Anatole de Meibohm, l'auteur d'un bel
ouvrage sur Démons, Derviches et
Saints (Plon éd.), s'est rendu à l'île
de Chio pour identifier le tombeau de Jacques Cur. Voici
la lettre qu'il nous adresse.
Toute la vie de Jacques Cur fut entourée
de mystère et non moins mystérieuses furent les
circonstances de sa mort. De même, l'on ne savait rien
du lieu où gît le
corps du grand Argentier jusqu'à
ce que nous identifiions son tombeau.
Jamais Jacques Cur n'a tant mérité
sa réputation d'alchimiste qu'après sa fuite.
Seul, malade, brisé, dépossédé de
son énorme richesse, il arrive en 1155 à la Cour
pontificale...
Une année plus tard, le nouveau
Pape Calixte III à son élection fait vu
de lever une
Croisade. Mais les
Cours d'
Europe restent sourdes
à ses appels. Le triomphe de Mohamet le Conquérant
les intimide, le sort de Byzance les laisse indifférents,
et le Roi de France Charles VII s'oppose plus particulièrement
à l'idée d'une pareille
Croisade. Seul en
Europe
Centrale le héros hongrois lanos Hunyadi conduit une
armée victorieuse devant Belgrade. En Italie le Pape
n'a pas les moyens d'armer une flotte.
Jacques Cur accomplit le dernier
miracle de sa vie
A cur vaillant rien d'impossible,
était sa devise et réfugié, organise
à ses frais la
Croisade, arme 25 navires, dont 16
galères,
5.000 soldats, 1.000 matelots, 300 canons !
Le secret de cette entreprise reste impénétrable,
car dans cette époque pauvre par excellence, comment
Jacques Cur a-t-il réussi à se procurer
tant d'
argent ?
Calixte III l'a nommé « Capitaine
Général de l'
Eglise contre les Infidèles
» et la flotte dont il partage le commandement avec le
cardinal Scarampo descend le Tibre en avril 1456.
Après quelques batailles, la flotte
occupe les îles Lesbos,
Samothrace et Thassos où
la population grecque, tremblante devant l'approche des Turcs,
reçoit sans enthousiasme la flotte papale.
Encore une victoire près de Lesbos,
et la flotte touche à Chio.
Cette île restera libre pendant un
siècle encore sous la domination gênoise.
Jacques Cur y tombe malade, mais
nous ne savons rien de sa maladie. Le 25 novembre 1456, les
coups des canons de la flotte et de la forteresse génoise
annoncent l'enterrement du capitaine Général...
...
*
* * Lors de sa fuite de la prison royale, il
avait trouvé refuge chez les Cordeliers. C'est dans l'
église
des Cordeliers, à Chio, qu'il est enterré au milieu
du chur.
Depuis «
les Turcs ont passé
là »... Des anciennes
églises catholiques,
il ne reste plus que les ruines.
Où chercher le tombeau de Jacques
Cur ? Tel était notre problème. En cherchant
d'abord dans les souvenirs des anciens voyageurs, nous trouvons
chez Jean de Thévenot qui visita Chio en 1656 : «
Il y a aussi des Jacobins et des Cordeliers qui ont tous
de belles églises. »
Cornelius de Bruyn écrit en 1678
: «
Les Latins y ont cinq églises... Saint-Nicolo,
qui est l'église des Socolanti ou Cordeliers. »
Vingt ans plus tard, il n'y a plus que des ruines, et Joseph
de
Tournefort dit en 1701 : «
Le dôme ou la cathédrale
est devenu mosquée, les autres églises ont été
abattues. »
Le grand tremblement de terre, à
la fin du siècle passé, a fait disparaître
les dernières ruines. Aujourd'hui, un parc public est
sur leur emplacement.
Il apparaît suivant la description
des voyageurs que l'
église où on enterrait les
Français se trouvait 500 pas environ à S. W. de
la porte de "Castro", et d'après les souvenirs
des habitants les plus âgés, avant qu'on eût
enlevé les ruines, que les vestiges de l'
église
des Cordeliers durent se trouver vis-à-vis de l'Hôtel
de
Ville, au milieu du parc.
C'est probablement à ce même
endroit que le monument du célèbre Canaris a étéérigé, mais il nous était impossible d'exécuter les excavations.
Les
enfants de l'île de Chio, enfin
libres, jouent gaiement autour du héros en bronze. Ils
ne pensent pas que c'est ici que l'homme le plus étrange
de la fin du moyen âge, qui a essayé de sauver
leurs ancêtres du joug turc, dort son sommeil éternel.
Ile de Chio, décembre 1956