III LE SECRET DES TROUBADOURS
Qui n'a rencontré, dans son enfance, sur les tablettes familiales, un volume du comte de Tressan ou une livraison de la Bibliothèque bleue ? Qui n'a été frappé, en lisant ces romans d'aventures, de leur idéalité et de la conception transcendentale de l'amour qui les distingue de tous les romans postérieurs ? L'amant, dans ces fables singulières, dédie à sa Dame les prouesses du chevalier et lep. mortifications du moine ; il apporte dans le culte sexuel les rites de l'amour divin et les traits du mysticisme.
Don Quichotte parut aux premières années du XVIIème siècle : jusque-là, c'est-à-dire pendant six cents ans, l'imagination occidentale resta fidèle à Tristan de Léonois, sous les traits du Beau Ténébreux, d'Esplandian, de Galaor, d'Amadis. Cette littérature platonicienne forme une telle antithèse avec les murs et les types historiques qu'un doute impérieux surgit dans un
esprit attentif. Comment tant d'écrivains, si divers de race et d'époque, out-ils pu présenter aux
générations successives une peinture
fabuleuse du phénomène le plus général et le plus permanent, de celui que la littérature reflète toujours exactement ? Peut-on accommoder ces visions d'un
âge d'or avec l'impitoyable témoignage des contemporains ?
Les
Cours d'
Amour ou puys d'
amour ou gieux sous l'ormel, ressemblaient-ils au second acte de
Tannhäuser ou à l'hôtel de
Rambouillet ? A la Wartburg, nous assistons à un véritable concours poétique, et chez Julie d'Angennes, comme chez la dixième muse, Mlle Scudéry, on tient bureau d'
esprit. La
carte de Tendre fut un
jeu de société avant de paraître dans
Clélie.
Une Cour d'
Amour était véritablement une cour
juridique devant laquelle on portait certaines questions et où la plaidoirie s'appelle
tenson ou
jeu parti. Des femmes, presque toujours de très hautes
dames, prononçaient l'arrêt.
« Cette institution, dit Raynouard, n'a pas été l'uvre du législateur mais l'effet de la civilisation des murs et des préjugés de la chevalerie. » Michelet ajoute . « L'
esprit scolastique et légiste envahit, dès leur naissance, les fameuses
Cours d'
Amour. » Il cite l'arrêt de la comtesse de
Narbonne décidant que l'
époux divorcé peut fort bien redevenir l'amant de sa femme mariée à un autre. Quel auteur dramatique aujourd'hui oserait une semblable thèse ?
Nous avons, sous le pseudonyme d'André, chapelain du roi de France (?), un code d'
amour en trente et un articles. Voici le premier et le dernier : « Le
mariage n'est pas une excuse légitime contre l'
amour. »
« Rien n'empêche qu'une femme soit aimée de deux hommes, ni qu'un homme soit aimé de deux femmes. »
De pareilles formules si follement
immorales ont-elles jamais été promulguées par une comtesse de
Provence, de
Champagne ou de Flandre ? Michelet fut tellement frappé du cynisme des
Cours d'
Amour qu'il attribue le zèle du Nord dans la
croisade contre les Albigeois à l'écurement produit « par la
jurisprudence des dames du Midi ! »
Si la Cour d'
Amour avait été une fantaisie telle que la montre le Bosquet des heureux dans le
Triomphe de la Mort de
Pise, et que la mode s'en fût répandue avec fureur pour disparaître comme toute mode, il n'y aurait pas lieu de s'attarder sur cette manifestation de la vie élégante et oisive. Mais, dès le Xème° siècle, la
Provence possède ces tribunaux singuliers ; on les retrouve encore quatre siècles plus tard et ailleurs qu'aux bords Rodhaniens.
En l'an mil, le roi Robert
épouse la fille de Guillaume de
Provence ; et avec la belle Constance, comme avec Eléonore de Guyenne, le
gay savoir pénètre dans les cours du Nord.
Jadis, populairement un papegay était un perroquet. En provençal, un
gal est un
coq, ce même
coq qui domine énigmatiquement la
croix de nos
églises,
symbole attardé du
mythe solaire. Le gay savoir représentait donc l'art de parler, et pour une époque où le libre parler menait à l'
inpace ou au bûcher, l'art consistait à parler sans être entendu du
profane, à chanter innocemment comme un
coq ou à répéter en apparence sans cesse les mêmes choses comme un perroquet. Ceux lui avaient pris le
coq pour
emblème, les Gaults sont les auteurs de cet incomparable style gauthique né en Ile-de-France. Il faut les considérer comme une secte artistique, et non comme ressortissant de ces horribles
Goths d'Espagne que déteste Grégoire de
Tours. Les Gaults, tailleurs de pierres ou trouveurs, furent des chrétiens
ennemis du Pape, contempteurs du clergé, à la fois visionnaires et
séditieux, mais d'un
idéalisme transcendental.
Pour Sainte-Beuve, Rabelais est un désopileur de rate ; le commun des lecteurs pourrait donc croire que les troubadours étaient des
épicuriens, on dirait aujourd'hui des jouisseurs. « Gracieuse mais légère, trop légère littérature qui n'a pas connu d'autre
idéal que l'
amour, l'
amour de la femme ! » Ainsi Michelet prononce peut-être légèrement aussi, faute d'avoir brisé « l'os médullaire où gît la substantifique mlle ».
Le catholicisme latin renonça très tôt à l'
ésotérisme ; entêté d'un rêve
césarien il prétendit
administrer la conscience universelle à la romaine. Sans grands ou petits mystères, sans
initiation, le clergé pensa réaliser l'égalité, la plus impossible qui soit, celle des
âmes. L'élite se révolta ; il ne fallait pas être grand clerc pour découvrir que l'
Eglise ne réalisait pas la pensée
évangélique ; de là, à se proposer un
idéal plus pur, le pas fut vite franchi. Comment se constitua la nouvelle
religion ? Les écrivains
religieux ne voient plus clair au seul mot d'hérésie : et il s'agit ici de libre pensée ; non de cette libre pensée négative qui repousse la
religion même, mais d'une floraison d'individualisme
mystique. Sans déterminer la doctrine qui plus tard fut dite Albigéisme, il fallut trouver un mode de
prédication et de groupement, une accommodation pratique entre la ferveur prosélytiste et la sécurité.
Qui n'a pas le droit de montrer son visage met un masque. Celui du
joculator ou jongleur s'offrait, excellent pour la
propagande. Les hérétiques devinrent donc troubadours en
Provence, et
trouvères clans le Nord,
guillari, hommes de joie en Italie,
minnesingers en Allemagne,
scaldes en Norvège,
ménestrels au pays de Galles...
On a remarqué les formes exactement
juridiques des
Cours d'
Amour, il faut noter aussi la hiérarchie des jongleurs. « Pour être jongleur, dit Fauriel, il fallait une mémoire extraordinaire, une belle voix, bien chanter, bien jouer de l'instrument dont on s'accompagnait et de plus la connaissance de l'
histoire, des traditions, des généalogies. » Il y avait les fils majeurs et les fils mineurs, analogues aux diacres et aux sous-diacres.
Tous les degrés de l'échelle sociale sont représentés parmi les
adeptes du gay savoir : on y trouve des rois comme Richard Cur de
Lion et Pierre d'
Aragon, de puissants comtes comme Guillaume de
Poitiers, des
chanoines comme Pierre Roger, de simples pelletiers comme Pierre Vidal. Les pellegrini d'
amour dont parle hante, autrement dits chevaliers errants, étaient nombreux et actifs, puisque en 1241, Henri III d'Angleterre mit une taxe sur eux. Il existe une constitution de Jacques Ier d'
Aragon défendant de faire aucune libéralité au jongleur et au chevalier sauvage.
On pourrait multiplier les témoignages sur la connexité de la chevalerie, du gay savoir et de l'
amour platonique.
Les mêmes textes nous montrent la simultanéité de la prouesse, de la chanson et de la passion
idéalisée. Mais l'héroïsme, le lyrisme et l'
amour sexuel n'ont jamais été des phénomènes collectifs et la critique historique vient substituer à ces merveilleuses fictions de sévères réalités et des intérêts autrement graves.
Chevaliers sans peur et sans reproche, ardents au point d'étonner l'imagination par leurs hauts faits et si
chastes qu'ils se contentaient d'un baiser, pour consolement ;
dames belles comme Kypris, vertueuses comme des madones, plus doctes que Sapho et Diotime ;
Cours d'
Amour où la beauté décerne la louange et le blâme sur la matière amoureuse ; troubadours célébrant, comme Wolfram dans Wagner la justice du
glaive et la gloire de beaux yeux et pour cette célébration allant du midi au nord, joyeux, lyriques ; cette surhumanité enivrée d'
amour et de
poésie forme un tableau tellement admirable, qu'avant comme après cet
âge d'or, on ne découvre que barbarie et dépravation.
Tout cela n'est qu'un mirage littéraire.
Dans une civilisation
théocratique, l'indépendance revêt un caractère d'hérésie et le
séditieux politique s'appelle un
impie. L'
Eglise, se croyant héritière de l'empire romain parce qu'elle en foulait la poussière voulut passionnément, aveuglément, réaliser l'unité spirituelle, en Occident. Une réaction des consciences se produisit, qui devint bientôt doctrinale. L'homme toujours conçoit un
idéal différent de celui qu'il voit réalisé : cette inquiétude ou mieux ce désir d'autre chose constitue l'instinct de la vie spirituelle. Or, l'
Eglise en le comprimant l'exaspéra et un nouveau christianisme naquit.
Sa
composition gnostique suivant les uns, manichéenne
suivant les autres, exigerait une dissertation entière. Il nous suffira de lire dans la chronique de Turpin : « L'intention de
Charlemagne était d'établir, dans la chrétienté,
trois sièges apostoliques. Le premier à Rome, le second en Galice, le troisième à
Ephèse, de telle sorte que tous les différends, tant de la discipline que du dogme, eussent été portés et jugés à ces trois sièges principaux. »
On reconnaît aisément les
pèlerins de Saint-Jacques et les Johannites ou
templiers dans ces
Eglises dissidentes, dont le troubadour demandait la reconnaissance.
Je ne dirai pas que le cor de Roland symbolise l'appel hérétique, que le rocher qu'il brise en trois coups est celui qui sépare les orthodoxes des parfaits : ce sont là clos exagérations de commentateurs. Toutefois, les
sirventes vocifèrent à l'envi contre le clergé romain ; un seul troubadour fut partisan de Simon de
Montfort, et enfin, fait unique dans l'
histoire, la langue provençale fut excommuniée, tellement elle était l'idiome hérétique par excellence. Une
bulle de 1245 la qualifie ainsi, et interdit son usage aux écoliers.
N'oublions pas, dans cette étude, que l'
Inquisition fut créée par
Innocent III pour lutter contre les Albigeois, et qu'il ne fallut pas moins qu'une
croisade d'extermination pour rassurer la Papauté. Cette secte, si puissante qu'elle poussa l'
Eglise à une telle défense, comptait comme fidèles la totalité des troubadours. Leurs poèmes, sous des traits romanessques, ne racontent que des faits d'ordre
religieux.
Il fut un temps, au Xème siècle, où le carnassier nommé vulpis, en latin, s'appelait goupil ou vorpil en français. Depuis un certain roman où il représente le clergé romain, il s'appelle Renart ;
re in art, roi en artifice. «
Al Renart nous signifie qui sont plains de flonie. » Il habite
Maupertuis,
Malebolgie du Dante avec sa femme Ermeline (
erm désert,
linh lignage). La nonne a trois fils : Malebranche, reproduit par Dante,
Percehaie, le quêteur en opposition à Perceval le vrai missionnaire, et
Rougeot (le
cardinal).
Yssengrin (
issir sortir, et
engres violence), représente le
baron féodal et brigand, l'être de proie embusqué dans son burg. La femme du
connétable, Hersent (
erz élevé), est Rome, sommet de la hiérarchie en opposition à
Cortoise, femme de Bélin (
agneau innocent). Renart et Yssengrin, le clergé et la noblesse orthodoxes, ne se méfient pas de Frobert le grillon ou le troubadour, qui semble chanter pour son propre soulas.
Orgueilleuse ou fière, femme de
Noble, le
lion, roi de France, se laisse séduire par Renart. Remarquons que Blanche de Castille a un
lion Taus son blason, et qu'on la soupçonne d'avoir trop écouté le
légat du Pape.
Harouge, femme du Léopard, se laisse prendre aux artifices dn Renart. Ce dernier a une
nef (cellede saint Pierre), « si fons est de male pensée et s'est de traïson bordée et clouvé de vilonnie. Le mât est de tricherie, les cordes de fourberie, les câbles de haine, l'ancre de malice et de foi mentie, la sentine de désespoir, sans repentir. » La
diatribe ne saurait en plus dire. Il faut évoquer Aristophane, pour trouver une uvre satirique aussi admirable et aussi audacieuse que celle qu'on pourrait intituler le roman de Blanche de Castille (
Hersent), et de
Romain de Saint-Ange,
légat du Pape (
Renart).
Guillaume IX, comte de
Poitiers, est le plus ancien troubadour dont nous ayons les
poésies.« Ses moeurs étaient si dissolues, dit Michaud, qu'il avait établi à
Niort une maison de débauche en forme de
monastère » ; on aura trouvé maison de
joi, et on aura traduit littéralement, sans songer que la
joi fut une foi pure et ardente. Ce grand ambitieux nous raconte qu'il rencontra deux femmes « s'en allant en Auvergne, par
Limoges » (c'est la route de
Toulouse pour qui part de
Poitiers) Ermesse (
esser être,
erm désert), femme de
Bernard, l'âne-prêtre et Agnès,
épouse de
Garin (
garir, guérir), Guillaume fait le muet ; les deux
dames le soumettent à une bizarre épreuve, aux griffes d'un
chat.
Voyant qu'ainsi il ne se dément pas de son silence, il tire des dites
dames ce qu'il veut. Ermessen et Agnès figurent Rome et
Toulouse, le
chat correspond à l'Inquisiteur.
Par deux fois, l'ambitieux seigneur fut dépossédé du comté de
Toulouse : il se lamente sur cette déception qu'on a pris pour une plainte amoureuse.
« De l'
amour, je ne dois dire que du bien, quoique je n'y gagne la moindre chose. Je n'ai jamais été heureux pour avoir aimé et ne le serai jamais. J'obéis à mon cur et je sais que c'est en vain. Ah ! le proverbe dit: vrai que celui qui a grand vouloir ait grand pouvoir,
sinon malheur à lui ! Quiconque veut aimer doit servir tout le monde. Il doit faire de nobles actions et dire de nobles paroles à la Cour. »
L'
amour ici veut dire la
religion d'
amour à laquelle Guillaume s'était affilié dans l'avide dessein de conquérir
Toulouse, foyer de la secte.
Aujourd'hui le lecteur même instruit ne croit guère à ces oeuvres écrites par dedans et par dehors qui présentent deux sens distincts, l'un romanesque et l'autre doctrinal, et pour lui, Tristan de Léonois incarne seuleument l'
amour à son paroxysme : ainsi Wagner nous l'a montré. Dans le poème primitif, Tristan est un
parfait, un missionnaire d'
amour ; il tue le Morhout irlandais (le moine) qui enlevait chaque année des jeunes hommes et des jeunes filles (pour ses
couvents). Yseult, nièce de Morhout, veut venger son oncle, mais convertie par Tristan, elle devient l'
Eglise irlandaise. Le héros triomphe d'un
dragon crestré ou mitré (un
évêque). L'écuyer
Governal (gouvernail),
Brangien (prudence) et le messager
Perinis (constant) sont les seuls amis de Tristan. Trois
géants projettent leur ombre effrayante sur le poème : le
géant de la
forêt « qui fit sa viande de sa propre mère ; le
géant Brunor, sorte de Polyphème ; enfin Estult (stultus), l'orgeuilleux, qui a six
frères (les six autres péchés) ; il frappe rois et empereurs, se fait livrer leurs barbes et forme d'
icelles la fourrure de son manteau. » L'
hommage de la barbe
symbole de puissance, ne figure-t-il pas la
suzeraineté que le Pape veut imposer aux plus grands. On voit Tristan en ladre, en joueur de glavel, sous tous les déguisements ! N'importe, en passant par la chapelle de la falaise il fait le
saut, il abjure pour échapper au bûcher. Yseult n'arrive à Blanche Lande qu'après avoir évité le
Malpas et passé le
Gué aventureux.
A un moment le héros doit quitter sa
dame et il
épouse une autre Yseult aussi belle que l'autre,
belvezer : mais blessé dans un combat contre l'orthodoxie, il succombe.
La chevalerie amoureuse est-elle née sur les lèvres des troubadours ou bien ceux-ci l'ont-ils adoptée et chantée ?
Il faut se borner à ruiner la version courante d'une
exaltation exclusivement sexuelle.
Le feignaire, le prégaire, l'entendeire et le druz sont les quatre degrés de l'initation. « Après des épreuves plus ou moins longues, dit Fauriel, le chevalier était accepté pour serviteur par la
dame de son choix ; à genoux devant elle et les deux mains dans les siennes, il se dévouait jusqu'à la mort. La
dame lui présentait un anneau et lui donnait un baiser, souvent le seul qu'il devait recevoir et qui s'appelait
consolement. » Celui qui se consacrait au culte dune
dame se faisait
couper les
cheveux ou tonsurer. Vraiment voilà d'étranges façons !
Le troubadour Granet conseille à Sordel le Mantouan de se faire tondre à l'imitation de cent autres chevaliers qui se sont fait raser la tête pour la comtesse de Rhodez.
On admettrait qu'un mant se fît raser la tête dans un élan passionné ou suivant un courant de la mode ; mais cet amant admettrait-il que cent autres fussent agréées, au même degré, par sa
dame ? Cent galants bien comptés, fussent-ils les plus
platoniques du monde, quelle invraisemblance !
Geoffroi Rudel s'éprend de la comtesse de Tripoli, sur la seule renommée de ses vertus, il passe la mer pour la connaître et en la
voyant expire à ses pieds.
La comtesse de Tripoli ne serait-elle pas la comtesse de
Toulouse et de Tripolitaine, Dame-Loge ?
Pierre Vidal, amoureux de Loba (louve) de Penantier, se couvre d'une peau de
loup pour lui plaire : mais les bergers et leurs
chiens le harcèlent, le mordent. On le porta chez la
dame Loba : elle et son mari prirent soin du troubadour et le guérirent. Cette
histoire de
loup garou se traduit ainsi : La
paroisse de Penantier appartient au giron orthodoxe. Vidal prend le déguisement romain ; les
sectaires croient à son
apostasie et le malmènent jusqu'à ce qu'il se fasse reconnaître.
Nostradamus raconte qu'une gentifemme d'
Avignon, couvaincue d'avoir vendu son
amour, fut chassée de la ville. Elle avait certainement vendu autre chose. A Signe, à
Pierrefeu, à Romanin, sous le règne d'Ildephons Ier, de
Raymond Bérenger, de Robert, siégeaient des cours d'
amour : nous avons la liste des
dames qui présidaient. La belle Laure de Sade, amie de Pétrarque, fut instruite par sa tante. Estephannette de Gantelme tenait cour ouverte et jugeait en dernier ressort tous les crimes de séduction, de rapt.
Les auteurs ecclésiastiques accusent les Bonshommes ou parfaits d'avoir nié l'utilité du
mariage et préconisé la communauté des femmes. Or, dans la
religion provençale, on appelait
mariage l'obédience à l'orthodoxie romaine, et
amour l'affiliation à la doctrine occitanique : telle est la
clé initiale de toute la littérature amoureuse. On sait, du reste, que la plupart des chevaliers et des troubadours étaient mariés.
Rossetti consacra cinq volumes à son
Mystère de l'amour platonique au
Moyen Age ; nul ne réduira un tel sujet à quelques pages. L'
amour sexuel n'a jamais pu devenir une
religion avec des
rites, une hiérarchie, des missionnaires et des
martyrs. La
dame des troubadours est la doctrine ; lorsqu'elle porte un nom de lieu elle est
dame diocèse, dame-paroisse, dame-loge. On comprend ainsi ces troubadours plus amoureux à quatre-vingt-un ans, et que la profession d'orthodoxie romaine (
mariage) n'empêche pas l'affiliation (l'
amour) ; enfin qu'une dame-loge peut avoir deux adorateurs (pasteurs) et qu'un adorateur (pasteur) peut desservir deux dames-paroisses.
Ces rimeurs, ces viveurs, ces passionnés amants vivant en grand soulas, allant de châteaux en châteaux, sont des hommes austères que l'indignité cléricale exaspère et qui se proposent de pratiquer et d'enseigner un christianisme plus
évangélique et surtout plus johannique que celui de Rome. Les troubadours sont des
prêtres ou pasteurs beaucoup moins sensibles aux charmes féminins que les
prêtres orthodoxes.
Le chevalier au
cygne, Lohengrin, fils de Parsifal, est un parfait et le grand récit du dernier acte exprime admirablement l'
esprit de cette Templerie qui n'a d'amoureux que le masque. Autour de la
Table ronde (figure parfaite) et au pied du Graal,
relique confiée par les
anges aux hommes les plus purs, on retrouvera, avec quelque attention, une croyance qui, bien avant la Réforme, a mis en péril l'unité
catholique et qui seule donne un sens complet à l'oeuvre occidentale tant littéraire qu'artistique qui s'étend de l'an mil à la fin du XVIème siècle.
Il y a, dans la bibliothèque, du
Vatican, des archives très secrètes qui n'ont jamais été communiquées à personne, et qui se sont augmentées de tout ce que le dernier
légat emporta du Palais des Papes d'
Avignon. Elles contiennent le véritable secret des troubadours de
Provence et des hérétiques d'
Aquitaine. L'
Eglise a continué, par une
séculaire volonté de silence, l'extermination d'
Innocent III et l'abolition des
Templiers.
Franciscains et
Dominicains ont travaillé avec un zèle ardent à éteindre et à déshonorer un christianisme qui eut des héros, des
martyrs et
inspira le plus grand poème de notre ère. Les romans de chevalerie, spirituellement, aboutissent à
La Divine Comédie. Quelques-uns, Rossetti, le père du peintre préraphaélite, Arnoux, un érudit méconnu, ont aperçu quel rêve de justice, de
charité et de beauté fut conçu en Occitanie et de là se répandit par l'univers, enchantant les imaginations.
Mistral, en ressuscitant la langue provençale, n'a pas voulu rendre la vie à l'idée provençale et il a été sage.
Notre temps ne comprendrait plus une foi anticléricale, un
mysticisme indépendant. Mais le cours des recherches historiques amènera fatalement les érudits à découvrir que la libre pensée occidentale florit d'abord dans le midi de la France, qu'elle
inspira le génie du
Moyen Age d'apparence si orthodoxe et que les troubadours étaient des chrétiens dissidents dont la doctrine fut immortalisée par le plus grand des poètes modernes et des troubadours : Dante Alighieri.