LIVRE SECOND
Le Mystère royal ou l'Art de soumettre les puissances
CHAPITRE X : Les Evocations
La raison seule donne le droit à la
liberté. La
liberté et la raison, ces deux grands et essentiels privilèges de l'homme
sont si étroitement unis, qu'on ne peut abjurer l'une sans renoncer
à l'exercice de l'autre. La
liberté veut le triomphe de la raison et
la raison exige impérieusement le règne de la
liberté. La raison et
la
liberté sont pour l'homme plus que la vie. Il est beau de mourir
pour la
liberté, il est sublime d'être le
martyr de la raison, parce
que la raison et la
liberté sont l'
essence même de l'immortalité de
l'
âme.
Dieu même est la raison libre de tout ce qui existe.
Le diable, au contraire, c'est la déraison fatale.
Abjurer sa raison ou sa
liberté, c'est renier
Dieu.
Faire appel à la déraison ou à la
fatalité, c'est évoquer le diable.
Nous avons dit que le diable existe et qu'il est mille fois plus horrible
et plus impitoyable qu'on ne le représente dans les
légendes même les
plus noires. Pour nous et pour la raison, ce ne saurait être le bel
ange déchu de Milton, ni le fulgurant
Lucifer, traînant dans la nuit
son auréole d'étoile touchée de la foudre. Ces
fables titaniennes sont
impies. Le vrai diable est bien celui des sculptures de nos
cathédrales
et des peintres naïfs de nos livres gothiques. Sa forme essentiellement
hybride est la synthèse de tous les
cauchemars ; il est hideux, difforme
et grotesque. Il est enchaîné et il enchaîne. Il a des yeux partout,
excepté à la tête ; il a des visages au ventre, aux genoux et à la partie
postérieure de son
corps immonde. Il est partout où peut s'introduire
la folie, et partout il traîne après lui les tourments de l'enfer.
Par lui-même, il ne parle pas, mais il fait parler
tous nos vices ; à est le ventriloque des gloutons, le Python des femmes
perdues. Sa voix est tantôt impétueuse comme le tourbillon, tantôt insinuante
comme un sifflement léger. Pour parler à nos cerveaux troublés, il insinue
an langue fourchue dans nos oreilles et pour délier nos
cœurs, il vibre
sa queue comme une
flèche. Dans notre tête, il tue la raison, dans notre
cœur il empoisonne la
liberté et il fait cela toujours, nécessairement
sans relâche et sans pitié, car ce n'est pas une personne, c'est une
force aveugle ; il est maudit, mais avec nous ; il pèche, mais en nous.
Nous seuls sommes responsables du mal qu'il nous fait faire, car lui,
il n'a ni
liberté ni raison.
Le diable c'est la bête.
Saint Jean le répète à
satiété dans sa merveilleuse apocalypse ; mais comment comprendre l'apocalypse,
si l'on n'a pas tes
clés de la sainte Kabbale ?
Une évocation, c'est donc un appel à la bête et
la bête seule peut y répondre. Ajoutons que pour faire apparaître la
bête, il faut la former en soi, puis la projeter au dehors. Ce secret
est celui de tous les grimoires, mais il n'a été dit par les anciens
maîtres que d'une manière très voilée.
Pour voir le diable, il faut se grimer en diable,
puis se regarder dans un miroir, voilà l'
arcane dans sa simplicité et
tel qu'on pourrait le dire à un
enfant. Ajoutons pour les hommes, que
dans le mystère des sorciers, la grimace diabolique s'imprime à l'
âme
par le médiateur astral, et que le miroir, ce sont les ténèbres animées
par le vertige.
Toute évocation sera vaine si le sorcier ne commence
par damner son
âme en sacrifiant pour jamais sa
liberté et sa raison.
On doit facilement le comprendre. Pour créer en nous la bête, il faut
tuer l'homme, et c'est ce qui était représenté par le sacrifice préalable
d'un
enfant et mieux encore par la profanation d'une hostie. L'homme
qui se décide à une évocation est un misérable que la raison gêne et
qui veut agrandir en lui-même l'appétit bestial afin d'y créer un foyer
magnétique doué d'une
influence fatale. Il veut devenir lui-même déraison
et
fatalité ; il veut être un
aimant déréglé et mauvais afin d'attirer
à lui les vices et l'or qui les alimente. C'est le plus épouvantable
crime que l'imagination puisse rêver. C'est le viol de la nature. C'est
l'outrage direct et absolu jeté à la divinité ; mais aussi et heureusement,
c'est une œuvre épouvantablement difficile, et la plupart de ceux qui
1'ont tentée ont échoué dans son accomplissement. Si un homme assez
fort et assez pervers évoquait le diable dans les conditions voulues,
le diable serait réalisé.
Dieu serait tenu en échec et la nature épouvantée
subirait le despotisme du mal.
On dit qu'un homme entreprit autrefois cette œuvre
monstrueuse et qu'il devint pape. On dit aussi qu'au
lit de mort, il
se confessa d'avoir enveloppé toute l'
Eglise des réseaux de la magie
noire. Ce qui est certain, c'est que ce pape était savant comme Faust,
et qu'on le dit l'auteur de plusieurs inventions merveilleuses. Nous
avons parlé de lui déjà dans un de nos ouvrages. Mais ce qui, d'après
la
légende même prouverait qu'il n'évoqua jamais le diable, c'est-à-dire
qu'il ne fut pas le diable, c'est qu'il se repentit. Le diable ne se
repent jamais.
Ce qui fait que la plupart des hommes sont médiocres,
c'est qu'ils sont toujours incomplets. Les honnêtes gens font parfois
le mal et les scélérats s'échappent parfois et s'oublient jusqu'à vouloir
et faire quelque bien. Or, les péchés contre
Dieu affaiblissent en l'homme
la
force de
Dieu, et les péchés contre le diable, je veux parler des
bons désirs et des bonnes actions, énervent la
force du diable. Pour
exercer soit en haut, soit en bas, soit à droite, soit à gauche, une
puissance exceptionnelle, il faut être un homme complet.
La crainte et le remord chez les criminels sont
deux choses qui viennent du bien, et c'est par là qu'ils se trahissent.
Pour réussir dans le mal, il faut être absolument méchant. Aussi assure-t-on
que Mandrin confessait ses brigands et leur imposait pour pénitence
quelque meurtre d'
enfant ou de femme, lorsqu'ils s'accusaient à lui
d'avoir ressenti quelque pitié. Néron avait du bon, il était artiste
et ce fut ce qui le perdit. Il se retira et se tua par dépit de musicien
dédaigné. S'il n'eût été qu'empereur, il eût brûlé Rome une seconde
fois plutôt que de céder la place au Sénat et à Vindex, le peuple se
fût déclaré pour lui ; il eût fait tomber une
pluie d'or et les
prétoriens
l'eussent encore une fois acclamé. Le suicide de Néron fut une coquetterie
d'artiste.
Réussir à se faire Satan serait un triomphe incomplet
pour la perversité de l'homme, s'il n'arrivait en même temps à se rendre
immortel. Prométhée a beau souffrir sur son rocher, il sait qu'un
jour
sa chaîne sera brisée et qu'il détrônera Jupiter, mais pour être Prométhée,
il faut avoir ravi le
feu du
ciel et nous n'en sommes encore qu'au
feu
de l'enfer !
Non, le rêve de Satan n'est pas celui de Prométhée.
Si un
ange rebelle avait jamais pu ravir le
feu du
ciel, c'est-à-dire
le secret divin de la vie, il se serait fait
Dieu. Mais l'homme seul
est assez insensé et assez borné pour
maire à croire à la solution possible
d'un
théorème de cette espèce. Faire que ce qui est, soit en même temps
et ne soit pas, que l'ombre soit la lumière, que la mort soit la vie,
que le mensonge soit la vérité et que le néant soit tout. Aussi le fou
furieux qui voudrait réaliser l'absolu dans le mal arriverait-il enfin,
comme l'alchimiste imprudent, à une explosion formidable qui l'ensevelirait
sous les ruines de son laboratoire insensé.
Une mort instantanée et foudroyante a été le résultat
des évocations infernales, et il faut convenir qu'elle n'était que trop
méritée. On ne va pas impunément jusqu'aux limites
extrêmes de la démence.
Il est certains excès que la nature ne supporte pas. Si l'on a vu parfois
mourir des somnambules réveillés en sursaut, si l'ivresse à un certain
degré produit la mort… Mais, dira-t-on, à quoi bon ces menaces rétrospectives
? Qui donc dans notre siècle songe à faire des évocations avec les
rites
du grimoire ? A cette question, nous n'avons rien à répondre. Car si
nous disions ce que nous savons, peut-être ne nous croirait-on pas.
On évoque d'ailleurs le
magnétisme du mal autrement
que par les
rites de l'ancien monde. Nous avons dit, dans notre précédent
chapitre, qu'une messe profanée par des intentions criminelles devient
un outrage fait à
Dieu et un attentat de l'homme contre sa propre conscience.
Les oracles demandés soit au vertige d'un halluciné, soit au mouvement
convulsif des choses inertes magnétisées au hasard, sont aussi des évocations
infernales, car ce sont des actes qui tendent à subordonner à la
fatalité
la
liberté et à raison. Il est vrai que les opérateurs de ces œuvres
de magie noire sont presque toujours innocents par
ignorance. Ils font,
il est vrai, appel à la bête, mais ce n'est pas la bête féroce qu'ils
veulent asservir à leur convoitise. Ils demandent seulement quelques
conseils à la bête stupide pour servir d'auxiliaires à leur propre stupidité.
Dans la magie de lumière, la science des évocations
est l'art de magnétiser les courants de la lumière astrale et de la
diriger à volonté. Cette science était celle de
Zoroastre et du roi
Salomon, si 1'on en croit les traditions anciennes, mais pour faire
ce qu'ont fait
Zoroastre et Salomon, il faut avoir la sagesse de Salomon
et la science de
Zoroastre.
Pour diriger et dominer le
magnétisme du bien,
il faut être le meilleur des hommes. Pour activer et précipiter le tourbillon
du mal, il faut être le plus méchant. Les sincères
catholiques ne doutent
pas que les prières d'une pauvre recluse puissent changer le
cœur des
rois et balancer les destinées des empires. Nous sommes loin de dédaigner
cette croyance, nous qui admettons la vie collective, les courants magnétiques
et la toute puissance relative de la volonté.
Avant les récentes découvertes de la science, les
phénomènes de l'électricité et du
magnétisme étaient attribués à des
esprits répandus dans l'
air et l'
adepte qui parvenait à influencer les
courants magnétiques croyait commander aux
esprits. Mais les courants
magnétiques étaient des
forces fatales, pour les diriger et les équilibrer,
il faut être soi-même un centre parfait d'
équilibre, et c'est ce qui
manquait à la plupart de ces téméraires exorcistes.
Aussi étaient-ils foudroyés souvent par le fluide
impondérable qu'ils soutiraient avec violence sans pouvoir le neutraliser.
Aussi reconnaissaient-ils que pour régner absolument sur les
esprit,
il leur manquait une chose indispensable : l'Anneau de Salomon.
Mais l'anneau de Salomon, dit la
légende, est encore
au doigt de ce monarque et son
corps est enfermé dans une pierre qui
ne se brisera qu'au
jour du
jugement dernier.
Cette
légende est vraie comme presque toutes les
légendes ; seulement, il faut la comprendre.
Que représente un anneau ! -- Un anneau, c'est
le bout d'une chaîne et c'est un cercle auquel peuvent se rattacher
d'autres cercles.
Les chefs du sacerdoce ont toujours porté des anneaux
en signe de domination sur le cercle et sur la chaîne des croyants.
De nos
jours encore, on donne aux
prélats l'investiture
par l'anneau, et dans la cérémonie du
mariage, l'
époux donne à l'
épouse
un anneau bénit et consacré par l'
église afin de la créer maîtresse
et directrice des intérêts de sa maison et du cercle de ses serviteurs.
L'anneau
pontifical et l'anneau nuptial hiérarchiquement
consacrés et combinés, représentent donc et réalisent une puissance.
Mais autre est la puissance publique et social,
et autre la puissance philosophique, sympathique et
occulte.
Salomon passe pour avoir été le
souverain pontife
de la
religion des sages, et pour avoir possédé à ce titre la souveraine
puissance du sacerdoce
occulte, car il possédait, dit-on, la science
universelle, et en lui seul se réalisait cette promesse du grand
serpent
: vous serez comme des
dieux connaissant le bien et le mal.
On dit que Salomon écrivit l'
Ecclésiaste,
le plus fort de tous ses ouvrages, après avoir adoré Astartè et Chamos,
les divinités des femmes
impies. Il aurait ainsi complété sa science
et retrouva avant de mourir, la vertu magique de son anneau. L'emporta-t-il
vraiment avec lui dans la tombe ? Une autre
légende nous permet d'en
douter. On dit que la reine de Saba ayant observé attentivement cet
anneau en fit faire secrètement un tout pareil, et que, pendant le sommeil
du roi elle se trouva près de lui et put opérer furtivement l'échange
des anneaux. Elle avait emporté chez les
Sabéens le véritable anneau
de Salomon, et cet anneau plus tard aurait été retrouvé par
Zoroastre.
C'était un anneau constellé,
composé des sept grands
métaux, et portant la signature des sept génies, avec une pierre d'
aimant
incarnat où étaient gravés d'un côté la figure du sceau ordinaire de
Salomon
et de l'autre son sceau magique.
Les lecteurs de nos ouvrages comprendront cette
allégorie.