Bien que De Hund ne possédât plus qu'un semblant
de pouvoir et que son autorité fût devenue très problématique,
il prit sur lui de répandre le régime
templier au delà de
l'Allemagne et notamment en France, où il avait déjà envoyé
de nombreux émissaires. Il pensait recouvrer ainsi l'appui qui lui faisait
défaut dans son pays.
Dans ce but, il délivra le 27
février 1771 à un
frère De Weiler (Eques a Spica Aurea) une
patente de « Commissarius generalis perpetuus visitationis » avec pouvoir de rétablir la seconde, la
troisième et la cinquième provinces (Auvergne, Occitanie et
Bourgogne).
En conséquence, Weiler, muni du fameux acte d'obédience
en six points des S. I. et des rituels de l'Ordre
templier allemand, traduits
en français, pour la circonstance, par le professeur H.
Bernard, se dirigea
vers la France pour sa tournée de missionnaire. En moins de quatre mois,
il établit non pas trois provinces, mais quatre ; ayant pris sur lui d'en
établir une quatrième sous le nom de
Septimanie. Les
directoires
de ces quatre provinces avaient leurs sièges en une seule loge des villes
de
Lyon,
Bordeaux,
et
. Les quatre provinces, Auvergne,
Occitanie,
Bourgogne et
Septimanie avaient chacune leur grand-maître placé
sous la grande-maîtrise générale du
duc Ferdinand de Brunswick.
Nous ne nous occuperons, pour le moment, que de la province
d'Auvergne, dont Willermoz avait signé l'acte d'obédience en en
recevant la grande-maîtrise.
Cette province, la seconde de l'Ordre
templier, figurait
d'une façon toute particulière dans les
légendes de la
Stricte-Observance, où il était dit, qu'après la mort de Jacques
Molay, le grand-maître
provincial de l'Auvergne, Pierre d'
Aumont, ainsi que deux commandeurs et cinq
chevaliers parvinrent à se réfugier dans une île écossaise
où d'
Aumont, premier de nom, fut nommé grand-maître de l'Ordre
en 1313. Elle avait son siège directorial à
Lyon, dans la loge
La
Bïenfaisance, où
Saint-Martin fit une série de cours en
1774. C'est là que nous retrouvons effectivement, à la fin de 1774,
Saint-Martin très mécontent de lui-même et assez peu satisfait
de la conduite de Willermoz.
Saint-Martin avait-il personnellement signé l'acte
d'obédience aux S. I, du
baron De Hund ? Nous ne le pensons pas. Il n'était
vraisemblablement engagé que comme membre de
La Bienfaisance et
cela suffisait pour le mécontenter.
D'un autre côté, quelque désir qu'il
eût de se séparer du mouvement de Willermoz, sa situation vis-à-vis
de ce dernier était assez délicate. A son arrivée à
Lyon, en l'
hiver de 1773, presque sans ressources (il n'avait aucune position,
ayant donné sa démission d'officier, et était quelque peu
brouillé avec son père) et contraint, comme il nous le dit lui-même,
à composer son premier livre « au
feu de la cuisine n'ayant pas de
chambre où je pusse me chauffer », il s'était vu bientôt
accueilli et logé dans la propre maison de son riche
frère Willermoz.
On comprendra sans peine que, quel que fût son mécontentement des
visées de Willermoz, l'amitié et la reconnaissance qu'il avait pour
ce dernier lui créaient des liens bien difficiles à rompre. Peu
partisan des associations et des embrigadements, il avait fait ce qu'il lui était
possible de faire pour dissuader son ami de s'inféoder à la
Stricte-Observance
templïère et n'avait obtenu aucun résultat, Willermoz croyant
avoir de sérieuses raisons pour persévérer dans son entreprise.
Les raisons invoquées par Willermoz étaient
en somme les mêmes que celles qui avaient déjà brouillé
Bacon de la Chevalerie et Martinès de Pasqually, mais ce dernier était
loin et déjà malade ; les
Elus-Coëns de
Lyon ne recevaient
plus de lui que de rares instructions, et Willermoz ne pouvait songer à
recueillir la succession du Grand-Souverain. D'ailleurs Willermoz, qui n'avait
obtenu aucun résultat des
initiations de Martinès, était
assez découragé et songeait à chercher ailleurs ce qu'il
n'avait pu obtenir chez les
Elus-Coëns. Aussi, dans la prévision
que ces
Elus-Coëns ne pourraient longtemps subsister, parce que le
Souverain-Substitut, successeur probable de Martinès,
Armand Robert
Caignet de Lestère, étant déjà accablé
par le poids de sa charge de commissaire général de la marine et
résidant lui-même à Saint-Domingue, ne pourrait probablement
pas s'occuper des affaires de son Ordre, Willermoz crut sans doute agir sagement
en traitant sans plus tarder avec cet
Ordre de la Stricte-Observance templière
que l'on disait si puissant et dont on racontait tant de merveilles.
L'affaire paraissait avantageuse : Willermoz recevrait la
grande-maîtrise provinciale d'Auvergne dont la loge
La Bienfaisance
serait le centre directorial ; et cette loge, cessant de végéter
pour devenir une sorte de puissance maçonnique, prêterait en retour
son appui à l'Ordre
templier pour faciliter à ce dernier une action
sur la Maçonnerie française, et particulièrement sur le
Grand-Orient de France qui venait de se fonder et dont plusieurs régimes se disputaient la direction.
L'occasion semblait favorable. Plusieurs officiers du
Grand-Orient étaient déja gagnés à la
Stricte-Observance, particulièrement les anciens élus-coëns Bacon de la Chevalerie et l'abbé
Rozier qui occupaient des postes très importants pour
la bonne conduite de l'entreprise. C'était une occasion unique de sortir
de l'ombre ; du moins c'est ce que pensait Willermoz quand il signa l'acte d'obédience.
Martinès de Pasqually avait déjà. manifesté
quelque inquiétude, au commencement de 1774, sur le rôle que semblaient
vouloir jouer Willermoz et quelques autres dans le
Grand-Orient de France
: « Je ne vous cacherai pas, écrivait-il de Port-au-Prince à
Willermoz, que le P. M. Caignet, ainsi que moi, de même que tous les membres
qui composent le Grand Tribunal Souverain de mon Grand Orient, ont été
surpris et même étonnés lorsqu'on a vu votre nom dans un paquet
imprimé qui traite de Loge nationale de France
[Note
de l'auteur : Le nom de Grande Loge nationale de France est celui que prit
au début le Grand Orient de France.], et que l'on fasse
mendier une somme d'
argent à titre de don gratuit à des seigneurs
de distinction à tous égards, aux différentes loges du Royaume
sous prétexte de faire construire un temple pour l'installation de monseigneur
le
duc de
Chartres. » Martinès semblait croire qu'il s'agissait d'un
« coup d'
argent », alors qu'il était réellement question
d'installer en grande pompe, dans un temple spécial, le
duc de
Chartres,
depuis Philippe-Egalité, de triste mémoire. Cependant, il faut avouer
qu'il paraît être mieux informé qu'il ne veut le faire voir,
car il continue en ces termes : « II semble dans cet imprimé que
M. de la Chevalerie soit à la tête de ce nouvel établissement
et il fait l'abbé
Rozier un
agent indifférent ; mais il y est pour
quelque chose
[Note de l'auteur : Nous avons déjà
parlé de Bacon de Chevalerie. L'abbé Rozier était entré
dans les Elus-Coëns en 1771. Il était depuis 1773 président
de la Chambre des Provinces du Grand Orient dont Bacon de la Chevalerie
était le grand orateur. Eux et Willermoz figurent dans les tableaux comme
députés de Lyon, et Bordeaux.]. L'Ordre chez
nous ne retient personne de ses sujets de
force ; au contraire, il les laisse
comme il les a pris ; ils ont toujours leur
liberté ; car autrement, ils
n'auraient point de mérite de faire le bien au préjudice du mal.
Expliquez-moi comment votre nom se trouve mis dans cet imprimé que le P.
M. Caignet a reçu de
Paris et un second volume pareil qu'on lui a adressé
ces
jours passés, qui a eu le même sort que le premier.qui a été inconsidéré
[Note de l'auteur : Extrait d'une lettre au frère Willermoz. M. Papus l'a publié dans son ouvrage intitulé Martinès de Pasqually sans en comprendre la portée.]. »
Pour bien se rendre compte de la situation dans laquelle
se trouvait Martinès, il faut savoir que les imprimés dont il parle
dans cette lettre du 24 avril 1774 étaient bien antérieurs au mois
d'
octobre 1773. Ce fut en effet le 28
octobre 1773 que le
duc de
Chartres fut
installé Grand-Maître du
Grand Orient de France, au temple
de son hôtel de la Folie-Titon, au cours d'une cérémonie qui,
outre la cotisation de trente livres pour chaque
frère qui y prit part,
coûta plus de trois mille trois cent quarante livres aux
frères désireux
de faire leur cour à cet
illustre Grand-Maître. Martinès se
trouvait donc en présence d'un fait accompli depuis six mois, fait sur
lequel, comme sur les agissements des Elus-Coëns de
Lyon, il ne reçut
jamais aucun éclaircissement de Willermoz, puisque, le 23
juillet 1774,
il écrit encore : « Je suis très inquiet du T. P. M. Willermoz
qui ne
juge pas utile de me faire réponse sur les faits dont je vous ai
écrit, mais j'en sais assez maintenant par le T. P. M. Substitut pour que
la fièvre où je suis me laisse peu de repos. Un
frère qui
doit aller à
Bordeaux dans quelque temps emportera le gros des instructions
et le statut général. Cela ne les engagera pas beaucoup mais je
veux qu'ils le signent tous. Vous pourrez avoir les instructions et tableaux de
T. P. M. Disch à qui ils doivent être remis. Je suppléerai
au reste selon la mesure de mon état de santé et que vous m'aurez
instruit de ce qui se passe, malade que je suis de l'incertitude de leur
esprit
et qu'ils ne voient pas ce qu'ils font. »
[Note de
l'auteur : Extrait d'une lettre inédite au frère Mallet de Versailles.
(Anciennes archives de M. Villaréal. D. XVII).].
On voit dans cet extrait de lettre que Martinès, déjà
atteint de la maladie qui devait l'emporter, est très inquiet de la conduite
de Willermoz et des
frères de
Lyon. Il semble qu'il désire leur
faire signer une sorte d'engagement sous la forme d'un statut général.
Ce statut général part en effet avec le
frère
Timbale au commencement du mois suivant et avec lui plusieurs lettres dont une
adressée à Willermoz. Martinès est très malade. Dans
sa lettre, aucune allusion aux faits reprochés, mais seulement un passage
et un post-scriptum, corollaires de la lettre précédente : «
Je profite du départ du
frère Timbale qui va à
Bordeaux pour
vous faire part de l'envoi que le Tribunal Souverain du Port-au-Prince vous fait,
qui consiste au nouveau statut général que vous suivrez régulièrement
dans tout son contenu. » Et le post-scriptum : « Lisez avec soin le
statut général que je vous envoie certifié et scellé
du grand timbre de l'Ordre. Vous aurez soin de faire signer tous les
frères
de votre Grande Loge aux feuilles qui sont de reste au présent statut.
»
[Note de l'auteur : Extrait d'une lettre au frère
Willermoz, publié par M. Papus dans son Martinès de Pasqually.].
Lettre et statut ne furent remis à Willermoz qu'au
commencement de novembre 1774 : Martinès de Pasqually était mort
depuis le 20 septembre ; et, depuis le mois de mars de la même année,
les
Elus-Coëns de
Lyon étaient inféodés au
duc
de Brunswick, grand-maître de la
Stricte-Observance templière.