L'ÂME CELTIQUE
Si je me demande ce qu'a été pour moi ce livre, qui va des sommets des Vosges aux landes de Bretagne et jusqu'à la pointe extrême du Finistère, si j'essaie de comprendre à quelle voix intérieure, à quelle volonté latente j'ai obéi en l'écrivant, je m'aperçois qu'un but mystérieux en a déterminé, à mon insu, les étapes successives.
Ce livre a été un voyage à la découverte de l'AME CELTIQUE.
L'
Ame celtique est l'
âme intérieure et profonde de la France. C'est d'elle que viennent les impulsions élémentaires
comme les hautes inspirations du peuple français. Impressionnable, vibrante, impétueuse, elle court aux
extrêmes et a besoin d'être dominée
pour trouver son
équilibre. Livrée à l'instinct, elle sera la colère, la révolte, l'
anarchie ; ramenée à son
essence supérieure, elle s'appellera : intuition, sympathie, humanité.
Druidesse passionnée ou Voyante sublime, l'
Ame celtique est dans notre
histoire la glorieuse vaincue qui toujours rebondit de ses défaites, la grande Dormeuse qui toujours ressuscite de ses sommeils
séculaires. Ecrasée
par le génie latin, opprimée par la puissance franque, criblée d'ironie par l'
esprit gaulois, l'antique prophétesse n'en ressort pas moins d'âge en âge de sa
forêt épaisse. Elle reparaît, jeune toujours, et couronnée de rameaux verts. Ses plus profondes léthargies annoncent ses plus éclatants réveils. Car l'
âme est la partie divine, le foyer inspirateur de l'homme. Et comme les hommes, les peuples ont une
âme. Qu'elle s'obscurcisse et s'éteigne, le peuple dégénère et meurt ; qu'elle s'allume et brille de toute sa lumière, et il accomplira sa mission dans le monde. Or, pour qu'un homme ou un peuple remplisse toute sa mission, il faut que son
âme arrive à la plénitude de sa conscience, à l'entière possession d'elle-même.
Voilà ce qui n'est pas encore advenu, mais ce qui
se prépare pour l'
âme celtique de la France. La
Bretagne est son
vieux
sanctuaire, mais elle vit, elle palpite sur toute l'étendue de notre
sol et dans toutes les périodes de notre
histoire, depuis la guerre des
Gaules jusqu'à la guerre de Cent ans, et de celle-ci à la Révolution
française, et aujourd'hui elle est prête à dite au monde son
secret. Elle n'a cessé de parler par les héros, les poètes
et les penseurs de la France. Je l'ai cherchée ici, à sa source,
dans quelques-unes de nos vieilles
légendes et dans les paysages qui furent
leur berceau.
La
Légende, rêve lucide de l'
âme d'un
peuple, est sa manifestation directe, sa révélation vivante.
Comme une double conscience plus profonde, elle reflète
l'Avenir dans le Passé. Des figures merveilleuses apparaissent dans son
miroir magique et parlent de ces vérités qui sont au-dessus des
temps.
Si les destinées de la race germanique sont écrites
dans l'Edda, la mission du génie
celtique brille dans les triades des bardes,
elle se personnifie dans les grandes
légendes de saint Patrice, de
Merlin
l'Enchanteur et du mage Taliésinn. Mais souvent les fils oublieux ne se
souviennent plus de leurs ancêtres. J'ai tenté de faire revivre ces
premiers prophètes de notre race, qui savaient le passé et voyaient
l'avenir, parce qu'ils vivaient dans l'Eternel Présent.
Ô
Ame celtique, toi qui dors au cur de la France
et qui veilles au-dessus d'elle, j'aurais voulu faire vibrer toutes les cordes
de ta harpe mélodieuse, et je n'ai pu qu'en tirer quelques notes éparses.
Mais, si tout livre n'est par lui-même qu'un verbe imparfait, puisses-tu,
âme tendre et puissante, connaître un
jour tes plus intimes profondeurs
et tes plus vastes harmonies ! Alors, oubliant tes longs deuils et tes égarements,
ta parole ne sera plus une lettre morte, mais une parole de vie, et tu diras
avec la voix de l'
Ame aux nations surs ton verbe d'
amour, de justice et
de fraternité !
En adoptant pour ce livre le titre de
Grandes Légendes de France, j'ai la conscience de n'avoir fait que peu de pas dans un vaste domaine. Jusqu'à présent, la
légende n'a été guère chez nous qu'un objet d'érudition ou de fantaisie.
Son importance au point de
vue de la philosophie de l'
histoire et de la psychologie intime ou transcendante n'a pas encore été mise en lumière. Le romantisme avait traité les
légendes comme de simples thèmes à imagination. On a compris depuis qu'elles sont la
poésie même en ce qu'elle a de plus subtil, se manifestant dans un état d'
âme intuitif que nous appelons inconscient, et qui ressemble parfois à une conscience supérieure. Replacer la
légende en son cadre pittoresque et sur son terrain historique m'a semblé la meilleure manière d'en épanouir la
fleur, d'en exprimer tout le suc et tout le parfum.
Par les grandes
légendes de France, je voudrais qu'on entende celles qui, dépassant l'intérêt local, ont quelque rapport avec le développement national de la France et prennent une valeur
symbolique dans son
histoire, parce qu'elles représentent un élément essentiel de son
âme collective.
Ce livre n'est donc qu'une première et humble gerbe cueillie dans une ample moisson.
Noël 1891.
Edouard SCHURÉ