Mon Cher Ami,
Votre lettre m'attriste et me déçoit quelque peu. Vous y faites le "bilan" de votre "expérience maçonnique", et celui-ci se traduit pour vous par l'amère conviction que vous avez perdu
votre temps au cours de ces dernières années, et qu'en somme vous
avez été illusionné par le mirage d'une "Maçonnerie
de rêve", mirage provoqué par les écrits de
René
Guénon et par ceux de Jean Reyor.
Vous n'avez
trouvé en Loge, dites-vous, ni une atmosphère vraiment spirituelle
ni un vestige de "technique de réalisation". Vous vous plaignez
aussi de ce que le milieu maçonnique, dans son immense majorité,
se montre réfractaire à la vérité traditionnelle et
ne s'intéresse guère qu'à des spéculations philosophico-scientifiques,
quand ce n'est pas aux simples contingences sociales. La curiosité que
semblent éveiller chez vos
Frères les exposés de questions
purement initiatiques ne porte pas de
fruits, en ce sens que leur vie n'en paraît
pas changée. Tout cela est probablement vrai. Ce n´est pas inattendu.
Si vous le permettez, je ne m'occuperai pas de vos
Frères
qui ne m'ont jamais demandé aucun conseil, et qui furent peut-être
sages, car ce que je puis dire est dur à entendre pour les hommes de ce
temps. Je ne m'occuperai que de vous, en fonction de ce que vous dites vous-même.
Seriez-vous par hasard une incarnation du Grand Architecte
pour vous permettre de dresser le bilan d´une existence ou d'une tranche de cette
existence, fût-ce la vôtre ? Comment pouvez-vous savoir ce que représentent
et ce que valent les années dont vous parlez dans le cycle de votre existence
humaine et à plus forte raison dans votre destinée totale à
travers les cycles des états multiples de l'être ? Que savez-vous
si cette
initiation maçonnique que vous avez reçue n'est pas un
germe qui fructifiera dans d'autres états d'existence, qui fructifiera
peut-être aussi demain, dans dix ans, dans vingt ?
Toutefois, si cette éventualité favorable je parle de la dernière
doit se réaliser, il faut que vous cessiez de considérer votre
initiation comme une "expérience", car expérience implique
dualité. Il faut que vous vous identifiez à votre qualité
de Maçon et non pas que vous vous regardiez jouer le rôle d'un Maçon
avec l'idée que demain peut-être, vous quitterez ce rôle pour
en choisir un autre. Comment voulez-vous que l'
Esprit recteur de l'
initiation
maçonnique fasse élection d'un support aussi peu sûr ? Car,
en Maçonnerie comme ailleurs, il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus.
Nul, que je sache, ne vous avait promis, ni même laissé
croire, que vous trouveriez dans la Maçonnerie actuelle des "techniques
de réalisation", encoure qu'il soit peut-être téméraire
de dire qu'on n'en retrouve plus aucun vestige. Votre Loge a, je crois, conservé
l'ancienne acclamation écossaise qui est un appel à l'attribut divin
de
Force. Chaque organisation initiatique reflète, en effet, un attribut
divin plus spécialement. Il est certain que la Maçonnerie n'est
pas sous le signe de l'attribut de sainteté, par exemple ; elle reflète,
comme vous l'apprennent les trois grands "piliers" de la Loge, les attributs
de Sagesse, de
Force et de Beauté, avec un accent particulier sur la
Force,
que je traduirais en disant que l'
influence spirituelle propre à la Maçonnerie
est une puissance connaissante et génératrice d'
harmonie. Lorsque
vous dites que vous ne trouvez pas en Loge une atmosphère vraiment spirituelle,
je me demande si vous ne traduisez pas simplement le sentiment de l'absence d'un
élément "dévotionnel" qui peut bien trouver sa
place je dirais même qui devrait trouver sa place dans la vie quotidienne
de chaque Maçon, mais qui n'appartient pas au domaine propre de l'
initiation
maçonnique. Je pense ici à l'atmosphère dans laquelle se
déroulent le rituel d´ouverture et de fermeture des travaux, et non aux
discours et aux discussions qui meublent l'intervalle entre l'une et l'autre.
Mais ce qui importe, c'est évidemment le rituel, de même que ce qui
importe, à l'
église, c'est le sacrifice de la messe, beaucoup plus
que le sermon du
prêtre, qui peut être de qualité fort variable,
et que les annonces des réunions des
dames patronnesses.
Encore faut-il participer à ce rituel le plus souvent possible et
ne pas se dispenser de l'assiduité aux tenues sous le prétexte que
les travaux oratoires ne sont pas du genre ou du niveau que vous souhaiteriez,
légitimement peut-être. Je suis convaincu, comme vous, que la Maçonnerie
moderne, de quelque Obédience que ce soit, est fort loin de représenter
intégralement ce que doit être une organisation initiatique, mais
elle a à mes yeux un mérite immense : elle existe. Notre Maître
Salomon nous en a prévenus : un
chien vivant vaut mieux qu'un
lion mort.
Il affirmait ainsi, avec vigueur, le réalisme qui caractérise toute
attitude vraiment traditionnelle.
Permettez-moi de vous
le dire, mon cher ami, c'est vous qui rêvez et, dans l'espoir de vous tirer
de votre rêve, je vais vous confier le grand secret de l'attitude initiatique,
un secret que j'ai mis bien des années à découvrir. Il consiste
en ceci : il faut savoir ce qu'on veut et, à chaque moment, faire ce qu'on
peut mais
tout ce qu'on peut avec les moyens dont on dispose dans
ce moment. Le secret est bien banal, n'est-ce pas ? Tous les grands secrets sont
simples... à énoncer. Réfléchissez-y et demandez-vous,
sans ruser avec vous-même, si vous le mettez en pratique.
Il faut savoir ce quon veut. Que voulez-vous ? Rénover la maçonnerie
? Quand vous êtes venu me trouver, parce que l'étude de l'uvre
de Guénon vous avait donné le désir de la réalisation
spirituelle, vous ne m'avez pas dit que vous étiez "missionné"
par une autorité traditionnelle pour une entreprise de ce genre ; vous
ne m'avez pas dit que des dignitaires d'une Obédience quelconque étaient
venus solliciter vos lumières. A lors de quoi vous préoccupez-vous
? Je vais vous confier un autre secret :
vous ne rénoverez pas la
Maçonnerie, ni vous ni un autre. Sera-t-elle rénovée ou ne
le sera-t-elle pas ? Je l'ignore tout à fait. Si elle est rénovée,
elle le sera par le Grand Architecte qui, peut-être vous prendra avec six
autres, ou avec mille autres, ou bien, vous, ne vous prendra pas, comme un instrument,
comme un outil inerte, passif, pour cette reconstruction. S'il vous prend, ce
ne pourra être que quand vous aurez abandonné toute volonté
propre, quand vous aurez quitté tout désir de rénover quoi
que ce soit, tout désir de
faire aucune chose particulière,
quand vous serez, vis-à-vis de Lui mais de Lui, et non d'une organisation
humaine «
comme le cadavre entre les mains du laveur des morts
» ou «
comme le bâton entre les mains du vieillard ».
Mais je veux croire qu'une telle ambition ne représente
pas ce que vous voulez vraiment. Je veux croire que vous aspirez vraiment à
cette réalisation spirituelle dont l'
initiation est la condition
sine
qua non et dont le moyen est précisément l'extinction de la
volonté propre, l'identification de votre volonté individuelle et
de la volonté du Grand Architecte, qui vous est connue par les règles
traditionnelles
exotériques et
ésotériques, et qui vous est
connue aussi par les contraintes auxquelles vous plie le monde extérieur.
De ce point de
vue, vous vous plaignez de l'absence de techniques de réalisation
dans la Maçonnerie. Je ne veux pas sous-estimer le rôle de semblables
techniques qu'on retrouve dans l'Hindouisme, le Lamaïsme, l'Islam, l'Hésychiasme,
pour ne parler que de choses actuelles et connues dans le monde extérieur.
Mais, comme j'ai eu l'occasion de le dire ailleurs
[Note :
Les Aperçus sur l'initiation (VIII), étude sur l'ouvrage
de René Guénon, dans Etudes Traditionnelles de juillet-août
1950.], ces techniques ne représentent tout de même qu'un
élément secondaire de la méthode, l'élément
principal étant l'attitude intérieure de l'être, son état
de soumission vis-à-vis du Principe, l'intensité de sa ferveur,
sa capacité de se dégager de tout ce qui n'est pas l'Unique Chose
nécessaire. Les techniques peuvent accentuer, faciliter, cette attitude
interne de l'être ; elles ne peuvent pas la créer, et elles ne doivent
normalement être confiées qu'à ceux qui ont fait préalablement
la preuve qu'ils étaient capables de remplir les obligations communes à
tous les croyants
exotériques et de remplir aussi les obligations les plus
élémentaires d'une organisation initiatique, à commencer
par l'assiduité aux travaux.
Que la Maçonnerie
possède aujourd'hui des techniques de réalisation ou n'en possède
pas, me paraît tout à fait dépourvu d'importance pour vous,
d'après ce que vous dites vous-même. Comme raison complémentaire
de votre non-assiduité aux Tenues, vous me dites que vos aoccupations professionnelles
et vos obligations familiales vous empêchent assez fréquemment d'y
assister. Vous êtes, d'autre part, un fidèle d'une des
religions
révélées mais vous reconnaissez que la fatigue, l'ambiance
familiale, vous amènent à écourter ou à omettre certaines
obligations rituelles. Je connais trop bien les conditions matérielles
et psychiques de notre époque pour être tenté de vous adresser
le moindre reproche à ce sujet, mais enfin il ne faut pas rêver.
Si vous êtes incapable de remplir convenablement des obligations de caractère
préparatoire, comment voudriez-vous mettre en uvre une technique
de réalisation impliquant une stricte discipline quotidienne et qui demanderait
chaque
jour un temps dont, semble-t-il, vous ne disposez pas ? Votre cas n'est
pas unique. J'ai connu des gens qui recherchaient l'
initiation islamique, mais
qui se révélaient incapables d'accomplir les cinq prières
journalières et d'observer le jeûne du mois de Ramadan. j'en ai connu
d'autres qui recherchaient l'
initiation chrétienne et, comme on leur conseillait,
à titre de préparation, d'entreprendre une étude sérieuse
de l'Ancien et du Nouveau testament, j'en ai entendu répondre que «
c'était bien gros et qu'ils n'avaient pas le temps ». Est-ce
bien sérieux ? Encore une fois, il ne s'agit de blâmer personne,
mais enfin il n'y a pas de loi sur le territoire de la IVe République qui
oblige les gens à rechercher l'
initiation quand ils n'ont pas la possibilité
de poursuivre une carrière spirituelle. On peut, n'est-ce pas, être
honnête homme et faire son salut sans cela.
Marius
Lepage, dans son article du numéro de novembre 1952-janvier 1953, écrivait
que le problème des qualifications tant physiques que spirituelles
est un des plus obscurs qui soient. Il est sûr qu'en l'absence de sciences
traditionnelles précises, il est bien difficile de déterminer les
qualifications foncières d'un individu, car il ne nous est guère
parvenu à cet égard qu'une liste de disqualifications corporelles.
Mais nous pouvons plus aisément déterminer les qualifications "actuelles"
pour entreprendre un travail de réalisation spirituelle et là, les
conditions d'existence d'un être, les possibilités de
liberté
[Note : Cf. l'article Libre et de bonnes murs
dans Etudes Traditionnelles d'octobre 1952] que lui laissent
les nécessités matérielles de la vie et son entourage familial,
fournissent des indications qu'on ne peut pas négliger. Et qu'on ne crie
pas à l'injustice. Qu'on ne me dise pas que tel individu est doué
mais que seules les contingences l'empêchent de se livrer à sa vocation
spirituelle, car l'homme et son
destin sont inséparables, le second traduisant
nécessairement la nature interne du premier. Tout ce qu'on peut dire, c'est
que l'être considéré n'est pas
actuellement prêt,
étant entendu que, dans ce monde de la mutation et du changement, tout
change à chaque moment d'une façon ou d'une autre.
Cette lettre, je le crains, vous semblera d'abord bien dure et bien décourageante.
Il n'en est rien cependant. Si vous avez véritablement une vocation spirituelle,
vous pourrez,
jour après
jour, travailler à rectifier et votre attitude
interne et vos conditions externes d'existence, étant entendu que cette
dernière modification ne peut s'accomplir légitimement que dans
la stricte observance des obligations, familiales et autres, prescrites par toutes
les traditions et en conformité avec les vertus de justice et de
charité.
L'aide du Grand Architecte, à laquelle vous avez droit par votre
initiation
dans la mesure où vous voulez vraiment ne faire que Sa volonté,
l'aide du Grand Architecte ne vous fera sûrement pas défaut. Et le
temps qui accomplira en vous et autour de vous des modifications, qui les amènera
peut-être aussi pour d´autres que vous, amènera peut-être également
et par cela même, la rénovation de la Maçonnerie.
Mais, direz-vous, si malgré mes efforts,
ma destinée n'est pas d'atteindre en cette vie un degré
quelconque de réalisation spirituelle, à quoi cela m'aura-t-il
servi ? Je pourrais vous répondre, comme je le disais au début,
que le
germe fructifiera peut-être dans un autre état d'existence.
Mais je veux vous donner une réponse valable dès cette
vie et qui est à peu près celle que Pascal appliquait,
non au domaine de la connaissance initiatique, mais au domaine de la
foi : si vous faites ces efforts, vos avez peut-être tout à
gagner et vous n'avez rien à perdre. Car vous me permettrez bien
d'appeler "rien" tout ce que vous pourriez acquérir
dans des chemins qui ne seraient ni ceux de la Connaissance ni ceux
de la Foi.