
était absolue. Rien n’eût pu la troubler.
Il le croyait capable de tout entreprendre et de réussir à tout. La question des vêtements et des chaussures, question grave assurément, celle de l’éclairage pendant les nuits d’hiver, la mise en valeur des portions fertiles de l’île, la transformation de cette flore
sauvage en une flore civilisée, tout lui paraissait facile, Cyrus Smith aidant, et tout se ferait en son temps. Il rêvait de rivières canalisées, facilitant le transport des richesses du sol, d’exploitations de carrières et de
mines à entreprendre, de machines propres à toutes pratiques industrielles, de chemins de fer, oui, de chemins de fer ! dont le réseau couvrirait certainement un
jour l’île Lincoln.
L’ingénieur laissait dire Pencroff. Il ne rabattait rien des
exagérations de ce brave cur. Il savait combien la confiance est communicative, il souriait même à l’entendre parler, et ne disait rien des inquiétudes que lui inspirait quelquefois l’avenir. En effet, dans cette partie du
Pacifique, en dehors du passage des navires, il pouvait craindre de n’être jamais secouru. C’était donc sur eux-mêmes, sur eux seuls, que les colons devaient compter, car la distance de l’île Lincoln à toute autre terre était telle, que se hasarder sur un bateau, de construction nécessairement médiocre, serait chose grave et périlleuse.
« Mais, comme disait le marin, ils dépassaient de cent coudées les Robinsons d’autrefois, pour qui tout était miracle à
faire. »
Et en effet, ils « savaient », et l’homme qui « sait » réussit là où d’autres végéteraient et périraient inévitablement.
Pendant ces travaux, Harbert se distingua. Il était
intelligent et actif, il comprenait vite, exécutait bien, et Cyrus Smith s’attachait de plus en plus à cet
enfant. Harbert sentait pour l’ingénieur une vive et respectueuse amitié. Pencroff voyait bien l’étroite sympathie
qui se formait entre ces deux êtres, mais il n’en était point jaloux.
Nab était Nab. Il
était ce qu’il serait toujours,
le courage, le zèle, le dévouement,
l’abnégation personnifiée. Il avait en son
maître la même foi que Pencroff, mais il la
manifestait moins bruyamment. Quand le marin s’enthousiasmait, Nab
avait toujours l’air de lui répondre :
« Mais rien n’est plus naturel. »
Pencroff et lui s’aimaient beaucoup, et n’avaient pas tardé
à se tutoyer.
Quant à
Gédéon Spilett, il prenait sa
part du travail commun, et n’était pas le plus maladroit, –
ce dont s’étonnait toujours un peu le marin. Un
« journaliste » habile, non pas
seulement à tout comprendre, mais à tout
exécuter !
L’échelle fut
définitivement installée
le 28 mai.
On n’y comptait pas moins de cent
échelons sur cette
hauteur
perpendiculaire de quatre-vingts pieds qu’elle mesurait. Cyrus Smith
avait pu, heureusement, la
diviser en deux parties, en profitant d’un
surplomb de la muraille qui faisait saillie à une
quarantaine de pieds au-dessus du sol. Cette saillie, soigneusement
nivelée par le pic, devint une sorte de palier auquel on
fixa la première échelle, dont le ballant fut
ainsi diminué de moitié, et qu’une corde
permettait de relever jusqu’au niveau de Granite-House. Quant
à la seconde échelle, on l’arrêta aussi
bien à son extrémité
inférieure, qui reposait sur la saillie, qu’à son
extrémité supérieure,
rattachée à la porte même. De la sorte,
l’ascension devint notablement plus facile.
D’ailleurs, Cyrus Smith comptait
installer plus tard un ascenseur
hydraulique qui éviterait toute fatigue et toute perte de
temps aux habitants de Granite-House.
Les colons s’habituèrent
promptement à se servir
de cette échelle. Ils étaient lestes et adroits,
et Pencroff, en sa qualité de marin, habitué
à courir sur les enfléchures des
haubans, put
leur donner des leçons. Mais il fallut qu’il en
donnât aussi à Top. Le pauvre
chien, avec ses
quatre pattes, n’était pas bâti pour cet exercice.
Mais Pencroff était un maître si
zélé, que Top finit par exécuter
convenablement ses ascensions, et monta bientôt à
l’échelle comme font couramment ses
congénères dans les cirques. Si le marin fut fier
de son élève, cela ne peut se dire. Mais
pourtant, et plus d’une fois, Pencroff le monta sur son dos, ce dont
Top ne se plaignit jamais.
On fera observer ici que pendant ces
travaux, qui furent cependant
activement conduits, car la mauvaise saison approchait, la question
alimentaire n’avait point été
négligée. Tous les
jours, le reporter et Harbert,
devenus décidément les pourvoyeurs de la colonie,
employaient quelques heures à la chasse. Ils n’exploitaient
encore que les
bois du Jacamar, sur la gauche de la rivière,
car, faute de pont et de canot, la
Mercy n’avait pas encore
été franchie. Toutes ces immenses
forêts auxquelles on avait donné le nom de
forêts du Far-West n’étaient donc point
explorées. On réservait cette importante
excursion pour les premiers beaux
jours du printemps prochain. Mais les
bois du Jacamar étaient suffisamment giboyeux ;
kangourous et sangliers y abondaient, et les épieux
ferrés, l’arc et les
flèches des chasseurs
faisaient merveille. De plus, Harbert découvrit, vers
l’angle sud-ouest du
lagon, une garenne naturelle, sorte de prairie
légèrement humide, recouverte de saules et
d’herbes aromatiques qui parfumaient l’air, telles que thym, serpolet,
basilic, sarriette, toutes espèces odorantes de la famille
des labiées, dont les lapins se montrent si friands. Sur
l’observation du reporter, que, puisque la table était
servie pour des lapins, il serait étonnant que les lapins
fissent défaut, les deux chasseurs explorèrent
attentivement cette garenne. En tout cas, elle produisait en abondance
des plantes utiles, et un naturaliste aurait eu là
l’occasion d’étudier bien des spécimens du
règne végétal. Harbert recueillit
ainsi une certaine quantité de pousses de
basilic, de
romarin, de mélisse, de bétoine, etc... qui
possèdent des propriétés
thérapeutiques diverses, les unes pectorales, astringentes,
fébrifuges, les autres anti-spasmodiques ou
anti-rhumatismales. Et quand, plus tard, Pencroff demanda à
quoi servirait toute cette récolte d’herbes :
« A nous soigner, répondit le jeune garçon, à nous traiter quand nous serons malades.
Pourquoi serions-nous malades, puisqu’il n’y a pas de
médecins dans l’île ? » répondit très sérieusement Pencroff.
A cela il n’y avait rien à répliquer,
mais le jeune garçon n’en fit pas moins sa récolte, qui fut très bien accueillie à Granite-House. D’autant plus qu’à ces plantes médicinales, il put
joindre une notable quantité de monardes didymes, qui sont connues dans l’Amérique
septentrionale, sous le nom de « thé
d’Oswego », et produisent une boisson excellente. Enfin, ce jour-là, en cherchant bien, les deux chasseurs arrivèrent sur le véritable emplacement de la garenne. Le sol y était perforé comme une écumoire.
« Des terriers ! s’écria Harbert.
Oui, répondit le reporter, je les vois bien.
Mais sont-ils habités ?
C’est la question. »
La question ne tarda pas à être résolue. Presque aussitôt, des centaines de petits
animaux, semblables à des lapins, s’enfuirent dans toutes les directions, et avec une telle rapidité, que Top
lui-même n’aurait pu les gagner de vitesse. Chasseurs et
chien eurent beau courir, ces rongeurs leur échappèrent facilement. Mais le reporter était bien résolu à ne pas quitter la place avant d’avoir capturé au moins une demi-douzaine de ces quadrupèdes. Il voulait en garnir l’office tout d’abord,
quitte à domestiquer ceux que l’on prendrait plus tard. Avec quelques collets tendus à l’orifice des terriers, l’opération ne pouvait manquer de réussir. Mais en ce moment, pas de collets, ni de quoi en fabriquer. Il fallut donc
se résigner à visiter chaque gîte, à le fouiller du bâton, à faire, à
force de patience, ce qu’on ne pouvait faire autrement. Enfin, après une heure de fouilles, quatre rongeurs furent pris au gîte. C’étaient des lapins assez semblables à leurs congénères d’Europe, et qui sont vulgairement connus sous le nom de
"lapins d’Amérique."
Le produit de la chasse fut donc
rapporté à
Granite-House, et il figura au repas du soir. Les hôtes de
cette garenne n’étaient point à
dédaigner, car ils étaient délicieux.
Ce fut là une précieuse ressource pour la
colonie, et qui semblait devoir être inépuisable.
Le 31 mai, les cloisons
étaient achevées. Il ne
restait plus qu’à meubler les
chambres, ce qui serait
l’ouvrage des longs
jours d’hiver. Une cheminée fut
établie dans la première
chambre, qui servait de
cuisine. Le tuyau destiné à conduire la
fumée au dehors donna quelque travail aux fumistes
improvisés. Il parut plus simple à Cyrus Smith de
le fabriquer en terre de brique ; comme il ne fallait pas
songer à lui donner issue par le plateau
supérieur, on perça un trou dans le granit
au-dessus de la fenêtre de ladite cuisine, et c’est
à ce trou que le tuyau, obliquement dirigé,
aboutit comme celui d’un poêle en tôle.
Peut-être, sans doute même, par les grands vents
d’est qui battaient directement la façade, la
cheminée fumerait, mais ces vents étaient rares,
et, d’ailleurs, maître Nab, le cuisinier, n’y regardait pas
de si près.
Quand ces aménagements
intérieurs eurent
été achevés, l’ingénieur
s’occupa d’obstruer l’orifice de l’ancien déversoir qui
aboutissait au lac, de manière à interdire tout
accès par cette voie. Des quartiers de roches furent
roulés à l’ouverture et cimentés
fortement. Cyrus Smith ne réalisa pas encore le projet qu’il
avait formé de noyer cet orifice sous les
eaux du lac en les
ramenant à leur premier niveau par un barrage. Il se
contenta de dissimuler l’obstruction au moyen d’herbes, arbustes ou
broussailles, qui furent plantés dans les interstices des
roches, et que le printemps prochain devait développer avec
exubérance.
Toutefois, il utilisa le
déversoir de manière
à amener jusqu’à la nouvelle demeure un filet des
eaux douces du lac. Une petite saignée, faite au-dessous de
leur niveau, produisit ce résultat, et cette
dérivation d’une source pure et intarissable donna un
rendement de vingt-cinq à trente gallons par
jour.
L’eau ne devait donc jamais manquer
à Granite-House. Enfin,
tout fut terminé, et il était temps, car la
mauvaise saison arrivait. D’épais volets permettaient de
fermer les fenêtres de la façade, en attendant que
l’ingénieur eût eu le temps de fabriquer du verre
à vitre.
Gédéon Spilett
avait très artistement
disposé, dans les saillies du roc, autour des
fenêtres, des plantes d’espèces
variées, ainsi que de longues herbes flottantes, et, de
cette façon, les ouvertures étaient
encadrées d’une pittoresque verdure d’un effet charmant.
Les habitants de la solide, saine et
sûre demeure, ne
pouvaient donc être qu’enchantés de leur ouvrage.
Les fenêtres permettaient
à leur regard de
s’étendre sur un
horizon sans limite, que les deux caps
Mandibule fermaient au nord et le cap Griffe au sud.
Toute la baie de l’Union se
développait magnifiquement
devant eux. Oui, ces braves colons avaient lieu d’être
satisfaits, et Pencroff ne marchandait pas les éloges
à ce qu’il appelait humoristiquement
« son appartement au cinquième au-dessus
de l’entresol ! »
CHAPITRE XX
La saison d’hiver commença
véritablement avec ce
mois de
juin, qui correspond au mois de décembre de
l’hémisphère boréal. Il
débuta par des averses et des rafales qui se
succédèrent sans relâche. Les
hôtes de Granite-House purent apprécier les
avantages d’une demeure que les intempéries ne sauraient
atteindre.
L’abri des Cheminées
eût été
vraiment insuffisant contre les rigueurs d’un hivernage, et il
était à craindre que les grandes
marées, poussées par les vents du large, n’y
fissent encore irruption. Cyrus Smith prit même quelques
précautions, en prévision de cette
éventualité, afin de préserver, autant
que possible, la forge et les
fourneaux qui y étaient
installés.
Pendant tout ce mois de
juin, le temps
fut employé
A des travaux divers, qui n’excluaient ni la chasse, ni la
pêche, et les réserves de l’office purent
être abondamment entretenues. Pencroff, dès qu’il
en aurait le loisir, se proposait d’établir des trappes dont
il attendait le plus grand bien. Il avait fabriqué des
collets de fibres ligneuses, et il n’était pas de
jour que
la garenne ne fournît son contingent de rongeurs. Nab
employait presque tout son temps à saler ou à
fumer des viandes, ce qui lui assurait des conserves excellentes.
La question des vêtements
fut alors très
sérieusement discutée. Les colons n’avaient
d’autres habits que ceux qu’ils portaient, quand le ballon les jeta sur
l’île. Ces habits étaient chauds et solides, ils
en avaient pris un soin extrême ainsi que de leur linge, et
ils les tenaient en parfait état de propreté,
mais tout cela demanderait bientôt à
être remplacé. En outre, si l’hiver
était rigoureux, les colons auraient fort à
souffrir du froid.
A ce sujet,
l’ingéniosité de Cyrus
Smith fut en défaut. Il avait dû parer au plus
pressé, créer la demeure, assurer l’alimentation,
et le froid pouvait le surprendre avant que la question des
vêtements eût été
résolue. Il fallait donc se résigner à
passer ce premier
hiver sans trop se plaindre.
La belle saison venue, on ferait une
chasse sérieuse
à ces mouflons, dont la présence avait
été signalée, lors de l’exploration au
mont Franklin, et, une fois la laine récoltée,
l’ingénieur saurait bien fabriquer de chaudes et solides
étoffes... Comment ? il y songerait.
« Eh bien, nous en
serons quittes pour nous
griller
les mollets à Granite-House ! dit Pencroff. Le
combustible abonde, et il n’y a aucune raison de l’épargner.
D’ailleurs, répondit
Gédéon Spilett,
l’île Lincoln n’est pas située sous une latitude
très élevée, et il est probable que
les
hivers n’y sont pas rudes. Ne nous avez-vous pas dit, Cyrus, que ce
trente-cinquième parallèle correspondait
à celui de l’Espagne dans l’autre
hémisphère ?
Sans doute, répondit
l’ingénieur, mais certains
hivers sont très froids en Espagne ! Neige et
glace, rien n’y manque, et l’île Lincoln peut être
aussi rigoureusement éprouvée. Toutefois, c’est
une île, et, comme telle, j’espère que la
température y sera plus modérée.
Et pourquoi, monsieur
Cyrus ? demanda Harbert.
Parce que la mer, mon
enfant, peut
être
considérée comme un immense réservoir,
dans lequel s’emmagasinent les chaleurs de l’été.
L’hiver venu, elle restitue ces chaleurs, ce qui assure aux
régions voisines des océans une
température moyenne, moins élevée en
été, mais moins basse en
hiver.
Nous le verrons bien,
répondit Pencroff. Je demande
à ne point m’inquiéter autrement du froid qu’il
fera ou qu’il ne fera pas. Ce qui est certain, c’est que les
jours sont
déjà courts et les soirées longues. Si
nous traitions un peu la question de l’éclairage.
Rien n’est plus facile, répondit Cyrus Smith.
A traiter ? demanda le marin.
A résoudre.
Et quand commencerons-nous ?
Demain, en organisant une chasse aux phoques.
Pour fabriquer de la chandelle ?
Fi donc ! Pencroff, de la bougie. »
Tel était, en effet, le projet de l’ingénieur ; projet réalisable, puisqu’il avait de la
chaux et de l’acide sulfurique, et que les
amphibies de l’îlot lui fourniraient la
graisse nécessaire à sa fabrication.
On était au 4
juin. C’était le dimanche de la
Pentecôte, et il y eut accord unanime pour observer cette fête. Tous travaux furent suspendus, et des prières s’élevèrent vers le
ciel. Mais
ces prières étaient maintenant des actions de grâces. Les colons de l’île Lincoln n’étaient plus les misérables naufragés jetés sur l’îlot. Ils ne demandaient plus, ils remerciaient.
Le lendemain, 5
juin, par un temps assez incertain, on partit pour
l’îlot. Il fallut encore profiter de la marée basse pour franchir à gué le canal, et, à ce propos, il fut convenu que l’on construirait, tant bien que mal, un canot qui rendrait les communications plus faciles, et permettrait aussi de remonter la
Mercy, lors de la grande exploration du sud-ouest de l’île, qui était remise aux premiers beaux
jours.
Les phoques étaient
nombreux, et les chasseurs,
armés de leurs épieux ferrés, en
tuèrent aisément une demi-douzaine. Nab et
Pencroff les dépouillèrent, et ne
rapportèrent à Granite-House que leur
graisse et
leur peau, cette peau devant servir à la fabrication de
solides chaussures.
Le résultat de cette chasse
fut celui-ci : environ
trois cents livres de
graisse qui devaient être
entièrement employées à la fabrication
des bougies.
L’opération fut
extrêmement simple, et, si elle ne
donna pas des produits absolument parfaits, du moins
étaient-ils utilisables. Cyrus Smith n’aurait eu
à sa
disposition que de l’acide sulfurique, qu’en chauffant
cet
acide avec les
corps gras neutres, dans l’espèce la
graisse de phoque, il pouvait isoler la
glycérine ; puis, de la combinaison nouvelle, il
eût facilement séparé
l’oléine, la margarine et la
stéarine, en
employant l’eau bouillante. Mais, afin de simplifier
l’opération, il préféra saponifier la
graisse au moyen de la
chaux.
Il obtint de la sorte un savon
calcaire, facile à
décomposer par l’acide sulfurique, qui précipita
la
chaux à l’état de sulfate et rendit libres les
acides gras. De ces trois
acides, oléique, margarique et
stéarique, le premier, étant liquide, fut
chassé par une pression suffisante. Quant aux deux autres,
ils formaient la substance même qui allait servir au moulage
des bougies.
L’opération ne dura pas
plus de vingt-quatre heures.
Les mèches,
après plusieurs essais, furent faites
de fibres végétales, et, trempées dans
la substance liquéfiée, elles
formèrent de véritables bougies
stéariques, moulées à la main,
auxquelles il ne manqua que le blanchiment et le polissage. Elles
n’offraient pas, sans doute, cet avantage que les mèches,
imprégnées d’acide borique, ont de se vitrifier
au fur et à mesure de leur
combustion, et de se consumer
entièrement ; mais Cyrus Smith ayant
fabriqué une belle paire de mouchettes, ces bougies furent
grandement appréciées pendant les
veillées de Granite-House.
Pendant tout ce mois, le travail ne
manqua pas à
l’intérieur de la nouvelle demeure. Les menuisiers eurent de
l’ouvrage. On perfectionna les outils, qui étaient fort
rudimentaires. On les compléta aussi. Des ciseaux, entre
autres, furent fabriqués, et les colons purent enfin
couper
leurs
cheveux, et
sinon se faire la barbe, du moins la tailler
à leur fantaisie.
Harbert n’en avait pas, Nab n’en avait
guère, mais leurs
compagnons en étaient hérissés de
manière à justifier la
confection desdits ciseaux.
La fabrication d’une scie à
main, du genre de celles qu’on
appelle égoïnes, coûta des peines
infinies, mais enfin on obtint un instrument qui, vigoureusement
manié, put
diviser les fibres ligneuses du
bois.
On fit donc des tables, des
sièges, des armoires, qui
meublèrent les principales
chambres, des cadres de
lit, dont
toute la literie consista en matelas de zostère. La cuisine,
avec ses planches, sur lesquelles reposaient les ustensiles en terre
cuite, son
fourneau de briques, sa pierre à relaver, avait
très bon
air, et Nab y fonctionnait gravement, comme s’il
eût été dans un laboratoire de chimiste.
Mais les menuisiers durent
être bientôt
remplacés par les charpentiers. En effet, le nouveau
déversoir, créé à coups de
mine, rendait nécessaire la construction de deux ponceaux,
l’un sur le plateau de Grande-vue, l’autre sur la grève
même.
Maintenant, en effet, le plateau et la
grève
étaient transversalement coupés par un cours
d’eau qu’il fallait nécessairement franchir, quand on
voulait gagner le nord de l’île. Pour l’éviter,
les colons eussent été obligés
à faire un détour considérable et
à remonter dans l’ouest jusqu’au delà des sources
du Creek-Rouge. Le plus simple était donc
d’établir, sur le plateau et sur la grève, deux
ponceaux, longs de vingt à vingt-cinq pieds, et dont
quelques
arbres, seulement équarris à la
hache,
formèrent toute la charpente. Ce fut l’affaire de quelques
jours. Les ponts établis, Nab et Pencroff en
profitèrent alors pour aller jusqu’à
l’huîtrière qui avait été
découverte au large des dunes. Ils avaient
traîné avec eux une sorte de grossier chariot, qui
remplaçait l’ancienne claie vraiment trop incommode, et ils
rapportèrent quelques milliers d’huîtres, dont
l’acclimatation se fit rapidement au milieu de ces rochers, qui
formaient autant de parcs naturels à l’embouchure de la
Mercy. Ces mollusques étaient de qualité
excellente, et les colons en firent une consommation presque
quotidienne.
On le voit, l’île Lincoln,
bien que ses habitants n’en
eussent exploré qu’une très petite portion,
fournissait déjà à presque tous leurs
besoins. Et il était probable que, fouillée
jusque dans ses plus secrets réduits, sur toute cette partie
boisée qui s’étendait depuis la
Mercy jusqu’au
promontoire du Reptile, elle prodiguerait de nouveaux
trésors. Une seule privation coûtait encore aux
colons de l’île Lincoln. La nourriture azotée ne
leur manquait pas, ni les produits végétaux qui
devaient en tempérer l’usage ; les racines
ligneuses des dragonniers, soumises à la
fermentation, leur
donnaient une boisson acidulée, sorte de bière
bien préférable à l’eau
pure ; ils avaient même fabriqué du
sucre, sans cannes ni betteraves, en recueillant cette liqueur que
distille l’ «
acer saccharinum »,
sorte d’érable de la famille des
acérinées, qui prospère sous toutes
les zones moyennes, et dont l’île possédait un
grand nombre ; ils faisaient un thé très
agréable en employant les monardes rapportées de
la garenne ; enfin, ils avaient en abondance le sel, le seul
des produits minéraux qui entre dans l’alimentation..., mais
le pain faisait défaut.
Peut-être, par la suite, les
colons pourraient-ils remplacer
cet aliment par quelque équivalent, farine de sagoutier ou
fécule de l’arbre à pain, et il était
possible, en effet, que les
forêts du sud comptassent parmi
leurs essences ces précieux
arbres, mais jusqu’alors on ne
les avait pas rencontrés.
Cependant la Providence devait, en
cette circonstance, venir
directement en aide aux colons, dans une proportion
infinitésimale, il est vrai, mais enfin Cyrus Smith, avec
toute son intelligence, toute son ingéniosité,
n’aurait jamais pu produire ce que, par le plus grand hasard, Harbert
trouva un
jour dans la doublure de sa veste, qu’il s’occupait de
raccommoder.
Ce jour-là, il pleuvait à torrents, les
colons étaient rassemblés dans la grande salle de Granite-House, quand le jeune garçon s’écria tout d’un coup :
« Tiens, monsieur Cyrus. Un grain de blé ! »
Et il montra à ses
compagnons un grain, un unique grain qui,
de sa poche trouée, s’était introduit dans la doublure de sa veste.
La présence de ce grain s’expliquait par l’habitude qu’avait
Harbert, étant à Richmond, de nourrir quelques ramiers dont Pencroff lui avait fait présent.
« Un grain de blé ? répondit vivement l’ingénieur.
Oui, monsieur Cyrus, mais un seul,
rien qu’un seul !
Eh ! mon garçon,
s’écria Pencroff en
souriant, nous voilà bien avancés, ma
foi ! Qu’est-ce que nous pourrions bien faire d’un seul grain
de blé ?
Nous en ferons du pain,
répondit Cyrus Smith.
Du pain, des gâteaux, des
tartes !
répliqua le marin.
Allons ! Le pain que fournira ce
grain de blé ne nous étouffera pas de
sitôt ! »
Harbert, n’attachant que peu
d’importance à sa
découverte, se disposait à jeter le grain en
question, mais Cyrus Smith le prit, l’examina, reconnut qu’il
était en bon état, et, regardant le marin bien en
face :
« Pencroff, lui demanda-t-il tranquillement, savez-vous combien un grain de blé peut produire d’épis ?
Un, je suppose ! répondit le marin, surpris de la
question.
Dix, Pencroff. Et savez-vous combien un épi porte de
grains ?
Ma foi, non.
Quatre-vingts en moyenne, dit Cyrus Smith. Donc, si nous plantons ce grain, à la première récolte, nous récolterons huit cents grains, lesquels en produiront à la seconde six cent quarante mille, à la troisième cinq cent douze millions, à la quatrième plus de quatre cents milliards de grains. Voilà la proportion. »
Les
compagnons de Cyrus Smith l’écoutaient sans
répondre. Ces chiffres les stupéfiaient. Ils étaient exacts, cependant.
« Oui, mes amis,
reprit l’ingénieur.
Telles sont les progressions
arithmétiques de la
féconde nature. Et encore, qu’est-ce que cette
multiplication du grain de blé, dont l’épi ne
porte que huit cents grains, comparée à ces pieds
de pavots qui portent trente-deux mille graines, à ces pieds
de tabac qui en produisent trois cent soixante mille ? En
quelques années, sans les nombreuses causes de
destruction
qui en arrêtent la fécondité, ces
plantes envahiraient toute la terre. »
Mais l’ingénieur n’avait pas terminé son petit
interrogatoire.
« Et maintenant, Pencroff, reprit-il, savez-vous
combien quatre cents milliards de grains représentent de boisseaux ?
Non, répondit le marin, mais ce que je sais, c’est que je ne suis qu’une bête !
Eh bien, cela ferait plus de trois millions, à cent trente mille par boisseau, Pencroff.
Trois millions ! s’écria Pencroff.
Trois millions.
Dans quatre ans ?
Dans quatre ans, répondit
Cyrus Smith, et même
dans deux ans, si, comme je l’espère, nous pouvons, sous
cette latitude, obtenir deux récoltes par
année. »
A cela, suivant son
habitude, Pencroff ne crut pas pouvoir
répliquer autrement que par un hurrah formidable.
« Ainsi, Harbert,
ajouta l’ingénieur, tu
as fait là une découverte d’une importance
extrême pour nous. Tout, mes amis, tout peut nous servir dans
les conditions où nous sommes. Je vous en prie, ne l’oubliez
pas.
Non, monsieur Cyrus, non, nous ne
l’oublierons pas,
répondit Pencroff, et si jamais je trouve une de ces graines
de tabac, qui se multiplient par trois cent soixante mille, je vous
assure que je ne la jetterai pas au vent ! Et maintenant,
savez-vous ce qui nous reste à faire ?
Il nous reste à planter
ce grain, répondit
Harbert.
Oui, ajouta
Gédéon Spilett, et avec tous les
égards qui lui sont
dus, car il porte en lui nos moissons
à venir.
Pourvu qu’il pousse !
s’écria le marin.
Il poussera », répondit Cyrus Smith.
On était au 20
juin. Le moment était donc propice
pour semer cet unique et précieux grain de blé. Il fut d’abord question de le planter dans un pot ; mais, après réflexion, on résolut de s’en
rapporter plus franchement à la nature, et de le confier à la terre. C’est ce qui fut fait le
jour même, et il est inutile d’ajouter que toutes les précautions furent prises pour que l’opération réussît.
Le temps s’étant légèrement
éclairci, les colons gravirent les
hauteurs de Granite-House. Là, sur le plateau, ils choisirent un endroit bien abrité du vent, et auquel le
soleil de midi devait verser toute sa
chaleur. L’endroit fut nettoyé, sarclé avec soin, fouillé même, pour en chasser les insectes ou les vers ; on y mit une couche de bonne terre amendée d’un peu de
chaux ; on l’entoura d’une palissade ; puis, le grain fut enfoncé dans la couche humide.
Ne semblait-il pas que ces colons posaient la première pierre d’un édifice ? Cela rappela à Pencroff le
jour où il avait allumé son unique allumette, et tous les soins qu’il apporta à cette
opération. Mais cette fois, la chose était plus grave. En effet, les naufragés seraient toujours parvenus à se procurer du
feu, soit par un
procédé, soit par un autre, mais nulle puissance humaine ne leur referait ce grain de blé, si, par malheur, il venait à périr !