« Votre femme, Valentine de
Villefort.
P.-S.—« Ma pauvre grand-mère va de plus mal en plus mal ; hier, son exaltation
est devenue du délire : aujourd'hui son délire est presque de la folie.
« Vous m'aimerez bien, n'est-ce pas, Morrel, pour me faire oublier que je
l'aurai quittée en cet état ?
« Je crois que l'on cache à grand-papa Noirtier que la signature du contrat
doit avoir lieu ce soir. »
Morrel ne se borna pas aux renseignements que lui donnait Valentine ; il alla
chez le notaire, qui lui confirma la nouvelle que la signature du contrat était
pour neuf heures du soir.
Puis il passa chez Monte-Cristo ; ce fut encore là qu'il en sut le plus : Franz
était venu lui annoncer cette solennité ; de son côté, Mme de Villefort avait
écrit au comte pour le prier de l'excuser si elle ne l'invitait point ; mais la
mort de M. de Saint-Méran et l'état où se trouvait sa veuve jetaient sur cette
réunion un voile de tristesse dont elle ne voulait pas assombrir le front du
comte, auquel elle souhaitait toute sorte de bonheur.
La veille, Franz avait été présenté à Mme de Saint-Méran, qui avait quitté le
lit pour cette présentation, et qui s'y était remise aussitôt.
Morrel, la chose est facile à comprendre, était dans un état d'agitation qui
ne pouvait échapper à un il aussi perçant que l'était l'il du comte, aussi
Monte-Cristo fut-il pour lui plus affectueux que jamais ; si affectueux, que deux
ou trois fois Maximilien fut sur le point de lui tout dire. Mais il se rappela
la promesse formelle donnée à Valentine, et son secret resta au fond de son
cur.
Le jeune homme relut vingt fois dans la journée la lettre de Valentine.
C'était la première fois qu'elle lui écrivait, et à quelle occasion ! A chaque
fois qu'il relisait cette lettre, Maximilien se renouvelait à lui-même le
serment de rendre Valentine heureuse. En effet, quelle autorité n'a pas la jeune
fille qui prend une résolution si courageuse ! quel dévouement ne mérite-t-elle
pas de la part de celui à qui elle a tout sacrifié ! Comme elle doit être
réellement pour son amant le premier et le plus digne objet de son culte ! C'est
à la fois la reine et la femme, et l'on n'a point assez d'une âme pour la
remercier et l'aimer.
Morrel songeait avec une agitation inexprimable à ce moment où Valentine
arriverait en disant :
« Me voici, Maximilien ; prenez-moi. »
Il avait organisé toute cette fuite ; deux échelles avaient été cachées dans
la luzerne du clos ; un cabriolet, que devait conduire Maximilien lui-même,
attendait ; pas de domestique, pas de lumière ; au détour de la première rue on
allumerait des lanternes, car il ne fallait point, par un surcroît de
précautions, tomber entre les mains de la police.
De temps en temps des frissonnements passaient par tout le corps de Morrel ;
il songeait au moment où, du faîte de ce mur, il protégerait la descente de
Valentine, et où il sentirait tremblante et abandonnée dans ses bras celle dont
il n'avait jamais pressé que la main et baisé le bout du doigt.
Mais quand vint l'après-midi, quand Morrel sentit l'heure s'approcher, il
éprouva le besoin d'être seul ; son sang bouillait, les simples questions, la
seule voix d'un ami l'eussent irrité ; il se renferma chez lui, essayant de lire ;
mais son regard glissa sur les pages sans y rien comprendre, et il finit par
jeter son livre, pour en revenir à dessiner, pour la deuxième fois, son plan,
ses échelles et son clos.
Enfin l'heure s'approcha.
Jamais l'homme bien amoureux n'a laissé les horloges faire paisiblement leur
chemin ; Morrel tourmenta si bien les siennes, qu'elles finirent par marquer huit
heures et demie à six heures. Il se dit alors qu'il était temps de partir, que
neuf heures était bien effectivement l'heure de la signature du contrat, mais
que, selon toute probabilité, Valentine n'attendrait pas cette signature
inutile ; en conséquence, Morrel, après être parti de la rue Meslay à huit heures
et demie à sa pendule, entrait dans le clos comme huit heures sonnèrent à
Saint-Philippe-du-Roule.
Le cheval et le cabriolet furent cachés derrière une petite masure en ruine
dans laquelle Morrel avait l'habitude de se cacher.
Peu à peu le jour tomba, et les feuillages du jardin se massèrent en grosses
touffes d'un noir opaque.
Alors Morrel sortit de la cachette et vint regarder, le cur palpitant, au
trou de la grille : il n'y avait encore personne.
Huit heures et demie sonnèrent.
Une demi-heure s'écoula à attendre ; Morrel se promenait de long en large,
puis, à des intervalles toujours plus rapprochés, venait appliquer son il aux
planches. Le jardin s'assombrissait de plus en plus ; mais dans l'obscurité on
cherchait vainement la robe blanche ; dans le silence on écoutait inutilement le
bruit des pas.
La maison qu'on apercevait à travers les feuillages restait sombre, et ne
présentait aucun des caractères d'une maison qui s'ouvre pour un événement aussi
important que l'est une signature du contrat de mariage.
Morrel consulta sa montre, qui sonna neuf heures trois quarts ; mais presque
aussitôt cette même voix de l'horloge, déjà entendue deux ou trois fois rectifia
l'erreur de la montre en sonnant neuf heures et demie.
C'était déjà une demi-heure d'attente de plus que Valentine n'avait fixée
elle-même : elle avait dit neuf heures, même plutôt avant qu'après.
Ce fut le moment le plus terrible pour le cur du jeune homme, sur lequel
chaque seconde tombait comme un marteau de plomb.
Le plus faible bruit du feuillage, le moindre cri du vent appelaient son
oreille et faisaient monter la sueur à son front ; alors, tout frissonnant, il
assujettissait son échelle et, pour ne pas perdre de temps, posait le pied sur
le premier échelon.
Au milieu de ces alternatives de crainte et d'espoir, au milieu de ces
dilatations et de ces serrements de cur, dix heures sonnèrent à l'église.
« Oh ! murmura Maximilien avec terreur, il est impossible que la signature d'un
contrat dure aussi longtemps, à moins d'événements imprévus ; j'ai pesé toutes
les chances, calculé le temps que durent toutes les formalités, il s'est passé
quelque chose. »
Et alors, tantôt il se promenait avec agitation devant la grille, tantôt il
revenait appuyer son front brûlant sur le fer glacé. Valentine s'était-elle
évanouie après le contrat, ou Valentine avait-elle été arrêtée dans sa fuite ?
C'étaient là les deux seules hypothèses où le jeune homme pouvait s'arrêter,
toutes deux désespérantes.
L'idée à laquelle il s'arrêta fut qu'au milieu de sa fuite même la force
avait manqué à Valentine, et qu'elle était tombée évanouie au milieu de quelque
allée.
« Oh ! s'il en est ainsi, s'écria-t-il en s'élançant au haut de l'échelle, je
la perdrais, et par ma faute ! »
Le démon qui lui avait soufflé cette pensée ne le quitta plus, et bourdonna à
son oreille avec cette persistance qui fait que certains doutes, au bout d'un
instant, par la force du raisonnement, deviennent des convictions. Ses yeux, qui
cherchaient à percer l'obscurité croissante, croyaient, sous la sombre allée,
apercevoir un objet gisant ; Morrel se hasarda jusqu'à appeler, et il lui sembla
que le vent apportait jusqu'à lui une plainte inarticulée.
Enfin la demie avait sonné à son tour, il était impossible de se borner plus
longtemps, tout était supposable ; les tempes de Maximilien battaient avec force,
des nuages passaient devant ses yeux ; il enjamba le mur et sauta de l'autre
côté.
Il était chez Villefort, il venait d'y entrer par escalade ; il songea aux
suites que pouvait avoir une pareille action, mais il n'était pas venu jusque-là
pour reculer.
En un instant il fut à l'extrémité de ce massif. Du point où il était parvenu
on découvrait la maison.
Alors Morrel s'assura d'une chose qu'il avait déjà soupçonnée en essayant de
glisser son regard à travers les arbres : c'est qu'au lieu des lumières qu'il
pensait voir briller à chaque fenêtre, ainsi qu'il est naturel aux jours de
cérémonie, il ne vit rien que la masse grise et voilée encore par un grand
rideau d'ombre que projetait un nuage immense répandu sur la lune.
Une lumière courait de temps en temps comme éperdue, et passait devant trois
fenêtres du premier étage. Ces trois fenêtres étaient celles de l'appartement de
Mme de Saint-Méran.
Une autre lumière restait immobile derrière des rideaux rouges. Ces rideaux
étaient ceux de la chambre à coucher de Mme de Villefort.
Morrel devina tout cela. Tant de fois, pour suivre Valentine en pensée à
toute heure du jour, tant de fois, disons-nous, il s'était fait faire le plan de
cette maison, que, sans l'avoir vue, il la connaissait.
Le jeune homme fut encore plus épouvanté de cette obscurité et de ce silence
qu'il ne l'avait été de l'absence de Valentine.
Eperdu, fou de douleur, décidé à tout braver pour revoir Valentine et
s'assurer du malheur qu'il pressentait, quel qu'il fût, Morrel gagna la lisière
du massif, et s'apprêtait à traverser le plus rapidement possible le parterre,
complètement découvert, quand un son de voix encore assez éloigné, mais que le
vent lui apportait, parvint jusqu'à lui.
A ce bruit, il fit un pas en arrière, déjà à moitié sorti du feuillage, il
s'y enfonça complètement et demeura immobile et muet, enfoui dans son
obscurité.
Sa résolution était prise : si c'était Valentine seule, il l'avertirait par un
mot au passage ; si Valentine était accompagnée, il la verrait au moins et
s'assurerait qu'il ne lui était arrivé aucun malheur ; si c'étaient des
étrangers, il saisirait quelques mots de leur conversation et arriverait à
comprendre ce mystère, incompréhensible jusque-là.
La lune alors sortit du nuage qui la cachait, et, sur la porte du perron,
Morrel vit apparaître Villefort, suivi d'un homme vêtu de noir. Ils descendirent
les marches et s'avancèrent vers le massif. Ils n'avaient pas fait quatre pas
que, dans cet homme vêtu de noir, Morrel avait reconnu le docteur d'Avrigny.
Le jeune homme, en les voyant venir à lui, recula machinalement devant eux
jusqu'à ce qu'il rencontrât le tronc d'un sycomore qui faisait le centre du
massif ; là il fut forcé de s'arrêter.
Bientôt le sable cessa de crier sous les pas des deux promeneurs.
« Ah ! cher docteur, dit le procureur du roi, voici le Ciel qui se déclare
décidément contre ma maison. Quelle horrible mort ! quel coup de foudre !
N'essayez pas de me consoler ; hélas ! la plaie est trop vive et trop profonde !
Morte, morte ! »
Une sueur froide glaça le front du jeune homme et fit claquer ses dents. Qui
donc était mort dans cette maison que Villefort lui-même disait maudite ?
« Mon cher monsieur de Villefort, répondit le médecin avec un accent qui
redoubla la terreur du jeune homme, je ne vous ai point amené ici pour vous
consoler, tout au contraire.
Que voulez-vous dire ? demanda le procureur du roi, effrayé.
Je veux dire que, derrière le malheur qui vient de vous arriver, il en est
un autre plus grand encore peut-être.
Oh ! mon Dieu ! murmura Villefort en joignant les mains, qu'allez-vous me dire
encore ?
Sommes-nous bien seuls, mon ami ?
Oh ! oui, bien seuls. Mais que signifient toutes ces précautions ?
Elles signifient que j'ai une confidence terrible à vous faire, dit le
docteur : asseyons-nous. »
Villefort tomba plutôt qu'il ne s'assit sur un banc. Le docteur resta debout
devant lui, une main posée sur son épaule. Morrel, glacé d'effroi, tenait d'une
main son front, de l'autre comprimait son cur, dont il craignait qu'on entendît
les battements.
« Morte, morte ! » répétait-il dans sa pensée avec la voix de son cur.
Et lui-même se sentait mourir.
« Parlez, docteur, j'écoute, dit Villefort ; frappez, je suis préparé à
tout.
Mme de Saint-Méran était bien âgée sans doute, mais elle jouissait d'une
santé excellente. »
Morrel respira pour la première fois depuis dix minutes.
« Le chagrin l'a tuée, dit Villefort, oui, le chagrin, docteur ! Cette habitude
de vivre depuis quarante ans près du marquis !...
Ce n'est pas le chagrin, mon cher Villefort, dit le docteur. Le chagrin peut
tuer, quoique les cas soient rares, mais il ne tue pas en un jour, mais il ne
tue pas en une heure, mais il ne tue pas en dix minutes. »
Villefort ne répondit rien ; seulement il leva la tête qu'il avait tenue
baissée jusque-là, et regarda le docteur avec des yeux effarés.
« Vous êtes resté là pendant l'agonie ? demanda M. d'Avrigny.
Sans doute, répondit le procureur du roi ; vous m'avez dit tout bas de ne pas
m'éloigner.
Avez-vous remarqué les symptômes du mal auquel Mme de Saint-Méran a
succombé ?
Certainement ; Mme de Saint-Méran a eu trois attaques successives à quelques
minutes les unes des autres, et à chaque fois plus rapprochées et plus graves.
Lorsque vous êtes arrivé, déjà depuis quelques minutes Mme de Saint-Méran était
haletante ; elle eut alors une crise que je pris pour une simple attaque de
nerfs ; mais je ne commençai à m'effrayer réellement que lorsque je la vis se
soulever sur son lit, les membres et le cou tendus. Alors, à votre visage, je
compris que la chose était plus grave que je ne le croyais. La crise passée, je
cherchai vos yeux, mais je ne les rencontrai pas. Vous teniez le pouls, vous en
comptiez les battements, et la seconde crise parut, que vous ne vous étiez pas
encore retourné de mon côté. Cette seconde crise fut plus terrible que la
première : les mêmes mouvements nerveux se reproduisirent, et la bouche se
contracta et devint violette.
« A la troisième elle expira.
« Déjà, depuis la fin de la première, j'avais reconnu le tétanos ; vous me
confirmâtes dans cette opinion.
Oui, devant tout le monde, reprit le docteur ; mais maintenant nous sommes
seuls.
Qu'allez-vous me dire, mon Dieu ?
Que les symptômes du tétanos et de l'empoisonnement par les matières
végétales sont absolument les mêmes. »
M. de Villefort se dressa sur ses pieds ; puis, après un instant d'immobilité
et de silence, il retomba sur son banc.
« Oh ! mon Dieu ! docteur, dit-il, songez-vous bien à ce que vous me dites
là ? »
Morrel ne savait pas s'il faisait un rêve ou s'il veillait.
« Ecoutez, dit le docteur, je connais l'importance de ma déclaration et le
caractère de l'homme à qui je la fais.
Est-ce au magistrat ou à l'ami que vous parlez ? demanda Villefort.
A l'ami, à l'ami seul en ce moment ; les rapports entre les symptômes du
tétanos et les symptômes de l'empoisonnement par les substances végétales sont
tellement identiques, que s'il me fallait signer ce que je dis là, je vous
déclare que j'hésiterais. Aussi, je vous le répète, ce n'est point au magistrat
que je m'adresse, c'est à l'ami. Eh bien, à l'ami je dis : Pendant les trois
quarts d'heure qu'elle a duré, j'ai étudié l'agonie, les convulsions, la mort de
Mme de Saint-Méran ; eh bien, dans ma conviction, non seulement Mme de
Saint-Méran est morte empoisonnée, mais encore je dirais, oui, je dirais quel
poison l'a tuée.
Monsieur ! monsieur !
Tout y est, voyez-vous : somnolence interrompue par des crises nerveuses,
surexcitation du cerveau, torpeur des centres. Mme de Saint-Méran a succombé à
une dose violente de brucine ou de strychnine, que par hasard sans doute, que
par erreur peut-être, on lui a administrée. »
Villefort saisit la main du docteur.
« Oh ! c'est impossible ! dit-il, je rêve, mon Dieu ! je rêve ! C'est effroyable
d'entendre dire des choses pareilles à un homme comme vous ! Au nom du Ciel, je
vous en supplie, cher docteur, dites-moi que vous pouvez vous tromper !
Sans doute, je le puis, mais...
Mais ?...
Mais, je ne le crois pas.
Docteur, prenez pitié de moi ; depuis quelques jours il m'arrive tant de
choses inouïes, que je crois à la possibilité de devenir fou.
Un autre que moi a-t-il vu Mme de Saint-Méran ?
Personne.
A-t-on envoyé chez le pharmacien quelque ordonnance qu'on ne m'ait pas
soumise ?
Aucune.
Mme de Saint-Méran avait-elle des ennemis ?
Je ne lui en connais pas.
Quelqu'un avait-il intérêt à sa mort ?
Mais non, mon Dieu ! mais non ; ma fille est sa seule héritière, Valentine
seule... Oh ! si une pareille pensée me pouvait venir, je me poignarderais pour
punir mon cur d'avoir pu un seul instant abriter une pareille pensée.
Oh ! s'écria à son tour M. d'Avrigny, cher ami, à Dieu ne plaise que j'accuse
quelqu'un, je ne parle que d'un accident, comprenez-vous bien, d'une erreur.
Mais accident ou erreur, le fait est là qui parle tout bas à ma conscience, et
qui veut que ma conscience vous parle tout haut. Informez-vous.
A qui ? comment ? de quoi ?
Voyons : Barrois, le vieux domestique, ne se serait-il pas trompé, et
n'aurait-il pas donné à Mme de Saint-Méran quelque potion préparée pour son
maître ?
Pour mon père ?
Oui.
Mais comment une potion préparée pour M. Noirtier peut-elle empoisonner Mme
de Saint-Méran ?
Rien de plus simple : vous savez que dans certaines maladies les poisons
deviennent un remède ; la paralysie est une de ces maladies-là. A peu près depuis
trois mois, après avoir tout employé pour rendre le mouvement et la parole à M.
Noirtier, je me suis décidé à tenter un dernier moyen ; depuis trois mois,
dis-je, je le traite par la brucine ; ainsi, dans la dernière potion que j'ai
commandée pour lui il en entrait six centigrammes ; six centigrammes sans action
sur les organes paralysés de M. Noirtier, et auxquels d'ailleurs il s'est
accoutumé par des doses successives, six centigrammes suffisent pour tuer toute
autre personne que lui.
Mon cher docteur, il n'y a aucune communication entre l'appartement de M.
Noirtier et celui de Mme de Saint-Méran, et jamais Barrois n'entrait chez ma
belle-mère. Enfin, vous le dirai-je, docteur, quoique je vous sache homme le
plus habile et surtout le plus consciencieux du monde, quoique en toute
circonstance votre parole soit pour moi un flambeau qui me guide à l'égal de la
lumière du soleil, eh bien ! docteur, eh bien ! j'ai besoin, malgré cette
conviction de m'appuyer sur cet axiome, errare humanum est.
Ecoutez, Villefort, dit le docteur, existe-t-il un de mes confrères en qui
vous ayez autant confiance qu'en moi ?
Pourquoi cela, dites ? où voulez-vous en venir ?
Appelez-le, je lui dirai ce que j'ai vu, ce que j'ai remarqué, nous ferons
l'autopsie.
Et vous trouverez des traces de poison ?
Non, pas du poison, je n'ai pas dit cela, mais nous constaterons
l'exaspération du système nerveux, nous reconnaîtrons l'asphyxie patente,
incontestable et nous vous dirons : Cher Villefort, si c'est par négligence que
la chose est arrivée, veillez sur vos serviteurs ; si c'est par haine, veillez
sur vos ennemis.
Oh ! mon Dieu ! que me proposez-vous là, d'Avrigny ? répondit Villefort abattu ;
du moment où il y aura un autre que vous dans le secret, une enquête deviendra
nécessaire, et une enquête chez moi, impossible ! Pourtant, continua le procureur
du roi en se reprenant et en regardant le médecin avec inquiétude pourtant si
vous le voulez, si vous l'exigez absolument, je le ferai. En effet, peut-être
dois-je donner suite à cette affaire ; mon caractère me le commande. Mais
docteur, vous me voyez d'avance pénétré de tristesse : introduire dans ma maison
tant de scandale après tant de douleur ! Oh ! ma femme et ma fille en mourront ; et
moi, moi, docteur, vous le savez, un homme n'en arrive pas où j'en suis, un
homme n'a pas été procureur du roi pendant vingt-cinq ans sans s'être amassé bon
nombre d'ennemis ; les miens sont nombreux. Cette affaire ébruitée sera pour eux
un triomphe qui les fera tressaillir de joie, et moi me couvrira de honte.
Docteur, pardonnez-moi ces idées mondaines. Si vous étiez un prêtre, je
n'oserais vous dire cela ; mais vous êtes un homme, mais vous connaissez les
autres hommes ; docteur, docteur, vous ne m'avez rien dit, n'est-ce pas ?
Mon cher monsieur de Villefort, répondit le docteur ébranlé, mon premier
devoir est l'humanité. J'eusse sauvé Mme de Saint-Méran si la science eût eu le
pouvoir de le faire, mais elle est morte, je me dois aux vivants. Ensevelissons
au plus profond de nos curs ce terrible secret. Je permettrai, si les yeux de
quelques-uns s'ouvrent là-dessus, qu'on impute à mon ignorance le silence que
j'aurai gardé. Cependant, monsieur, cherchez toujours, cherchez activement, car
peut-être cela ne s'arrêtera-t-il point là... Et quand vous aurez trouvé le
coupable, si vous le trouvez, c'est moi qui vous dirai : Vous êtes magistrat,
faites ce que vous voudrez !
Oh ! merci, merci, docteur ! dit Villefort avec une joie indicible, je n'ai
jamais eu de meilleur ami que vous. »
Et comme s'il eût craint que le docteur d'Avrigny ne revînt sur cette
concession, il se leva et entraîna le docteur du côté de la maison.
Ils s'éloignèrent.
Morrel, comme s'il eût besoin de respirer, sortit sa tête du taillis, et la
lune éclaira ce visage si pâle qu'on eût pu le prendre pour un fantôme.
« Dieu me protège d'une manifeste mais terrible façon, dit-il. Mais Valentine,
Valentine ! pauvre amie ! résistera-t-elle à tant de douleurs ? »
En disant ces mots il regardait alternativement la fenêtre aux rideaux rouges
et les trois fenêtres aux rideaux blancs.
La lumière avait presque complètement disparu de la fenêtre aux rideaux
rouges. Sans doute Mme de Villefort venait d'éteindre sa lampe, et la veilleuse
seule envoyait son reflet aux vitres.
A l'extrémité du bâtiment, au contraire, il vit s'ouvrir une des trois
fenêtres aux rideaux blancs. Une bougie placée sur la cheminée jeta au-dehors
quelques rayons de sa pâle lumière, et une ombre vint un instant s'accouder au
balcon.
Morrel frissonna ; il lui semblait avoir entendu un sanglot.
Il n'était pas étonnant que cette âme ordinairement si courageuse et si
forte, maintenant troublée et exaltée par les deux plus fortes des passions
humaines, l'amour et la peur, se fût affaiblie au point de subir des
hallucinations superstitieuses.
Quoiqu'il fût impossible, caché comme il l'était, que l'il de Valentine le
distinguât, il crut se voir appeler par l'ombre de la fenêtre ; son esprit
troublé le lui disait, son cur ardent le lui répétait. Cette double erreur
devenait une réalité irrésistible, et, par un de ces incompréhensibles élans de
jeunesse, il bondit hors de sa cachette, et en deux enjambées, au risque d'être
vu au risque d'effrayer Valentine, au risque de donner l'éveil par quelque cri
involontaire échappé à la jeune fille, il franchit ce parterre que la lune
faisait large et blanc comme un lac, et, gagnant la rangée de caisses d'orangers
qui s'étendait devant la maison, il atteignit les marches du perron, qu'il monta
rapidement, et poussa la porte, qui s'ouvrit sans résistance devant lui.
Valentine ne l'avait pas vu ; ses yeux levés au ciel suivaient un nuage
d'argent glissant sur l'azur, et dont la forme était celle d'une ombre qui monte
au ciel ; son esprit poétique et exalté lui disait que c'était l'âme de sa
grand-mère.
Cependant, Morrel avait traversé l'antichambre et trouvé la rampe de
l'escalier ; des tapis étendus sur les marches assourdissaient son pas ;
d'ailleurs Morrel en était arrivé à ce point d'exaltation que la présence de M.
de Villefort lui-même ne l'eût pas effrayé. Si M. de Villefort se fût présenté à
sa vue, sa résolution était prise : il s'approchait de lui et lui avouait tout,
en le priant d'excuser et d'approuver cet amour qui l'unissait à sa fille, et sa
fille à lui ; Morrel était fou.
Par bonheur il ne vit personne.
Ce fut alors surtout que cette connaissance qu'il avait prise par Valentine
du plan intérieur de la maison lui servit ; il arriva sans accident au haut de
l'escalier, et comme, arrivé là, il s'orientait, un sanglot dont il reconnut
l'expression lui indiqua le chemin qu'il avait à suivre ; il se retourna ; une
porte entrebâillée laissait arriver à lui le reflet d'une lumière et le son de
la voix gémissante. Il poussa cette porte et entra.
Au fond d'une alcôve, sous le drap blanc qui recouvrait sa tête et dessinait
sa forme, gisait la morte, plus effrayante encore aux yeux de Morrel depuis la
révélation du secret dont le hasard l'avait fait possesseur.
A côté du lit, à genoux, la tête ensevelie dans les coussins d'une large
bergère, Valentine, frissonnante et soulevée par les sanglots, étendait
au-dessus de sa tête, qu'on ne voyait pas, ses deux mains jointes et
raidies.
Elle avait quitté la fenêtre restée ouverte, et priait tout haut avec des
accents qui eussent touché le cur le plus insensible, la parole s'échappait de
ses lèvres, rapide, incohérente, inintelligible, tant la douleur serrait sa
gorge de ses brûlantes étreintes.
La lune, glissant à travers l'ouverture des persiennes, faisait pâlir la
lueur de la bougie, et azurait de ses teintes funèbres ce tableau de
désolation.
Morrel ne put résister à ce spectacle ; il n'était pas d'une piété exemplaire,
il n'était pas facile à impressionner, mais Valentine souffrant, pleurant, se
tordant les bras à sa vue, c'était plus qu'il n'en pouvait supporter en silence.
Il poussa un soupir, murmura un nom, et la tête noyée dans les pleurs et marbrée
sur le velours du fauteuil, une tête de Madeleine du Corrège, se releva et
demeura tournée vers lui.
Valentine le vit et ne témoigna point d'étonnement. Il n'y a plus d'émotions
intermédiaires dans un cur gonflé par un désespoir suprême.
Morrel tendit la main à son amie. Valentine, pour toute excuse de ce qu'elle
n'avait point été le trouver, lui montra le cadavre gisant sous le drap funèbre
et recommença à sangloter.
Ni l'un ni l'autre n'osait parler dans cette chambre. Chacun hésitait à
rompre ce silence que semblait commander la Mort debout dans quelque coin et le
doigt sur les lèvres.
Enfin Valentine osa la première.
« Ami, dit-elle, comment êtes-vous ici ? Hélas ! je vous dirais : soyez le
bienvenu, si ce n'était pas la Mort qui vous eût ouvert la porte de cette
maison.
Valentine, dit Morrel d'une voix tremblante et les mains jointes, j'étais là
depuis huit heures et demie ; je ne vous voyais point venir, l'inquiétude m'a
pris, j'ai sauté par-dessus le mur, j'ai pénétré dans le jardin ; alors des voix
qui s'entretenaient du fatal accident...
Quelles voix ? » dit Valentine.
Morrel frémit, car toute la conversation du docteur et de M. de Villefort lui
revint à l'esprit, et, à travers le drap, il croyait voir ces bras tordus, ce
cou raidi, ces lèvres violettes.
« Les voix de vos domestiques, dit-il, m'ont tout appris.
Mais venir jusqu'ici, c'est nous perdre, mon ami dit Valentine, sans effroi
et sans colère.
Pardonnez-moi, répondit Morrel du même ton, je vais me retirer.
Non, dit Valentine, on vous rencontrerait, restez.
Mais si l'on venait ? »
La jeune fille secoua la tête.
« Personne ne viendra, dit-elle, soyez tranquille, voilà notre
sauvegarde. »
Et elle montra la forme du cadavre moulée par le drap.
« Mais qu'est-il arrivé à M. d'Epinay ? dites-moi, je vous en supplie, reprit
Morrel.
M. Franz est arrivé pour signer le contrat au moment où ma bonne grand-mère
rendait le dernier soupir.
Hélas ! dit Morrel avec un sentiment de joie égoïste, car il songeait en
lui-même que cette mort retardait indéfiniment le mariage de Valentine.
Mais ce qui redouble ma douleur, continua la jeune fille, comme si ce
sentiment eût dû recevoir à l'instant même sa punition, c'est que cette pauvre
chère aïeule, en mourant, a ordonné qu'on terminât le mariage le plus tôt
possible ; elle aussi, mon Dieu ! en croyant me protéger, elle aussi agissait
contre moi.
Ecoutez ! » dit Morrel.
Les deux jeunes gens firent silence.
On entendit la porte qui s'ouvrit, et des pas firent craquer le parquet du
corridor et les marches de l'escalier.
« C'est mon père qui sort de son cabinet, dit Valentine.
Et qui reconduit le docteur, ajouta Morrel.
Comment savez-vous que c'est le docteur ? demanda Valentine étonnée.
Je le présume » dit Morrel.
Valentine regarda le jeune homme.
Cependant, on entendit la porte de la rue se fermer. M. de Villefort alla
donner en outre un tour de clef à celle du jardin puis il remonta
l'escalier.
Arrivé dans l'antichambre, il s'arrêta un instant, comme s'il hésitait s'il
devait entrer chez lui ou dans la chambre de Mme de Saint-Méran. Morrel se jeta
derrière une portière. Valentine ne fit pas un mouvement ; on eût dit qu'une
suprême douleur la plaçait au-dessus des craintes ordinaires.
M. de Villefort rentra chez lui.
« Maintenant, dit Valentine, vous ne pouvez plus sortir ni par la porte du
jardin, ni par celle de la rue. »
Morrel regarda la jeune fille avec étonnement.
« Maintenant, dit-elle, il n'y a plus qu'une issue permise et sûre, c'est
celle de l'appartement de mon grand-père. »
Elle se leva.
« Venez, dit-elle.
Où cela ? demanda Maximilien.
Chez mon grand-père.
Moi, chez M. Noirtier ?
Oui.
Y songez-vous, Valentine ?
J'y songe, et depuis longtemps. Je n'ai plus que cet ami au monde, et nous
avons tous deux besoin de lui... Venez.
Prenez garde, Valentine, dit Morrel, hésitant à faire ce que lui ordonnait
la jeune fille ; prenez garde, le bandeau est tombé de mes yeux : en venant ici,
j'ai accompli un acte de démence. Avez-vous bien vous-même toute votre raison,
chère amie ?
Oui, dit Valentine, et je n'ai aucun scrupule au monde, si ce n'est de
laisser seuls les restes de ma pauvre grand-mère, que je me suis chargée de
garder.
Valentine, dit Morrel, la mort est sacrée par elle-même.
Oui, répondit la jeune fille ; d'ailleurs ce sera court, venez. »
Valentine traversa le corridor et descendit un petit escalier qui conduisait
chez Noirtier. Morrel la suivait sur la pointe du pied. Arrivés sur le palier de
l'appartement, ils trouvèrent le vieux domestique.
« Barrois, dit Valentine, fermez la porte et ne laissez entrer personne. »
Elle passa la première.
Noirtier, encore dans son fauteuil, attentif au moindre bruit, instruit par
son vieux serviteur de tout ce qui se passait, fixait des regards avides sur
l'entrée de la chambre ; il vit Valentine, et son il brilla.
Il y avait dans la démarche et dans l'attitude de la jeune fille quelque
chose de grave et de solennel qui frappa le vieillard. Aussi, de brillant qu'il
était, son il devint-il interrogateur.
« Cher père, dit-elle d'une voix brève, écoute-moi bien : tu sais que bonne
maman Saint-Méran est morte il y a une heure, et que maintenant, excepté toi je
n'ai plus personne qui m'aime au monde ? »
Une expression de tendresse infinie passa dans les yeux du vieillard.
« C'est donc à toi seul, n'est-ce pas, que je dois confier mes chagrins ou mes
espérances ? »
Le paralytique fit signe que oui.
Valentine prit Maximilien par la main.
« Alors, lui dit-elle, regarde bien monsieur. »
Le vieillard fixa son il scrutateur et légèrement étonné sur Morrel.
« C'est M. Maximilien Morrel, dit-elle, le fils de cet homme négociant de
dont tu as sans doute entendu parler ?
Oui, fit le vieillard.
C'est un nom irréprochable, que Maximilien est en train de rendre glorieux,
car, à trente ans, il est capitaine de spahis, officier de la Légion
d'honneur. »
Le vieillard fit signe qu'il se le rappelait.
« Eh bien, bon papa, dit Valentine en se mettant deux genoux devant le
vieillard et en montrant Maximilien d'une main, je l'aime et ne serai qu'à lui !
Si l'on me force d'en épouser un autre, je me laisserai mourir ou je me
tuerai. »
Les yeux du paralytique exprimaient tout un monde de pensées
tumultueuses.
« Tu aimes M. Maximilien Morrel, n'est-ce pas, bon papa ? demanda la jeune
fille.
Oui, fit le vieillard immobile.
Et tu peux bien nous protéger, nous qui sommes aussi tes enfants, contre la
volonté de mon père ? »
Noirtier attacha son regard intelligent sur Morrel, comme pour lui dire :
« C'est selon. »
Maximilien comprit.
« Mademoiselle, dit-il, vous avez un devoir sacré à remplir dans la chambre de
votre aïeule ; voulez-vous me permettre d'avoir l'honneur de causer un instant
avec M. Noirtier ?
Oui, oui, c'est cela », fit l'il du vieillard.
Puis il regarda Valentine avec inquiétude.
« Comment il fera pour te comprendre, veux-tu dire, bon père ?
Oui.
Oh ! sois tranquille ; nous avons si souvent parlé de toi, qu'il sait bien
comment je te parle. »
Puis, se tournant vers Maximilien avec un adorable sourire, quoique ce
sourire fût voilé par une profonde tristesse :
« Il sait tout ce que je sais », dit-elle.
Valentine se releva, approcha un siège pour Morrel, recommanda à Barrois de
ne laisser entrer personne ; et après avoir embrassé tendrement son grand-père et
dit adieu tristement à Morrel, elle partit. Alors Morrel, pour prouver à
Noirtier qu'il avait la confiance de Valentine et connaissait tous leurs
secrets, prit le dictionnaire, la plume et le papier, et plaça le tout sur une
table où il y avait une lampe.
« Mais d'abord, dit Morrel, permettez-moi, monsieur, de vous raconter qui je
suis, comment j'aime Mlle Valentine, et quels sont mes desseins à son égard.
J'écoute », fit Noirtier.
C'était un spectacle assez imposant que ce vieillard, inutile fardeau en
apparence, et qui était devenu le seul protecteur, le seul appui, le seul juge
de deux amants jeunes, beaux, forts, et entrant dans la vie.
Sa figure, empreinte d'une noblesse et d'une austérité remarquables, imposait
à Morrel, qui commença son récit en tremblant.
Il raconta alors comment il avait connu, comment il avait aimé Valentine et
comment Valentine, dans son isolement et son malheur, avait accueilli l'offre de
son dévouement. Il lui dit quelles étaient sa naissance, sa position, sa
fortune ; et plus d'une fois, lorsqu'il interrogea le regard du paralytique, ce
regard lui répondit :
« C'est bien, continuez.
Maintenant, dit Morrel quand il eut fini cette première partie de son récit,
maintenant que je vous ai dit, monsieur, mon amour et mes espérances, dois-je
vous dire nos projets ?
Oui, fit le vieillard.
Eh bien, voilà ce que nous avions résolu. »
Et alors il raconta tout à Noirtier : comment un cabriolet attendait dans
l'enclos, comment il comptait enlever Valentine, la conduire chez sa sur,
l'épouser, et dans une respectueuse attente espérer le pardon de M. de
Villefort.
« Non, dit Noirtier.
Non ? reprit Morrel, ce n'est pas ainsi qu'il faut faire ?
Non.
Ainsi ce projet n'a point votre assentiment ?
Non.
Eh bien, il y a un autre moyen », dit Morrel.
Le regard interrogateur du vieillard demanda :
« Lequel ? »
« J'irai, continua Maximilien, j'irai trouver M. Franz d'Epinay, je suis
heureux de pouvoir vous dire cela en l'absence de Mlle de Villefort, et je me
conduirai avec lui de manière à le forcer d'être un galant homme.
Le regard de Noirtier continua d'interroger.
« Ce que je ferai ?
Oui.
Le voici. Je l'irai trouver, comme je vous le disais, je lui raconterai les
liens qui m'unissent à Mlle Valentine ; si c'est un homme délicat, il prouvera sa
délicatesse en renonçant de lui-même à la main de sa fiancée, et mon amitié et
mon dévouement lui sont de cette heure acquis jusqu'à la mort ; s'il refuse, soit
que l'intérêt le pousse, soit qu'un ridicule orgueil le fasse persister, après
lui avoir prouvé qu'il contraindrait ma femme, que Valentine m'aime et ne peut
aimer un autre que moi, je me battrai avec lui, en lui donnant tous les
avantages, et je le tuerai ou il me tuera ; si je le tue, il n'épousera pas
Valentine ; s'il me tue, je serai bien sûr que Valentine ne l'épousera pas. »
Noirtier considérait avec un plaisir indicible cette noble et sincère
physionomie sur laquelle se peignaient tous les sentiments que sa langue
exprimait, en y ajoutant par l'expression d'un beau visage tout ce que la
couleur ajoute à un dessin solide et vrai.
Cependant, lorsque Morrel eut fini de parler, Noirtier ferma les yeux à
plusieurs reprises, ce qui était, on le sait, sa manière de dire non.
« Non ? dit Morrel. Ainsi vous désapprouvez ce second projet, comme vous avez
déjà désapprouvé le premier ?
Oui, je le désapprouve, fit le vieillard.
Mais que faire alors, monsieur ? demanda Morrel. Les dernières paroles de Mme
de Saint-Méran ont été pour que le mariage de sa petite-fille ne se fît point
attendre : dois-je laisser les choses s'accomplir ? »
Noirtier resta immobile.
« Oui, je comprends, dit Morrel, je dois attendre.
Oui.
Mais tout délai nous perdra, monsieur, reprit le jeune homme. Seule,
Valentine est sans force, et on la contraindra comme un enfant. Entré ici
miraculeusement pour savoir ce qui s'y passe, admis miraculeusement devant vous,
je ne puis raisonnablement espérer que ces bonnes chances se renouvellent.
Croyez-moi, il n'y a que l'un ou l'autre des deux partis que je vous propose,
pardonnez cette vanité à ma jeunesse, qui soit le bon ; dites-moi celui des deux
que vous préférez : autorisez-vous Mlle Valentine à se confier à mon honneur ?
Non.
Préférez-vous que j'aille trouver M. d'Epinay ?
Non.
Mais, mon Dieu ! de qui nous viendra le secours que nous attendons du
Ciel ? »
Le vieillard sourit des yeux comme il avait l'habitude de sourire quand on
lui parlait du ciel. Il était toujours resté un peu d'athéisme dans les idées du
vieux jacobin.
« Du hasard ? reprit Morrel.
Non.
De vous ?
Oui.
De vous ?
Oui, répéta le vieillard.
Vous comprenez bien ce que je vous demande, monsieur ? Excusez mon
insistance, car ma vie est dans votre réponse : notre salut nous viendra de
vous ?
Oui.
Vous en êtes sûr ?
Oui.
Vous en répondez ?
Oui. »
Et il y avait dans le regard qui donnait cette affirmation une telle fermeté,
qu'il n'y avait pas moyen de douter de la volonté, sinon de la puissance.
« Oh ! merci, monsieur, merci cent fois ! Mais comment, à moins qu'un miracle du
Seigneur ne vous rende la parole, le geste, le mouvement, comment pourrez-vous,
vous, enchaîné dans ce fauteuil, vous, muet et immobile, comment pourrez-vous
vous opposer à ce mariage ? »
Un sourire éclaira le visage du vieillard, sourire étrange que celui des yeux
sur un visage immobile.
« Ainsi, je dois attendre ? demanda le jeune homme.
Oui. Mais le contrat ? »
Le même sourire reparut.
« Voulez-vous donc me dire qu'il ne sera pas signé ?
Oui, dit Noirtier.
Ainsi le contrat ne sera même pas signé ! s'écria Morrel. Oh ! pardonnez, monsieur ! à l'annonce d'un grand bonheur, il est bien permis de douter ; le contrat ne sera pas signé ?
Non », dit le paralytique.
Malgré cette assurance, Morrel hésitait à croire. Cette promesse d'un vieillard impotent était si étrange, qu'au lieu de venir d'une force de volonté, elle pouvait émaner d'un affaiblissement des organes ; n'est-il pas naturel que l'insensé qui ignore sa folie prétende réaliser des choses au-dessus de sa puissance ? Le faible parle des fardeaux qu'il soulève, le timide des géants qu'il affronte, le pauvre des trésors qu'il manie, le plus humble paysan, au compte de son orgueil, s'appelle Jupiter.
Soit que Noirtier eût compris l'indécision du jeune homme, soit qu'il n'ajoutât pas complètement foi à la docilité qu'il avait montrée, il le regarda fixement.
« Que voulez-vous, monsieur ? demanda Morrel, que je vous renouvelle ma promesse de ne rien faire ? »
Le regard de Noirtier demeura fixe et ferme, comme pour dire qu'une promesse
ne lui suffisait pas ; puis il passa du visage à la main.
« Voulez-vous que je jure, monsieur ? demanda Maximilien.
Oui, fit le paralytique avec la même solennité, je le veux. »
Morrel comprit que le vieillard attachait une grande importance à ce serment.
Il étendit la main.
« Sur mon honneur, dit-il, je vous jure d'attendre ce que vous aurez décidé pour agir contre M. d'Epinay.
Bien, fit des yeux le vieillard.
Maintenant, monsieur, demanda Morrel, ordonnez-vous que je me retire ?
Oui.
Sans revoir Mlle Valentine ?
Oui. »
Morrel fit signe qu'il était prêt à obéir.
« Maintenant, continua Morrel, permettez-vous monsieur, que votre fils vous embrasse comme l'a fait tout à l'heure votre fille ! »
Il n'y avait pas à se tromper à l'expression des yeux de Noirtier.
Le jeune homme posa sur le front du vieillard ses lèvres au même endroit où la jeune fille avait posé les siennes.
Puis il salua une seconde fois le vieillard et sortit.
Sur le carré il trouva le vieux serviteur, prévenu par Valentine ; celui-ci attendait Morrel, et le guida par les détours d'un corridor sombre qui conduisait à une petite porte donnant sur le jardin.
Arrivé là, Morrel gagna la grille, par la charmille, il fut en un instant au haut du mur, et par son échelle en une seconde, il fut dans l'enclos à la luzerne, où son cabriolet l'attendait toujours.
Il y remonta, et brisé par tant d'émotions, mais le cur plus libre, il rentra vers minuit rue Meslay, se jeta sur son lit et dormit comme s'il eût été plongé dans une profonde ivresse.