CHAPITRE XXIV
La vie intérieure de Saint-Martin. Sa lutte entre la philosophie critique et la spéculation mystique.
Les grandes ambitions du mysticisme et de la théosophie : Les lumières et les révélations extraordinaires.
Saint-Martin n'est pas simplement un des types de cette haute moralité qui est la grande aspiration comme elle est le grand devoir de l'espèce humaine, c'est un des types de la moralité la plus ambitieuse qui se trouve dans l'histoire : il aspire à la sainteté, au nom de la philosophie comme au nom de la religion.
« Depuis que j'existe et que je pense, nous dit-il dans son
Portrait (1050), je n'ai eu qu'une seule idée, et tout mon vu est de la conserver jusqu'au tombeau ; ce qui fait que ma dernière heure est le plus ardent de mes désirs et la plus douce de mes espérances. »
Il ne faut pas prendre cette belle prose pour de la
poésie, c'est de l'
idéalité, il est vrai, mais de l'
idéalité sérieuse. Et c'est cette
idéalité qui donne à la vie de
Saint-Martin un cachet qui ne passe pas, qu'on y trouvera toujours, qu'on n'en effacera jamais et qui ne se rencontre à ce degré dans nulle autre vie contemporaine.
Ce cachet, il faut bien le dire, tient essentiellement au
mysticisme, à la
théosophie, à la
théurgie elle-même. Il faut donc, pour nous en rendre raison, examiner cette vie sous le point de
vue de ces aspirations et de ces tendances, de tout cet ensemble d'avantages, de dons spirituels et de moyens extraordinaires, qui ne sont que des prétentions pour le sceptique, mais qui sont les plus grandes des réalités, si ce n'est les seules, pour l'
initié et même pour le simple
adepte.
Il ne peut point entrer dans ma pensée de juger, à propos de la vie d'un seul, tout le
mysticisme, toute la
théosophie et toute la
théurgie. Ce qui seul doit être mon dessein, c'est d'apprécier le rôle que ces trois puissances ont joué dans cette vie, autant que me le permettra la variabilité de la pensée de celui qui m'occupe, pensée humaine sans doute, très imparfaite et très personnelle, mais pensée hardie, généreuse et pure, pensée que j'aime, et à qui je ne mesure pas mes respects aux sévères exigences d'une critique absolue, sachant bien qu'on n'est jamais assez juste, même pour l'homme le meilleur, quand on n'est pas trop bienveillant.
Le
mysticisme allant au delà de la science positive et de la spéculation rationnelle, a tout autant de formes diverses qu'il y a de
mystiques éminents. Mais sous toutes ses formes il a deux ambitions qui sont les mêmes : celle d'arriver dans ses études métaphysiques jusqu'à l'intuition, et dans ses pratiques morales jusqu'à la perfection. La science la plus haute et la moralité la plus haute, voilà en deux mots ce qu'il cherche, ce qu'il a la volonté bien arrêtée de conquérir, et la prétention,
sinon d'enseigner, car ses conquêtes ne s'enseignent guère, du moins de laisser entrevoir.
Ni l'une ni l'autre de ces prétentions ne doivent d'ailleurs nous surprendre ; les
mystiques ne reconnaissent pas les lois ordinaires de la critique, ni les limites où elles renferment la raison.
La première des deux, l'ambition de la science la plus haute, n'est pas seulement dans la nature de l'homme, c'est sa nature même. Elle est aussi ancienne que lui, et elle sera aussi perpétuelle que lui.
La seconde, la prétention d'arriver à la moralité la plus haute, n'est pas la nature de l'homme, mais elle est évidemment dans sa nature. Elle lui répugne et elle l'effraye, cela est vrai. Mais elle est pourtant faite pour lui, soit qu'elle ait été sa condition première, comme le veulent presque toutes les
religions de la terre, et la plus parfaite de toutes avec plus d'insistance qu'aucune autre ; soit qu'elle doive être sa condition dernière, comme le veulent toutes les philosophies qui méritent nos
hommages.
Rien de plus naturel, par conséquent, que l'une et l'autre de ces ambitions dans les aspirations du
mysticisme : le
mysticisme tient ces deux
idéalités de l'humanité elle-même, et l'humanité les tient de qui elle tient tout.
Mais n'est-ce pas là dire en d'autres termes, que ces deux ambitions sont tout ce qu'il y a de plus légitime, et qu'elles seules, ou plutôt que les
mystiques seuls, sont dans le vrai ?
Non, car il est juste de distinguer une aspiration naturelle et régulièrement cultivée d'une
exaltation surnaturelle ou illogiquement développée.
En effet, tout
mystique se distingue de l'homme qui ne l'est pas, de celui dont la science et la moralité suivent les règles communes de la
religion et les lois universelles de la raison, à ce point qu'on peut dire bien nettement qu'il est un autre homme. S'il n'a pas d'autres tendances, ni un autre but, il a d'autres dons, se crée d'autres rapports, vit dans une autre région et appartient à un autre ordre de choses. Autant que l'
initié des temps anciens se distinguait du
profane, ou l'
épopte du vulgaire, autant le philosophe
mystique se distingue du philosophe critique.
Ce n'est pas tout. Le
mystique se confond aisément avec le théosophe, le théosophe quelquefois avec le théurgiste, et tous les trois fraternisent volontiers avec l'inspiré, avec le prophète, avec le clairvoyant, avec le thaumaturge. Sans doute en
étymologie, c'est-à-dire dans la simple définition des termes, ou en théorie, quand il s'agit d'élucidation philosophique, les diverses classes de ces privilégiés se distinguent ; mais en pratique leurs nuances se confondent. Et s'il n'y a pas même de ligne de démarcation entre les régions hautes auxquelles je me borne ici, tout est promiscuité dans les régions basses auxquelles mon dessein bien arrêté est de ne pas
toucher. Dans les divers groupes de mon ressort les privilégiés se rencontrent si communément que presque tous sont d'accord sur les croyances et sur les traditions fondamentales que voici :
1. Lumières ou révélations extraordinaires ;
2. Communication avec des êtres supérieurs, manifestation de la part de ceux-ci sous des formes variées et sous des noms divers ;
3. Faveurs ordinaires et extraordinaires ; états d'extase, et de ravissement ;
4. Dons miraculeux de prophétie, de clairvoyance et de guérison ;
5. Développement hors ligne des facultés physiques ;
6. Même développement des facultés intellectuelles et morales.
On le voit, ce riche ensemble, si la possession en était bien assurée aux
mystiques, formerait un groupe de dons et de privilèges réels, les constituerait en une classe d'êtres ou en une humanité à part ; et loin de contester un seul de ces dons avec la moindre obstination, certes, ce serait le cas, alors, de courir, les mains suppliantes, vers les
sanctuaires où se cache le dépôt de tous.
Mais qu'en est-il en réalité ?
Trancher la question par une négation ou une affirmation, ne serait ni sage ni utile, et telle n'est pas ici notre mission. Nous n'avons que celle d'examiner le rôle que ces dons extraordinaires jouent dans la vie et dans la pensée du plus
illustre des
mystiques modernes. Or, cette uvre n'est ni difficile ni ingrate.
Saint-Martin est sans doute très réservé, comme il convient en ces graves matières, mais il est très loyal, et s'il est très
mystique, il est aussi très sincère.
C'est d'abord ici un fait général : moins le
mystique, le théosophe ou l'inspiré, le privilégié en un mot, a de valeur personnelle, plus il affecte de prétentions et met d'apprêts, c'est-à-dire de voiles, à son discours ; qu'au contraire plus il a de lumières, de
goût et de raison, plus il est simple, humble et droit.
C'est un second fait général, que le nombre des phénomènes qu'on allègue à l'appui des plus grandes ambitions est immense ; mais qu'il y a pour la saine critique, la critique la plus impartiale et la mieux disposée à reconnaître ce qui doit être accepté, des difficultés
extrêmes à saisir les faits dans leur primitive simplicité et dans leur côté positif.
C'est un troisième fait général, que les
mystiques sincères et les théosophes éminents font peu de cas de tout ce qui est phénomène extérieur, si extraordinaire qu'il soit, et ne visent, du moins les plus avancés, qu'à une seule chose. Or cette seule chose, c'est ce que la philosophie appelle le perfectionnement moral, ce que la
religion appelle l'uvre de la sanctification, et ce qu'ils appellent d'ordinaire la régénération ou la réintégration de l'homme en son état primitif.
Saint-Martin, celui de tous qui avait à la fois les plus hautes prétentions en métaphysique et la plus haute ambition en morale, est aussi celui de tous qui paraît faire le moins de cas des phénomènes traditionnels et des pompes mystagogiques. Et néanmoins sa vie intérieure tout entière est dominée par la
théosophie traditionnelle, les plus fortes croyances et les plus ferventes aspirations du
mysticisme. Entre lui et Fénelon, qui reste aussi près de l'
Evangile que possible et qu'il cite aussi peu que madame Guyon, il y a un abîme. Aussi une grande part de l'intérêt qui s'attache à sa vie est due à la lutte qui ne cesse de s'y révéler, comme malgré lui, entre sa pensée philosophique et sa pensée
mystique, puis entre sa pensée
mystique et sa pensée
théosophique. S'il est un homme dans les aveux duquel il soit intéressant de suivre une à une, d'abord, les prétentions d'une
mysticité qui veut s'arrêter à la juste limite, ensuite les prétentions d'une
théosophie qui s'enivre à la
vue de la grandeur divine et qui pousse ce sentiment jusqu'à l'
exaltation, c'est lui. Si donc, tout examen fait, de ses nobles aveux et de ses aspirations énergiques, constantes et souvent parfaitement éclairées, nous n'arrivons pas à une solution du problème que présente la prétention générale des
mystiques et des théosophes à des états privilégiés, au moyen de l'opinion précise que nourrit
Saint-Martin sur ces états, la solution du problème sera,
sinon impossible, du moins fort difficile. Et il me paraît qu'elle devra être ajournée pour un long temps encore. Car les siècles sont peu prodigues de ces rares
esprits, si croyants, si lucides et si droits, dont
Saint-Martin est un des types accomplis.
En effet, s'il est pour moi une chose évidente, c'est que
Saint-Martin ne voyait pas beaucoup plus clair en lui-même que nous n'y voyons après ses confidences.
Digne de toutes sortes de dons, le théosophe ne s'en attribue bien nettement aucun. Et d'abord qui, plus que lui, était appelé, par toutes ces qualités, à la première des faveurs dont les
mystiques nous assurent que l'humanité ne cesse d'être en possession et en jouissance, j'entends les
révélations extraordinaires ?
Saint-Martin n'affiche cependant pas de révélations de ce genre. Il était trop
religieux pour s'attribuer, soit l'inspiration prophétique, soit l'inspiration
apostolique.
Et si l'on pensait qu'il était trop peu de son
Eglise, trop philosophe pour vouloir s'attribuer des révélations semblables à celles de sainte Brigitte ou de sainte Thérèse ; qu'il faut le prendre davantage dans son domaine, et qu'il a pu se flatter d'être un des favorisés dans la classe des
mystiques qui aiment à se nourrir des plus hautes révélations métaphysiques, on se tromperait encore. Sous ce point de
vue encore il était trop philosophe et trop de son siècle pour vouloir s'assimiler à Jane Leade et à Jacques Bhme qui écrivent, pour ainsi dire, sous la dictée du
ciel. En effet, si la première a rempli toute une série de volumes des visions, des inspirations et des révélations qui étaient venues s'imposer à son
esprit ; et si le second s'est cru, non pas précisément dans un état d'illumination permanente, mais appelé de temps à autre à mettre par écrit ce qui lui était inspiré (son traité de l'Incarnation, par exemple), jamais
Saint-Martin n'eut l'idée de les imiter en ceci le moins du monde. Loin de là, ses amis d'Angleterre et de
Suisse avaient beau lui parler des révélations de Jane Leade, jamais il ne voulut s'en préoccuper ; et quelque culte qu'il eût pour Jacques Bhme, jamais il ne voulut admettre sérieusement ses prétentions à l'inspiration.
Cette attitude prise vis-à-vis des quatre ordres de révélation qui semblent épuiser les nuances de la théopneustie exceptionnelle, est-elle celle d'un critique
rationaliste ?
Non.
Saint-Martin ne s'attribua jamais ni révélations ni inspirations, et pourtant il se sentait en jouissance de dons très analogues.
Ce qu'il sentait, était-ce cette révélation naturelle ou cette inspiration commune à toutes les intelligences inférieures qui sont illuminées par l'intelligence suprême, comme les globes du système solaire sont illuminés par celui qui est leur commun centre d'attraction et qui en est le
feu, la lumière, la source de la vie, puisqu'il est celle de leur mouvement et de leur
animation ?
Cette révélation-là, il pouvait l'admettre en pur
rationaliste. Car il en est une que peut reconnaître tout philosophe. Il se fait dans tout
esprit humain une série permanente d'intuitions, internes ou externes ; il s'y présente sans cesse des idées et s'y opère des débats d'après des lois que nous n'avons pas faites. Il nous est donné des vérités dont nous ne sommes pas les créateurs, et qui viennent d'une source dont nous ne connaissons pas l'origine. Or, cette source, ces vérités et ces lois étant universelles, absolues, suprêmes, il est évident qu'elles ne peuvent nous arriver que du suprême. C'est donc ici l'induction la plus légitime possible, puisqu'elle est forcée, que, de même que dans le monde matériel toute lumière vient à notre il du
soleil central et par conséquent est une, de même dans le monde spirituel toute vérité est une et vient à notre
esprit de l'
esprit suprême. De là il résulte évidemment aussi que toute intelligence normale est dans un état d'inspiration ou de révélation permanente, dans un état à ce point merveilleux ou inconcevable que quiconque demande un miracle plus grand que celui-là ne sait ce qu'il dit, et que quiconque refuse d'y croire ne sait ce qu'il fait.
Est-ce là ce qu'admet
Saint-Martin ? est-ce cette révélation naturelle ?
Sans nul doute. Mais il y ajoute quelque chose de plus, de très particulier, de tout individuel : car nul ne s'est jamais cru le favori de
Dieu à un plus haut degré que lui. Seulement n'allons pas plus loin qu'il ne l'a fait lui-même.
Ainsi, l'on a dit que sa
théologie reposait sur
une révélation personnelle, qu'il n'y a pas
un dogme de religion révélée ou naturelle que cet esprit hardi n'ait touché à sa manière. La seconde de ces assertions est fondée. Mais en cela
Saint-Martin n'exerçait qu'un droit commun, droit
sinon de foi, du moins de raison. Quant à la première de ces assertions, qui a plus de portée, je n'en trouve pas de preuves.
Saint-Martin s'assimile aux prophètes et aux apôtres, cela est vrai, et c'est trop sans doute, mais c'est pour les uvres seulement qu'il se lance dans ce parallèle ; ce n'est pas pour la théopneustie. Il s'attribue des lumières spéciales sur chaque dogme, cela est encore vrai ; mais c'est de ses maîtres ou de la bénédiction divine qu'il tient ces lumières, nous dit-il. Jamais il n'affecte des prétentions à une théopneustie miraculeuse, qui aurait pour but de développer ou de modifier d'anciens dogmes, et encore moins celui d'en établir de nouveaux.
Toutefois,
Saint-Martin est bien convaincu qu'une voix d'en haut, « venue du Verbe jaloux des affections qui lui sont dues, des affections exclusives de
Saint-Martin ; » se charge de l'instruire de ses desseins et de ses sentiments. Cette voix vient l'arrêter au moment où, à
Toulouse, il va contracter une alliance avec quelque chose qui est de ce monde, cela est vrai ; mais ce n'est que d'un
mariage, ce n'est pas d'un dogme qu'il s'agit ; c'est un avertissement et non pas une révélation qui lui est donnée. Il y a loin de cette preuve d'affection venue d'en haut à une illumination ; un fait de direction n'est pas un enseignement.
Toutefois, rien ne saurait établir plus nettement que cet avis l'intimité des rapports, les habitudes de la communication et l'élévation du rang. C'est à tout cela que tient
Saint-Martin, et sur ce domaine où le sentiment
mystique est le seul
juge écouté, il ne faut pas même essayer une réfutation. Il n'y a pas là d'argument possible, il n'y a pas d'
acier qui morde sur ce porphyre.
Saint-Martin vise plus haut encore.