CHAPITRE XXVII :
LE RÉCIT
« Avant tout, dit
Caderousse, je dois, monsieur, vous prier de me promettre une chose.
Laquelle ? demanda l'abbé.
C'est que jamais, si vous faites un usage quelconque des détails que je vais vous donner, on ne saura que ces détails viennent de moi, car ceux dont je vais vous parler sont riches et puissants, et, s'ils me touchaient seulement du bout du doigt, ils me briseraient comme verre.
Soyez tranquille, mon ami, dit l'abbé, je suis
prêtre, et les confessions meurent dans mon sein ; rappelez-vous que nous n'avons d'autre but que d'accomplir dignement les dernières volontés de notre ami ; parlez donc sans ménagement comme sans haine ; dites la vérité, toute la vérité : je ne connais pas et ne connaîtrai probablement jamais les personnes dont vous allez me parler ; d'ailleurs, je suis Italien et non pas Français ; j'appartiens à
Dieu et non pas aux hommes, et je vais rentrer dans mon
couvent, dont je ne suis sorti que pour remplir les dernières volontés d'un mourant. »
Cette promesse positive parut donner à
Caderousse un peu d'assurance.
« Eh bien, en ce cas, dit
Caderousse, je veux, je dirai même plus, je dois vous détromper sur ces amitiés que le pauvre Edmond croyait sincères et dévouées.
Commençons par son père, s'il vous plaît, dit l'abbé. Edmond m'a beaucoup parlé de ce vieillard, pour lequel il avait un profond
amour.
L'
histoire est triste, monsieur, dit
Caderousse en hochant la tête ; vous en connaissez probablement les commencements.
Oui, répondit l'abbé, Edmond m'a raconté les choses jusqu'au moment où il a été arrêté, dans un petit cabaret près de
.
A la Réserve ! ô mon
Dieu, oui ! je vois encore la chose comme si j'y étais.
N'était-ce pas au repas même de ses fiançailles ?
Oui, et le repas qui avait eu un gai commencement eut une triste fin : un commissaire de police suivi de quatre fusiliers entra, et Dantès fut arrêté.
Voilà où s'arrête ce que je
sais, monsieur, dit le
prêtre ; Dantès lui-même ne savait
rien autre que ce qui lui était absolument personnel, car il n'a jamais
revu aucune des cinq personnes que je vous ai nommées, ni entendu parler
d'elles.
Eh bien, Dantès une fois arrêté,
M. Morrel courut prendre des informations : elles furent bien tristes. Le vieillard
retourna seul dans sa maison, ploya son habit de noces en pleurant, passa toute
la journée à aller et venir dans sa
chambre, et le soir ne se
coucha point, car je demeurais au-dessous de lui et je l'entendis marcher toute
la nuit ; moi-même, je dois le dire, je ne dormis pas non plus, car la
douleur de ce pauvre père me faisait grand mal, et chacun de ses pas
me broyait le cur, comme s'il eût réellement posé
son pied sur ma poitrine.
« Le lendemain, Mercédès vint à
pour implorer la protection de M. de
Villefort : elle n'obtint rien
; mais, du même coup, elle alla rendre visite au vieillard. Quand elle
le vit si morne et abattu, qu'il avait passé la nuit sans se mettre au
lit, qu'il n'avait pas mangé depuis la veille, elle voulut l'emmener
pour en prendre soin, mais le vieillard ne voulut jamais y consentir.
« – Non, disait-il, je ne quitterai pas la
maison, car c'est moi que mon pauvre
enfant aime avant toutes choses, et, s'il
sort de prison, c'est moi qu'il accourra voir d'abord. Que dirait-il si je n'étais
point là à l'attendre ?
« J'écoutais tout cela du
carré, car
j'aurais voulu que Mercédès déterminât le vieillard
à la suivre ; ce pas retentissant tous les
jours sur ma tête ne
me laissait pas un instant de repos.
Mais ne montiez-vous pas vous-même près
du vieillard pour le consoler ? demanda le
prêtre.
Ah ! monsieur ! répondit
Caderousse, on ne
console que ceux qui veulent être consolés, et lui ne voulait pas
l'être : d'ailleurs, je ne sais pourquoi, mais il me semblait qu'il avait
de la répugnance à me voir. Une nuit cependant que j'entendais
ses sanglots, je n'y pus résister et je montai ; mais quand j'arrivai
à la porte, il ne sanglotait plus, il priait. Ce qu'il trouvait d'éloquentes
paroles et de pitoyables supplications, je ne saurais vous le redire, monsieur
: c'était plus que de la piété, c'était plus que
de la douleur ; aussi, moi qui ne suis pas
cagot et qui n'aime pas les
jésuites,
je me dis ce jour-là : C'est bien heureux, en vérité, que
je sois seul, et que le Bon
Dieu ne m'ait pas envoyé d'
enfants, car si
j'étais père et que je ressentisse une douleur semblable à
celle du pauvre vieillard, ne pouvant trouver dans ma mémoire ni dans
mon cur tout ce qu'il dit au Bon
Dieu, j'irais tout droit me précipiter
dans la mer pour ne pas souffrir plus longtemps.
Pauvre père ! murmura le
prêtre.
De
jour en
jour, il vivait plus seul et plus isolé
: souvent M. Morrel et Mercédès venaient pour le voir, mais sa
porte était fermée ; et, quoique je fusse bien sûr qu'il
était chez lui, il ne répondait pas. Un
jour que, contre son habitude,
il avait reçu Mercédès, et que la pauvre
enfant, au désespoir
elle-même, tentait de le réconforter :
« – Crois-moi, ma fille, lui dit-il, il est
mort ; et, au lieu que nous l'attendions, c'est lui qui nous attend : je suis
bien heureux, c'est moi qui suis le plus vieux et qui, par conséquent,
le reverrai le premier.
« Si bon que l'on soit, voyez-vous, on cesse bientôt
de voir les gens qui vous attristent ; le vieux Dantès finit par demeurer
tout à fait seul : je ne voyais plus monter de temps en temps chez lui
que des gens inconnus, qui descendaient avec quelque paquet mal dissimulé
; j'ai compris depuis ce que c'était que ces paquets : il vendait peu
à peu ce qu'il avait pour vivre. Enfin, le bonhomme arriva au bout de
ses pauvres hardes ; il devait trois termes : on menaça de le renvoyer
; il demanda huit
jours encore, on les lui accorda. Je sus ce détail
parce que le propriétaire entra chez moi en sortant de chez lui.
« Pendant les trois premiers
jours, je l'entendis
marcher comme d'habitude ; mais le quatrième, je n'entendis plus rien.
Je me hasardai à monter : la porte était fermée ; mais
à travers la serrure je l'aperçu si pâle et si défait,
que, le jugeant bien malade, je fis prévenir M. Morrel et courus chez
Mercédès. Tous deux s'empressèrent de venir. M. Morrel
amenait un médecin ; le médecin reconnut une gastro-entérite
et ordonna la diète. J'étais là, monsieur, et je n'oublierai
jamais le sourire du vieillard à cette ordonnance.
« Dès lors, il ouvrit sa porte : il avait
une excuse pour ne plus manger ; le médecin avait ordonné la diète.
»
L'abbé poussa une espèce de gémissement.
« Cette
histoire vous intéresse, n'est-ce
pas, monsieur ? dit
Caderousse.
Oui, répondit l'abbé ; elle est attendrissante.
Mercédès revint ; elle le trouva si
changé, que, comme la première fois, elle voulut le faire transporter
chez elle. C'était aussi l'avis de M. Morrel, qui voulait opérer
le transport de
force ; mais le vieillard cria tant, qu'ils eurent peur. Mercédès
resta au chevet de son
lit. M. Morrel s'éloigna en faisant signe à
Catalane qu'il laissait une bourse sur la chemin. Mais, armé de l'ordonnance
du médecin, le vieillard ne voulut rien prendre. Enfin, après
neuf
jours de désespoir et d'abstinence, le vieillard expira en maudissant
ceux qui avaient causé son malheur et disant à Mercédès
:
« – Si vous revoyez mon Edmond, dites-lui que
je meurs en le bénissant. »
L'abbé se leva, fit deux tours dans la
chambre en
portant une main frémissante à sa gorge aride.
« Et vous croyez qu'il est mort....
De faim... monsieur, de faim, dit
Caderousse ; j'en
réponds aussi vrai que nous sommes ici deux chrétiens. »
L'abbé, d'une main convulsive, saisit le verre d'
eau
encore à moitié plein, le vida d'un trait et se rassit les yeux
rougis et les joues pâles.
« Avouez que voilà un grand malheur ! dit-il
d'une voix rauque.
D'autant plus grand, monsieur, que
Dieu n'y est
pour rien, et que les hommes seuls en sont cause.
Passons donc à ces hommes, dit l'abbé
; mais songez-y, continua-t-il d'un
air presque menaçant, vous vous êtes
engagé à me tout dire : voyons, quels sont ces hommes qui ont
fait mourir le fils de désespoir, et le père de faim ?
Deux hommes jaloux de lui, monsieur, l'un par
amour,
l'autre par ambition : Fernand et Danglars.
Et de quelle façon se manifesta cette jalousie,
dites ?
Ils dénoncèrent Edmond comme
agent
bonapartiste.
Mais lequel des deux le dénonça, lequel
des deux fut le vrai coupable.
Tous deux, monsieur, l'un écrivit la lettre,
l'autre la mit à la poste.
Et où cette lettre fut-elle écrite
?
A la Réserve même, la veille du
mariage.
C'est bien cela, c'est bien cela, murmura l'abbé.
Ô Faria ! Faria ! comme tu connaissais les hommes et les choses !
Vous dites, monsieur ? demanda
Caderousse.
Rien, reprit le
prêtre ; continuez.
Ce fut Danglars qui écrivit la dénonciation
de la main gauche pour que son écriture ne fût pas reconnue, et
Fernand qui l'envoya.
Mais, s'écria tout à coup l'abbé,
vous étiez là, vous !
Moi ! dit
Caderousse étonné ; qui
vous a dit que j'y étais ? »
L'abbé vit qu'il s'était lancé trop
avant.
« Personne, dit-il, mais pour être si bien
au fait de tous ces détails, il faut que vous en ayez été
le témoin.
C'est vrai, dit
Caderousse d'une voix étouffée,
j'y étais.
Et vous ne vous êtes pas opposé à
cette
infamie ? dit l'abbé ; alors vous êtes leur complice.
Monsieur, dit
Caderousse, ils m'avaient fait boire
tous deux au point que j'en avais à peu près perdu la raison.
Je ne voyais plus qu'à travers un nuage. Je dis tout ce que peut dire
un homme dans cet état ; mais ils me répondirent tous deux que
c'était une plaisanterie qu'ils avaient voulu faire, et que cette plaisanterie
n'aurait pas de suite.
Le lendemain, monsieur, le lendemain, vous vîtes
bien qu'elle en avait ; cependant vous ne dîtes rien ; vous étiez
là cependant lorsqu'il fut arrêté.
Oui, monsieur, j'étais là et je voulus
parler, je voulus tout dire, mais Danglars me retint.
« Et s'il est coupable, par hasard, me dit-il,
s'il a véritablement relâché à l'île d'Elbe,
s'il est véritablement chargé d'une lettre pour le comité
bonapartiste de
Paris, si on trouve cette lettre sur lui, ceux qui l'auront
soutenu passeront pour ses complices. »
« J'eus peur de la politique telle qu'elle se faisait
alors, je l'avoue ; je me tus, ce fut une lâcheté, j'en conviens,
mais ce ne fut pas un crime.
Je comprends ; vous laissâtes faire, voilà
tout.
Oui, monsieur, répondit
Caderousse, et c'est
mon remords de la nuit et du
jour. J'en demande bien souvent pardon à
Dieu, je vous le jure, d'autant plus que cette action, la seule que j'aie sérieusement
à me reprocher dans tout le cours de ma vie, est sans doute la cause
de mes adversités. J'
expie un instant d'égoïsme ; aussi,
c'est ce que je dis toujours à la Carconte lorsqu'elle se plaint : «
Tais-toi, femme, c'est
Dieu qui le veut ainsi. »
Et
Caderousse baissa la tête avec tous les signes
d'un vrai repentir.
« Bien, monsieur, dit l'abbé, vous avez parlé
avec franchise ; s'accuser ainsi, c'est mériter son pardon.
Malheureusement, dit
Caderousse, Edmond est mort
et ne m'a pas pardonné, lui !
Il ignorait, dit l'abbé...
Mais il sait maintenant, peut-être, reprit
Caderousse ; on dit que les morts savent tout. »
Il se fit un instant de silence : l'abbé s'était
levé et se promenait pensif ; il revint à sa place et se rassit.
« Vous m'avez nommé déjà deux
ou trois fois un certain M. Morrel, dit-il. Qu'était-ce que cet homme
?
C'était l'
armateur du
Pharaon, le
patron de Dantès.
Et quel rôle a joué cet homme dans
toute cette triste affaire ? demanda l'abbé.
Le rôle d'un homme honnête, courageux
et affectionné, monsieur. Vingt fois il intercéda pour Edmond
; quand l'empereur rentra, il écrivit, pria, menaça, si bien qu'à
la seconde Restauration il fut fort persécuté comme bonapartiste.
Dix fois, comme je vous l'ai dit, il était venu chez le père Dantès
pour le retirer chez lui, et la veille ou la surveille de sa mort, je vous l'ai
dit encore, il avait laissé sur la cheminée une bourse avec laquelle
on paya les dettes du bonhomme et l'on subvint à son enterrement ; de
sorte que le pauvre vieillard put du moins mourir comme il avait vécu,
sans faire de tort à personne. C'est encore moi qui ai la bourse, une
grande bourse en filet rouge.
Et, demanda l'abbé, ce M. Morrel vit-il encore
?
Oui, dit
Caderousse.
En ce cas, reprit l'abbé, ce doit être
un homme béni de
Dieu, il doit être riche... heureux ?... »
Caderousse sourit amèrement.
« Oui, heureux, comme moi, dit-il.
M. Morrel serait malheureux ! s'écria l'abbé.
Il touche à la misère, monsieur, et
bien plus, il touche au déshonneur.
Comment cela ?
Oui, reprit
Caderousse, c'est comme cela ; après
vingt-cinq ans de travail, après avoir acquis la plus honorable place
dans le commerce de
, M. Morrel est ruiné de fond en comble.
Il a perdu cinq vaisseaux en deux ans, a essuyé trois banqueroutes effroyables,
et n'a plus d'espérance que dans ce même
Pharaon que commandait
le pauvre Dantès, et qui doit revenir des Indes avec un chargement de
cochenille et d'indigo. Si ce navire-là manque comme les autres, il est
perdu.
Et, dit l'abbé, a-t-il une femme, des
enfants,
le malheureux ?
Oui, il a une femme qui, dans tout cela, se conduit
comme une sainte ; il a une fille qui allait
épouser un homme qu'elle
aimait, et à qui sa famille ne veut plus laisser
épouser une fille
ruinée ; il a un fils enfin, lieutenant dans l'armée ; mais, vous
le comprenez bien, tout cela double sa douleur au lieu de l'
adoucir, à
ce pauvre cher homme. S'il était seul, il se brûlerait la cervelle
et tout serait dit.
C'est affreux ! murmura le
prêtre.
Voilà comme
Dieu récompense la vertu,
monsieur, dit
Caderousse. Tenez, moi qui n'ai jamais fait une mauvaise action
à part ce que je vous ai raconté, moi, je suis dans la misère
; moi, après avoir vu mourir ma pauvre femme de la fièvre, sans
pouvoir rien faire pour elle, je mourrai de faim comme est mort le père
Dantès, tandis que Fernand et Danglars roulent sur l'or.
Et comment cela ?
Parce que tout leur a tourné à bien,
tandis qu'aux honnêtes gens tout tourne à mal.
Qu'est devenu Danglars ? le plus coupable, n'est-ce
pas, l'instigateur ?
Ce qu'il est devenu ? il a quitté
; il est entré, sur la recommandation de M. Morrel, qui ignorait son
crime comme commis d'ordre chez un banquier espagnol ; à l'époque
de la guerre d'Espagne il s'est chargé d'une part dans les fournitures
de l'armée française et a fait fortune ; alors, avec ce premier
argent il a joué sur les fonds, et a triplé, quadruplé
ses capitaux, et, veuf lui-même de la fille de son banquier, il a épousé
une veuve, Mme de Nargonne, fille de M. Servieux,
chambellan du roi actuel,
et qui jouit de la plus grande faveur. Il s'était fait millionnaire,
on l'a fait
baron ; de sorte qu'il est
baron Danglars maintenant, qu'il a un
hôtel rue du Mont-Blanc, dix
chevaux dans ses écuries, six laquais
dans son antichambre, et je ne sais combien de millions dans ses caisses.
Ah ! fit l'abbé avec un singulier accent
; et il est heureux ?
Ah ! heureux, qui peut dire cela ? Le malheur ou
le bonheur, c'est le secret des murailles ; les murailles ont des oreilles,
mais elles n'ont pas de langue ; si l'on est heureux avec une grande fortune,
Danglars est heureux.
Et Fernand ?
Fernand, c'est bien autre chose encore.
Mais comment a pu faire fortune un pauvre pêcheur
catalan, sans ressources, sans éducation ? Cela me passe, je vous l'avoue.
Et cela passe tout le monde aussi ; il faut qu'il
y ait dans sa vie quelque étrange secret que personne ne sait.
Mais enfin par quels échelons visibles a-t-il
monté à cette haute fortune ou à cette haute position ?
A toutes deux, monsieur, à toutes deux !
lui a fortune et position tout ensemble.
C'est un conte que vous me faites là.
Le fait est que la chose en a bien l'
air ; mais
écoutez, et vous allez comprendre.
« Fernand, quelques
jours avant le retour, était
tombé à la conscription. Les Bourbons, le laissèrent bien
tranquille aux Catalans, mais Napoléon revint, une levée extraordinaire
fut décrétée, et Fernand fut forcé de partir. Moi
aussi, je partis ; mais comme j'étais plus vieux que Fernand et que je
venais d'
épouser ma pauvre femme, je fus envoyé sur les côtes
seulement.
« Fernand, lui, fut enrégimenté dans
les troupes actives, gagna la frontière avec son régiment, et
assista à la bataille de Ligny.
« La nuit qui suivit la bataille, il était
de planton à la porte du général qui avait des relations
secrètes avec l'
ennemi. Cette nuit même le général
devait rejoindre les Anglais. Il proposa à Fernand de l'accompagner ;
Fernand accepta, quitta son poste et suivit le général.
« Ce qui eût fait passer Fernand à un
conseil de guerre si Napoléon fût resté sur le trône
lui servit de recommandation près des Bourbons. Il rentra en France avec
l'épaulette de sous-lieutenant ; et comme la protection du général,
qui est en haute faveur, ne l'abandonna point, il était capitaine en
1823, lors de la guerre d'Espagne, c'est-à-dire au moment même
où Danglars risquait ses premières spéculations. Fernand
était Espagnol, il fut envoyé à Madrid pour y étudier
l'
esprit de ses
compatriotes ; il y retrouva Danglars, s'aboucha avec lui, promit
à son général un appui parmi les
royalistes de la capitale
et des provinces, reçut des promesses, prit de son côté
des engagements, guida son régiment par les chemins connus de lui seul
dans des gorges gardées par des
royalistes, et enfin rendit dans cette
courte campagne de tels services, qu'après la prise du Trocadéro
il fut nommé colonel et reçut la
croix d'officier de la
Légion
d'honneur avec le titre de comte.
Destinée ! destinée ! murmura l'abbé.
Oui, mais écoutez, ce n'est pas le tout.
La guerre d'Espagne finie, la carrière de Fernand se trouvait compromise
par la longue paix qui promettait de régner en
Europe. La Grèce
seule était soulevée contre la Turquie, et venait de commencer
la guerre de son indépendance ; tous les yeux étaient tournés
vers Athènes : c'était la mode de plaindre et de soutenir les
Grecs. Le gouvernement français, sans les protéger ouvertement,
comme vous savez, tolérait les migrations partielles. Fernand sollicita
et obtint la permission d'aller servir en Grèce, en demeurant toujours
porté néanmoins sur les contrôles de l'armée.
« Quelque temps après, on apprit que le comte
de Morcerf, c'était le nom qu'il portait, était entré au
service d'Ali-Pacha avec le grade de général instructeur.
« Ali-Pacha fut tué, comme vous savez ; mais
avant de mourir il récompensa les services de Fernand en lui laissant
une somme considérable avec laquelle Fernand revint en France, où
son grade de lieutenant général lui fut confirmé.
De sorte qu'aujourd'hui ?... demanda l'abbé.
De sorte qu'aujourd'hui, poursuivit
Caderousse,
il possède un hôtel magnifique à
Paris, rue du Helder, no
27. »
L'abbé ouvrit la bouche, demeura un instant comme
un homme qui hésite, mais faisant un effort sur lui-même :
« Et Mercédès, dit-il, on m'a assuré
qu'elle avait disparu ?
Disparu, dit
Caderousse, oui, comme disparaît
le
soleil pour se lever le lendemain plus éclatant.
A-t-elle donc fait fortune aussi ? demanda l'abbé
avec un sourire ironique.
Mercédès est à cette heure
une des plus grandes
dames de
Paris, dit
Caderousse.
Continuez, dit l'abbé, il me semble que j'écoute
le récit d'un rêve. Mais j'ai vu moi-même des choses si extraordinaires,
que celles que vous me dites m'étonnent moins.
Mercédès fut d'abord désespérée
du coup qui lui enlevait Edmond. Je vous ai dit ses instances près de
M. de
Villefort et son dévouement pour le père de Dantès.
Au milieu de son désespoir une nouvelle douleur vint l'atteindre, ce
fut le départ de Fernand, de Fernand dont elle ignorait le crime, et
qu'elle regardait comme son
frère.
« Fernand partit, Mercédès demeura
seule.
« Trois mois s'écoulèrent pour elle
dans les larmes : pas de nouvelles d'Edmond, pas de nouvelles de Fernand ; rien
devant les yeux qu'un vieillard qui s'en allait mourant de désespoir.
« Un soir, après être restée
toute la journée assise, comme c'était son habitude, à
l'
angle des deux chemins qui se rendent de
aux Catalans, elle rentra
chez elle plus abattue qu'elle ne l'avait encore été : ni son
amant ni son ami ne revenaient par l'un ou l'autre de ces deux chemins, et elle
n'avait de nouvelles ni de l'un ni de l'autre.
« Tout à coup il lui sembla entendre un pas
connu ; elle se retourna avec anxiété, la porte s'ouvrit, elle
vit apparaître Fernand avec son uniforme de sous-lieutenant.
« Ce n'était pas la moitié de ce qu'elle
pleurait, mais c'était une portion de sa vie passée qui revenait
à elle.
« Mercédès saisit les mains de Fernand
avec un transport que celui-ci prit pour de l'
amour, et qui n'était que
la joie de n'être plus seule au monde et de revoir enfin un ami, après
de longues heures de la tristesse solitaire. Et puis, il faut le dire, Fernand
n'avait jamais été haï, il n'était pas aimé,
voilà tout ; un autre tenait tout le cur de Mercédès,
cet autre était absent... était disparu... était mort peut-être.
A cette dernière idée, Mercédès éclatait
en sanglots et se tordait les bras de douleur ; mais cette idée, qu'elle
repoussait autrefois quand elle lui était suggérée par
un autre lui revenait maintenant tout seule à l'
esprit ; d'ailleurs,
de son côté, le vieux Dantès ne cessait de lui dire : «
Notre Edmond est mort, car s'il n'était pas mort, il nous reviendrait.
»
« Le vieillard mourut, comme je vous l'ai dit : s'il
eût vécu, peut-être Mercédès ne fût-elle
jamais devenue la femme d'un autre ; car il eût été là
pour lui reprocher son infidélité. Fernand comprit cela. Quand
il connut la mort du vieillard, il revint. Cette fois, il était lieutenant.
Au premier voyage, il n'avait pas dit à Mercédès un mot
d'
amour ; au second, il lui rappela qu'il l'aimait.
« Mercédès lui demanda six mois encore
pour attendre et pleurer Edmond.
Au fait, dit l'abbé avec un sourire amer,
cela faisait dix-huit mois en tout. Que peut demander davantage l'amant le plus
adoré ? »
Puis il murmura les paroles du poète anglais :
Frailty,
thy name is woman !
« Six mois après, reprit
Caderousse, le
mariage
eut lieu à l'
église des Accoules.
C'était la même
église où
elle devait
épouser Edmond, murmura le
prêtre ; il n'y avait que
le fiancé de changé, voilà tout.
Mercédès se maria donc, continua
Caderousse
; mais, quoique aux yeux de tous elle parût calme, elle ne manqua pas
moins de s'évanouir en passant devant la Réserve, où dix-huit
mois auparavant avaient été célébrées ses
fiançailles avec celui qu'elle eût vu qu'elle aimait encore, si
elle eût oser regarder au fond de son cur.
« Fernand, plus heureux, mais non pas plus tranquille,
car je le vis à cette époque, et il craignait sans cesse le retour
d'Edmond, Fernand s'occupa aussitôt de dépayser sa femme et de
s'exiler lui-même ; il y avait à la fois trop de dangers et de
souvenirs à rester aux Catalans. Huit
jours après la noce, ils
partirent.
Et revîtes-vous Mercédès ? demanda
le
prêtre.
Oui, au moment de la guerre d'Espagne, à
Perpignan où Fernand l'avait laissée ; elle faisait alors l'éducation
de son fils. »
L'abbé tressaillit. « De son fils ? dit-il.
Oui, répondit
Caderousse, du petit
Albert.
Mais pour instruire ce fils, continua l'abbé,
elle avait donc reçu de l'éducation elle-même ? Il me semblait
avoir entendu dire à Edmond que c'était la fille d'un simple pêcheur,
belle, mais inculte.
Oh ! dit
Caderousse, connaissait-il donc si mal
sa propre fiancée ! Mercédès eût pu devenir reine,
monsieur, si la
couronne se devait poser seulement sur les têtes les plus
belles et les plus intelligentes. Sa fortune grandissait déjà,
et elle grandissait avec sa fortune. Elle apprenait le dessin, elle apprenait
la musique, elle apprenait tout. D'ailleurs, je crois, entre nous, qu'elle ne
faisait tout cela que pour se distraire, pour oublier, et qu'elle ne mettait
tant de choses dans sa tête que pour combattre ce qu'elle avait dans le
cur. Mais maintenant tout doit être dit, continua
Caderousse : la
fortune et les honneurs l'ont consolée sans doute. Elle est riche, elle
est comtesse, et cependant... »
Caderousse s'arrêta.
« Cependant quoi ? demanda l'abbé.
Cependant, je suis sûr qu'elle n'est pas heureuse,
dit
Caderousse.
Et qui vous le fait croire ?
Eh bien, quand je me suis trouvé trop malheureux
moi-même, j'ai pensé que mes anciens amis m'aideraient en quelque
chose. Je me suis présenté chez Danglars, qui ne m'a pas même
reçu. J'ai été chez Fernand, qui m'a fait remettre cent
francs par son valet de
chambre.
Alors vous ne les vîtes ni l'un ni l'autre
?
Non ; mais Mme de Morcerf m'a vu, elle.
Comment cela ?
Lorsque je suis sorti, une bourse est tombée
à mes pieds, elle contenait vingt-cinq louis : j'ai levé vivement
la tête et j'ai vu Mercédès qui refermait la persienne.
Et M. de
Villefort ? demanda l'abbé.
Oh ! lui n'avait pas été mon ami ;
je ne le connaissais pas ; lui, je n'avais rien à lui demander.
Mais ne savez-vous point ce qu'il est devenu, et
la part qu'il a prise au malheur d'Edmond ?
Non, je sais seulement que, quelque temps après
l'avoir fait arrêter, il a épousé Mlle de Saint-Méran,
et bientôt a quitté
. Sans doute que le bonheur lui aura
souri comme aux autres, sans doute qu'il est riche comme Danglars, considéré
comme Fernand ; moi seul, vous le voyez, suis resté pauvre, misérable
et oublié de
Dieu.
Vous vous trompez, mon ami, dit l'abbé :
Dieu peut paraître oublier parfois, quand sa justice se repose ; mais
il vient toujours un moment où il se souvient, et en voici la preuve.
»
A ces mots, l'abbé tira le
diamant de sa poche,
et le présentant à
Caderousse :
« Tenez, mon ami, lui dit-il, prenez ce
diamant,
car il est à vous.
Comment, à moi seul ! s'écria
Caderousse
! Ah ! monsieur, ne raillez-vous pas ?
Ce
diamant devait être partagé entre
ses amis : Edmond n'avait qu'un seul ami, le partage devient donc inutile. Prenez
ce
diamant et vendez-le ; il vaut cinquante mille francs, je vous le répète,
de cette somme, je l'espère, suffira pour vous tirer de la misère.
Oh ! monsieur, dit
Caderousse en avançant
timidement une main et en essuyant de l'autre la sueur qui perlait sur son front
; oh ! monsieur, ne faites pas une plaisanterie du bonheur ou du désespoir
d'un homme !
Je sais ce que c'est que le bonheur et ce que c'est
que le désespoir, et je ne jouerai jamais à plaisir avec les sentiments.
Prenez donc, mais en échange... »
Caderousse qui touchait déjà le
diamant,
retira sa main.
L'abbé sourit.
« En échange, continua-t-il, donnez-moi cette
bourse de soie rouge que M. Morrel avait laissée sur la cheminée
du vieux Dantès, et qui, me l'avez-vous dit, est encore entre vos mains.
»
Caderousse, de plus en plus étonné, alla
vers une grande armoire de chêne, l'ouvrit et donna à l'abbé
une bourse longue, de soie rouge flétrie, et autour de laquelle glissaient
deux anneaux de cuivre dorés autrefois.
L'abbé la prit, et en sa place donna le
diamant
à
Caderousse.
« Oh ! vous êtes un homme de
Dieu, monsieur
! s'écria
Caderousse, car en vérité personne ne savait
qu'Edmond vous avait donné ce
diamant et vous auriez pu le garder.
Bien, se dit tout bas l'abbé, tu l'eusses
fait, à ce qu'il paraît, toi. »
L'abbé se leva, prit son chapeau et ses gants.
« Ah çà, dit-il, tout ce que vous m'avez
dit est bien vrai, n'est-ce pas, et je puis y croire en tout point ?
Tenez, monsieur l'abbé ; dit
Caderousse,
voici dans le coin de ce mur un christ de
bois bénit ; voici sur ce bahut
le livre d'
évangiles de ma femme : ouvrez ce livre, et je vais vous jurer
dessus, la main étendue vers le christ, je vais vous jurer sur le salut
de mon
âme, sur ma foi de chrétien, que je vous ai dit toutes choses
comme elles s'étaient passées, et comme l'
ange des hommes le dira
à l'oreille de
Dieu le
jour du
jugement dernier !
C'est bien, dit l'abbé, convaincu par cet
accent que
Caderousse disait la vérité, c'est bien ; que cet
argent
vous profite ! Adieu, je retourne loin des hommes qui se font tant de mal les
uns aux autres. »
Et l'abbé, se délivrant à grand peine
des enthousiastes élans de
Caderousse, leva lui-même la barre de
la porte, sortit, remonta à
cheval, salua une dernière fois l'aubergiste
qui se confondait en adieux bruyants, et partit, suivant la même direction
qu'il avait déjà suivie pour venir.
Quand
Caderousse se retourna, il vit derrière lui
la Carconte plus pâle et plus tremblante que jamais.
« Est-ce bien vrai, ce que j'ai entendu ? dit-elle.
Quoi ? qu'il nous donnait le
diamant pour nous tout
seuls ? dit
Caderousse, presque fou de joie.
Oui.
Rien de plus vrai, car le voilà. »
La femme le regarda un instant ; puis, d'une voix sourde
:
« Et s'il était
faux ? » dit-elle.
Caderousse pâlit et chancela.
«
Faux, murmura-t-il,
faux... et pourquoi cet homme m'aurait-il donné un
diamant faux ?
Pour avoir ton secret sans le payer, imbécile ! »
Caderousse resta un instant étourdi sous le poids de cette supposition.
« Oh ! dit-il au bout d'un instant, et en prenant son chapeau qu'il posa sur le mouchoir rouge noué autour de sa tête, nous allons bien le savoir.
Et comment cela ?
C'est la foire à
Beaucaire ; il y a des bijoutiers de
Paris : je vais aller le leur montrer. Toi, garde la maison, femme ; dans deux heures je serai de retour. »
Et
Caderousse s'élança hors de la maison, et prit tout courant la route opposée à celle que venait de prendre l'inconnu.
« Cinquante mille francs ! murmura la Carconte, restée seule, c'est de l'
argent... mais ce n'est pas une fortune. »