Mais si l'on ne trouve aucune trace de Martinisme, on peut se demander par contre si certains individus ne
prirent pas le titre de « Martinistes » voulant
désigner par là qu'ils adhéraient aux
idées que
Saint-Martin avait exposé dans certains
de ses livres. Nous disons « certains de ses livres
», parce qu'il est particulièrement piquant que ce
ne soient pas ceux d'entre les ouvrages de
Saint-Martin qui nous
dépeignent le mieux la pensée du
théosophe qui furent le plus goûtés du
public.
Saint-Martin se rendait très bien compte de cette
anomalie ; et s'il ne fît jamais la moindre allusion
à un Martinisme, même dans ses notes les plus
intimes, deux fois l'épithète de «
Martiniste » revient sous sa plume.
Une première fois, c'est en
1787, alors que parlant de quelques diplomates russes
rencontrés en Angleterre, il écrit dans une des
notes de son
Portrait
:
« Leur
impératrice Catherine II a jugé à
propos de composer deux comédies contre les
Martinistes,
dont elle avait pris ombrage. Ces comédies ne firent
qu'accroître la secte. Alors l'
impératrice chargea
M. Platon,
évêque de Moscou, de lui rendre compte
du livre
Des
Erreurs et de la Vérité,
qui était pour elle une pierre d'achoppement. Il lui en
rendit le compte le plus avantageux et le plus tranquillisant.
Malgré cela, quelque instance que m'aient faite mes
connaissances pour aller dans leurs pays, je n'irai pas pendant la vie
de la présente
impératrice. Et puis j'arrive
à un âge ou de pareils voyages ne se font plus
sans de sérieuses réflexions. »
M. Matter, le si consciencieux
historien auquel nous devons le meilleur ouvrage qui ait
été écrit sur
Saint-Martin et sa
doctrine, s'était déjà
arrêté à ce passage en cherchant quel
sens on devait attribuer au mot
Martinistes.
Convaincu à la suite d'un examen
scrupuleux de la vie et des
ouvrages du théosophe que ce dernier n'avait
fondé aucun Martinisme, et intrigué par le ton
général de la note ci-dessus, il avait
supposé que l'épithète martiniste
désignait des martinésistes. M. Matter qui, comme
descendant de Rodolphe de Salzmann, s'était
trouvé en possession des principaux documents relatifs
à
Saint-Martin ; qui avait reçu communication
d'un sien ami, M. Chauvin, exécuteur testamentaire de
Gilbert, ami et unique héritier de
Saint-Martin, de tous les
papiers manuscrits du théosophe ; et qui avait pu lire la
presque totalité de la correspondance de
Saint-Martin avec
Divonne, Maubach, Mme de Boecklin, Salzmann, etc., ainsi que celle de
Salzmann, de Lavater et de sa fille, de Herbort, de Mlle Sarazin,
d'
Eckartshausen et de Young Stilling
[Note
de l'auteur : La correspondance de ces différents
personnages qui n'a pas encore été
publiée nous a été
conservée par MM. D'Effinger, Tournyer, Munier et Matter.]
; M. Matter, donc, n'ayant rien trouvé qui fit allusion
à une association aussi rudimentaire que possible, avait
conclu que la « secte des Martinistes » dont
parlait
Saint-Martin ne pouvait désigner que des
Elus-Coëns. M. Matter ignorait vraisemblablement qu'il n'y eu
jamais d'Elus-Coëns en Russie, mais des
Directoires de la
Stricte-Observance ; cependant, la croyance où il
était que l'
Ordre des Elus-Coëns
avait des attaches avec l'Ecole du Nord, autorisait sa supposition.
L'explication la plus vraisemblable ne
vint jamais à la pensée de M. Matter, parce que
l'auteur de l'
Histoire du
Gnosticisme et de l'
Histoire du
Mysticisme en
France au temps de Fénelon ne pouvait penser que les
idées de
Saint-Martin constituassent un système
suffisamment original pour qu'on put le désigner du mot
Martinisme,
comme on a désigné les systèmes d'un
Descartes et d'un Spinosa des mots Spinosisme et
Cartésianisme ; et, n'ayant pu attribuer ce mot à
une société issue de
Saint-Martin, il ne songeait
pas que l'on put davantage en étiqueter les idées
du théosophe, alors qu'il n'existait ni Lawisme, ni
Guyonisme, ni Salzmannisme. Mais comme ce qui ne présente
que peu d'originalité à des érudits
peut en présenter beaucoup à un milieu moins bien
informé, M. Matter eût sans doute jugé
autrement s'il avait eu connaissance de ce dont témoigne M.
de Haugwitz et que laisse entendre la précédente
note de
Saint-Martin.
En 1776, alors que
Saint-Martin, qui
venait d'écrire son premier ouvrage
Des
Erreurs et de la Vérité,
ne s'était pas encore séparé des
travaux que la loge
La Bienfaisance tenait
à
Lyon sous les auspices de la Stricte-Observance, Willermoz
jugea utile de faire connaître le livre de
Saint-Martin dans
les diverses provinces de l'Ordre. A cet effet, il en fit un service
très étendu à tous les
directoires de
ces provinces. L'ouvrage dont le service fut fait avec le plus grand
mystère excita la curiosité à un si
haut point que l'on peut dire que
Saint-Martin, dont cet ouvrage est le
plus mauvais, dut à Willermoz, la renommée qui
s'attacha brusquement à son nom, alors que tant d'ouvrages
remarquables restaient ignorés ou
méprisés. C'est ainsi que la haute
société russe, dont presque tous les membres
fréquentaient alors assidûment les loges de la
Stricte-Observance
templière, connut
Saint-Martin et se fit une sorte
de
bréviaire de son premier écrit, dans lequel,
à travers le style le plus énigmatique, on
retrouve la doctrine si ancienne et si universellement
répandue d'un bon et d'un mauvais principe, d'un ancien
état de perfection de l'espèce humaine, de sa
chute, et de la possibilité d'un retour à cette
perfection. Malheureusement, les ténèbres dont
l'auteur voilait des choses d'une si grande simplicité et le
mystère qui entourait l'envoi de son livre produisirent dans
le milieu
templier un effet très inattendu. Dans cet ouvrage
dont Kreil disait que « jamais auteur n'avait
exploité au même degré la puissance de
l'imagination, depuis longtemps découverte par Malebranche,
sur les
esprits faibles, les circonstances exceptionnelles, les
accidents et les hypothèses » ; où
Gedike et Biester démêlaient une suite de symboles
et de récits
allégoriques destinés
à retracer l'origine, les tribulations et le but de l'Ordre
des
Jésuites ; mais où Voltaire ne voyait qu'un
« archigalimatias » ; la plupart des frivoles
esprits de la cour de Catherine ÏI, jeunes et turbulents
seigneurs qu'exaltaient les
fables de la
Stricte-Observance,
virent tout autre chose que ce qui ne méritait pas tant de
mystères et de circonlocutions. Les deux principes, l'homme
et ses armures, sa lance, son poste, les nombres de sa chute et de son
rétablissement, le Grand-Œuvre, etc., dont il est
parlé dans l'ouvrage de
Saint-Martin reçurent une
interprétation toute naturelle et s'appliquèrent
désormais, non pas à l'Ordre des
Jésuites, mais à celui du
Temple, à
ses principes, à ses
ennemis, à sa chute et
à son rétablissement. On a peine à
croire quand on
lit dans Puschkin, dans Bode ou dans Gagarin, la
portée qui fut attribuée aux mots les plus
simples, à quel degré d'aberration peuvent
atteindre certains
esprits.
Folie de
sectaires que celle de ces
« chevaliers bienfaisants » trop
zélés scrutateurs du livre
Des Erreurs et de la
Vérité. Dans
leur cerveau, les idées de l'innocent Saint-Martin
revêtent les formes les plus curieuses. Certains passages
sont donnés comme faisant allusion au rôle
joué par Rosa ou par De Hund, en Allemagne, dans le
rétablissement de l'Ordre des
Templiers, à la
lutte des autorités ecclésiastiques contre les
nouveaux chevaliers, à de prétendues tentatives
de Stark pour faire tomber l'Ordre entre les mains du
clergé, à Zinnendorf, à
Schröder, à la politique suivie par les chevaliers
dans les provinces non encore rétablies dans leurs droits,
etc., etc. Chose étrange, le
mystique Haugwitz,
lui-même
[Note
de l'auteur : Il était, en 1778, chargé
d'affaires de la Stricte-Observance dans les loges de Pologne et de
Russie.], déclarait
qu'après avoir cru trouver dans le livre
Des Erreurs et de
Vérité, ce qui,
d'après sa première opinion était
caché sous les
emblèmes de l'Ordre de la
Stricte-Observance
templière, sa conviction à mesure qu'il
pénétrait plus avant dans la signification de ce
tissu ténébreux, était devenue plus
profonde, que quelque chose de tout autre nature devait se trouver dans
l'arrière-fond, et que le manteau des mystères
religieux ne servait qu'à couvrir les plans les plus
criminels (
sic).
On conçoit sans peine
l'inquiétude que purent éveiller chez Catherine
II les élucubrations de ses sujets « martinistes
» après avoir essayé de les tourner en
ridicule dans des comédies où ils
récitaient les tirades les plus tragiques pour arriver
à festoyer gaiement à la manière
pétersbourgeoise, elle chargea l'évêque
de Moscou d'examiner le livre
Des
Erreurs et de la Vérité et, l'
évêque n'ayant rien vu « sous le manteau des mystères
religieux » l'amie des Philosophes ne jugea pas à propos de s'inquiéter plus longtemps.
Il est probable que le prince Galitzin ou M. De Kachelof instruisirent
Saint-Martin de ces détails. S'il en éprouva un mécontentement suffisant pour lui faire manifester dans sa note une certaine mauvaise humeur, il se contenta de laisser à ses connaissances le soin d'éclaircir le malentendu de leurs
compatriotes. Plus tard, il en vint à regretter d'avoir écrit « dans le
feu de la première
jeunesse » et d'avoir « occasionné par là, dans les autres, des mouvements
faux qu'ils n'auraient pas eus sans cela »
[Note de l'auteur : Il est certain que les sujets dans lesquels se cantonnait Saint-Martin ne demandaient pas à être traités dans un style trop obscur. En 1797, le baron de Liebisdorf conjurait encore son ami d'écrire avec plus de clarté : « Les profanes, disait-il, ne vous liront point que vous soyez clair ou obscur, étendu ou serré. Il n'y a que les hommes de désir qui vous liront et profiteront de votre lumière : donnez-la leur aussi pure que possible et aussi dévoilée que possible ». Chose curieuse, M. Papus qui a cru devoir faire de ces lignes l'épigraphe d'un récent libelle contre la Franc-Maçonnerie, les a attribuées à Saint-Martin.] ; et, après ses plaintes à Willermoz, après sa séparation des chevaliers de
La Bienfaisance de
Lyon et sa démission de l'Ordre intérieur de la
Stricte-Observance rectifiée, il lui arriva sans doute plusieurs fois de protester comme il le fait dans la lettre ci-dessous à la date du 05 août 1798
[Note de l'auteur : Cette lettre devait trouver place dans le cours de ce travail et nous aurait sans doute abrégé notre tâche ; mais, l'autorisation de la reproduire nous étant parvenue un peu tardivement, nous avons dû écrire la présente Notice sans tenir compte d'un document qui ne fait d'ailleurs que ratifier ce que nous croyons avoir clairement établi.].