CHAPITRE X
Ker Karraje
L'alvéole que j'occupe est situé à une centaine de pas de l'habitation du comte d'Artigas, l'une des dernières de cette rangée de Bee-Hive. Si je ne dois pas la partager avec Thomas Roch, je pense du moins qu'elle se trouve voisine de la sienne ? Pour que le gardien Gaydon puisse continuer ses soins au pensionnaire de Healthful-House, il faut que les deux cellules soient contiguës... Je serai, j'imagine, bientôt fixé à cet égard.
Le capitaine Spade et l'ingénieur Serkö demeurent séparément à proximité de l'hôtel d'Artigas.
Un hôtel ?... Oui, pourquoi ne point lui donner ce nom, puisque cette habitation a été arrangée avec un certain art ? Des mains habiles ont taillé la roche, de manière à figurer une façade ornementale. Une large porte y donne accès. Le
jour pénètre par plusieurs fenêtres, percées dans le calcaire, et que
ferment des châssis à carreaux de
couleurs. L'intérieur comprend diverses
chambres, une salle à manger et un salon éclairés par un vitrail, le tout aménagé de manière que l'aération s'opère dans des conditions parfaites. Les meubles sont d'origines différentes, de formes très fantaisistes, avec les marques de fabrication française, anglaise, américaine. Evidemment, leur propriétaire tient à la variété des styles.
Quant à l'office et à la cuisine, on les a disposées dans des cellules annexes, en arrière de Bee-Hive.
L'après-midi, au moment où je sortais avec la ferme intention d' » obtenir une audience » du comte d'Artigas, j'aperçois ce personnage alors qu'il remontait des rives du
lagon vers la ruche. Soit qu'il ne m'ait point vu, soit qu'il ait voulu m'éviter, il a hâté le pas, et je n'ai pu le rejoindre.
« Il faut pourtant qu'il me reçoive ! » me suis-je dit.
Je me hâte et m'arrête devant la porte de l'habitation qui venait de se refermer.
Une espèce de grand diable, d'origine malaise, très foncé
de
couleur, paraît aussitôt sur le seuil. D'une voix rude, il me
signifie de m'éloigner.
Je résiste à cette injonction, et j'insiste, en répétant
par deux
fois cette phrase en bon anglais :
« Prévenez le comte d'Artigas que je désire être
reçu à l'instant
même. »
Autant eût valu m'adresser aux roches de Back-Cup ! Ce sauvage ne
comprend sans doute pas un mot de la langue anglaise et ne me
répond que par un cri menaçant.
L'idée me prend alors de forcer la porte, d'appeler de façon
à
être entendu du comte d'Artigas. Mais, selon toute probabilité,
cela n'aurait d'autre résultat que de provoquer la colère du
Malais, dont la
force doit être
herculéenne.
Je remets à un autre moment l'explication qui m'est due, que
j'aurai tôt ou tard. En longeant la rangée de Bee-Hive dans la
direction de l'est, ma pensée s'est reportée sur Thomas Roch.
Je
suis très surpris de ne pas l'avoir encore aperçu pendant cette
première journée. Est-ce qu'il serait en proie à une nouvelle
crise ?...
Cette hypothèse n'est guère admissible. Le comte d'Artigas,
à
s'en rapporter à ce qu'il m'a dit, aurait eu soin de mander
près de l'inventeur son gardien Gaydon.
A peine ai-je fait une centaine de pas que je rencontre
l'ingénieur Serkö.
De manières engageantes, de bonne humeur comme à l'habitude,
cet
ironiste sourit en m'apercevant, et ne cherche point à m'éviter.
S'il savait que je suis un confrère, un ingénieur, en admettant
qu'il le soit, peut-être me ferait-il meilleur accueil ?... Mais
je me garderai bien de lui décliner mes nom et qualités.
L'ingénieur Serkö s'est arrêté, les yeux brillants,
la bouche
moqueuse, et il accompagne le bonjour qu'il me souhaite d'un geste
des plus gracieux.
Je réponds froidement à sa politesse, ce qu'il affecte de
ne
point remarquer.
« Que saint Jonathan vous protège, monsieur Gaydon ! me dit-il
de sa
voix fraîche et sonore. Vous ne vous plaindrez pas, je l'espère,
de l'heureuse circonstance qui vous a permis de visiter cette
caverne, merveilleuse entre toutes... oui ! l'une des plus
belles... et pourtant des moins connues de notre sphéroïde !...
»
Ce mot de la langue scientifique, au cours d'une conversation avec
un simple gardien, me surprend, je l'avoue, et je me borne à
répondre :
« Je n'aurai pas à me plaindre, monsieur Serkö, à
la condition
qu'après avoir eu le plaisir de visiter cette caverne, j'aie la
liberté d'en sortir...
Quoi ! vous songeriez déjà à nous quitter, monsieur
Gaydon... à
retourner dans votre triste pavillon de Healthful-House ?... C'est
à peine si vous avez exploré notre magnifique domaine, si vous
avez pu en admirer les beautés incomparables, dont la nature seule
a fait tous les frais...
Ce que j'ai vu me suffit, ai-je répliqué, et en cas que vous
me
parleriez sérieusement, je vous répondrais sérieusement
que je ne
désire pas en voir davantage.
Allons, monsieur Gaydon, permettez-moi de vous faire observer
que vous n'avez pas encore pu apprécier les avantages d'une
existence qui se passe dans ce milieu sans rival !... Vie douce et
tranquille, exempte de tout souci, avenir assure, conditions
matérielles comme il ne s'en rencontre nulle part, égalité
de
climat, rien à craindre des tempêtes qui désolent ces parages
de
l'Atlantique, pas plus des glaces de l'
hiver que des
feux de
l'été !... C'est à peine si les changements de saison modifient
cette atmosphère tempérée et salubre !... Ici, nous n'avons
point à
redouter les colères de
Pluton ou de
Neptune... »
Cette évocation de noms mythologiques me paraît on ne peut moins
à
sa place. Il est visible que l'ingénieur Serkö se moque de moi.
Est-ce que le surveillant Gaydon a jamais entendu parler de
Pluton
et de
Neptune ?...
« Monsieur, dis-je, il est possible que ce climat vous convienne,
que vous appréciez comme ils le méritent les avantages de vivre
au
fond de cette grotte de... »
J'ai été sur le point de prononcer ce nom de Back-Cup... je me
suis retenu à temps. Qu'arriverait-il, si l'on me soupçonnait
de
connaître le nom de l'
îlot, et, par suite, son gisement à
l'extrémité ouest du groupe des
Bermudes !
Aussi ai-je continué en disant :
« Mais, si ce climat ne me convient pas, j'ai le droit d'en
changer, ce me semble...
Le droit, en effet.
Et j'entends qu'il me soit permis de partir et que l'on me
fournisse les moyens de retourner en Amérique.
Je n'ai aucune bonne raison à vous opposer, monsieur Gaydon,
répond l'ingénieur Serkö. Votre prétention est même
de tous points
fondée. Remarquez, cependant, que nous vivons ici dans une noble
et superbe indépendance, que nous ne relevons d'aucune puissance
étrangère, que nous échappons à toute autorité
du dehors, que nous
ne sommes les colons d'aucun Etat de l'ancien ni du nouveau
monde... Cela mérite considération de quiconque a l'
âme
fière, le
cur haut placé... Et puis, quels souvenirs évoquent chez un
esprit cultivé ces grottes qui semblent avoir été creusées
de la
main des
dieux, et dans lesquelles ils rendaient autrefois leurs
oracles par la bouche de
Trophonius... »
Décidément, l'ingénieur Serkö se plaît aux
citations de la
Fable !
Trophonius après
Pluton et
Neptune ! Ah çà ! se figure-t-il
qu'un
gardien d'hospice connaisse
Trophonius ?... Il est visible que ce
moqueur continue à se moquer, et je fais appel à toute ma patience
pour ne pas lui répondre sur le même ton.
« Il y a un instant, dis-je d'une voix brève, j'ai voulu entrer
dans cette habitation, qui est, si je ne me trompe, celle du comte
d'Artigas, et j'en ai été empêché...
Par qui, monsieur Gaydon ?...
Par un homme au service du comte.
C'est que, très probablement, cet homme avait reçu des ordres
formels à votre égard.
Il faut pourtant, qu'il le veuille ou non, que le comte
d'Artigas m'écoute...
Je crains bien que ce ne soit difficile... et même impossible,
répond en souriant l'ingénieur Serkö.
Et pourquoi ?...
Parce qu'il n'y a plus, ici, de comte d'Artigas.
Vous raillez, je pense !... Je viens de l'apercevoir...
Ce n'est pas le comte d'Artigas que vous avez aperçu, monsieur
Gaydon...
Et qui est-ce donc, s'il vous plaît ?...
C'est le
pirate Ker Karraje. » Ce nom me fut jeté d'une voix
dure, et l'ingénieur Serkö est parti sans que j'aie eu la pensée
de le retenir.
Le
pirate Ker Karraje !
Oui !... Ce nom est toute une révélation pour moi !... Ce nom,
je le
connais, et quels souvenirs il évoque !... Il m'explique, à lui
seul, ce que je regardais comme inexplicable ! Il me dit quel est
l'homme entre les mains duquel je suis tombé !...
Avec ce que je savais déjà, avec ce que j'ai appris depuis mon
arrivée à Back-Cup de la bouche même de l'ingénieur
Serkö, voici
ce qu'il m'est loisible de raconter sur le passé et le présent
de
ce Ker Karraje.
Il y a de cela huit à neuf ans, les mers de l'Ouest-Pacifique
furent désolées par des attentats sans nombre, des faits de
piraterie, qui s'accomplissaient avec une rare audace. A cette
époque, une bande de malfaiteurs de diverses origines, déserteurs
des contingents coloniaux, échappés des
pénitenciers, matelots
ayant abandonné leurs navires, opérait sous un chef redoutable.
Le
noyau de cette bande s'était d'abord formé de ces gens, rebut
des
populations
européenne et américaine, qu'avait attirés
la
découverte de riches placers dans les districts de la Nouvelle-
Galles du Sud en Australie.
Parmi ces chercheurs d'or, se trouvaient le capitaine Spade et
l'ingénieur Serkö, deux déclassés, qu'une certaine
communauté
d'idées et de caractère ne tarda pas à lier très
intimement.
Ces hommes, instruits, résolus, eussent certainement réussi en
toute carrière, rien que par leur intelligence. Mais, sans
conscience ni
scrupules, déterminés à s'enrichir par n'importe
quels moyens, demandant à la spéculation et au
jeu ce qu'ils
auraient pu obtenir par le travail patient et régulier, ils se
jetèrent à travers les plus invraisemblables aventures, riches
un
jour, ruinés le lendemain, comme la plupart de ces gens sans aveu,
qui vinrent chercher fortune sur les gisements aurifères.
Il y avait alors aux placers de la Nouvelle-Galles du Sud un homme
d'une audace incomparable, un de ces oseurs qui ne reculent devant
rien, pas même devant le crime, et dont l'
influence est
irrésistible sur les natures violentes et mauvaises.
Cet homme se nommait Ker Karraje.
Quelles étaient l'origine et la nationalité de ce
pirate, quels
étaient ses antécédents, cela n'avait jamais pu être
établi dans
les enquêtes qui furent ordonnées à son sujet. Mais s'il
avait su
échapper à toutes les poursuites, son nom, du moins celui qu'il
se donnait, courut le monde. On ne le prononçait qu'avec
horreur et terreur, comme celui d'un personnage
légendaire,
invisible, insaisissable.
Moi, maintenant, j'ai lieu de croire que ce Ker Karraje est de
race malaise. Peu importe, en somme. Ce qui est certain, c'est
qu'on le tenait à bon droit pour un
forban redoutable, l'auteur
des multiples attentats commis dans ces mers lointaines.
Après avoir passé quelques années sur les placers de l'Australie,
où il fit la connaissance de l'ingénieur Serkö et du capitaine
Spade, Ker Karraje parvint à s'emparer d'un navire dans le port de
Melbourne, de la province de Victoria. Une trentaine de coquins,
dont le nombre devait bientôt être triplé, se firent ses
compagnons. En cette partie de l'océan Pacifique, où la
piraterie
est encore si facile, et, disons-le, si fructueuse combien de
bâtiments furent pillés, combien d'équipages massacrés,
combien de
razzias organisées dans certaines îles de l'Ouest que les colons
n'étaient pas de
force à défendre. Quoique le navire de
Ker
Karraje, commandé par le capitaine Spade, eût été
plusieurs fois
signalé, on ne put jamais s'en emparer. Il semblait qu'il eût la
faculté de disparaître à sa fantaisie au milieu de ces
labyrinthes
d'archipels dont le
forban connaissait toutes les passes et toutes
les criques.
L'épouvante régnait donc en ces parages. Les Anglais, les
Français, les Allemands, les Russes, les Américains envoyèrent
vainement des vaisseaux à la poursuite de cette sorte de navire-
spectre, qui s'élançait on ne sait d'où, se cachait on
ne sait où,
après des pillages et des massacres que l'on désespérait
de
pouvoir arrêter ou punir.
Un
jour, ces actes criminels prirent fin. On n'entendit plus
parler de Ker Karraje. Avait-il abandonné le Pacifique pour
d'autres mers ?... La
piraterie allait-elle recommencer
ailleurs ?... Comme elle ne se reproduisit pas de quelque temps, on
eut cette idée : c'est que, sans parler de ce qui avait dû être
dépensé en
orgies et en débauches, il restait assez du
produit de
ces vols si longtemps exercés pour constituer un trésor d'une
énorme valeur. Et, maintenant, sans doute, Ker Karraje et ses
compagnons en jouissaient, l'ayant mis en sûreté en quelque
retraite connue d'eux seuls.
Où s'était réfugiée la bande depuis sa disparition
?... Toutes
recherches à ce sujet furent stériles. L'inquiétude ayant
cessé
avec le danger, l'oubli commença de se faire sur les attentats
dont l'Ouest-Pacifique avait été le théâtre.
Voilà ce qui s'était passé, voici maintenant ce qu'on
ne saura
jamais, si je ne parviens pas à m'échapper de Back-Cup :
Oui, ces malfaiteurs étaient possesseurs de richesses
considérables, lorsqu'ils abandonnèrent les mers occidentales
du
Pacifique. Après avoir détruit leur navire, ils se dispersèrent
par des voies diverses, non sans être convenus de se retrouver sur
le continent américain.
A cette époque, l'ingénieur Serkö, très instruit
en sa partie,
très habile mécanicien, et qui avait étudié de préférence
le
système des bateaux sous-marins, proposa à Ker Karraje de faire
construire un de ces appareils, afin de reprendre sa criminelle
existence dans des conditions plus secrètes et plus redoutables.
Ker Karraje saisit tout ce qu'avait de pratique l'idée de son
complice, et, l'
argent ne manquant point, il n'y eut qu'à se
mettre à l'uvre.
Tandis que le soi-disant comte d'Artigas commandait la goélette
Ebba aux chantiers de Gotteborg, en Suède, il donna aux
chantiers Cramps de Philadelphie, en Amérique, les plans d'un
bateau sous-marin, dont la construction ne donna lieu à aucun
soupçon. D'ailleurs, ainsi qu'on va le voir, il ne devait pas
tarder à disparaître
corps et biens.
Ce fut sur les gabarits de l'ingénieur Serkö et sous sa
surveillance spéciale que cet appareil fut établi, en utilisant
les divers perfectionnements de la science nautique d'alors. Un
courant, produit par des piles de nouvelle invention, actionnant
les réceptrices calées sur l'
arbre de l'hélice, devait
donner à
son moteur une énorme puissance propulsive.
Il va de soi que personne n'aurait pu deviner dans le comte
d'Artigas Ker Karraje, l'ancien
pirate du Pacifique, ni dans
l'ingénieur Serkö le plus déterminé de ses complices.
On ne voyait
en lui qu'un étranger de haute origine, de grande fortune, qui,
depuis un an, fréquentait avec sa goélette
Ebbales ports des
Etats-Unis, la goélette ayant pris la mer bien avant que la
construction du tug eût été terminée.
Ce travail n'exigea pas moins de dix-huit mois. Quand il fut
achevé, le nouveau bateau excita l'admiration de tous ceux qui
s'intéressaient à ces engins de navigation sous-marine. Par sa
forme extérieure, son appropriation intérieure, son système
d'aération, son habitabilité, sa stabilité, sa rapidité
d'
immersion, sa maniabilité, sa facilité d'évolution en
portées et
en plongées, son aptitude à gouverner, sa vitesse extraordinaire,
le rendement des piles auxquelles il empruntait sa
force
mécanique, il dépassait, et de beaucoup, les successeurs des
Goubet, des
Gymnote, des
Zédé et autres échantillons
déjà si perfectionnés à cette époque.
On allait pouvoir en juger, au surplus, car, après divers essais
très réussis, une expérience publique fut faite en pleine
mer, à
quatre milles au large de Charleston, en présence de nombreux
navires de guerre, de commerce, de plaisance, américains et
étrangers, convoqués à cet effet.
Il va sans dire que l'
Ebba se trouvait au nombre de ces navires,
ayant à son bord le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le
capitaine Spade et son équipage, moins une demi-douzaine
d'hommes destinés à la manuvre du bateau sous-marin, que
dirigeait le mécanicien Gibson, un Anglais très hardi et très
habile.
Le programme de cette expérience définitive comportait diverses
évolutions à la surface de l'Océan, puis une
immersion
qui devait
se prolonger un certain nombre d'heures, après lesquelles
l'appareil avait ordre de réapparaître, quand il aurait atteint
une bouée placée à plusieurs milles au large.
Le moment venu, lorsque le panneau supérieur eut été
fermé,
le
bateau manuvra d'abord sur la mer, et ses résultats de vitesse,
ses essais de virages, provoquèrent chez les spectateurs une
admiration justifiée.
Puis, à un signal parti de l'
Ebba, l'appareil sous-marin
s'enfonça lentement et disparut à tous les regards.
Quelques-uns des navires se dirigèrent vers le but, qui était
assigné pour la réapparition.
Trois heures s'écoulèrent... le bateau n'avait pas remonté
à la
surface de la mer.
Ce que l'on ne pouvait savoir, c'est que, d'accord avec le comte
d'Artigas et l'ingénieur Serkö, cet appareil, destiné au
remorquage secret de la goélette, ne devait réémerger qu'à
plusieurs milles de là. Mais, excepté chez ceux qui étaient
dans
le secret, il n'y eut doute pour personne qu'il eût péri par suite
d'un accident survenu soit à sa coque, soit à sa machine. A bord
de l'
Ebba, la consternation fut remarquablement jouée, tandis
qu'elle était des plus réelles à bord des autres bâtiments.
On fit
des sondages, on envoya des scaphandriers sur le parcours supposé
du bateau. Recherches vaines, il ne parut que trop certain qu'il
était englouti dans les profondeurs de l'Atlantique.
A deux
jours de là, le comte d'Artigas reprenait la mer, et,
quarante-huit heures plus tard, il retrouvait le tug à l'endroit
convenu d'avance.
Voilà comment Ker Karraje devint possesseur d'un admirable engin,
qui fut destiné à cette double fonction : le remorquage de la
goélette, l'attaque des navires. Avec ce terrible instrument de
destruction, dont on ne soupçonnait pas l'existence, le comte
d'Artigas allait pouvoir recommencer le cours de ses
pirateries
dans les meilleures conditions de sécurité et d'impunité.
Ces détails, je les appris par l'ingénieur Serkö, très
fier de son
uvre, très certain aussi que le prisonnier de Back-Cup ne
pourrait jamais en dévoiler le secret. En effet, on comprend de
quelle puissance offensive disposait Ker Karraje. Pendant la nuit,
le tug se jetait sur les bâtiments qui ne peuvent se défier d'un
yacht de plaisance. Quand il les a défoncés de son éperon,
la
goélette les aborde, ses hommes massacrent les équipages, pillent
les cargaisons. Et c'est ainsi que nombre de navires ne figurent
plus aux nouvelles de mer que sous cette désespérante rubrique
:
disparus
corps et biens.
Pendant une année, après cette odieuse comédie de la baie
de
Charleston, Ker Karraje exploita les parages de l'Atlantique au
large des Etats-Unis. Ses richesses s'accrurent dans une
proportion énorme. Les marchandises dont il n'avait pas l'emploi,
on les vendait sur des marchés lointains, et le produit de ces
pillages se transformait en
argent et en or. Mais ce qui manquait
toujours, c'était un lieu secret, où les
pirates pussent
déposer
ces trésors en attendant le
jour du partage.
Le hasard leur vint en aide. Alors qu'ils exploraient les couches
sous-marines aux approches des
Bermudes, l'ingénieur Serkö et le
mécanicien Gibson découvrirent à la base de l'
îlot
ce tunnel qui
donnait accès à l'intérieur de Back-Cup. Où Ker
Karraje eût-il
jamais pu trouver pareil refuge, plus à l'abri de toutes
perquisitions ?... Et c'est ainsi qu'un des
îlots de cet archipel
bermudien, qui avait été un repaire de
forbans, devint celui d'une
bande bien autrement redoutable.
Cette retraite de Back-Cup adoptée, sous sa vaste voûte s'organisa
la nouvelle existence du comte d'Artigas et de ses
compagnons,
telle que j'étais à même de l'observer. L'ingénieur
Serkö installa
une fabrique d'énergie électrique, sans recourir à ces
machines
dont la construction à l'étranger eût pu paraître
suspecte, et
rien qu'avec ces piles d'un montage facile, n'exigeant que
l'emploi de plaques de métaux, de substances chimiques, dont
l'
Ebbas'approvisionnait pendant ses relâches aux Etats-Unis.
On devine sans peine ce qui s'était passé dans la nuit du 19
au
20. Si le trois-mâts, qui ne pouvait se déplacer faute de vent,
n'était plus en
vue au lever du
jour, c'est qu'il avait été
abordé
par le tug, attaqué par la goélette, pillé, coulé
avec son
équipage... Et c'est une partie de sa cargaison qui se trouvait à
bord de l'
Ebba, alors qu'il avait disparu dans les abîmes de
l'Atlantique !...
En quelles mains je suis tombé, et comment finira cette
aventure ?... Pourrai-je jamais m'échapper de cette prison de Back-Cup, dénoncer ce
faux comte d'Artigas, délivrer les mers des
pirates de Ker Karraje ?...
Et, si terrible qu'il soit déjà, Ker Karraje ne le sera-t-il
pas
plus encore, en cas qu'il devienne possesseur du Fulgurateur
Roch ?... Oui, cent fois ! S'il utilise ces nouveaux engins de
destruction, aucun bâtiment de commerce ne pourra lui résister,
aucun navire de guerre échapper à une
destruction totale.
Je reste longtemps obsédé de ces réflexions que me suggère
la
révélation du nom de Ker Karraje. Tout ce que je connaissais de
ce
fameux
pirate est revenu à ma mémoire, son existence alors
qu'il écumait les parages du Pacifique, les expéditions engagées
par les puissances maritimes contre son navire, l'inutilité de
leurs campagnes. C'était à lui qu'il fallait attribuer, depuis
quelques années, ces inexplicables disparitions de bâtiments au
large du continent américain... Il n'avait fait que changer le
théâtre de ses attentats... On pensait en être débarrassé,
et il
continuait ses
pirateries sur ces mers si fréquentées de
l'Atlantique, avec l'aide de ce tug que l'on croyait englouti sous
les
eaux de la baie Charleston...
« Maintenant, me dis-je, voici que je connais son véritable nom
et
sa véritable retraite, Ker Karraje et Back-Cup ! Mais, si Serkö
a prononcé ce nom devant moi, c'est qu'il y était autorisé...
N'est-ce pas m'avoir fait comprendre que je dois renoncer à jamais
recouvrer ma
liberté ?... »
L'ingénieur Serkö avait manifestement vu l'effet produit sur moi
par cette révélation. En me quittant, je me le rappelle, il
s'était dirigé vers l'habitation de Ker Karraje, voulant sans
doute le mettre au courant de ce qui s'était passé. Après
une
assez longue promenade sur les berges du
lagon, je me disposais à
regagner ma cellule, lorsqu'un bruit de pas se fait entendre
derrière moi. Je me retourne.
Le comte d'Artigas, accompagné du capitaine Spade, est là. Il me jette un regard inquisiteur. Et alors ces mots de m'échapper dans un mouvement d'irritation dont je ne suis pas maître :
« Monsieur, vous me gardez ici contre tout droit !... Si c'est pour soigner Thomas Roch que vous m'avez enlevé de Healthful-House, je refuse de lui donner mes soins, et je vous somme de me renvoyer... »
Le chef de
pirates ne fait pas un geste, ne prononce pas une parole.
La colère m'emporte alors au-delà de toute mesure.
« Répondez, comte d'Artigas, ou plutôt, car je sais qui vous êtes... répondez... Ker Karraje... »
Et il répond :
« Le comte d'Artigas est Ker Karraje... comme le gardien Gaydon est l'ingénieur Simon Hart, et Ker Karraje ne rendra jamais la
liberté à l'ingénieur Simon Hart qui connaît ses secrets !... »