LIVRE TROISIÈME
Le Mystère sacerdotal ou l'Art de se faire servir par les esprits
CHAPITRE XIII : La Fascination
L'
Eglise condamne et doit condamner la magie parce
qu'elle s'en est appoprié le monopole. Les
forces occultes que
les anciens mages employaient pour tromper et asservir les multitudes,
elle doit s'en servir pour éclairer progressivement les
esprits
et travailler à l'affranchissement des
âmes par la hiérarchie
et la moralité.
Elle le doit sous peine de mort, mais nous avons
déjà dit qu'elle est immortelle et que la mort apparente
ne peut être pour elle qu'un travail régénérateur
et une
transfiguration.
Parmi les
forces dont elle dispose et dont on peut
faire usage, soit pour le bien soit pour le mal, il faut compter au
premier rang la puissance de la fascination.
Faire croire l'impossible, faire voir l'invisible,
faire
toucher l'insensible en exaltant l'imagination et en hallucinant
les sens, s'emparer ainsi de la
liberté intellectuelle de ceux
qu'on lie et qu'on délie à volonté, c'est ce qu'on
appelle fasciner.
La fascination est toujours le résultat
d'un prestige.
Le prestige est la mise en scène de la puissance
quand ce n'en est pas le mensonge.
Voyez Moïse lorsqu'il veut promulguer le
Décalogue,
il choisit la plus âpre
montagne du désert, il l'entoure
d'une barrière que nul ne pourra franchir sans être frappé
de mort ! Là, il monte au bruit de la trompette pour s'entretenir
face à face avec Adonaï et quand vient le soir, toute la
montagne fume, tonne et s'illumine d'une formidable pyrotechnie. Le
peuple tremble et se prosterne, il croit sentir la terre s'agiter, il
lui semble que les rochers bondissent comme des
béliers et que
les collines sont ondoyantes comme des troupeaux, puis, dès que
le volcan s'éteint, dès que les tonnerres ont cessé,
comme le thaumaturge tarde à reparaître, la foule s'insurge
et veut à toute
force qu'on lui donne son
Dieu ? Adonaï
a manqué son effet, il est sifflé et on lui oppose le
veau d'or. Les flûtes et les tambourins font la parodie des trompettes
et du tonnerre et le peuple
voyant que les
montagnes ne dansent plus
se met à danser à son tour. Moïse, furieux, brise
les tables de la loi et change son spectacle en celui d'un massacre
immense. La fête est noyée dans le sang ; la vile multitude,
en
voyant les éclairs du
glaive, recommence à croire à
ceux de la foudre, elle n'ose plus relever la tête pour regarder
Moïse, le terrible législateur est devenu fulgurant comme
Adonaï, il a des cornes comme
Bacchus et comme Jupiter
Ammon et
désormais il n'apparaîtra plus que couvert d'un voile afin
que l'épouvante soit durable et que la fascination se perpétue.
Personne désormais ne résistera impunément à
cet homme dont le courroux frappe comme le simoun et qui a le secret
des commotions fulminantes et des
flammes inextinguibles. Les
prêtres
de l'Egypte avaient sans doute des connaissances naturelles auxquelles
les nôtres ne devaient arriver que beaucoup plus tard. Nous avons
dit que les mages assyriens connaissaient l'électricité
et savaient imiter le tonnerre.
Avec la différence qu'il y a entre Jupiter
et
Thersite, Moïse avait les mêmes opinions que
Marat. Il
pensait que pour le salut d'un peuple destiné à devenir
la lumière du monde, quelques flots de sang ne devaient pas faire
reculer un
pontife de l'avenir. Qu'a-t-il manqué à
Marat
pour être le Moïse de la France ? Deux grandes choses : le
génie et le succès. D'ailleurs,
Marat était un
nain grotesque et Moïse était un
géant, s'il faut
en croire la divine intuition de Michel
Ange.
Osera-t-on dire que le législateur des Hébreux
était un imposteur ? On n'est jamais imposteur quand on se dévoue.
Ce maître qui osait jouer de tels airs de toute puissance sur
l'instrument terrible de la mort s'était voué le premier
à l'
anathème pour
expier le sang versé ; il conduisait
son peuple vers une terre promise où lui-même, il savait
bien que seul il n'entrerait pas. Il disparut un
jour au milieu des
cavernes et des précipices comme dipe dans la tempête
et jamais les admirateurs de son génie ne purent retrouver ses
os.
Les sages de l'ancien monde, convaincus de la nécessité
de l'occultisme, cachaient avec soin les sciences qui les rendaient
jusqu'à un certain point maîtres de la nature et ne s'en
servaient que pour donner à leur enseignement le prestige de
la coopération divine. Pourquoi les en blâmerait-on ? Le
sage n'est-il pas le
plénipotentiaire de
Dieu près des
hommes ? Et quand
Dieu lui permet d'endormir ou de réveiller
sa foudre, n'est-ce pas toujours lui qui tonne par le ministère
de son ambassadeur ?
Il faudrait mettre à Charenton l'homme assez
fou pour dire :
Je sais de science certaine que Dieu est, mais
celui-là serait plus insensé encore qui oserait dire :
Je sais que Dieu n'existe pas : Je crois en Dieu, mais je ne sais
pas ce qu'il est. Voici venir pourtant des milliers d'hommes, de
femmes et d'
enfants qui vous disent :
Je l'ai vu, je l'ai touché,
j'ai fait mieux encore, je l'ai mangé et je l'ai senti vivant
en moi. Etrange fascination d'une parole absurde s'il en fut jamais
et par là même victorieusement convaincante parce qu'elle
est belle à faire reculer la raison et à ravir l'enthousiasme
:
Ceci est ma chair, ceci est mon sang !
Il a dit cela, lui, le
Dieu qui allait mourir pour
revivre dans tous les hommes.
Hommes de foi, vous seuls comprenez comment
Dieu lui-même devait mourir pour nous faire accepter le mystère
de la mort.
Dieu s'est fait homme, afin de faire les hommes
Dieu.
Dieu incarné, c'est l'humanité devenue divine. Voulez-vous
voir
Dieu, regardez vos
frères. Voulez-vous aimer
Dieu, aimez-vous
les uns les autres. Foi sublime et triomphante qui va inaugurer le règne
de la solidarité universelle, de la
charité la plus sublime,
de l'adoration du malheur ! Ce que vous faites au moindre, c'est-à-dire
peut-être au plus
ignorant, au plus coupable d'entre vos
frères,
vous le faites à moi et à
Dieu. Comprenez-vous cela, misérables
inquisiteurs, lorsque vous avez torturé J.-C. lorsque vous avez
brûlé
Dieu...
Certes, la
poésie est plus grande que la
science, et la foi est grandiose et magnifique lorsqu'elle domine et
subjugue la raison. Le sacrifice du juste pour le coupable est déraisonnable,
mais la raison la plus égoïste est contrainte de l'admirer.
Ici est la grande fascination de l'
Evangile, et j'avoue que, dût-on
me taxer d'un peu de folie, moi l'
ennemi des rêves, moi l'adversaire
des imaginations qui veulent s'imposer au savoir, je reste fasciné
et je veux l'être, j'adore en fermant les yeux pour ne pas voir
d'étincelles ennemies parce que je ne puis m'empêcher de
croire à une lumière immense mais encore voilée
sur la foi de l'
amour infini que je sens s'allumer dans mon cur.
Tous les grands sentiments sont des fascinations
et tous les vrais grands hommes sont des fascinateurs de la multitude,
Magister dixit. C'est le maître qui l'a dit. Voilà
la grande raison de ceux qui sont nés pour être éternellement
disciples :
Amicus Plato sed magis amica veritas, J'aime Platon
mais je préfère la vérité, est la parole
d'un homme qui se sent l'égal de Platon et qui par conséquent
doit être un maître s'il possède comme Platon ou
comme Aristote le don de fasciner et de passionner une école.
Jésus, en parlant des hommes de la foule,
dit :
Je veux qu'en regardant, ils ne voient pas et qu'en écoutant,
ils n'entendent pas car je redoute leur conversion et j'aurais peur
de les guérir. En lisant ces terribles paroles de celui qui
s'est sacrifié à la
philanthropie, je pense à ce
Crispinus dont Juvénal a dit :
At vitiis æeger solaque libidine fortis.
Epuisé par tous les vices, il ne doit un reste de
forces qu'à
la fièvre de la débauche. Quel médecin
compatissant
eut voulu guérir la fièvre de Crispinus ? C'eut été
lui donner la mort.
Malheur aux
profanes multitudes qui ne sont plus
fascinées par l'
idéal des grands pouvoirs ! Malheur au
sot qui restant un sot ne croit plus à la mission divine du
prêtre
ni au prestige providentiel du roi ! Car il lui faut une fascination
quelconque, et il subira celle de l'or et des jouissances brutales et
sera précipité fatalement hors de toute justice et de
toute vérité.
La nature elle-même, lorsqu'il s'agit de
forcer les êtres à accomplir ses grands mystères,
agit en souveraine
prêtresse et fascine à la fois les sens,
les
esprits et les curs. Deux
fatalités magnétiques
qui se rencontrent forment une providence invincible à qui l'on
donne le nom d'
amour. La femme alors se transforme et devient une
sylphide,
une péri, une
fée, un
ange. L'homme devient un héros
et presque un
Dieu. Sont-ils assez trompés ces pauvres
ignorants
qui s'adorent et quelle déception ils se préparent pour
l'heure de la satiété et du réveil. Retarder cette
heure, c'est le grand
arcane du
mariage. Il faut à tout prix
prolonger l'erreur, alimenter la folie, éterniser la déception
incomprise ; la vie alors devient une comédie où le mari
doit être un sublime artiste, toujours en scène s'il ne
veut pas être berné comme le
Pantaléon de la farce
italienne ; ou la femme doit étudier à fond son rôle
de grande coquette et cacher éternellement ses plus légitimes
désirs si elle ne veut pas qu'on désapprenne à
la désirer elle-même. Un bon ménage, c'est une lutte
cachée de tous les
jours, moyen fatigant et difficile mais hélas,
unique moyen d'éviter une guerre ouverte.
Il y a deux grandes puissances dans l'humanité
: le génie qui fascine et l'enthousiasme qui vient de la fascination.
Voyez ce petit homme pâle qui marche à la tête d'un
peuple immense de soldats ; si on lui demandait où les conduisez-vous
: A la mort pourrait répondre un passant dépourvu d'illusions
; à la gloire s'écrieraient-ils en hérissant leurs
moustaches et en faisant résonner les capucines de leurs fusils.
Tous ces vieux grognards sont des croyants comme Polyeucte ; ils subissent
la fascination d'une redingote grise et d'un petit chapeau. Aussi, quand
ils passent, les rois les saluent en ôtant leur
couronne et lorsqu'on
les écrase à Waterloo, ils jurent contre l'averse de mitraille
comme s'il s'agissait d'un simple mauvais temps et tombent tout d'une
pièce en jetant par la bouche de Cambronne un défi grivois
à la mort.
Il existe un
magnétisme animal ; mais au-dessus
de celui-là, qui est purement physique, il faut compter le
magnétisme
humain qui est le vrai
magnétisme moral. Les
âmes sont
polarisées comme les
corps, et le
magnétisme spirituel
ou humain est ce que nous appelons la
force de fascination.
Le rayonnement d'une grande pensée ou d'une
puissante imagination chez l'homme détermine un tourbillon attractif
qui donne bientôt des planètes au
soleil intellectuel,
aux planètes, des satellites. Un grand homme dans le
ciel de
la pensée, c'est le foyer d'un univers.
Les êtres incomplets qui n'ont pas le bonheur
de subir une fascination intelligente tombent eux-mêmes sous l'empire
des fascinations fatales ; ainsi se produisent les passions vertigineuses
et les hallucinations de l'amour-propre chez les imbéciles et
chez les fous.
Il y a des fascinations lumineuses et des fascinations
noires. Les Thugs de l'Inde sont amoureux de la mort.
Marat et Lacenaire
ont eu des séides. Nous avons déjà dit que le diable
est la caricature de
Dieu.
Définissons donc maintenant la fascination.
C'est le
magnétisme de l'imagination et de la pensée.
C'est la domination qu'exerce une volonté forte sur une volonté
faible en produisant l'
exaltation des
conceptions imaginaires et influençant
le
jugement chez des êtres qui ne sont pas encore parvenus à
l'
équilibre de la raison.
L'homme équilibré est celui qui peut
dire :
Je sais ce qui est, je crois à ce qui doit être
et je ne nie rien de ce qui peut être. Le fasciné dira
:
Je crois ce que les personnes en qui je crois m'ont dit de croire
; en d'autres termes je crois parce qu'il me plaît de croire. Je crois
parce que j'aime certaines personnes et certaines choses (ici peuvent
se placer certaines phrases toujours touchantes et qui ne prouvent jamais
rien. La foi des aïeux ! La
croix de ma mère !) En d'autres
termes, le premier pourra dire :
Je crois par raison, et le second
:
Je crois par fascination.
Croire sur la foi des autres, cela peut être
permis et cela doit être même recommandé à
des
enfants. Si vous me dites que Bossuet, Pascal, Fénelon étaient
de grands hommes et qu'ils ont cru à d'évidentes absurdités,
je vous répondrai que j'ai de la peine à l'admettre, mais
enfin cela fût-il vrai, cela prouverait seulement qu'en cette
circonstance, ces grands hommes ont agi comme des
enfants.
Pascal, dit-on, croyait voir toujours un
gouffre
ouvert auprès de lui. Il me semble que, sans manquer de respect
au génie de Pascal, on peut ne pas croire à son
gouffre
; l'homme fasciné perd son
libre arbitre et tombe entièrement
sous la domination du fascinateur. Sa raison, qu'il peut garder entière
pour certaines choses indifférentes, se change absolument en
folie dès que vous tentez de l'éclairer sur les choses
qu'on lui suggère ; il ne voit plus, il n'entend plus que par
les yeux et les oreilles de ceux qui le dominent ; faites lui
toucher
la vérité, il vous soutiendra que ce qu'il touche n'existe
pas. Il croit au contraire voir et
toucher l'impossible qu'on lui affirme.
Saint Ignace a
composé des exercices spirituels
pour cultiver ce genre de fascination chez ses
disciples. Il veut que
tous les
jours, dans le silence et dans l'obscurité, le novice
de la Compagnie de
Jésus exerce son imagination à créer
la figure sensible des mystères qu'il cherche à voir et
qu'il voit en effet, dans un rêve volontaire et éveillé,
que l'affaiblissement de son cerveau peut rendre d'une réalité
épouvantable tous les
cauchemars de St Antoine et toutes les
horreurs de l'enfer. Dans de semblables exercices, le cur s'endurcit
et s'atrophie de terreur, la raison vacille et s'éteint. Ignace
a détruit l'homme, mais il a fait un
jésuite et le monde
entier va être moins fort que ce redoutable androïde.
Rien n'est implacable comme une machine. Une fois
montée elle ne s'arrête plus, à moins qu'on ne la
brise.
Créer des milliers de machines qu'on peut
monter par la parole, et qui vont à travers le monde réaliser
par tous les moyens possibles la pensée du machiniste, voilà
l'uvre de Loyola. Il faut avouer que son invention est bien autrement
grande que la machine mathématique de Pascal.
Mais cette uvre est-elle morale ? Oui, certes
dans la pensée de son auteur et de tous les hommes assez dévoués
à ce qu'ils croient le bien, pour devenir ainsi, des rouages
aveugles et automates sans autonomie. Jamais le mal ne passionnera les
hommes à ce point, jamais la raison même et le simple bon
sens ne prendront chez eux une pareille
exaltation. La philosophie n'aura
jamais de semblables soldats. La
démocratie peut avoir des partisans
et des
martyrs, elle n'aura jamais de véritables apôtres
capables de sacrifier, pour elle, leur
amour propre et leur personnalité
tout entière. J'ai connu et je connais encore des
démocrates
honnêtes. Chacun d'eux représente exactement la
force d'un
individu isolé. Le
jésuite se nomme
légion. Pourquoi
l'homme est-il si froid lorsqu'il s'agit de la raison, et si ardent
quand il faut combattre pour quelque
chimère ? C'est que l'homme,
malgré tout son orgueil, est un être défectueux
; c'est qu'il n'aime pas sincèrement la vérité
; c'est qu'il adore, au contraire, les illusions et les mensonges.
Voyant
que les hommes sont fous, a dit
saint Paul, nous avons voulu les sauver
par ta folie même, en imposant le bien à l'aveuglement
de leur foi. Voilà le grand
arcane du catholicisme de
saint Paul,
enté sur le Christianisme de
Jésus, et complété
par le
Jésuitisme de saint Ignace de Loyola. Il faut des absurdités
à la multitude. La société se compose d'un petit
nombre de sages et d'une foule immense d'insensés. Or, il est
à désirer que les insensés soient gouvernés
par les sages.
Comment faire pour arriver là ? Dès
que le sage se montre ce qu'il est, on le repousse, on le calomnie,
on l'exile, on le crucifie. Les hommes ne veulent pas être convaincus,
ils attendent qu'on leur en impose ; il faut donc que l'apôtre
se résigne aux apparences de l'imposture pour révéler,
c'est-à-dire pour régénérer, la vérité
dans le monde en lui donnant un nouveau voile. Qu'est-ce en effet qu'un
révélateur ? C'est un imposteur désintéressé,
qui, pour l'amener d'une manière détournée au bien,
trompe la vile multitude. Qu'est-ce que la vile multitude ? C'est la
tourbe immense des sots, des imbéciles et des fous, quels que
soient d'ailleurs leurs titres, leur rang dans la société
et leurs richesses.
Je sais qu'on parle beaucoup de progrès
indéfini, que j'appellerai plutôt indéfinissable,
car si les connaissances s'augmentent dans l'espèce humaine,
la race évidemment ne s'améliore pas. On dit aussi que
si l'instruction était
légalement répandue, tous
les crimes disparatraient, comme si nécessairement l'instruction
devait rendre les hommes meilleurs, comme si Robespierre et
Marat, ces
effrayants
disciples de Rousseau, n'avaient pas reçu une instruction
supérieure à celle de Rousseau lui-même. L'abbé
Cur et Lacenaire ont été élevés dans
le même
collège. Monsieur de
Praslin, les docteurs Castany
et Lapommeraye avaient joui de tous les bienfaits de l'éducation
moderne. Eliçabide avait fait ses études au
séminaire.
Les scélérats instruits sont les plus complets et les
plus effrayants de tous les scélérats, et jamais leur
instruction ne les a empêché de mal faire, tandis qu'on
voit des hommes simples et illettrés, pratiquer sans effort,
les plus admirables vertus. L'éducation développe les
facultés de l'homme et lui donne le moyen de satisfaire ses penchants,
mais elle ne le change pas. Enseignez les mathématiques et l'astronomie
à un sot, vous en ferez peut-être un Leverrier, mais vous
n'en ferez jamais un Galilée.
La race humaine actuelle se compose de quelques
hommes et d'un très grand nombre d'êtres mixtes qui tiennent
un peu de l'homme et beaucoup de l'orang-outan ou du gorille. Il en
est pourtant qui pourraient revendiquer la ressemblance des singes moins
énormes et plus jolis : ce sont ces aimables cocodés qui
servent de mâles et de Jocrisses à nos cocottes. Je me
demande si
Dieu peut avoir un paradis pour ces animaux-là, et
s'il aurait jamais le courage de les condamner à l'enfer.
Quand ces bêtes-là sont sur le point
de mourir, voilà parfois leur petit côté humain
qui se réveille et les tourmente, on appelle un
prêtre,
le
prêtre vient et pourquoi ne viendrait-il pas ?
La
charité ne veut pas qu'on étouffe
les étincelles, mais que leur dire ? Ils ne comprendront rien
de raisonnable, il faut les fasciner par des signes, des onctions d'
huile,
des bénédictions, des
absolutions in extremis.
Une étole brodée, un beau
ciboire de vermeil. Ils disent
ce qu'on leur fait dire, se laissent faire tout ce qu'on veut leur faire,
et meurent, tranquilles, avec la bénédiction de l'Église.
N'est-il pas écrit dans l'
Evangile que
Dieu sauvera les hommes
et les
animaux ?
Homines et jumenta salvabis Domine.
Les créations de la Nature sont progressives
dans la succession des espèces et des races, mais les races et
les espèces croissent et décroissent comme les empires
et les individus. Tous les peuples qui ont brillé commencent
progressivement à s'éteindre et l'humanité tout
entière aura le sort des nations. Quand 108 hommes, à
moitié bêtes, auront disparu dans le prochain cataclysme,
apparaîtra sans doute une nouvelle race d'êtres sages et
forts qui seront à notre espèce ce que nous sommes à
celle des singes.
Alors, seulement les
âmes seront véritablement
immortelles, car elles deviendront dignes et capables de conserver le
souvenir.
En attendant, il est certain que, loin de progresser,
l'espèce humaine actuelle dégénère. Un effrayant
phénomène s'accomplit dans les
âmes ; les hommes
n'ont plus le sens divin et les femmes, qui ne sont pas des machines
à vanité et à
luxure, ne cherchent dans la foi,
qu'elles aiment absurde, qu'un refuge contre la raison qui les ennuie.
La
poésie est morte dans les curs. Notre
jeunesse lit Victor
Hugo, mais elle n'admire dans ce grand poète que les tours de
force de la parole et les exemples cités de la pensée
; au fond elle préfère Proud'hon, trouve un peu trop de
sensibilité dans Renan, et regarde comme des hommes sérieux
M. Taine et les docteurs Grenier et Buchner. On blague avec excès
au théâtre tous les sentiments généreux d'autrefois,
ce n'est plus le vigoureux éclat de rire de Rabelais corrigeant
la bêtise humaine, c'est le ricanement d'une platitude bouffonne
qui insulte à toutes les vertus.
Il en est de l'
amour comme de l'honneur, c'est
un vieux saint qu'on ne chôme plus. Le nom même du plus
grand sentiment et du plus beau sentiment que puisse
inspirer la Nature
n'est plus guère de mise dans la conversation des gens de bonne
compagnie et tombera peut-être bientôt dans le vocabulaire
obscène. A quoi songent les jeunes filles les plus honnêtes
et les mieux gardées, celles par exemple qu'on élève
au
couvent des
Oiseaux ou au Sacré-Cur ? Est-ce aux douceurs
d'une affection mutuelle ? Fi donc, il faudrait se confesser de cela
et on n'oserait l'avouer devant ses compagnes. Elles pensent aux splendeurs
d'un riche
mariage, elles rêvent une voiture et un château.
Il y aura bien avec tout cela un mari dont il faudra s'accommoder, mais
pourvu qu'il ait un beau nom, qu'il sache bien se présenter et
qu'il mette bien sa
cravate on le trouvera très suffisant.
Je ne suis point un
misanthrope et je me fais pas
ici la satire de mon siècle, je constate un affaiblissement moral
dans l'espèce humaine pour en venir à conclure que le
magisme est plus que jamais de saison et qu'avec de si pauvres êtres,
il faut fasciner pour réussir.
Il se trouve dans l'
Evangile des préceptes
dont on pouvait autrefois sentir toute la sublimité et qui de
nos
jours sembleraient presque ridicules parce que les hommes ne sont
plus les mêmes.
-- Va t'asseoir à la dernière place,
dit
Jésus et l'on t'invitera à passer à la première.
-- Si tu t'assois à la dernière place,
tu y resteras et ce sera bien fait, répond à cela le monde
moderne.
-- Si l'on veut prendre ta tunique, donne aussi
ton manteau dit l'
Evangile.
-- Et quand tu seras tout nu, Robert Macaire te
bénira et un sergent de ville t'emmènera au poste pour
outrage aux bonnes murs, répond le logicien impitoyable.
-- Ne songez pas au lendemain, dit le Sauveur.
-- Et le lendemain du
jour où la misère
vous surprendra, personne ne songera à vous, répond le
monde.
-- Cherchez le royaume de
Dieu et sa justice, et
tout le reste vous sera donné par surcroît.
-- Oui, quand vous aurez trouvé, mais non
pendant que vous chercherez et je crains que vous ne cherchiez longtemps.
-- Malheur à ceux qui rient, ils pleureront
: heureux ceux qui pleurent car ils riront.
-- Sauf votre respect, Notre-Seigneur, ceci est
une balançoire ; c'est comme si vous disiez : heureux les malades
parce qu'ils attendent la santé et malheureux ceux qui se portent
bien parce qu'ils attendent la maladie. Si ceux qui rient sont malheureux
et si vous n'avez rien à promettre aux heureux qui pleurent que
le malheur de rire à leur tour qui donc sera vraiment heureux.
-- Ne résistez pas au méchant si
quelqu'un vous frappe sur une joue, tendez-lui l'autre.
-- Maxime positivement
immorale. Ne pas résister
au méchant, c'est être son complice. Tendre l'autre joue
à celui qui vous frappe injustement, c'est approuver son attentat
et en provoquer un second ; quand vous aurez tendu l'autre joue et reçu
un second soufflet, quel parti aurez-vous à prendre ? Vous
battre
avec l'agresseur ? A quoi bon alors attendre le second outrage ? Tendre
le dos afin de recevoir un coup de pied un peu plus bas ? Ce serait
ignoble et grotesque.
-- Voilà ce que répondrait aux maximes
peut-être les plus sublimes de l'
Evangile l'
esprit de notre siècle
s'il était assez loyal, assez courageux, pour parler aussi librement.
Il y a et il devrait y avoir de nos
jours un malentendu immense entre
Jésus-Christ et les hommes. Notre siècle n'a plus le sentiment
du sublime et ne comprend plus les héros. Garibaldi n'est pour
nos hommes d'état qu'une incarnation peu amusante de
Don Quichotte.
C'est un polichinelle sérieux, qui, après
avoir battu quelques commissaires et s'être débattu entre
les griffes
cauteleuses du
chat, finira un
jour par être emporté
par le diable à la grande risée des spectateurs.
Le monde est sans
religion, a dit le comte Joseph
de Maistre, et c'est pour cela, ajouterons-nous, qu'il a besoin plus
que jamais de prestiges et de jongleurs.
Lorsqu'on ne croit plus au
prêtre, on croit
au sorcier et nous avons écrit nos livres surtout à l'usage
des
prêtres afin que, devenant de véritables magiciens,
ils n'aient plus à craindre de la part du sorcier une illégale
concurrence. L'auteur de ce livre appartient à la grande famille
sacerdotale et ne l'a jamais oublié.
Que les
prêtres redeviennent des hommes de
science et qu'ils étonnent un monde dégénéré
par la grandeur du caractère ; qu'ils se mettent au-dessus des
petits intérêts et des petites passions, qu'ils fassent
des miracles de
philanthropie et le monde sera à leurs pieds,
qu'ils fassent même d'autres miracles, qu'ils guérissent
les malades en les touchant, le
zouave Jacob l'a bien fait ; qu'ils
apprennent en un mot à fasciner et ils apprendront à régner.
La fascination joue un grand rôle dans la
médecine, la grande réputation d'un docteur guérit
d'avance ses malades. Une maladresse de M. Nélaton (si l'
illustre
praticien était capable d'en faire une) réussirait. Peut-être
mieux que toute l'habileté d'un chirurgien ordinaire. On raconte
qu'un médecin célèbre, ayant écrit la formule
d'un emplâtre pour un homme qui souffrait de violentes douleurs,
dit à la garde-malade :
Vous allez lui appliquer cela immédiatement
sur la poitrine, et il lui remettait le papier. La bonne femme,
qui était plus que simple, crut que cela signifiait l'ordonnance
même et l'appliqua toute chaude à son malade avec un peu
de graine de lin ; le malade se sentit immédiatement soulagé
et le lendemain était guéri.
C'est ainsi que les grands médecins guérissent
nos
corps, et c'est de la même manière que les
prêtres
accrédités parviennent à guérir nos
âmes.
Quand je parle dans ce chapitre d'un commencement
de déchéance humaine, je n'entends par là que des
phénomènes que je puis observer et je ne conclus pas de
l'affaiblissement d'une race à la déchéance de
l'espèce entière. Malgré tant de tristes symptômes,
j'espère encore un progrès avant la
destruction ou plutôt
avant la transformation de l'homme. Je crois que le
Messianisme viendra
d'abord et règnera pendant une longue suite de siècles.
J'espère que l'espèce humaine dira son dernier mot autrement
qu'elle ne l'a fait dans les civilisations de
Ninive, de
Tyr, de Babylone,
d'Athènes, de Rome et de
Paris. Ce qu'on pourrait prendre pour
de la décrépitude, j'aime à croire que ce sont
les lassitudes de l'enfance. Mais le
Messianisme même n'est pas
la doctrine de l'Eternité ; il y aura, dit saint Jean, un nouveau
ciel et une nouvelle terre. La nouvelle Jérusalem ne viendra
que par des peuples nouveaux supérieurs aux hommes d'à
présent, puis il y aura des changements encore. Quand notre
soleil
sera une planète opaque dont nous serons le satellite, qui sait
où nous serons alors et sous quelle forme nous vivrons ? Ce qui
est certain, c'est que l'être est l'être, c'est qu'il ne
sort pas du néant qui n'est pas et d'où par conséquent
rien ne peut sortir. C'est qu'il ne retournera pas dans ce néant
d'où il n'a pu sortir.
Tout ce qui est, a été, est et sera.
Ehieh ascher Ehieh.
Revenons à la fascination et au moyen de
la produire. Ce moyen est tout entier dans la puissance d'une volonté
qui s'
exalte sans se raidir et qui persévère avec calme.
Ne soyez pas fou et parvenez à croire avec
raison que vous êtes quelque chose de grand et de fort ; les faibles
et les petits vous prendront nécessairement pour ce que vous
croyez être. Ce n'est qu'une affaire de patience et de temps.
Nous avons dit qu'il existe une fascination purement
physique qui appartient au
magnétisme ; quelques personnes en
sont douées naturellement et on peut se donner la faculté
de l'exercer par l'
exaltation graduelle de l'appareil nerveux.
Le célèbre M. Rome, qui a parfois
peut-être exploité en charlatan cette faculté exceptionnelle,
la possède sans pouvoir s'en rendre compte, car il est d'une
intelligence très bornée pour tout ce qui se rattache
à la science. Le
zouave Jacob est un fascinateur naïf qui
croit à la coopération des
esprits. L'habile prestidigitateur
Robert Houdin joint la fascination à la prestesse. Un grand seigneur
que nous connaissons, lui ayant un
jour demandé des leçons
de magie blanche, Robert Houdin lui enseigna certaines choses, mais
il en réserva d'autres qu'il déclara ne pouvoir enseigner.
Ce sont des choses inexplicables pour moi-même, dit-il, et qui
tiennent à ma nature personnelle ; si je vous les disais, vous
n'en sauriez guère davantage et je ne pourrais jamais vous mettre
en état de les exercer.
C'est pour me servir de l'expression vulgaire,
l'art ou la faculté de jeter de la poudre aux yeux. On voit que
toutes les magies ont leurs
arcanes indicibles même la magie blanche
de Robert Houdin.
Nous avons dit que c'est un acte de haute
philanthropie
de fasciner les imbéciles pour leur faire accepter la vérité
comme si c'était un mensonge et la justice comme si c'était
la partialité et le privilège de déplacer les égoïsmes
et les convoitises en faisant espérer à ceux qui se sacrifient
ici-bas un héritage immense et exclusif dans le
ciel.
Mais nous devons dire aussi que tous ceux qui se
croient dignes de porter le nom d'hommes doivent tout en respectant
l'erreur des
enfants et des faibles employer tous les efforts de leur
raison et de leur intelligence pour échapper eux-mêmes
à la fascination.
Il est cruel d'être désillusionné
quand rien ne remplace l'illusion et quand les mirages disparus et les
feux follets éteints laissent l'
âme dans les ténèbres.
Il vaut mieux croire des absurdités que
de ne croire à rien, il vaut mieux encore être une dupe
qu'un cadavre. Mais la sagesse consiste précisément en
une science assez solide et en une foi assez raisonnable pour exclure
le doute. Le doute en effet est le tâtonnement de l'
ignorance.
Le sage sait certaines choses ; ce qu'il sait le conduit à supposer
l'existence de ce qu'il ne sait pas. Cette supposition, c'est la foi
qui n'a pas moins de certitude que la science quand elle a pour objet
des hypothèses nécessaires et tant qu'elle ne définit
pas témérairement ce qui reste indéfinissable.
Un homme véritablement homme comprend les
prestiges sans les subir ; il croit à la vérité
sans tonnerre ni trompettes et n'a pas plus besoin pour songer à
Dieu d'une table de pierre ou d'une arche, que d'un veau d'or. Il n'a
pas même besoin de sentir qu'il doit être juste, qu'on lui
parle d'un grand rémunérateur ou d'un éternel vengeur.
Il en est assez averti par sa conscience et par sa raison. Si on lui
dit que sous peine d'un éternel tourment, il doit admettre que
trois font un, qu'un homme ou un morceau de pain sont un
Dieu. Il sait
parfaitement à quoi s'en tenir sur la menace et se garde bien
de se moquer du mystère avant d'en avoir étudié
l'origine et d'en connaître la portée ; l'
ignorance qui nie lui
paraissant aussi téméraire pour le moins que l'
ignorance
qui affirme, mais il ne s'étonne jamais de rien et lorsqu'il
s'agit de questions obscures, il ne prend jamais son parti avec précipitation.
Pour échapper à la fascination des
choses, il ne faut en méconnaître ni les avantages ni les
charmes.
Suivons en cela les enseignements d'
Homère.
Ulysse ne se prive pas d'entendre le chant des sirènes, il prend
seulement les mesures les plus efficaces pour que ce plaisir ne le retarde
pas dans son voyage et ne l'entraîne pas à se briser sur
les écueils. Il renverse la coupe de
Circé et l'intimide
avec son
glaive, mais il ne se refuse pas à des caresses qu'il
lui impose au lieu de les acheter ou de les subir. Détruire la
religion parce qu'il existe des superstitions dangereuses, ce serait
supprimer le vin pour échapper aux dangers de l'ivresse et se
refuser au bonheur de l'
amour pour en éviter les égarements
et les fureurs.
Comme nous l'avons dit, le dogme a deux faces,
l'une de lumière et l'autre d'ombre ; suivons la lumière
et ne cherchons pas à détruire l'ombre, car l'ombre est
nécessaire à la manifestation de la
clarté.
Jésus
a dit que les scandales sont nécessaires et peut-être,
si l'on nous pressait beaucoup, devrions-nous dire qu'il faut des superstitions.
On ne saurait trop insister sur cette vérité trop méconnue
de nos
jours, malgré son incontestable évidence, que si
tous les hommes doivent être égaux devant la loi, les intelligences
et les volontés ne sont certainement pas égales.
Le dogme est la grande épopée universelle
de la foi, de l'espérance et de l'
amour ; c'est la
poésie
des nations, c'est la
fleur immortelle du génie de l'humanité,
il faut le cultiver et le conserver tout entier. Il ne faut pas en perdre
un mot, il ne faut en détacher ni un
symbole, ni une
énigme,
ni une image. Un
enfant à qui l'on aurait fait apprendre les
fables de La
Fontaine et qui aurait cru naïvement jusqu'à
l'âge de sept ans que les fourmis peuvent parler à des
cigales, devrait-il déchirer ou jeter au
feu le livre charmant
que lui a donné sa mère, lorsqu'il est assez intelligent
enfin pour comprendre qu'on ne peut, sans imposture et sans folie, prêter
des discours raisonnables aux êtres qui ne parlent pas et qui
sont dénués de raison.
Au respect du dogme, il faut
joindre celui de l'autorité,
c'est-à-dire de la hiérarchie à laquelle il faut
se soumettre extérieurement quand elle est seulement extérieure
et intérieurement quand elle est réelle. Si la société
ou l'
Eglise m'a donné pour maître un homme qui en sait
moins que moi, je dois me taire devant lui et agir suivant mes propres
lumières ; mais s'il est plus savant et meilleur que moi, je
dois l'écouter et profiter de ses conseils.
Pour échapper aux fascinations des hommes
et des femmes, n'attachons jamais tout notre cur aux individualités
changeantes et périssables. Aimons dans les êtres qui passent
les vertus qui sont immortelles et la beauté qui fleurit toujours.
Si l'
oiseau que nous aimons s'envole, ne prenons pas pour cela en aversion
tous les
oiseaux et si les
roses que nous avons cueillies et dont nous
aimons à respirer le parfum se flétrissent entre nos mains,
ne croyons pas pour cela que tous les rosiers sont morts et tous les
printemps défleuris. Une
rose meurt bien vite, mais la
rose est
éternelle. Est-ce qu'un musicien doit renoncer à la musique
parce qu'il a brisé son violon ?
Il est des
oiseaux dont la nature est telle qu'ils
ne peuvent supporter l'
hiver : il leur faut un printemps éternel
et pour eux seuls, le printemps ne cesse jamais sur la terre. Ce sont
les hirondelles et vous savez comment elles font pour que ce prodige
s'accomplisse naturellement en leur faveur. Quand la belle saison finit,
elles s'envolent vers la belle saison qui commence et quand le printemps
n'est plus où elles sont, elles s'en vont où est le printemps.