PREMIÈRE
PARTIE LES THÉORIES
CHAPITRE II
Les théories alchimiques - Unité de la matière - Les trois principes : Soufre, Mercure, Sel ou Arsenic
Théorie d'Artéphius - Les quatre Eléments
L'on a souvent répété que les alchimistes travaillaient en aveugles ; c'est une grave erreur. Ils avaient des théories très rationnelles qui, émises par les philosophes grecs du second siècle de l'ère chrétienne, se sont maintenues à peu près sans altération jusqu'au
XVIIIème siècle.
A la base de la théorie
hermétique, on trouve une grande loi : l'Unité de la Matière. La Matière est une, mais elle peut prendre diverses formes et, sous ces formes nouvelles, se combiner à elle-même et produire de nouveaux
corps en nombre indéfini. Cette matière
première était encore appelée semence,
chaos, substance universelle. Sans entrer dans plus de détails,
Basile Valentin pose en principe l'unité
de la matière. «
Toutes choses viennent d'une même semence ; elles ont toutes été à l'origine enfantées par la même mère » (
Char de triomphe de l'antimoine). Sendivogius, plus connu sous le nom de Cosmopolite, est plus explicite dans ses Lettres. «
Les chrétiens, dit-il, veulent que Dieu ait d'abord créé une certaine matière première... et que de cette
matière par voie de séparation, ayant été tirés des corps simples, qui ayant ensuite été mêlés les uns avec les autres, par voie de composition servirent à faire ce que nous voyons... Il y a eu dans la création une espèce de subordination, si bien que les êtres les plus simples ont servi de principes pour la composition des suivants et ceux-ci des autres. » Il résume enfin tout ce qu'il vient de dire dans ces deux propositions : «
Savoir : 1° La production d'une matière première que rien n'a précédé ; 2° La division de cette matière en éléments et enfin moyennant ces éléments la fabrique et la composition des Mixtes. » (
Lettre
XI) Il entend par Mixte toute espèce de
corps composé.
D'Espagnet complète Sendivogius, en établissant l'indestructibilité de la matière ; il ajoute qu'elle ne peut que changer de
forme. «
...Tout ce qui porte le caractère de l'être ou de la substance ne peut plus le quitter, et par les lois de la nature, il ne lui est pas permis
de passer au non-être. C'est pourquoi Trismégiste dit fort à propos, dans le Pimander, que rien ne meurt dans le monde, mais que toutes choses passent et changent. » (
Enchiridion physicæ restitutæ) Naturellement, il admet l'existence d'une matière
première. «
Les philosophes ont crû, dit-il, qu'il y avait une certaine matière première antérieure aux éléments. » Cette hypothèse, ajoute-t-il, se trouve déjà dans Aristote. Il examine ensuite les qualités que les métaphysiciens ont attribuées à la matière. Barlet nous renseigne sur ce point : «
La substance universelle est toute tout intérieurement sans distinction de genre ou de sexe, c'est-à-dire grosse, féconde et empreinte de toutes choses sensibles à l'advenir » (Barlet :
La théotechnie ergocosmique), ce qui revient à dire que la matière première ne contient aucun
corps en action et les représente tous en puissance. Généralement, l'on admettait que la matière première est liquide; c'est une
eau qui, à l'origine du monde, était le
chaos. «
C'était la matière première contenant toutes les formes en puissance... Ce corps uniforme était aquatique et appelé par les Grecs , dénotant par le même mot l'eau et la matière » (
Lettre philosophique). Plus loin, il est dit que ce fut le
feu qui joua le rôle de mâle par rapport à la matière
femelle ; ainsi prirent naissance tous les
corps qui composent l'univers. Comme on le voit, l'hypothèse de la matière première était la base même de l'
Alchimie ; partant de ce principe, il était rationnel d'admettre la transmutation des métaux.
La matière se différenciait d'abord en Soufre et en
Mercure, et ces deux principes s'unissant en diverses proportions formaient tous les
corps. «
Tout se compose de matières sulfureuses et mercurielles », dit l'Anonyme chrétien, alchimiste grec.
Plus tard, on ajoute un troisième principe, le Sel ou
Arsenic, mais sans lui donner autant d'importance qu'au Soufre et au
Mercure. Ces trois principes ne désignaient en aucune façon des
corps vulgaires. Ils représentaient certaines qualités de la matière. Ainsi, le Soufre dans un métal figure la
couleur, la combustibilité, la propriété d'attaquer les autres métaux, la dureté ; au contraire, le
Mercure représente l'éclat, la volatilité, la
fusibilité, la malléabilité. Quant au Sel, c'était simplement un moyen d'union entre le Soufre et le
Mercure, comme l'
esprit vital entre le
corps et l'
âme.
Le Sel fut introduit comme principe ternaire surtout par
Basile Valentin, Khunrath,
Paracelse en un mot, par les alchimistes
mystiques. Avant eux,
Roger Bacon en avait bien parlé, mais incidemment, sans lui attribuer de qualités spéciales, sans s'en occuper beaucoup ; au contraire,
Paracelse s'emporte contre ses prédécesseurs qui ne connaissaient pas le Sel. «
Ils ont cru que le Mercure et le Soufre étaient des principes de tous les métaux, et ils n'ont pas mentionné même en songe le troisième principe. » (
Le trésor des trésors) Mais le Sel est fort peu important et même après
Paracelse, nombre d'alchimistes le passèrent sous silence.
Le Soufre, le
Mercure et le Sel ne sont donc que des abstractions, commodes pour désigner un ensemble de propriétés ; un métal
était-il jaune ou rouge, difficilement
fusible, on disait que le Soufre abondait en lui. Mais il ne faut pas oublier que le Soufre, le
Mercure et le Sel dérivaient de la matière première : «
Ô merveille, le Soufre, le Mercure et le Sel me font voir trois substances en une seule matière. » (
Lumière sortant par soi-même des Ténèbres : Marc-Antonio).
Eliminer dans un
corps certaines propriétés, c'était séparer le Soufre ou le
Mercure, par exemple rendre un métal
infusible en le transformant en
chaux ou oxyde, c'était avoir volatilisé son
Mercure et extrait son Soufre. Autre exemple : le mercure ordinaire contient des métaux étrangers qui restent dans la cornue quand on le distille ;
cette partie fixe était considérée comme le Soufre du mercure vulgaire par les alchimistes ; transformant le vif-argent ou mercure en bichlorure, ils obtenaient ainsi un
corps complètement volatil et croyaient avoir extrait par cette
opération le Mercure-principe du mercure-métal.
Nous ne pouvons quitter la question des trois principes sans mentionner la théorie d'Artéphius, alchimiste du XIème siècle. Pour lui, le Soufre représente dans les métaux les propriétés visibles, le
Mercure les propriétés
occultes ou latentes. Dans tout
corps, il faut distinguer les propriétés visibles :
couleur, éclat, étendue, c'est le Soufre qui représente cela ; puis les propriétés
occultes qui ne se révèlent que par l'intervention d'une
force extérieure :
fusibilité, malléabilité, volatilité, etc., propriétés dues au
mercure. Cette explication diffère peu de celle donnée ci-dessus.
A côté du Soufre, du
Mercure et du Sel, les alchimistes admettaient quatre
Eléments théoriques : la
Terre, l'
Eau, l'
Air et le
Feu ; ces mots étaient pris dans un sens absolument différent du sens vulgaire. Dans la théorie alchimique, les quatre
Eléments, pas plus que les trois
principes, ne représentent des
corps particuliers ; ce sont de simples états de la matière, des modalités. L'
Eau est synonyme de liquide, la
Terre c'est l'état solide, l'
Air l'état gazeux, le
Feu un état gazeux très subtil, tel que celui d'un gaz dilaté par la
chaleur. Les quatre
Eléments représentent donc les états sus lesquels la matière se présente à nous ; on pouvait par suite dire logiquement que les
Eléments composent tout l'Univers. Pour l'alchimiste, tout liquide est
Eau, tout solide est
Terre en dernière analyse, toute vapeur est
Air. C'est pour cela que l'on trouve dans les anciens traités de physique que l'
eau ordinaire chauffée se change en
Air. Ceci ne veut pas dire que l'
eau se transforme dans le mélange respirable qui constitue l'atmosphère, mais bien que l'
eau, d'abord liquide, se change en fluide aériforme, en un gaz comme on l'a dit plus tard.
Les
Eléments représentaient non seulement des états physiques, mais par extension des qualités.
«
Tout ce qui était de qualité chaude a été appelé par les anciens : Feu ; ce qui était sec et solide : Terre, ce qui était humide et fluide : Eau ; froid et subtil : Air. » (
Epître d'Alexandre)
L'
eau se transformant en vapeur, ainsi que tous les liquides quand on les chauffe, d'autre part les
corps solides étant généralement
combustibles, des Philosophes
Hermétiques avaient cru devoir réduire le nombre des
Eléments à deux visibles, la
Terre et l'
Eau, renfermant en eux les
Eléments invisibles, le
Feu et l'
Air. La
Terre contient en soi le
Feu, et l'Eau
renferme l'
Air à l'état invisible. Qu'une cause extérieure vienne à agir, le
Feu et l'
Air se manifesteront. Rapprochons ceci de la théorie
d'Artéphius mentionnée plus haut. La
Terre correspondra au Soufre, l'
Eau au
Mercure, et réciproquement. En somme, les quatre
Eléments avec le Soufre et le
Mercure représentaient à peu près les mêmes modifications de la matière première, destinées à composer le reste des
corps. Seulement le Soufre et le
Mercure représentant des qualités métalliques étaient plus spécialement réservés aux métaux et aux minéraux, tandis que les quatre
Eléments s'appliquaient aux règnes végétal et
animal. Quand un alchimiste distillait un
bois et obtenait un résidu fixe, une
essence ou une
huile, et des produits inflammables, il disait avoir décomposé ce
bois en
Terre,
Eau et
Feu. Plus tard, aux quatre
Eléments, on en surajouta un cinquième, la Quintessence : «
L'on peut nommer les parties les plus solides Terre, les plus humides Eau, les plus déliées et spirituelles Air, la chaleur naturelle Feu de la nature ; et les autres occultes et essentielles s'appellent fort à propos des natures célestes et astrales ou Quintessence. » (D'Espagnet
:
Enchiridion physicæ restitutæ).
Cette Quintessence correspondrait au Sel. L'on voit combien les théories des alchimistes étaient cohérentes. Alors qu'un souffleur se perdait dans ce dédale trois principes, quatre
Eléments, une matière universelle un Philosophe conciliait facilement ces différences apparentes. Et maintenant l'on comprendra comment il faut entendre ces paroles du moine Hélias.
«
C'est avec les quatre Eléments que tout ce qui est en ce monde a été créé par la toute-puissance de Dieu » Hélias :
Miroir d'Alchimie).
Ces théories existaient dès l'origine de l'
Alchimie. Chez les Grecs, l'alchimiste Synésius, dans son
Commentaire sur le livre de Démocrite, nous fait remarquer que dans l'opération alchimique, l'artiste ne crée rien ; il modifie la matière, il change sa forme. L'Anonyme chrétien que nous avons cité appartient à la même époque. Quant aux quatre
Eléments, ils étaient connus depuis longtemps.
Zosime donne à leur ensemble le nom de Tétrasomie ou les Quatre
Corps.
Voici, sous forme de tableau, le résumé de la théorie alchimique générale :
Matière première, unique, indestructible |
Soufre, principe fixe |
Terre : visible, état solide Feu : occulte, état subtil |
Sel |
Quintessence : état comparable à l'éther des
physiciens |
Eau : visible, état liquide |
Mercure, principe volatil |
Air : occulte, gazeux |