C'est ainsi qu'une scission ne tarda pas à se produire dans
l'Ordre que Martinès avait si péniblement organisé ; certains
disciples restant très attachés à tout ce que leur avait
enseigné le Maître, tandis que d'autres, entraînés par
l'exemple de
Saint-Martin, abandonnaient la pratique active pour suivre la voie
incomplète et passive du
mysticisme.
La plupart des
Elus-Coëns, placés entre
la réforme négative préconisée par
Saint-Martin, et
les compromissions de Willermoz avec la
Stricte-Observance templière,
se découragèrent et se replacèrent sous leurs anciennes obédiences. Ainsi firent ceux de l'Orient de La
Rochelle dont la
patente constitutive n'est pas ratifiée au delà de 1776 ; ainsi firent ceux des orients de
Libourne, de
, etc.
Le
duc de
Chartres, lors du voyage triomphal qu'il entreprit
dans le midi de la France, fut reçu avec de grands honneurs par les
Directoires.
Il visita loges et chapitres, et posa à
Bordeaux la première pierre
du nouveau temple de
La Française. Ces manifestations étaient
une suite de la diplomatie des quatre
Directoires français, que menaient
activement Bacon de la Chevalerie, Willermoz, l'abbé
Rozier, Prothière
et quelques autres. Les opérations de ces
frères, bien que rendues
difficiles par le régime étranger des
directoires, régime
en opposition avec les lois nationales de la Maçonnerie, qui prononcent
l'irrégularité contre toutes les loges constituées sous des
obédiences étrangères, avaient eu l'année précédente un commencement de succès.
Le Grand Président de la
Chambre des Provinces du
Grand Orient, l'abbé
Rozier, avait réussi à faire accepter
l'examen des propositions d'union présentées par les
directoires
templiers. Une commission composée des
frères De
Méry d'Arcy,
d'
Arcambal et Guillotin avait été nommée le 4
février
1775 pour examiner ces propositions d'union qui furent rédigées
le 24 avril. On y disait « qu'il était de la justice du Grand Orient
d'adopter ce traité parce que les droits de suprématie du Grand
Orient lui étaient conservés, l'alliance étant proposée
par les
Directoires, lesquels se rendaient tributaires du Grand Orient. »
Mais on insérait au traité que « les
Directoires conserveraient
l'administration de leur
rite et dé leur régime tout en ayant le
droit de se faire représenter par des députés qui jouiraient
de tous les droits et prérogatives des autres loges. » Ce traité
fut scellé en 1776 par le voyage du Grand-Maître du Grand Orient,
le
duc de
Chartres.
Cependant, les protestations ne se firent pas attendre. Comme
les loges de la correspondance du Grand Orient n'avaient pas été
consultées, un grand nombre d'entre elles déclarèrent que
le Grand Orient n'était pas autorisé à conclure ce traité.
Elles alléguaient des faits graves contre !a plupart des membres des
Directoires,
montrant que ces membres n'étaient que des ambitieux, des transfuges et
des déserteurs du
rite français, qui avaient essuyé les refus
constants des loges régulières. Elles prétextaient surtout
qu'il ressortait du traité que les
Directoires deviendraient
juges du Grand
Orient dont les loges ne pourraient jamais juger la
Stricte-Observance.
La Grande Loge de
Lyon, notamment, excita un violent orage au sein du Grand Orient.
Son député, l'abbé
Jardin, y donna lecture d'un mémoire
extrêmement violent contre les
Directoires templiers et dirigé contre
le Grand Orateur, Bacon de la Chevalerie, qu'il dénoncait comme favorisant
la politique de la
Stricte-Observance au détriment du
Grand Orient.
Mais il avait affaire à plus fort que lui. Bacon de
la Chevalerie para le coup en faisant déférer le
jugement au Grand-Maître
lui-même, le
duc de
Chartres, qui signa, le 1er avril 1778, un décret
par lequel il déclarait la Grande Loge de
Lyon rayée de la correspondance
du
Grand Orient, si elle ne se rétractait dans un délai de
quatre-vingt-un
jours, suspendait l'abbé
Jardin de toute fonction maçonnique
pendant quatre-vingt-un mois, et ordonnait la
destruction par le
feu de tous les
mémoires et pièces concernant cette affaire
[Note de l'auteur
: Ces documents échappèrent à la destruction grâce
aux Philalèthes dans les archives desquels ils figurent encore.
Nous les publierons si cela est nécessaire.].
A ces mesures arbitraires, la Grand Loge de
Lyon répondit
qu'elle s'était décidée à agir par elle-même,
parce que huit lettres où elle consignait les renseignements pris a Londres
et à Berlin sur les
Directoires de la
Stricte-Observance avaient
été laissées sans réponse par le grand Président
de la
Chambre des Provinces, l'abbé
Rozier.
Bien que les intrigues des partisans de la
Stricte-Observance
fussent évidentes, la Grande Loge de
Lyon se soumit. Mais cette affaire
fut le signal d'une nouvelle campagne contre les
Directoires templiers, qui fut
menée très secrètement par un parti de maçons fort
au courant de la politique de ces
Directoires :
les Philatèthes.
Ces maçons, dont la plupart avaient été
membres fondateurs du
Grand Orient de France, inquiets des menées
de la
Stricte-Observance dans le Grand Orient, établirent en 1773
un régime qu'ils opposèrent au régime
templier. Ce fut le
régime des Philalèthes ou des Amis de la Vérité.
Ce régime adopta la politique de la
Stricte-Observance : restant
en excellents termes avec le Grand Orient, dont tous ses membres faisaient partie,
il n'admettait dans ses chapitres secrets aucun officier du Grand Orient qui ne
fût lié au régime des
Philatèthes. Une vingtaine
de loges acceptèrent ce régime dont le directeur était le
marquis Savalette de Langes, conseiller du roi, garde du Trésor Royal,Grand-Maître
des cérémonies du Grand Orient de France, et
Vénérable
de la loge des
Amis réunis, centre du régime.
Le régime des
Philalèthes, très soigneusement
recruté, comprenait presque tous les
frères du Grand Orient instruits
dans les sciences maçonniques. Ce fut « la brillante pléiade
des
Philalèthes », dans laquelle comptaient le savant Court de Gébelin,
célèbre par son gigantesque ouvrage
Le
Monde primitif comparé avec le Monde moderne, et secrétaire
et député de la loge des
Neuf-Surs ; Duchanteau, hébraïsant
et kabbaliste, auteur d'un immense
calendrier magique, et qui devait mourir des
suites d'une expérience alchimique faite dans la loge des
Amis réunis
; l'alchimiste
Clavières, plus tard ministre des finances ; le
baron de
Gleichen, auteur du
Traité des hérésies
métaphysiques, ministre
plénipotentiaire de Danemark,
et secrétaire du régime des
Philalèthes pourla langue allemande
; le président De
Héricourt ; le
marquis de Chefdebien, secrétaire
du régime, pour la langue française ; le vicomte de
Tavannes, astrologue
habile ; Quesnay de
Saint-Germain, conseiller à la cour des aides et savant
dans l'art magnétique ; l'archéologue Lenoir, un des fondateurs
du régime ; De Chompré ; Roëttiers de Montaleau, maître
des comptes et plus tard grand
Vénérable du
Grand-Orient ; les princes
Louis et Frédéric de
Hesse ; et aussi, plus tard, Randon de
Lucenay
et Gillet de Lacroix, physionomistes et graphologues ; le comte Alexandre de Stroganoff,
chambellan de l'
impératrice de Russie, premier
Expert du
Grand-Orient et
ex-membre du
Directoire de
Strasbourg ; De Beyerlé, conseiller au parlement
de
Nancy, ancien membre du
prieuré de
Metz, commandeur de la
Stricte-Observance
et un de ceux qui démasquèrent cet Ordre au convent de Wilhelmsbad,
etc., etc.
[Note de l'auteur : C'est au régime
des Philalèthes que Saint-Martin a emprunté le titre de Philosophe
Inconnu dont il a signé ses deux premiers ouvrages ; mais il ne fit
jamais partie de ce régime.].
Ainsi que nous l'avons déjà dit, les
frères
Philalèthes avaient pris une part importante à la constitution
du
Grand-Orient. Leur propre président, Savalette de Langes, avait
remis au
duc de Luxembourg, en séance du 24 mai 1773, la lettre par laquelle
Chaillon de Jonville, ancien Substitut général du
feu comte de
Clermont,
reconnaissait le Grand-Maître et l'administrateur général
dans leurs nouvelles fonctions, et demandait des
lettres patentes de Substitut
honoraire. Tous les
Philalèthes dépendaient du
Grand-Orient
pour les trois premiers degrés et pratiquaient en sus un système
de neuf autres degrés : Elu, Ecossais, Chevalier d'Orient, Rose-Croix,
Chevalier du temple,
Philosophe Inconnu, Sublime Philosophe,
Initié et
Philalèthe. Leur régime était tout l'opposé de celui
de la
Stricte Observance templière et très analogue à
celui des
Elus Coëns. Il laissait à ses membres la plus grande
liberté d'examen, reconnaissait l'égalité de tous les degrés
dans l'administration des loges
symboliques, ne tenait aucun compte des distinctions
purement nobiliaires, et soutenait l'unité administrative des
rites et
l'
hégémonie des maçons français.
C'est pourquoi les
Philalèthes entreprirent
de neutraliser l'
influence des membres et des officiers du
Grand-Orient, affiliés
à la
Stricte-Observance [Note de l'auteur
: Rebold s'est mépris sur l'attitude des Philalèthes à l'égard
du Grand-Orient : il a cru que les Philalèthes étaient ennemis du
Grand-Orient. Jouaust a combattu cette opinion et a mieux compris la question
en montrant que les Philalèthes, comme les Elus-Coëns, étaient
opposés au système templier et qu'ils le firent réformer
au couvent de Lyon en 1778.], et, puisque les
Directoires étaient
parvenus à pénétrer au
Grand-Orient, d'absorber ou de détruire ces
Directoires.