CHAPITRE LXII
Je suppose qu'il devait être alors dix heures du soir. Le premier de mes sens qui fonctionna après ce dernier assaut fut le sens de l'
ouïe. J'entendis presque aussitôt, car ce fut acte d'audition véritable, j'entendis le silence se faire dans la galerie, et succéder à ces mugissements qui, depuis de longues heures, remplissaient mes oreilles. Enfin ces paroles de mon oncle m'arrivèrent comme un murmure :
« Nous montons !
Que voulez-vous dire ? m'écriai-je.
Oui, nous montons ! nous montons ! »
J'étendis le bras ; je touchai la muraille ; ma main fut mise en sang. Nous remontions avec une extrême rapidité.
« La torche ! la torche ! » s'écria le professeur.
Hans, non sans difficultés, parvint à l'allumer, et, bien que la
flamme se rabattît de haut en bas, par suite du mouvement ascensionnel,
elle jeta assez de
clarté pour éclairer toute la scène.
« C'est bien ce que je pensais, dit mon oncle. Nous sommes dans un puits étroit, qui n'a pas quatre
toises de diamètre. L'
eau, arrivée au fond du
gouffre, reprend son niveau et nous monte avec elle.
Oui.
Je l'ignore, mais il faut se tenir prêts à tout événement. Nous montons avec une vitesse que j'évalue à deux
toises par secondes, soit cent vingt
toises par minute, ou plus de trois
lieues et demie à l'heure. De ce train-là, on fait du chemin.
Oui, si rien ne nous arrête, si ce puits a une issue ! Mais s'il est bouché, si l'
air se comprime peu à peu sous la pression de la colonne d'
eau, si nous allons être écrasés !
Axel, répondit le professeur avec un grand calme, la situation est presque désespérée, mais il y a quelques chances de salut, et ce sont celles-là que j'examine. Si à chaque instant nous pouvons périr, à chaque instant aussi nous pouvons être sauvés,
Soyons donc on mesure de profiter des moindres circonstances.
Mais que faire ?
Réparer nos
forces en mangeant. »
A ces mots, je regardai mon oncle d'un il hagard. Ce que je n'avais pas voulu avouer, il fallait enfin le dire.
« Manger ? répétai-je.
Oui, sans retard. »
Le professeur ajouta quelques mots en
danois.
Hans secoua la tête.
« Quoi ! s'écria
mon oncle, nos provisions sont perdues ?
Oui, voilà ce qui reste
de vivres ! un morceau de viande sèche pour nous trois !
»
Mon oncle me regardait sans vouloir
comprendre mes paroles.
« Eh bien ! dis-je,
croyez-vous encore que nous puissions être sauvés
? »
Ma demande n'obtint aucune
réponse.
Une heure se passa. Je
commençais à éprouver une faim
violente. Mes
compagnons souffraient aussi, et pas un de nous n'osait
toucher à ce misérable reste d'aliments.
Cependant nous montions toujours avec
rapidité ; parfois l'
air nous coupait la respiration comme
aux aéronautes dont l'ascension est trop rapide. Mais si
ceux-ci éprouvent un froid proportionnel à mesure
qu'ils s'élèvent dans les couches
atmosphériques, nous subissions un effet absolument
contraire. La
chaleur s'accroissait d'une inquiétante
façon et devait certainement atteindre quarante
degrés.
Que signifiait un pareil changement ?
Jusqu'alors les faits avaient donné raison aux
théories de Davy et de Lidenbrock ; jusqu'alors des
conditions particulières de roches réfractaires,
d'électricité, de
magnétisme avaient
modifié les lois générales de la
nature, en nous faisant une température
modérée, car la théorie du
feu central
restait, à mes yeux, la seule vraie, la seule explicable.
Allions-nous donc revenir à un milieu où ces
phénomènes s'accomplissaient dans toute leur
rigueur et dans lequel la
chaleur réduisait les roches
à un complet état de
fusion ? Je le craignais, et
je dis au professeur :
« Si nous ne sommes pas
noyés ou brisés, si nous ne mourons pas de faim,
il nous reste toujours la chance d'être
brûlés vifs. »
Il se contenta de hausser les
épaules et retomba dans ses réflexions.
Une heure s'écoula. Et,
sauf un léger accroissement dans la température,
aucun incident ne modifia la situation. Enfin mon oncle rompit le
silence.
« Voyons, dit-il, il faut
prendre un parti.
Prendre un parti ?
répliquai-je.
Oui. Il faut réparer nos
forces, si nous essayons, en ménageant ce reste de
nourriture, de prolonger notre existence de quelques heures, nous
serons faibles jusqu'à la fin.
Oui, jusqu'à la fin, qui
ne se fera pas attendre.
Eh bien ! qu'une chance de salut se
présente, qu'un moment d'action soit nécessaire,
où trouverons-nous la
force d'agir, si nous nous laissons
affaiblir par l'inanition ?
Eh ! mon oncle, ce morceau de viande
dévoré, que nous restera-t-il ?
Rien, Axel, rien ; mais te
nourrira-t-il davantage à le manger de tes yeux ? Tu fais
là les raisonnements d'homme sans volonté, d'un
être sans énergie !
Ne
désespérez-vous donc pas ? m'écriai-je
avec irritation.
Non ! répliqua fermement
le professeur.
Quoi ! vous croyez encore
à quelque chance de salut ?
Oui ! certes oui ! et tant que son
cur bat, tant que sa chair palpite, je n'admets pas qu'un
être doué de volonté laisse en lui
place au désespoir. »
Quelles paroles ! L'homme qui les
prononçait en de pareilles circonstances était
certainement d'une trempe peu commune.
« Enfin, dis-je, que
prétendez-vous faire ?
Manger ce qui reste de nourriture
jusqu'à la dernière miette et réparer
nos
forces perdues. Ce repas sera notre dernier, soit ! mais au moins,
au lieu d'être épuisés, nous serons
redevenus des hommes.
Eh bien ! dévorons !
» m'écriai-je.
Mon oncle prit le morceau de viande et
les quelques biscuits échappés au naufrage ; il
fit trois portions égales et les distribua. Cela faisait
environ une livre d'aliments pour chacun. Le professeur mangea
avidement, avec une sorte d'emportement fébrile ; moi, sans
plaisir, malgré ma faim, et presque avec
dégoût ;
Hans, tranquillement,
modérément, mâchant sans bruit de
petites bouchées et les savourant avec le calme d'un homme
que les soucis de l'avenir ne pouvaient inquiéter. Il avait,
en furetant bien, retrouvé une gourde à demi
pleine de genièvre ; il nous l'offrit, et cette bienfaisante
liqueur eut la
force de me ranimer un peu.
«
Förträfflig ! dit
Hans en buvant à son
tour.
Excellent ! » riposta mon
oncle.
J'avais repris quelque espoir. Mais
notre dernier repas venait d'être achevé. Il
était alors cinq heures du matin.
L'homme est ainsi fait, que sa
santé est un effet purement négatif ; une fois le
besoin de manger satisfait, on se figure difficilement les horreurs de
la faim ; il faut les éprouver, pour les comprendre. Aussi,
au sortir d'un long jeûne, quelques bouchées de
biscuit et de viande triomphèrent de nos douleurs
passées.
Cependant, après ce repas,
chacun se laissa aller à ses réflexions. A quoi
songeait
Hans, cet homme de l'extrême Occident, que dominait
la résignation
fataliste des Orientaux ? Pour mon compte,
mes pensées n'étaient faites que de souvenirs, et
ceux-ci me ramenaient à la surface de ce globe que je
n'aurais jamais dû quitter. La maison de
König-strasse, ma pauvre Graüben, la bonne Marthe,
passèrent comme des visions devant mes yeux, et, dans les
grondements lugubres qui couraient à travers le massif, je
croyais surprendre le bruit des cités de la terre.
Pour mon oncle, « toujours
à son affaire », la torche à la main,
il examinait avec attention la nature des terrains ; il cherchait
à reconnaître sa situation par l'observation des
couches superposées. Ce calcul, ou mieux cette estime, ne
pouvait être que fort approximative ; mais un savant est
toujours un savant, quand il parvient à conserver son
sang-froid, et certes, le professeur Lidenbrock possédait
cette qualité à un degré peu
ordinaire.
Je l'entendais murmurer des mots de la
science
géologique ; je les comprenais, et je
m'intéressais malgré moi à cette
étude suprême.
« Granit éruptif,
disait-il ; nous sommes encore à l'époque
primitive ; mais nous montons ! nous montons ! Qui sait ? »
Qui sait ? Il espérait
toujours. De sa main il tâtait la paroi verticale, et,
quelques instants plus tard, il reprenait ainsi :
« Voilà les gneiss ! voilà les micaschistes ! Bon ! à bientôt les terrains de l'époque de transition, et alors... »
Que voulait dire le professeur ? Pouvait-il mesurer l'épaisseur de l'écorce terrestre suspendue sur notre tête ? Possédait-il un moyen quelconque de faire ce calcul ? Non. Le manomètre
lui manquait, et nulle estime ne pouvait le suppléer.
Cependant la température s'accroissait dans une forte proportion et je me sentais baigné au milieu d'une atmosphère brûlante. Je ne pouvais la comparer qu'à la
chaleur renvoyée par les
fourneaux d'une fonderie à l'heure des coulées. Peu à peu,
Hans, mon oncle et moi, nous avions dû quitter nos vestes et nos gilets ; le moindre vêtement devenait une cause de malaise, pour ne pas dire de souffrances.
« Montons-nous donc vers un foyer incandescent ? m'écriai-je, à un moment où la
chaleur redoublait.
Non, répondit mon oncle, c'est impossible ! c'est impossible !
Cependant, dis-je en tâtant la paroi, cette muraille est brûlante ! »
Au moment où je prononçai ces paroles, ma main ayant effleuré l'
eau, je
dus la retirer au plus vite.
« L'
eau est brûlante ! » m'écriai-je.
Le professeur, cette fois, ne répondit que par un geste de colère.
Alors, une invincible épouvante s'empara de mon cerveau et ne le quitta plus. J'avais le sentiment d'une catastrophe prochaine, et telle que la plus
audacieuse imagination n'aurait pu la concevoir. Une idée, d'abord vague, incertaine, se changeait en certitude dans mon
esprit. Je la repoussai, mais elle revint avec obstination. Je n'osais la formuler. Cependant quelques observations involontaires
déterminèrent ma conviction ; à la lueur douteuse de la torche, je remarquai des mouvements désordonnés dans les couches granitiques ; un
phénomène allait évidemment se produire, dans lequel l'électricité jouait un rôle ; puis cette
chaleur excessive, cette
eau bouillonnante !... Je résolus d'observer la boussole.
Elle était affolée !