Nicolas-Antoine
Kirchberger,
baron de Liebisdorf, naquit
à Berne le 13
janvier 1739, d'une ancienne et
illustre famille. Dès
l'âge de 19 ans, il servait sa patrie et cultivait en même temps
la philosophie et les lettres. A cette époque, où il était
encore au service, et commandait un détachement au fort St-Pierre, près
de Maestricht, il avait conçu, d'après quelques traits des écrits
de Leibnitz et de Wolf, le projet d'un ouvrage philosophique, mais qu'un de
ses amis de Münich, le conseiller
Eckartshausen, exécuta depuis.
Il reçut, à
Bâle, des encouragements de Daniel Bernoulli,
et, à Berne, des témoignages d'estime de Jean-Jacques Rousseau,
qui parle de lui dans ses
Confessions
(livre 12), et avec lequel on voit qu'il correspondait dans sa
jeunesse, d'après
une lettre du 17 mars 1763, où l'auteur d'
Emile
lui donnait amicalement des avis sur son
mariage. Il se fit connaître
comme bon citoyen et comme écrivain ingénieux, par un discours
qu'il prononça, en 1765, dans une de ces assemblées où
les jeunes patriciens bernois font une espèce de cours de politique pratique.
Il y célébra le généreux héroïsme des
habitants de Soleure, qui, dans le siège de dix semaines que leur ville
soutint, en 1318, contre Léopold Ier,
duc d'Autriche,
voyant une troupe
d'assiégeants tombés dans l'
Aar par la rupture du pont, et en
danger
imminent de se noyer, volèrent à leur secours, parvinrent
à les sauver, leur donnèrent de la nourriture et des habillements,
et les renvoyèrent sans rançon. Ce discours, imprimé à
Bâle en 1765, in-8°, sous le titre d'
Histoire
de la vertu helvétique (en allemand), et inséré
dans le Recueil des harangues
patriotiques, Berne, 1773, in-8°, a été
cité avec éloge par un grand nombre de journaux étrangers,
par le
Journal encyclopédique de 1766 (4, 1 144), et par la
Gazette
littéraire de l'Europe,
juillet 1766, p. 181.
Kirchberger, quoique porté par
goût à
la philosophie, s'était occupé de l'étude des sciences
naturelles, qu'il rendit utiles à son pays en l'appliquant à l'agriculture.
Membre de la société économique et physique de Berne, dont
il fut l'un des fondateurs, et qu'il présida depuis en 1795, il fit,
à sa réquisition, des expériences sur le mélange
des matières animales avec le gypse, employé dans les prairies
artificielles. Les résultats heureux qu'il obtint sont l'objet d'un mémoire
inséré dans la Collection de cette société, et dans
le Journal de l'abbé
Rozier en 1774. Il fut membre du conseil souverain
depuis 1775, et, pendant six ans, bailli de Gottstadt, près de Bienne.
Après avoir vaqué à ses importantes fonctions, il allait
chaque année, à sa campagne de Morat, jouir de la nature, de ses
livres et du repos, au sein de sa famille. C'est à lui que Jean-Jacques
Rousseau écrivait ces mots, servant de leçon pour beaucoup d'autres
qui couraient après la réputation et les plaisirs :
Il faut
que votre maison vous suffise, ou jamais rien ne vous suffira. Lié avec le savant et pieux Zimmermann, avec
le spirituel et
mystique Eckartshausen,
Kirchberger avait réuni, comme
ce dernier, aux connaissances physiques, l'étude de la philosophie
religieuse.
La doctrine de Kant, purement rationnelle, et tendant à l'
idéalisme
sans type réel, flattait peu ses sentiments, ainsi que ceux de son ami,
qui combattait dans ses écrits les
sectateurs de la
raison pure
avec leurs propres armes, avec la nomenclature du philosophe de Koenigsberg.
Une secte d'
illuminants ou d'
éclaireurs, dirigée
par l'
influence de leur chef, Frédéric Nicolaï, éditeur
de la
Bibliothèque universelle germanique,
se propageait en Allemagne et en
Suisse :
Kirchberger écrivit dans une
feuille périodique, en 1790, contre cette secte ; et il engagea son ami
de Münich et le chevalier de Zimmermann à rédiger, de leur
côté, des mémoires qui déterminèrent l'empereur
à prendre, de concert avec la cour de Berlin, des mesures pour arrêter
les progrès du philosophisme moderne, mais ce fut en vain.
Le livre
Des erreurs et de la
vérité, et le
Tableau
naturel, par un philosophe inconnu, avaient été,
dans une
vue semblable, publiés en France, sans avoir pu retarder les
progrès de l'
esprit encyclopédique. Le zélé
Suisse
désira connaître l'auteur de ces ouvrages. Il entama, en 1792,
avec
Saint-Martin, qu'il regardait comme le génie le plus profond de
son siècle, mais qu'il eût voulu entendre et pénétrer,
une correspondance
théosophique, restée manuscrite, et que nous
avons eue sous les yeux. Elle dura pendant toute la révolution, dont
ils ne s'occupèrent qu'en passant, et comme d'une crise qui leur paraissait
être dans l'ordre moral ce que les tempêtes sont dans l'ordre physique.
Le spiritualiste
Saint-Martin, en donnant ses explications à
Kirchberger,
ne cessait de le renvoyer humblement à
Jakob Boehme, qu'on a nommé
le
Philosophe teutonique, et qu'il appelait
la plus grande lumière
qui eût paru sur la terre après celui qui est la lumière
même.
Saint-Martin avait appris, à l'âge de près
de 50 ans, la langue allemande, pour traduire
Boehme en français, afin
de le mieux comprendre et de le faire comprendre aux autres. Il demandait, à
son tour, au
baron suisse, l'interprétation de quelques mots allemands
dont la signification n'était rien moins que claire, et dont il aspirait
à entendre le sens pour le lui expliquer. Ces communications mutuelles,
ce cours de spiritualisme ou de philosophie intérieure, ayant pour objet
l'investigation de la
Cause active intelligente, ou sa manifestation
par les vertus qui l'opèrent dans l'homme de désir, et dont ils
cherchaient, d'après le bon
Jakob Boehme, la source commune en eux-mêmes,
rendirent le maître et le
disciple amis. En 1796, ils s'envoyèrent
réciproquement leurs portraits : ils se promirent de se voir. La
Suisse
était encore paisible, mais elle ne le fut pas longtemps.
Saint-Martin
avait pris ses passeports : cependant il ne partit point. Le sensible et généreux
Suisse, à une époque où le discrédit des assignats mettait son ami français dans la gêne, lui envoya dix louis, que celui-ci reçut et garda en dépôt. De même qu'ils cherchèrent vainement à se voir, ils firent l'un et l'autre d'inutiles efforts, l'un pour écarter les nuages, l'autre pour s'éclairer sur les obscurités
dont étaient enveloppées les
lumières du théosophe
allemand, et que son grand
disciple Gichtel, auteur de sa Vie et de l'édition
d'Amsterdam (1682) de ses uvres, n'avait pu dissiper.
Kirchberger voulut
prendre part à l'uvre ; et non seulement il seconda le travail
de la traduction de
Boehme, mais il mandait qu'il avait commencé à
traduire ses lettres et celles de Gichtel, fait un précis de la doctrine
du premier, et entrepris un dictionnaire de leur langue, lorsque la correspondance
qui l'annonçait vint à cesser peu de temps avant sa mort, arrivée
en 1800 ; car
Saint-Martin, dans son
Portrait, ou Journal
historique, dit, à la date du 10
juillet de cette année,
qu'il retourne d'
Amboise à
Paris, dans l'espoir qu'un de leurs amis communs
le consolera de la perte de son ami
Kirchberger.
M. Bescherelle, aîné, Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française - Volume 21, (1856), pp. 610-611.