DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE XVIII : AYRTON OU BEN JOYCE
Ayrton parut. Il traversa le pont d'un pas assuré et gravit l'escalier de la dunette. Ses yeux étaient sombres, ses dents serrées, ses poings fermés convulsivement. Sa personne ne décelait ni forfanterie ni humilité. Lorsqu'il fut en présence de lord Glenarvan, il se croisa les bras, muet et calme, attendant d'être interrogé.
« Ayrton, dit Glenarvan, nous voilà donc, vous et nous, sur ce
Duncan que vous vouliez livrer aux convicts de Ben Joyce ! »
A ces paroles, les lèvres du quartier-maître tremblèrent légèrement. Une rapide rougeur colora ses traits impassibles. Non la rougeur du remords, mais la honte de l'insuccès. Sur ce yacht qu'il prétendait commander en maître, il était prisonnier, et son sort allait s'y décider en peu d'instants.
Cependant, il ne répondit pas. Glenarvan attendit patiemment. Mais Ayrton s'obstinait à garder un absolu silence.
« Parlez, Ayrton, qu'avez-vous à dire ? » reprit Glenarvan.
Ayrton hésita ; les plis de son front se creusèrent profondément
; puis, d'une voix calme :
« Je n'ai rien à dire, mylord, répliqua-t-il. J'ai
fait la sottise de me laisser prendre. Agissez comme il vous plaira. »
Sa réponse faite, le quartier-maître porta ses
regards vers la côte qui se déroulait à l'ouest, et il affecta
une profonde indifférence pour tout ce qui se passait autour de lui. A
le voir, on l'eût cru étranger à cette grave affaire. Mais
Glenarvan avait résolu de rester patient. Un puissant intérêt
le poussait à connaître certains détails de la mystérieuse
existence d'Ayrton, surtout en ce qui touchait Harry Grant et le
Britannia.
Il reprit donc son interrogatoire, parlant avec une douceur extrême, et
imposant le calme le plus complet aux violentes irritations de son cur.
« Je pense, Ayrton, reprit-il, que vous ne refuserez pas de répondre
à certaines demandes que je désire vous faire. Et d'abord,
dois-je vous appeler Ayrton ou Ben Joyce ? Etes-vous, oui ou non, le quartier-maître
du
Britannia ? »
Ayrton resta impassible,
observant la côte, sourd à toute question.
Glenarvan, dont l'il s'animait, continua d'interroger
le quartier-maître.
« Voulez-vous m'apprendre comment vous avez quitté le
Britannia,
pourquoi vous étiez en Australie ? »
Même silence, même impassibilité.
« Ecoutez-moi bien, Ayrton, reprit Glenarvan. Vous avez intérêt
à parler. Il peut vous être tenu compte d'une franchise qui
est votre dernière ressource. Pour la dernière fois, voulez-vous
répondre à mes questions ? »
Ayrton tourna la tête vers Glenarvan et le regarda dans les yeux :
« Mylord, dit-il, je n'ai pas à répondre. C'est
à la justice et non à moi de prouver contre moi-même.
Les preuves seront faciles ! répondit Glenarvan.
Faciles ! mylord ? reprit Ayrton d'un ton railleur.
Votre Honneur me paraît s'avancer beaucoup. Moi, j'affirme que le meilleur
juge de Temple-Bar serait embarrassé de ma personne ! Qui dira pourquoi
je suis venu en Australie, puisque le capitaine Grant n'est plus là pour
l'apprendre ? Qui prouvera que je suis ce Ben Joyce signalé par la police,
puisque la police ne m'a jamais tenu entre ses mains et que mes
compagnons sont
en
liberté ? Qui relèvera à mon détriment, sauf vous,
non pas un crime, mais une action blâmable ? Qui peut affirmer que j'ai
voulu m'emparer de ce navire et le livrer aux convicts ? Personne, entendez-moi,
personne ! Vous avez des soupçons, bien, mais il faut des certitudes pour
condamner un homme, et les certitudes vous manquent. Jusqu'à preuve du
contraire, je suis Ayrton, quartier-maître du
Britannia. »
Ayrton s'était animé en parlant, et il revint bientôt
à son indifférence première. Il s'imaginait sans doute
que sa déclaration terminerait l'interrogatoire ; mais Glenarvan
reprit la parole et dit :
« Ayrton, je ne suis pas un
juge chargé d'instruire contre
vous. Ce n'est point mon affaire. Il importe que nos situations respectives
soient nettement définies. Je ne vous demande rien qui puisse vous compromettre.
Cela regarde la justice. Mais vous savez quelles recherches je poursuis, et
d'un mot vous pouvez me remettre sur les traces que j'ai perdues.
Voulez-vous parler ? »
Ayrton remua la tête en homme décidé à se taire.
« Voulez-vous me dire où est le capitaine Grant ? demanda Glenarvan.
Non, mylord, répondit Ayrton.
Voulez-vous m'indiquer où s'est échoué
le
Britannia ?
Pas davantage.
Ayrton, répondit Glenarvan d'un ton presque suppliant, voulez-vous
au moins, si vous savez où est Harry Grant, l'apprendre à
ses pauvres
enfants qui n'attendent qu'un mot de votre bouche ? »
Ayrton hésita. Ses traits se contractèrent. Mais d'une voix
basse :
« Je ne puis, mylord, » murmura-t-il.
Et il ajouta avec violence, comme s'il se fût reproché un
instant de faiblesse :
« Non ! je ne parlerai pas ! Faites-moi pendre si vous voulez !
Pendre ! » s'écria Glenarvan, dominé par un
brusque mouvement de colère.
Puis, se maîtrisant, il répondit d'une voix grave :
« Ayrton, il n'y a ici ni
juges ni bourreaux. à la première
relâche vous serez remis entre les mains des autorités anglaises.
C'est ce que je demande ! » répliqua le quartier-maître.
Puis il retourna d'un pas tranquille à la cabine qui lui servait
de prison, et deux matelots furent placés à sa porte, avec ordre
de surveiller ses moindres mouvements. Les témoins de cette scène
se retirèrent indignés et désespérés.
Puisque Glenarvan venait d'échouer contre l'obstination d'Ayrton,
que lui restait-il à faire ? Evidemment poursuivre le projet formé
à Eden de retourner en
Europe, quitte à reprendre plus
tard cette entreprise frappée d'insuccès, car alors les traces
du
Britannia semblaient être irrévocablement perdues, le document
ne se prêtait à aucune interprétation nouvelle, tout autre
pays manquait même sur la route du trente-septième parallèle,
et le
Duncan n'avait plus qu'à revenir.
Glenarvan, après avoir consulté ses amis, traita plus spécialement
avec John Mangles la question du retour. John inspecta ses soutes ; l'approvisionnement
de
charbon devait durer quinze
jours au plus. Donc, nécessité
de refaire du combustible à la plus prochaine relâche.
John proposa à Glenarvan de mettre le cap sur la baie
de Talcahuano, où le
Duncan s'était déjà ravitaillé
avant d'entreprendre son voyage de circumnavigation. C'était un trajet
direct et précisément sur le 37ème degré. Puis le
yacht, largement approvisionné, irait au sud doubler le cap Horn, et regagnerait
l'écosse par les routes de l'Atlantique.
Ce plan fut adopté, ordre fut donné à l'ingénieur
de forcer sa pression. Une demi-heure après, le cap était mis
sur Talcahuano par une mer digne de son nom de Pacifique, et à six heures
du soir, les dernières
montagnes de la Nouvelle-Zélande disparaissaient
dans les chaudes brumes de l'
horizon.
C'était donc le voyage du retour qui commençait. Triste
traversée pour ces courageux chercheurs qui revenaient au port sans ramener
Harry Grant ! Aussi l'équipage si joyeux au départ, si confiant
au début, maintenant vaincu et découragé, reprenait-il
le chemin de l'
Europe. De ces braves matelots, pas un ne se sentait ému
à la pensée de revoir son pays, et tous, longtemps encore, ils
auraient affronté les périls de la mer pour retrouver le capitaine
Grant.
Aussi, à ces hurrahs qui acclamèrent Glenarvan à son retour,
succéda bientôt le découragement. Plus de ces communications
incessantes entre les passagers, plus de ces entretiens qui égayaient
autrefois la route. Chacun se tenait à l'écart, dans la solitude
de sa cabine, et rarement l'un ou l'autre apparaissait sur le pont
du
Duncan.
L'homme en qui s'exagéraient ordinairement les sentiments
du bord, pénibles ou joyeux, Paganel, lui qui au besoin eût inventé
l'espérance, Paganel demeurait morne et silencieux. On le voyait
à peine. Sa loquacité naturelle, sa vivacité française
s'étaient changées en mutisme et en abattement. Il semblait
même plus complètement découragé que ses
compagnons.
Si Glenarvan parlait de recommencer ses recherches, Paganel secouait la tête
en homme qui n'espère plus rien, et dont la conviction paraissait
faite sur le sort des naufragés du
Britannia. On sentait qu'il les
croyait irrévocablement perdus.
Cependant, il y avait à bord un homme qui pouvait
dire le dernier mot de cette catastrophe, et dont le silence se prolongeait. C'était
Ayrton. Nul doute que ce misérable ne connût,
sinon la vérité
sur la situation actuelle du capitaine, du moins le lieu du naufrage. Mais évidemment,
Grant, retrouvé, serait un témoin à charge contre lui. Aussi
se taisait-il obstinément. De là une violente colère, chez
les matelots surtout, qui voulaient lui faire un mauvais parti.
Plusieurs fois, Glenarvan renouvela ses tentatives près du quartier-maître.
Promesses et menaces furent inutiles. L'entêtement d'Ayrton
était poussé si loin, et si peu explicable, en somme, que le major
en venait à croire qu'il ne savait rien. Opinion partagée,
d'ailleurs, par le géographe, et qui corroborait ses idées
particulières sur le compte d'Harry Grant.
Mais si Ayrton ne savait rien, pourquoi n'avouait-il pas son
ignorance
? Elle ne pouvait tourner contre lui.
Son silence accroissait la difficulté
de former un plan nouveau. De la rencontre du quartier-maître en Australie
devait-on déduire la présence d'Harry Grant sur ce continent
? Il fallait décider à tout prix Ayrton à s'expliquer
sur ce sujet.
Lady Helena,
voyant l'insuccès de son mari, lui demanda la permission
de lutter à son tour contre l'obstination du quartier-maître.
Où un homme avait échoué, peut-être une femme réussirait-elle
par sa douce
influence. N'est-ce pas l'éternelle
histoire de
cet ouragan de la
fable qui ne peut arracher le manteau aux épaules du
voyageur, tandis que le moindre rayon de
soleil le lui enlève aussitôt
? Glenarvan, connaissant l'intelligence de sa jeune femme, lui laissa toute
liberté d'agir.
Ce jour-là, 05 mars, Ayrton fut amené dans
l'appartement de lady Helena.
Mary Grant dut assister à l'entrevue, car l'
influence de la jeune fille pouvait être grande, et lady Helena ne voulait
négliger aucune chance de succès.
Pendant une heure, les deux femmes restèrent enfermées avec le quartier-maître du
Britannia, mais rien ne transpira de leur entretien. Ce qu'elles dirent, les arguments qu'elles employèrent pour arracher le secret du convict, tous les détails de cet interrogatoire demeurèrent inconnus. D'ailleurs, quand elles quittèrent Ayrton, elles ne paraissaient pas avoir réussi, et leur figure annonçait un véritable découragement.
Aussi, lorsque le quartier-maître fut reconduit à sa cabine, les matelots l'accueillirent à son passage par de violentes menaces. Lui, se contenta de hausser les épaules, ce qui accrut la fureur de l'équipage, et pour la contenir, il ne fallut rien moins que l'intervention de John Mangles et de Glenarvan.
Mais lady Helena ne se tint pas pour battue. Elle voulut lutter jusqu'au bout contre cette
âme sans pitié, et le lendemain elle alla elle-même à la cabine d'Ayrton, afin d'éviter les scènes que provoquait son passage sur le pont du yacht.
Pendant deux longues heures, la bonne et douce Ecossaise resta seule, face à face, avec le chef des convicts. Glenarvan, en proie à une nerveuse agitation, rôdait auprès de la cabine, tantôt décidé à épuiser jusqu'au bout les chances de réussite, tantôt à arracher sa femme à ce pénible entretien.
Mais cette fois, lorsque lady Helena reparut, ses traits respiraient la confiance. Avait-elle donc arraché ce secret et remué dans le cur de ce misérable les dernières fibres de la pitié ?
Mac Nabbs, qui l'aperçut tout d'abord, ne put retenir un mouvement bien naturel d'incrédulité.
Pourtant le bruit se répandit aussitôt parmi l'équipage que le quartier-maître avait enfin cédé aux instances de lady Helena. Ce fut comme une commotion électrique. Tous les matelots
se rassemblèrent sur le pont, et plus rapidement que si le sifflet de
Tom Austin les eût appelés à la manuvre.
Cependant Glenarvan s'était précipité au-devant de
sa femme.
« Il a parlé ? demanda-t-il.
Non, répondit lady Helena. Mais, cédant à mes prières, Ayrton désire vous voir.
Ah ! chère Helena, vous avez réussi !
Je l'espère, Edward.
Avez-vous fait quelque promesse que je doive ratifier ?
Une seule, mon ami, c'est que vous emploierez tout votre crédit à
adoucir le sort réservé à ce malheureux.
Bien, ma chère Helena. Qu'Ayrton vienne à l'instant. »
Lady Helena se retira dans sa
chambre, accompagnée de
Mary Grant, et le quartier-maître fut conduit au
carré, où l'attendait lord Glenarvan.