Bernard naquit en
Bourgogne, au château de
Fontaine, de parents nobles et pieux.
Son père, vaillant homme d'armes, s'appelait Célestin, sa mère se nommait
Aleth. Elle eut sept
enfants, six fils et une fille, tous voués par elle au service de
Dieu dès avant leur naissance ; et elle tint à les nourrir tous de son propre
lait, comme pour leur transmettre, avec son lait, une part de ses vertus. Puis,
quand ils grandissaient, elle les élevait pour la vie du cloître
plus que pour celle de la cour, les accoutumant à une nourriture grossière et commune.
Bernard était son troisième fils. Pendant
qu'elle le portait encore dans son sein, elle eut un rêve où elle
se vit donnant le
jour à un petit
chien tout blanc, et qui aboyait d'une
voix vigoureuse. Elle raconta ensuite son rêve à un homme de
Dieu,
qui, inspiré d'en haut, lui dit : « Tu seras mère d'un petit
chien excellent qui, gardien de la maison de
Dieu, aboiera vigoureusement contre
ses
ennemis !
Enfant,
Bernard souffrait de cruels maux de tête. Un
jour
une jeune femme vint auprès de lui, pour
adoucir sa souffrance par des
chants ; mais l'
enfant, indigné, la chassa de sa
chambre. Et
Dieu le
récompensa de son zèle, car, aussitôt après, il se
leva de son
lit et fut guéri. La nuit de
Noël, comme le petit
Bernard,
attendant l'office du matin dans l'
église, se demandait à quelle
heure de la nuit le Christ était né, l'
enfant Jésus lui
apparut tel qu'il était sorti du sein de sa mère. Aussi, toute
sa vie, crut-il que c'était à cette heure-là qu'était
né le Seigneur. Et, depuis lors, il acquit une compétence spéciale
dans tout ce qui touchait à la Nativité du Christ, ce qui lui
permit de parler mieux que personne de la Vierge et de l'
Enfant, et d'expliquer
le récit
évangélique relatif à l'Annonciation.
Or, le vieil
ennemi de l'homme,
voyant le petit
Bernard
en des
dispositions si saines, s'efforça de tendre des pièges
à sa
chasteté. Mais comme, un
jour, à l'instigation du
diable, l'
enfant avait tenu longtemps les yeux fixés sur une femme, soudain
il rougit de lui-même, et, pour se punir, il entra dans l'
eau glacée
d'un étang, d'où il ne sortit que transi jusqu'aux os. Une autre
fois, une jeune fille nue pénétra dans son
lit pendant qu'il dormait.
Bernard, dès qu'il l'aperçut, lui céda en silence la part
du
lit qu'il occupait ; après quoi, s'étant retourné de
l'autre côté, il s'endormit. Et la malheureuse, après l'avoir
longtemps touché et caressé, fut prise de honte malgré
son impudeur, de telle sorte qu'elle se releva et s'enfuit, pleine à
la fois d'horreur pour elle-même et d'admiration pour le saint jeune homme.
Une autre fois, comme
Bernard avait reçu l'hospitalité dans la
maison d'une
dame, celle-ci, en
voyant sa beauté, fut saisie d'un vif
désir de s'accoupler à lui. Elle se leva de son
lit, et alla s'étendre
dans le
lit de son hôte. Mais celui-ci, dès qu'il sentit quelqu'un
près de lui, se mit à crier : « Au voleur ! Au voleur !
» Aussitôt la femme s'enfuit, toute la maison fut sur pied, on alluma
des lanternes, on chercha le voleur. Puis, comme on ne trouvait personne, chacun
retourna dans son
lit et se rendormit, à l'exception de la
dame, qui,
ne pouvant dormir, de nouveau se leva et entra dans le
lit de
Bernard. Et, de
nouveau, le jeune homme se mit à crier : « Au voleur ! »
Nouvelle alerte, nouvelles investigations. Et, une troisième fois encore,
la
dame se vit repoussée de la même façon, si bien qu'elle
finit par renoncer à son mauvais dessein, soit par crainte ou par découragement.
Or le lendemain, en route, les
compagnons de
Bernard lui demandèrent
pourquoi il avait tant de fois rêvé de voleurs. Et il leur dit
: « J'ai eu, en effet, cette nuit, à repousser les assauts d'un
voleur : car mon hôtesse a essayé de m'enlever un trésor
que je n'aurais plus jamais recouvré si je l'avais perdu ! »
Tout cela persuada à
Bernard que c'était
chose peu sûre de cohabiter avec le
serpent. Il projeta donc de s'enfuir
du monde, et d'entrer dans l'ordre de Citeaux. Ce qu'apprenant, ses
frères
voulurent d'abord, par tous les moyens, le détourner de son projet. Mais
Dieu lui accorda tant de faveurs que non seulement lui-même ne fut point
détourné de son projet: il convertit encore à son projet
tous ses
frères et bon nombre d'amis. Un de ses
frères nommé
Gérard, qui était dans l'armée, estimait particulièrement
folle l'intention de
Bernard. Alors celui-ci, déjà tout enflammé
de foi, et excité en outre par son
amour fraternel, dit à Gérard
: « Je sais, je sais, mon
frère seule la souffrance t'amènera
à m'entendre. » Puis lui mettant un doigt sur l'aine : «
Hélas, le
jour est prochain où une lance percera ce flanc et ouvrira
la voie, dans ton cur, au projet que maintenant tu désapprouves
chez moi ! » Et en effet, peu de
jours après, Gérard fut
blessé d'un coup de lance à l'endroit que
Bernard lui avait désigné
; après quoi, il fut pris par l'
ennemi et jeté en prison. Là,
Bernard vint le trouver, et lui dit : « Je sais, mon
frère Gérard,
que bientôt nous partirons d'ici pour entrer dans un
monastère
! » Et, la même nuit, les chaînes du prisonnier tombèrent,
la porte de la prison s'ouvrit ; et Gérard dit à son
frère
qu'il avait changé d'avis et voulait se faire moine.
L'an du Seigneur 1112, la quinzième année
de l'institution du
couvent de Cîteaux,
Bernard entra dans ce
couvent
avec plus de trente
compagnons. Il était alors âgé d'environ
22 ans.
Au moment où
Bernard quittait la maison paternelle
avec ses
frères, Guido, qui était l'aîné, aperçut
le petit Nivard, le plus jeune de ses
frères, qui jouait sur la place
avec d'autres
enfants. «
Hé lui dit-il mon
frère
Nivard, c'est sur toi seul que va reposer l'administration de nos biens terrestres!
» Mais l'
enfant, mûri par la foi, répondit : « Vous
voulez donc avoir pour vous le
ciel et me laisser la terre? Ce n'est point là
un partage équitable ! » Il resta quelque temps encore auprès
de son père, et alla, lui aussi, se faire moine, dès qu'il fut
en âge.
Quant à
Bernard, aussitôt qu'il fut entré
en
religion, tout son
esprit fut si profondément occupé et absorbé
par
Dieu que la vie sensible cessa d'exister pour lui. Habitant depuis plus
d'un an déjà la cellule des novices, il ne savait pas encore de
quelle forme en était la voûte. Passant la plupart de son temps
dans la chapelle, il était persuadé que le mur près duquel
il se tenait n'avait qu'une seule fenêtre, tandis qu'en réalité
il en avait trois.
L'abbé de Cîteaux envoya des
frères
pour construire une maison à Clairvaux, et désigna
Bernard pour
être leur abbé.
Bernard vécut là dans une extrême
pauvreté, ne mangeant souvent qu'une sorte de soupe faits avec des feuilles
de hêtre. Il veillait la nuit, au-delà des
forces humaines, tenant
le sommeil pour l'équivalent de la mort, et ne regrettant rien davantage
que les quelques instants perdus à dormir. Il ne trouvait aucun plaisir,
non plus, dans la nourriture, et ne mangeait que par
force, ayant même
perdu la faculté de discerner la saveur des mets. C'est ainsi qu'un
jour
il but de l'
huile en guise d'
eau, et ne s'en aperçut que lorsque des
frères lui firent observer que ses lèvres n'étaient pas
mouillées. Une autre fois, et pendant plusieurs
jours de suite, il mangea
du sang
caillé en croyant manger du
beurre. L'
eau seule lui plaisait,
en lui rafraîchissant la bouche et la gorge.
Tout ce qu'il savait sur les saints mystères, il
disait qu'il l'avait appris en méditant dans les
bois. Et il aimait à
dire à ses amis que ses seuls professeurs avaient été les
chênes et les hêtres. Un
jour, comme il le raconte lui-même
dans ses écrits, il essayait de graver d'avance, dans son
esprit,
les paroles qu'il dirait à ses
frères; mais voici qu'une voix
lui dit : « Aussi longtemps que tu garderas en toi cette idée-là,
tu n'en auras point d'autres! » Dans ses vêtements, il aimait la
pauvreté, mais non la malpropreté, disant de celle-ci qu'elle
était signe ou de négligeance, ou de vanité intérieure,
ou de recherche de la gloire extérieure. Il avait toujours présent
à l'
esprit ce proverbe, qu'il répétait volontiers : «
Celui qui fait ce que personne ne fait, tout le monde le remarque! » Aussi
ne porta-t-il un
cilice que tant qu'il put le faire secrètement; mais,
dès qu'il vit que la chose était connue, il rejeta son
cilice
pour faire comme tout le monde.
Il ne cessait point de montrer, par son exemple, qu'il
possédait les trois genres de patience, qui consistaient, suivant lui,
à supporter les injures, la perte des biens et la peine corporelle. Un
évêque, qu'il avait amicalement admonesté dans une lettre,
lui répondit, avec une amertume insensée, par une lettre qui commençait
ainsi : « Salut à toi, et non pas blasphème ! »
comme s'il donnait à entendre que la lettre de
Bernard avait contenu
des blasphèmes. Mais
Bernard se borna à répondre qu'il
ne croyait pas avoir en lui l'
esprit de blasphème, et que jamais il.
n'avait maudit personne, ni surtout un prince de l'
Eglise. Une autre fois, un
abbé lui envoya six cents marcs pour la construction d'un
monastère
; mais toute la somme fut prise, en route, par des voleurs. Ce qu'apprenant,
il se borna à dire : « Béni soit
Dieu, qui nous a allégés
de ce fardeau ! » Enfin, une autrefois, un
chanoine régulier vint
le trouver et lui demanda instamment à être admis dans son
monastère.
Et comme
Bernard l'engageait à retourner plutôt dans son
église,
le
chanoine lui dit : « Pourquoi recommandes-tu la perfection dans tes
livres, si tu ne consens pas à en laisser approcher ceux qui le désirent
? Je voudrais avoir ici tes livres pour les détruire ligne à ligne
! ». Et
Bernard : « Dans aucun de mes livres tu n'as lu que tu ne
pouvais pas parvenir à la perfection en restant dans ton
église.
Ce que j'ai recommandé dans tous mes livres, c'est l'amélioration
des murs, et non le changement de lieu ! » Sur quoi le
chanoine,
affolé de rage, le frappa si durement sur la joue que la rougeur succéda
au coup, et l'enflure à la rougeur. Et déjà les assistants
allaient se jeter sur le
sacrilège, lorsque
Bernard les supplia, au nom
du Christ, de ne lui faire aucun mal.
Son père, qui était resté seul dans
sa maison, finit par se retirer, lui aussi, dans un
monastère, où
il mourut peu de temps après, chargé d'années. Sa sur,
mariée, était en danger de succomber aux richesses et aux plaisirs
de ce monde, lorsque, étant venue voir ses
frères, mais y étant
venue avec une escorte et en grand apparat,
Bernard eut l'impression que c'était
le diable qui l'envoyait pour corrompre les
âmes ; et il ne voulut ni
aller lui-même au-devant d'elle, ni permettre à ses
frères
d'y aller. Alors,
voyant que pas un de ses
frères ne voulait la reconnaître,
à l'exception d'un seul d'entre eux, qui était alors portier,
et qui la traitait de « fumier en robes », la sueur fondit en larmes
et s'écria : « Si même je suis une pécheresse, c'est
pour des créatures comme moi que le Christ est mort ! Et c'est précisément
parce que je me sens pécheresse que j'ai besoin des conseils et de l'entretien
des gens de bien. Si mon
frère dédaigne ma personne corporelle,
que du moins le serviteur de
Dieu prenne considération de mon
âme
! qu'il vienne, qu'il me donne des ordres ! et je suis prête à
accomplir tout ce qu'il m'ordonnera ! » Alors
Bernard, entendant cette
promesse, vint au-devant d'elle avec ses
frères. Et, comme il ne pouvait
songer à la séparer de son mari, il lui interdit, en premier lieu,
tous les plaisirs mondains, et lui recommanda de suivre l'exemple de leur mère.
Et la sur, de retour chez elle, changea si complètement que, vivant
parmi le siècle, elle menait la vie d'une nonne dans un cloître.
Elle finit même, à forcé de prières, par obtenir
de son mari qu'il consentît à la rupture du lien conjugal, et lui
permît d'entrer dans un
couvent.
Un
jour,
Bernard, malade et presque à bout de
forces,
fut emporté en
esprit devant le tribunal de
Dieu. Et Satan y vint, de
son côté, la bouche remplie d'accusations injustes contre lui.
Et, quand l'adversaire eut fini de parler,
Bernard, confus et troublé,
se borna à répondre : « Je l'avoue, je ne suis point digne
d'obtenir le
ciel par mes propres mérites. Mais comme mon maître
Jésus a obtenu le
ciel par deux mérites, à savoir l'héritage
de son père et les souffrances de sa passion, j'ai l'espoir que, se contentant
d'un seul de ces mérites, il voudra bien me faire don de l'autre ! »
Ce qu'entendant, l'
ennemi s'en alla tout honteux, et
Bernard s'éveilla
de sa vision.
Par l'excès de son abstinence, de son travail, et
de ses veilles, il avait fatigué son
corps au point d'être presque
toujours malade, et, d'avoir peine à suivre les offices du
couvent. Un
jour qu'il se sentait en fort mauvais état, les prières des
frères
eurent pour effet de lui rendre un peu de santé. Sur quoi, les réunissant
tous autour de lui, il leur dit : « Pourquoi retenez-vous le pauvre homme
que je suis ? Vous êtes si forts que vous l'emportez soir moi, là-haut
; mais, de grâce, accordez-moi de m'en aller de ce monde ! »
Plusieurs villes l'élurent pour
évêque,
entre autres Gênes et Milan. Et il n'osait ni accepter ni refuser, disant
seulement qu'il ne s'appartenait point, mais était délégué
pour le service d'autrui. Et, d'autre part, sur son conseil, ses
frères
avaient obtenu du Souverain
Pontife la promesse que personne ne pourrait leur
enlever celui qui était leur joie et leur réconfort.
Un
jour que
Bernard était allé chez les Chartreux
et les avait édifiés par sa vertu, le prieur des Chartreux fut
cependant frappé de voir que la selle de son
cheval était d'une
élégance inaccoutumée, ce qui semblait dénoter un
certain
goût de luxe. Mais quand on rapporta à
Bernard l'observation
du prieur, il demanda avec surprise quelle était cette selle : car il
était venu de Clairvaux jusqu'à la Chartreuse sans même
voir sur quel siège il était assis. Une autre fois, comme il avait
marché toute la journée le long du lac de Lausanne, ses
compagnons
lui demandèrent, le soir, ce qu'il en pensait ; et il leur répondit
ingénument qu'il ne savait pas même où était ce lac.
Toujours on le trouvait en prière, ou en méditation, ou occupé
à lire ou à écrire, ou à s'entretenir avec ses
Frères.
Un
jour, comme il prêchait devant le peuple, et que tous buvaient ses
paroles, l'idée lui vint soudain de se dire : « Tu prêches
vraiment très bien, et on a plaisir à t'entendre ! » Alors,
devinant la tentation qui se cachait sous cette idée, il se demanda s'il
ne ferait pas bien de cesser de parler. Mais aussitôt, réconforté
du secours divin, il répondit tout bas au tentateur : « Ce n'est
pas toi qui m'as fait commencer de parler, ce n'est pas toi qui m'empêcheras
d'achever ! » Après quoi il acheva tranquillement sa
prédication.
Un moine qui, dans le siècle, avait été
un ribaud et un joueur, fut tenté par le malin
esprit et voulut rentrer
dans le siècle.
Bernard, le
voyant bien décidé, lui demanda
de quoi il vivrait. Et le moine : « Je sais jouer aux dés, et de
cela je vivrai ! » Et
Bernard : « Si je te confie un capital, me
promets-tu de revenir tous les ans partager tes gains avec moi ? » Le
moine, tout joyeux, le lui promit volontiers. Donc
Bernard lui fit donner vingt
sols et le laissa partir. Or le moine, dès qu'il se trouva libre, perdit
toute la somme, et revint, plein de honte, à la porte du
couvent. Aussitôt
Bernard s'avança vers lui en tendant la main, comme pour recevoir la
moitié de son gain. Et lui : « Hélas, mon père, je
n'ai rien gagné, et j'ai même été dépouillé
de notre capital ! Je ne puis que m'offrir moi-même en échange
de la somme perdue ! » Et
Bernard lui répondit avec bonté
: « Si c'est ainsi, mieux vaut que je reprenne ce capital-là, plutôt
que de les perdre tous deux ! »
Un
jour Bernard, chevauchant en compagnie d'un paysan,
lui parla, par hasard, de la difficulté qu'il avait à prier avec
attention. Sur quoi le rustre, d'un ton méprisant, répondit que,
quant à lui, jamais il ne se laissait distraire pendant qu'il priait.
Alors
Bernard lui dit : « Séparons-nous un moment, et commence,
avec toute l'attention possible, l'
oraison dominicale ! Que si tu parviens à
la réciter tout entière sans une seule distraction de pensée,
je te donnerai la jument que je monte. Mais j'ai assez de confiance en ta loyauté
pour être sûr que, si quelque distraction te vient, tu me l'avoueras
! » Aussitôt le paysan, tout joyeux, et considérant déjà
la jument comme acquise, se mit à l'écart, se recueillit, et commença
son Pater. Mais à peine était-il arrivé à la moitié,
que, tout à coup, il se demanda si la selle de
Bernard serait à
lui avec la jument. Et aussitôt il se tendit compte de sa distraction,
et vint l'avouer à
Bernard.
Une autre fois, une énorme quantité de mouches
ayant envahi le
monastère construit par
Bernard, et y causant une grande
vexation, le saint dit en riant : « Je les excommunie ! » Et, le
lendemain, toutes les mouches avaient disparu.
Il avait été envoyé par le Souverain
Pontife à Milan, pour réconcilier cette ville avec l'
Eglise. Sur
son retour, il s'arrêta à
Pavie, où un mari lui amena sa
femme, qui était possédée du démon.
Bernard la renvoya
à l'
église de saint Cyr ; mais celui-ci, pour honorer son hôte,
la lui renvoya. Et le diable, par la bouche de la possédée, ricanait,
en disant : « Ce n'est point le petit Cyr, ni le petit
Bernard qui seront
de taille à me faire sortir ! » A quoi
Bernard répondit
: « Ce ne sera point Cyr ni
Bernard qui te chassera, mais le Seigneur
Jésus ! » Puis il pria
Jésus, et l'
esprit immonde s'écria
: « Comme je voudrais sortir de cette femme ; mais je ne le puis, car
le grand maître m'en empêche ! » Et
Bernard : « Qui
est le grand maître ? » Et le diable : «
Jésus
de Nazareth ! » Et
Bernard : « L'as-tu jamais vu ? »
Et le diable : « Oui! » Et
Bernard : « Où
l'as-tu vu ? » Et le diable : « Dans le
ciel ! »
Et
Bernard : « As-tu donc été dans le
ciel ? »
Et le diable : « Oui ! » Et
Bernard : « Comment en
es-tu sorti ? » Et le diable : « J'en ai été
précipité avec
Lucifer ! » Il disait tout cela d'une voix
lugubre, parlant toujours par la bouche de la femme, en présence de tous.
Et
Bernard lui dit : « Aimerais-tu retourner au
ciel ? »
Et le diable, avec un gémissement piteux : « Hélas
! il est trop tard ! » Puis, sur l'ordre de
Bernard, il sortit de la femme;
mais à peine le saint s'était-il remis en route, que le mari,
accourant derrière lui, lui apprit que le maudit avait de nouveau pris
possession de sa femme. Alors
Bernard lui conseilla d'attacher au cou de sa
femme un papier contenant ces mots : « Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
je te défends, démon, de
toucher désormais à cette
femme ! » Ainsi fut fait, et
force fut au diable de respecter la défense.
Il y avait en
Aquitaine une pauvre femme que tourmentait,
depuis six ans, un
incube luxurieux. Lorsque
Bernard arriva dans l'endroit où
vivait cette femme, l'
incube défendit à sa victime de s'approcher
du saint, la menaçant, si elle le faisait, de n'être plus désormais
son amant, mais son persécuteur. La femme, cependant, vint trouver
Bernard,
et lui raconta en gémissant le mal dont elle souffrait. Et
Bernard :
« Prends mon bâton et mets-le dans ton
lit, et nous verrons ensuite
ce que l'
ennemi osera faire ! » La nuit, dès que la femme fut dans
son
lit, l'
incube accourut, mais non seulement il ne put se livrer à
sa maudite tâche de toutes les nuits : il ne put même pas s'approcher
du
lit. Il s'en alla, furieux, avec des menaces terribles. Ce qu'apprenant,
Bernard réunit tous les habitants de la ville, leur fit tenir en main
des
cierges allumés ; et tous, d'une même voix, excommunièrent
le diable, lui défendant désormais l'accès de la ville.
Depuis lors, la femme se trouva délivrée.
Bernard était venu en
Aquitaine pour réconcilier
avec l'
Eglise le
duc de cette province. Et comme celui-ci se refusait à
toute réconciliation,
Bernard alla vers l'
autel, consacra l'hostie, la
posa sur une
patène, et sortit avec elle de l'
église. Alors, abordant
d'une voix terrible le
duc d'
Aquitaine, qui, en qualité d'excommunié,
se tenait en dehors de l'
église sans oser entrer, il lui dit : «
Nous t'avons prié, et tu as dédaigné notre prière
Voici que vient vers toi le
fils de la Vierge, le maître suprême
de l'
Eglise que tu persécutes ! Voici que vient vers toi ton
juge, entre
les mains duquel sera remise ton
âme ! Oseras-tu le dédaigner aussi,
comme ses serviteurs ? » Aussitôt le
duc sentit tous ses membres
fléchir, et se prosterna aux pieds de
Bernard. Et celui-ci, le touchant
de la
sandale, lui ordonna de se lever, pour entendre la sentence de
Dieu. Le
duc se releva, tout tremblant, et exécuta aussitôt tout ce que
lui ordonna saint
Bernard.
Celui-ci se rendit également en Allemagne pour apaiser
une grande
discorde. Et l'
archevêque de Mayence envoya au-devant de lui
un
vénérable clerc, qui lui dit qu'il venait de la part de son
maître. Mais
Bernard lui répondit : « Non, c'est un autre
maître qui t'a envoyé ! » Etonné, le clerc répondit
qu'il venait de la part de l'
archevêque. Mais
Bernard lui répétait
toujours : « Tu te trompes, mon fils, tu te trompes ! C'est un maître
plus puissant qui t'a envoyé, car c'est le Christ lui-même ! »
Alors le clerc, comprenant le sens de ses paroles, lui dit : « Tu crois
donc que je veux devenir moine ? Je n'en ai jamais eu la pensée un seul
instant! » Et cela n'empêcha point ce clerc, avant même d'être
rentré à Mayence, de dire adieu au siècle pour devenir
moine.
Un noble soldat, qui s'était fait moine, était
tourmenté d'une tentation cruelle. Un de ses
frères, le
voyant
toujours triste, lui en demanda le motif. Et le moine répondit : «
Je me désole de penser qu'il n'y aura plus pour moi de joie en ce monde
! » Le mot fut rapporté à
Bernard, qui, ému de pitié,
pria pour le malheureux
frère. Et aussitôt celui-ci devint aussi
gai et aussi joyeux qu'il avait été triste jusque-là.
Lorsque mourut
saint Malachie,
évêque d'Irlande,
qui était venu achever sa vie dans le
monastère de saint
Bernard,
celui-ci célébra la messe en son honneur. Et
Dieu, soudain, lui
fit connaître la gloire du défunt, de telle sorte que, après
la communion, changeant la forme de sa prière, il s'écria joyeusement
: «
Dieu, qui as daigné admettre le bienheureux Malachie au nombre
de tes saints, permets, nous t'en
prions, que, de même que nous célébrons
la fête de sa mort, nous imitions aussi l'exemple de sa vie ! »
Le diacre fit signe à
Bernard qu'il se trompait dans sa prière.
Mais
Bernard : «
Pas du tout ! Je sais ce que je dis ! » Après
quoi il alla baiser les restes du saint.
A l'approche du
carême,
Bernard demanda aux étudiants
de vouloir bien s'abstenir, au moins pendant les saints
jours, de leurs amusements
et de leurs débauches. Mais, comme ils s'y refusaient, il leur fit verser
du vin, en disant : « Buvez donc de ce vin des
âmes ! » Et
à peine l'eurent-ils bu qu'ils furent tout changés. Et eux, qui
n'avaient pas voulu accorder à
Dieu quelques journées, ils lui
accordèrent tout le temps de leur vie.
Enfin saint
Bernard, sentant la mort approcher, dit à
ses
frères : « Je vous laisse en héritage l'exemple de trois
vertus que je me suis efforcé toute ma vie de pratiquer. J'ai toujours
évité de scandaliser personne ; j'ai toujours eu moins de confiance
en moi-même que dans les autres, et jamais je n'ai tiré vengeance
de mes persécuteurs. » Puis il s'endormit au milieu de ses fils,
en l'an 1143, dans la soixante-troisième année de son âge,
après avoir fondé cent soixante
monastères, accompli de
nombreux miracles et écrit une foule de livres et de traités.
Après sa mort, sa gloire fut révélée
à de nombreuses personnes. Il apparut notamment à un certain abbé,
et l'engagea à le suivre. Puis il le conduisit au pied d'une
montagne,
et lui dit : « Reste ici, pendant que je vais monter là-haut !
» L'abbé lui demanda ce qu'il allait faire. Et
Bernard :
« Je vais apprendre ! » Et l'abbé, tout surpris : «
Que veux-tu apprendre, mon père, toi qui n'a pas aujourd'hui ton pareil
pour la science? » Et
Bernard : « Il n'y a ici-bas ni science,
ni connaissance, c'est là-haut seulement qu'il y a plénitude de
science, c'est là-haut qu'est la vraie connaissance de la vérité
! » Et, ce disant, il disparut. Or l'abbé, ayant noté le
jour et l'heure de cette vision, découvrit qu'elle avait coïncidé
avec la mort de saint
Bernard. Et nombreux, ou plutôt innombrables, sont
les miracles que
Dieu opéra ensuite par l'entremise de ce grand saint.
Jacques de Voragine, La légende dorée - Traduit du latin par Theodor de Wyzewa Fondateur de l'ordre des
Bernardins, né en 1091 à
Fontaine, en
Bourgogne, mort en 1153. Il entra dans l'ordre de Cîteaux, qu'il réforma et auquel il donna son nom, et fut le premier abbé de Clairvaux. Sa piété, son savoir, son éloquence eurent une
influence très étendue sur son siècle ; les
évêques, les papes et les rois le prenaient pour arbitre de leurs différends. En 1147, il prêcha à
Vézelay la seconde
croisade avec le plus grand succès. Il combattit les erreurs d'Abailard, de Pierre de
Bruys, d'Arnaud de Brescia, de Gilbert de la Porée et du moine Raoni, qui voulait que l'on massacrât tous les juifs. Ses oeuvres, écrites en latin, ont été pour la plupart traduites en français. Sa fête se célèbre le 20 août.
M. Bescherelle, aîné, Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française - Volume I (A-F) (1856), p. 387.