CHAPITRE XXXV :
LA MAZZOLATA
« Messieurs, dit en
entrant le comte de Monte-Cristo, recevez toutes mes excuses de ce que je me suis laissé prévenir, mais en me présentant de meilleure heure chez vous, j'aurais craint d'être indiscret. D'ailleurs vous m'avez fait dire que vous viendriez, et je me suis tenu à votre
disposition.
Nous avons, Franz et moi, mille remerciements à vous présenter, monsieur le comte, dit
Albert ; vous nous tirez véritablement d'un grand embarras, et nous étions en train d'inventer les véhicules les plus fantastiques au moment où votre gracieuse invitation nous est parvenue.
Eh ! mon
Dieu ! messieurs, reprit le comte en faisant signe aux deux jeunes
gens de s'asseoir sur un divan, c'est la faute de cet imbécile de Pastrini, si
je vous ai laissés si longtemps dans la détresse ! Il ne m'avait pas dit un mot
de votre embarras, à moi qui, seul et isolé comme je le suis ici, ne cherchais
qu'une occasion de faire connaissance avec mes voisins. Du moment où j'ai appris
que je pouvais vous être bon à quelque chose, vous avez vu avec quel
empressement j'ai saisi cette occasion de vous présenter mes compliments. »
Les deux jeunes gens s'inclinèrent. Franz n'avait pas encore trouvé un seul
mot à dire ; il n'avait encore pris aucune résolution, et, comme rien n'indiquait
dans le comte sa volonté de le reconnaître ou le désir d'être reconnu de lui, il
ne savait pas s'il devait, par un mot quelconque, faire allusion au passé, ou
laisser le temps à l'avenir de lui apporter de nouvelles preuves. D'ailleurs,
sûr que c'était lui qui était la veille dans la loge, il ne pouvait répondre
aussi positivement que ce fût lui qui la surveille, était au Colisée, il résolut
donc de laisser aller les choses sans faire au comte aucune ouverture directe.
D'ailleurs il avait une supériorité sur lui, il était maître de son secret,
tandis qu'au contraire il ne pouvait avoir aucune action sur Franz, qui n'avait
rien à cacher.
Cependant il résolut de faire tomber la conversation sur un point qui
pouvait, en attendant, amener toujours l'éclaircissement de certains doutes.
« Monsieur le comte, lui dit-il, vous nous avez offert des places dans votre
voiture et des places à vos fenêtres du palais Rospoli ; maintenant,
pourriez-vous nous dire comment nous pourrons nous procurer un poste quelconque,
comme on dit en Italie, sur la place del Popolo ?
Ah ! oui, c'est vrai, dit le comte d'un
air distrait et en regardant Morcerf
avec une attention soutenue ; n'y a-t-il pas, place del Popolo, quelque chose
comme une exécution ?
Oui, répondit Franz,
voyant qu'il venait de lui-même où il voulait
l'amener.
Attendez, attendez, je crois avoir dit hier à mon intendant de s'occuper de
cela ; peut-être pourrai-je vous rendre encore ce petit service. »
Il allongea la main vers un cordon de sonnette, qu'il tira trois fois.
« Vous êtes-vous préoccupé jamais, dit-il à Franz, de l'emploi du temps et du
moyen de simplifier les allées et venues des domestiques ? Moi, j'en ai fait une
étude : quand je sonne une fois, c'est pour mon valet de
chambre ; deux fois,
c'est pour mon maître d'hôtel ; trois fois, c'est pour mon intendant. De cette
façon, je ne perds ni une minute ni une parole. Tenez, voici notre homme. »
On vit alors entrer un individu de quarante-cinq à cinquante ans, qui parut à
Franz ressembler comme deux gouttes d'
eau au contrebandier qui l'avait introduit
dans la grotte, mais qui ne parut pas le moins du monde le reconnaître. Il vit
que le mot était donné.
« Monsieur Bertuccio, dit le comte, vous êtes-vous occupé, comme je vous
l'avais ordonné hier, de me procurer une fenêtre sur la place del Popolo ?
Oui, Excellence, répondit l'intendant, mais il était bien tard.
Comment ! dit le comte en fronçant le sourcil ne vous ai-je pas dit que je
voulais en avoir une ?
Et Votre Excellence en a une aussi, celle qui était louée au prince
Lobanieff ; mais j'ai été obligé de la payer cent...
C'est bien, c'est bien, monsieur Bertuccio, faites grâce à ces messieurs de
tous ces détails de ménage ; vous avez la fenêtre, c'est tout ce qu'il faut.
Donnez l'adresse de la maison au cocher, et tenez-vous sur l'escalier pour nous
conduire : cela suffit ; allez.
L'intendant salua et fit un pas pour se retirer.
« Ah ! reprit le comte, faites-moi le plaisir de demander à Pastrini s'il a
reçu la
tavoletta, et s'il veut m'envoyer le programme de
l'exécution.
C'est inutile, reprit Franz, tirant son calepin de sa poche ; j'ai eu ces
tablettes sous les yeux, je les ai copiées et les voici.
C'est bien ; alors monsieur Bertuccio, vous pouvez vous retirer, je n'ai plus
besoin de vous. Qu'on nous prévienne seulement quand le déjeuner sera servi. Ces
messieurs, continua-t-il en se retournant vers les deux amis, me font-ils
l'honneur de déjeuner avec moi ?
Mais, en vérité, monsieur le comte, dit
Albert, ce serait abuser.
Non pas, au contraire, vous me faites grand plaisir, vous me rendrez tout
cela un
jour à
Paris, l'un ou l'autre et peut-être tous les deux. Monsieur
Bertuccio, vous ferez mettre trois couverts. »
Il prit le calepin des mains de Franz.
« Nous disons donc, continua-t-il du ton dont il eût lu les
Petites
Affiches, que « seront exécutés, aujourd'hui 22
février, le nommé Andrea
Rondolo, coupable d'assassinat sur la personne très respectable et très vénérée
de don César Torlini,
chanoine de l'
église Saint-Jean-de-Latran, et le nommé
Peppino, dit
Rocca Priori, convaincu de complicité avec le détestable
bandit Luigi Vampa et les hommes de sa troupe... »
Hum ! « Le premier sera
mazzolato, le second
decapitato. » Oui,
en effet, reprit le comte, c'était bien comme cela que la chose devait se passer
d'abord ; mais je crois que depuis hier il est survenu, quelque changement dans
l'ordre et la marche de la cérémonie.
Bah ! dit Franz.
Oui, hier chez le
cardinal Rospigliosi, où j'ai passé la soirée, il était
question de quelque chose comme d'un sursis accordé à l'un des deux
condamnés.
A Andrea Rondolo ? demanda Franz.
Non... reprit négligemment le comte ; à l'autre (il jeta un coup d'il sur le
calepin comme pour se rappeler le nom), à Peppino, dit
Rocca Priori. Cela
vous prive d'une guillotinade, mais il vous reste la
mazzolata qui est un
supplice fort curieux quand on le voit pour la première fois, et même pour la
seconde ; tandis que l'autre, que vous devez connaître d'ailleurs, est trop
simple, trop uni : il n'y a rien d'inattendu. La
mandaïa ne se trompe pas,
elle ne tremble pas, ne frappe pas à
faux, ne s'y reprend pas à trente fois
comme le soldat qui coupait la tête au comte de
Chalais, et auquel, au reste,
Richelieu avait peut-être recommandé le patient. Ah ! Tenez, ajouta le comte d'un
ton méprisant, ne me parlez pas des
Européens pour les supplices, ils n'y
entendent rien et en sont véritablement à l'enfance ou plutôt à la vieillesse de
la cruauté.
En vérité, monsieur le comte, répondit Franz, on croirait que vous avez fait
une étude comparée des supplices chez les différents peuples du monde.
Il y en a peu du moins que je n'aie vus, reprit froidement le comte.
Et vous avez trouvé du plaisir à assister à ces horribles spectacles ?
Mon premier sentiment a été la répulsion, le second l'indifférence, le
troisième la curiosité.
La curiosité ! le mot est terrible, savez-vous ?
Pourquoi ? Il n'y a guère dans la vie qu'une préoccupation grave ; c'est la
mort, eh bien ! n'est-il pas curieux d'étudier de quelles façons différentes
l'
âme peut sortir du
corps, et comment, selon les caractères, les tempéraments
et même les murs du pays, les individus supportent ce suprême passage de l'être
au néant ? Quant à moi, je vous réponds d'une chose : c'est que plus on a vu
mourir, plus il devient facile de mourir : ainsi, à mon avis, la mort est
peut-être un supplice, mais n'est pas une
expiation.
Je ne vous comprends pas bien, dit Franz ; expliquez-vous, car je ne puis
vous dire à quel point ce que vous me dites là pique ma curiosité.
Ecoutez, dit le comte ; et son visage s'infiltra de fiel, comme le visage
d'un autre se colore de sang. Si un homme eût fait périr, par des tortures
inouïes, au milieu des tourments sans fin, votre père, votre mère, votre
maîtresse, un de ces êtres enfin qui, lorsqu'on les déracine de votre cur, y
laissent un vide éternel et une plaie toujours sanglante, croiriez-vous la
réparation que vous accorde la société suffisante, parce que le fer de la
guillotine a passé entre la base de l'
occipital et les muscles trapèzes du
meurtrier, et parce que celui qui vous a fait ressentir des années de
souffrances morales, a éprouvé quelques secondes de douleurs physiques ?
Oui, je le sais, reprit Franz, la justice humaine est insuffisante comme
consolatrice : elle peut verser le sang en échange du sang, voilà tout ; il faut
lui demander ce qu'elle peut et pas autre chose.
Et encore je vous pose là un cas matériel, reprit le comte, celui où la
société, attaquée par la mort d'un individu dans la base sur laquelle elle
repose, venge la mort par la mort ; mais n'y a-t-il pas des millions de douleurs
dont les entrailles de l'homme peuvent être déchirées sans que la société s'en
occupe le moins du monde sans qu'elle lui offre le moyen insuffisant de
vengeance dont nous parlions tout à l'heure ? N'y a-t-il pas des crimes pour
lesquels le pal des Turcs, les auges des Persans, les nerfs roulés des Iroquois
seraient des supplices trop doux, et que cependant la société indifférente
laisse sans châtiment ?... Répondez, n'y a-t-il pas de ces crimes ?
Oui, reprit Franz, et c'est pour les punir que le
duel est toléré.
Ah ! le
duel, s'écria le comte, plaisante manière, sur mon
âme, d'arriver à
son but, quand le but est la vengeance ! Un homme vous a enlevé votre maîtresse,
un homme a séduit votre femme, un homme a déshonoré votre fille ; d'une vie tout
entière, qui avait le droit d'attendre de
Dieu la part de bonheur qu'il a
promise à tout être humain en le créant, il a fait une existence de douleur, de
misère ou d'
infamie, et vous vous croyez vengé parce qu'à cet homme, qui vous a
mis le délire dans l'
esprit et le désespoir dans le cur, vous avez donné un
coup d'
épée dans la poitrine ou logé une balle dans la tête ?
Allons donc ! Sans
compter que c'est lui qui souvent sort triomphant de la lutte, lavé aux yeux du
monde et en quelque sorte absous par
Dieu. Non, non, continua le comte, si
j'avais jamais à me venger, ce n'est pas ainsi que je me vengerais.
Ainsi, vous désapprouvez le
duel ? ainsi vous ne vous battriez pas en
duel ?
demanda à son tour
Albert, étonné d'entendre émettre une si étrange théorie.
Oh ! si fait ! dit le comte. Entendons-nous : je me battrais en
duel pour une
misère, pour une insulte, pour un démenti, pour un soufflet, et cela avec
d'autant plus d'insouciance que, grâce à l'adresse que j'ai acquise à tous les
exercices du
corps et à la lente habitude que j'ai prise du danger, je serais à
peu près sûr de tuer mon homme. Oh ! si fait ! je me battrais en
duel pour tout
cela ; mais pour une douleur lente, profonde, infinie, éternelle, je rendrais,
s'il était possible, une douleur pareille à celle que l'on m'aurait faite : il
pour il, dent pour dent, comme disent les Orientaux, nos maîtres en toutes
choses, ces élus de la création qui ont su se faire une vie de rêves et un
paradis de réalités.
Mais, dit Franz au comte, avec cette théorie qui vous constitue
juge et
bourreau dans votre propre cause, il est difficile que vous vous teniez dans une
mesure où vous échappiez éternellement vous-même à la puissance de la loi. La
haine est aveugle, la colère étourdie, et celui qui se verse la vengeance risque
de boire un breuvage amer.
Oui, s'il est pauvre et maladroit, non, s'il est millionnaire et habile.
D'ailleurs le pis-aller pour lui est ce dernier supplice dont nous parlions tout
à l'heure, celui que la
philanthropique révolution française a substitué à
l'écartèlement et à la roue. Eh bien ! qu'est-ce que le supplice, s'il s'est
vengé ? En vérité, je suis presque fâché que, selon toute probabilité, ce
misérable Peppino ne soit pas
decapitato, comme ils disent, vous verriez
le temps que cela dure, et si c'est véritablement la peine d'en parler. Mais,
d'honneur, messieurs, nous avons là une singulière conversation pour un
jour de
carnaval. Comment donc cela est-il venu ? Ah ! je me le rappelle ! vous m'avez
demandé une place à ma fenêtre ; eh bien, soit, vous l'aurez ; mais mettons-nous à
table d'abord, car voilà qu'on vient nous annoncer que nous sommes servis. »
En effet, un domestique ouvrit une des quatre portes du salon et fit entendre
les paroles sacramentelles :
«
Al suo commodo ! »
Les deux jeunes gens se levèrent et passèrent dans la salle à manger.
Pendant le déjeuner, qui était excellent et servi avec une recherche infinie,
Franz chercha des yeux le regard d'
Albert, afin d'y lire l'impression qu'il ne
doutait pas qu'eussent produite en lui les paroles de leur hôte ; mais, soit que
dans son insouciance habituelle il ne leur eût pas prêté une grande attention,
soit que la concession que le comte de Monte-Cristo lui avait faite à l'endroit
du
duel l'eût raccommodé avec lui, soit enfin que les antécédents que nous avons
racontés, connus de Franz seul, eussent doublé pour lui seul l'effet des
théories du comte, il ne s'aperçut pas que son
compagnon fût préoccupé le moins
du monde ; tout au contraire, il faisait honneur au repas en homme condamné
depuis quatre ou cinq mois à la cuisine italienne, c'est-à-dire l'une des plus
mauvaises cuisines du monde. Quant au comte, il effleurait à peine chaque plat ;
on eût dit qu'en se mettant à table avec ses convives il accomplissait un simple
devoir de politesse, et qu'il attendait leur départ pour se faire servir quelque
mets étrange ou particulier.
Cela rappelait malgré lui à Franz l'effroi que le comte avait inspiré à la
comtesse G..., et la conviction où il l'avait laissée que le comte, l'homme
qu'il lui avait montré dans la loge en face d'elle, était un vampire.
A la fin du déjeuner, Franz tira sa montre.
« Eh bien, lui dit le comte, que faites-vous donc ?
Vous nous excuserez, monsieur le comte, répondit Franz, mais nous avons
encore mille choses à faire.
Lesquelles ?
Nous n'avons pas de déguisements, et aujourd'hui le déguisement est de
rigueur.
Ne vous occupez donc pas de cela. Nous avons à ce que je crois, place del
Popolo, une
chambre particulière ; j'y ferai porter les costumes que vous voudrez
bien m'indiquer, et nous nous masquerons séance tenante.
Après l'exécution ? s'écria Franz.
Sans doute, après, pendant ou avant, comme vous voudrez.
En face de l'échafaud ?
L'échafaud fait partie de la fête.
Tenez, monsieur le comte, j'ai réfléchi, dit Franz ; décidément je vous
remercie de votre obligeance, mais je me contenterai d'accepter une place dans
votre voiture, une place à la fenêtre du palais Rospoli, et je vous laisserai
libre de disposer de ma place à la fenêtre de la piazza del Popolo.
Mais vous perdez, je vous en préviens, une chose fort curieuse, répondit le
comte.
Vous me le raconterez, reprit Franz, et je suis convaincu que dans votre
bouche le récit m'impressionnera presque autant que la
vue pourrait le faire.
D'ailleurs, plus d'une fois déjà j'ai voulu prendre sur moi d'assister à une
exécution, et je n'ai jamais pu m'y décider ; et vous,
Albert ?
Moi, répondit le vicomte, j'ai vu exécuter Castaing ; mais je crois que
j'étais un peu gris ce jour-là. C'était le
jour de ma sortie du
collège, et nous
avions passé la nuit je ne sais à quel cabaret.
D'ailleurs, ce n'est pas une raison, parce que vous n'avez pas fait une
chose à
Paris, pour que vous ne la fassiez pas à l'étranger : quand on voyage,
c'est pour s'instruire ; quand on change de lieu, c'est pour voir. Songez donc
quelle figure vous ferez quand on vous demandera : Comment exécute-t-on à Rome ?
et que vous répondrez : Je ne sais pas. Et puis, on dit que le condamné est un
infâme coquin, un drôle qui a tué à coups de chenet un bon
chanoine qui l'avait
élevé comme son fils. Que diable ! quand on tue un homme d'
Eglise, on prend une
arme plus convenable qu'un chenet, surtout quand cet homme d'
église est
peut-être notre père. Si vous voyagiez en Espagne, vous iriez voir les combats
de taureaux, n'est-ce pas ? Eh bien, supposez que c'est un combat que nous allons
voir ; souvenez-vous des anciens Romains du Cirque, des chasses où l'on tuait
trois cents
lions et une centaine d'hommes. Souvenez-vous donc de ces
quatre-vingt mille spectateurs qui battaient des mains, de ces sages matrones
qui conduisaient là leurs filles à marier, et de ces charmantes
vestales aux
mains blanches qui faisaient avec le pouce un charmant petit signe qui voulait
dire :
Allons, pas de paresse ! achevez-moi cet homme-là qui est aux trois quarts
mort.
Y allez-vous,
Albert ? dit Franz.
Ma foi, oui, mon cher ! J'étais comme vous mais l'éloquence du comte me
décide.
Allons-y donc, puisque vous le voulez, dit Franz ; mais en me rendant place
del Popolo, je désire passer par la rue du
Cours ; est-ce possible monsieur le
comte ?
A pied, oui ; en voiture, non.
Eh bien, j'irai à pied.
Il est bien nécessaire que vous passiez par la rue du
Cours ?
Oui, j'ai quelque chose à y voir.
Eh bien, passons par la rue du
Cours, nous enverrons la voiture nous
attendre sur la piazza del Popolo, par la strada del Babuino ; d'ailleurs je ne
suis pas fâché non plus de passer par la rue du
Cours pour voir si des ordres
que j'ai donnés ont été exécutés.
Excellence, dit le domestique en ouvrant la porte, un homme vêtu en pénitent
demande à vous parler.
Ah ! oui, dit le comte, je sais ce que c'est. Messieurs, voulez-vous repasser
au salon, vous trouverez sur la table du milieu d'excellents cigares de la
Havane, je vous y rejoins dans un instant. »
Les deux jeunes gens se levèrent et sortirent par une porte, tandis que le
comte, après leur avoir renouvelé ses excuses, sortait par l'autre.
Albert, qui
était un grand amateur, et qui, depuis qu'il était en Italie, ne comptait pas
comme un mince sacrifice celui d'être privé des cigares du café de
Paris,
s'approcha de la table et poussa un cri de joie en apercevant de véritables
puros.
« Eh bien, lui demanda Franz, que pensez-vous du comte de Monte-Cristo ?
Ce que j'en pense ! dit
Albert visiblement étonné que son
compagnon lui fît
une pareille question ; je pense que c'est un homme charmant, qui fait à
merveille les honneurs de chez lui, qui a beaucoup vu, beaucoup étudié, beaucoup
réfléchi, qui est, comme Brutus, de l'école
stoïque, et, ajouta-t-il en poussant
amoureusement une bouffée de fumée qui monta en spirale vers le plafond, et qui
par-dessus tout cela possède d'excellents cigares. »
C'était l'opinion d'
Albert sur le comte ; or, comme Franz savait qu'
Albert
avait la prétention de ne se faire une opinion sur les hommes et sur les choses
qu'après de mûres réflexions, il ne tenta pas de rien changer à la sienne.
« Mais, dit-il, avez-vous remarqué une chose singulière ?
Laquelle ?
L'attention avec laquelle il vous regardait.
Moi ?
Oui, vous. »
Albert réfléchit.
« Ah ! dit-il en poussant un soupir, rien d'étonnant à cela. Je suis depuis
près d'un an absent de
Paris, je dois avoir des habits de l'autre monde. Le
comte m'aura pris pour un provincial ; détrompez-le, cher ami, et dites-lui, je
vous prie, à la première occasion, qu'il n'en est rien. »
Franz sourit ; un instant après le comte rentra.
« Me voici, messieurs, dit-il, et tout à vous, les ordres sont donnés ; la
voiture va de son côté place del Popolo, et nous allons nous y rendre du nôtre,
si vous voulez bien, par la rue du
Cours. Prenez donc quelques-uns de ces
cigares, monsieur de Morcerf.
Ma foi, avec grand plaisir, dit
Albert, car vos cigares italiens sont encore
pires que ceux de la régie. Quand vous viendrez à
Paris, je vous rendrai tout
cela.
Ce n'est pas de refus ; je compte y aller quelque
jour, et, puisque vous le
permettez, j'irai
frapper à votre porte.
Allons, messieurs, allons, nous n'avons
pas de temps à perdre ; il est midi et demi, partons. »
Tous trois descendirent. Alors le cocher prit les derniers ordres de son
maître, et suivit la via del Babuino, tandis que les piétons remontaient par la
place d'Espagne et par la via Frattina, qui les conduisait tout droit entre le
palais Fiano et le palais Rospoli.
Tous les regards de Franz furent pour les fenêtres de ce dernier palais, il
n'avait pas oublié le signal convenu dans le Colisée entre l'homme au manteau et
le Transtévère.
« Quelles sont vos fenêtres ? demanda-t-il au comte du ton le plus naturel
qu'il pût prendre.
Les trois dernières », répondit-il avec une négligence qui n'avait rien
d'affecté ; car il ne pouvait deviner dans quel but cette question lui était
faite.
Les yeux de Franz se portèrent rapidement sur les trois fenêtres. Les
fenêtres latérales étaient tendues en damas jaune, et celle du milieu en damas
blanc avec une
croix rouge.
L'homme au manteau avait tenu sa parole au Transtévère, et il n'y avait plus
de doute : l'homme au manteau, c'était bien le comte.
Les trois fenêtres étaient encore vides.
Au reste, de tous côtés se faisaient les préparatifs ; on plaçait des chaises,
on dressait des échafaudages, on tendait des fenêtres. Les masques ne pouvaient
paraître, les voitures ne pouvaient circuler qu'au son de la cloche ; mais on
sentait les masques derrière toutes les fenêtres, les voitures derrière toutes
les portes.
Franz,
Albert et le comte continuèrent de descendre la rue du
Cours. A mesure
qu'ils approchaient de la place du Peuple, la foule devenait plus épaisse et
au-dessus des têtes de cette foule, on voyait s'élever deux choses : l'
obélisque
surmonté d'une
croix qui indique le centre de la place, et, en avant de
l'
obélisque, juste au point de correspondance visuelle des trois rues del
Babuino, del Corso et di Ripetta, les deux poutres suprêmes de l'échafaud, entre
lesquelles brillait le fer arrondi de la mandaïa.
A l'
angle de la rue on trouva l'intendant du comte, qui attendait son
maître.
La fenêtre louée à ce prix exorbitant sans doute dont le comte n'avait point
voulu faire part à ses invités, appartenait au second étage du grand palais,
situé entre la rue del Babuino et le monte Pincio ; c'était, comme nous l'avons
dit, une espèce de cabinet de toilette donnant dans une
chambre à coucher en
fermant la porte de la
chambre à coucher, les locataires du cabinet étaient chez
eux ; sur les chaises on avait déposé des costumes de paillasse en satin blanc et
bleu des plus élégants.
« Comme vous m'avez laissé le choix des costumes, dit le comte aux deux amis,
je vous ai fait préparer ceux-ci. D'abord, c'est ce qu'il y aura de mieux porté
cette année ; ensuite, c'est ce qu'il y a de plus commode pour les confettis,
attendu que la farine n'y paraît pas. »
Franz n'entendit que fort imparfaitement les paroles du comte, et il
n'apprécia peut-être pas à sa valeur cette nouvelle gracieuseté ; car toute son
attention était attirée par le spectacle que présentait la piazza del Popolo, et
par l'instrument terrible qui en faisait à cette heure le principal
ornement.
C'était la première fois que Franz apercevait une guillotine ; nous disons
guillotine, car la mandaïa romaine est taillée à peu près sur le même patron que
notre instrument de mort. Le couteau, qui a la forme d'un croissant qui
couperait par la partie convexe, tombe de moins haut, voilà tout.
Deux hommes, assis sur la planche à bascule où l'on couche le condamné,
déjeunaient en attendant, et mangeaient, autant que Franz pût le voir, du pain
et des saucisses ; l'un d'eux souleva la planche, en tira un flacon de vin, but
un coup et passa le flacon à son camarade ; ces deux hommes, c'étaient les aides
du bourreau !
A ce seul aspect, Franz avait senti la sueur poindre à la racine de ses
cheveux.
Les condamnés, transportés la veille au soir des Carceri Nuove dans la petite
église Sainte-Marie-del-Popolo, avaient passé la nuit, assistés chacun de deux
prêtres, dans une chapelle ardente fermée d'une grille, devant laquelle se
promenaient des sentinelles relevées d'heure en heure.
Une double haie de carabiniers placés de chaque côté de la porte de l'
église
s'étendait jusqu'à l'échafaud, autour duquel elle s'arrondissait, laissant libre
un chemin de dix pieds de large à peu près, et autour de la guillotine un espace
d'une centaine de pas de
circonférence. Tout le reste de la place était pavé de
têtes d'hommes et de femmes. Beaucoup de femmes tenaient leurs
enfants sur leurs
épaules. Ces
enfants, qui dépassaient la foule de tout le torse, étaient
admirablement placés.
Le monte Pincio semblait un vaste amphithéâtre dont tous les gradins eussent
été chargés de spectateurs ; les balcons des deux
églises qui font l'
angle de la
rue del Babaino et de la rue di Ripetta regorgeaient de curieux privilégiés ; les
marches des péristyles semblaient un flot mouvant et bariolé qu'une marée
incessante poussait vers le portique : chaque aspérité de la muraille qui pouvait
donner place à un homme avait sa statue vivante.
Ce que disait le comte est donc vrai, ce qu'il y a de plus curieux dans la
vie est le spectacle de la mort.
Et cependant, au lieu du silence que semblait commander la solennité du
spectacle, un grand bruit montait de cette foule, bruit
composé de rires, de
huées et de cris joyeux ; il était évident encore, comme l'avait dit le comte que
cette exécution n'était rien autre chose, pour tout le peuple, que le
commencement du carnaval.
Tout à coup ce bruit cessa comme par enchantement, la porte de l'
église
venait de s'ouvrir.
Une confrérie de pénitents, dont chaque membre était vêtu d'un sac gris percé
aux yeux seulement, et tenait un
cierge allumé à la main, parut d'abord ; en tête
marchait le chef de la confrérie.
Derrière les pénitents venait un homme de haute taille. Cet homme était nu, à
l'exception d'un caleçon de toile au côté gauche duquel était attaché un grand
couteau caché dans sa gaine ; il portait sur l'épaule droite une lourde masse de
fer. Cet homme, c'était le bourreau.
Il avait en outre des
sandales attachées au bas de la jambe par des
cordes.
Derrière le bourreau marchaient, dans l'ordre où ils devaient être exécutés,
d'abord Peppino et ensuite Andrea.
Chacun était accompagné de deux
prêtres.
Ni l'un ni l'autre n'avait les yeux bandés.
Peppino marchait d'un pas assez ferme ; sans doute il avait eu avis de ce qui
se préparait pour lui.
Andrea était soutenu sous chaque bras par un
prêtre.
Tous deux baisaient de temps en temps le crucifix que leur présentait le
confesseur.
Franz sentit, rien qu'à cette
vue, les jambes qui lui manquaient ; il regarda
Albert. Il était pâle comme sa chemise, et par un mouvement machinal il jeta
loin de lui son cigare, quoiqu'il ne l'eût fumé qu'à moitié.
Le comte seul paraissait impassible. Il y avait même plus, une légère teinte
rouge semblait vouloir percer la pâleur livide de ses joues.
Son nez se dilatait comme celui d'un
animal féroce qui flaire le sang, et ses
lèvres, légèrement écartées, laissaient voir ses dents blanches, petites et
aiguës comme celles d'un chacal.
Et cependant, malgré tout cela, son visage avait une expression de douceur
souriante que Franz ne lui avait jamais
vue ; ses yeux noirs surtout étaient
admirables de
mansuétude et de velouté.
Cependant les deux condamnés continuaient de marcher vers l'échafaud, et à
mesure qu'ils avançaient on pouvait distinguer les traits de leur visage.
Peppino était un beau garçon de vingt-quatre à vingt-six ans, au teint hâlé par
le
soleil, au regard libre et sauvage. Il portait la tête haute et semblait
flairer le vent pour voir de quel côté lui viendrait son libérateur.
Andrea était gros et court : son visage, bassement cruel, n'indiquait pas
d'âge ; il pouvait cependant avoir trente ans à peu près. Dans la prison, il
avait laissé pousser sa barbe. Sa tête retombait sur une de ses épaules, ses
jambes pliaient sous lui : tout son être paraissait obéir à un mouvement machinal
dans lequel sa volonté n'était déjà plus rien.
« Il me semble, dit Franz au comte, que vous m'avez annoncé qu'il n'y aurait
qu'une exécution.
Je vous ai dit la vérité, répondit-il froidement.
Cependant voici deux condamnés.
Oui ; mais de ces deux condamnés l'un touche à la mort, et l'autre a encore
de longues années à vivre.
Il me semble que si la grâce doit venir, il n'y a plus de temps à
perdre.
Aussi la voilà qui vient ; regardez », dit le Comte.
En effet, au moment où Peppino arrivait au pied de la mandaïa, un pénitent,
qui semblait être en retard, perça la haie sans que les soldats fissent obstacle
à son passage, et, s'avançant vers le chef de la confrérie, lui remit un papier
plié en quatre.
Le regard ardent de Peppino n'avait perdu aucun de ces détails ; le chef de la
confrérie déplia le papier, le
lut et leva la main.
« Le Seigneur soit béni et Sa Sainteté soit louée ! dit-il à haute et
intelligible voix. Il y a grâce de la vie pour l'un des condamnés.
Grâce ! s'écria le peuple d'un seul cri ; il y a grâce ! »
A ce mot de grâce, Andrea sembla bondir et redressa la tête.
« Grâce pour qui ? » cria-t-il.
Peppino resta
immobile, muet et haletant.
« Il y a grâce de la peine de mort pour Peppino Rocca Priori », dit le chef de
la confrérie.
Et il passa le papier au capitaine commandant les carabiniers, lequel, après
l'avoir lu, le lui rendit.
« Grâce pour Peppino ! s'écria Andrea, entièrement tiré de l'état de torpeur où
il semblait être plongé ; pourquoi grâce pour lui et pas pour moi ? nous devions
mourir ensemble ; on m'avait promis qu'il mourrait avant moi, on n'a pas le droit
de me faire mourir seul, je ne le veux pas ! »
Et il s'arracha au bras des deux
prêtres, se tordant, hurlant, rugissant et
faisant des efforts insensés pour rompre les cordes qui lui liaient les
mains.
Le bourreau fit signe à ses deux aides, qui sautèrent en bas de l'échafaud et
vinrent s'emparer du condamné.
« Qu'y a-t-il donc ? » demanda Franz au comte.
Car, comme tout cela se passait en patois romain, il n'avait pas très bien
compris.
« Ce qu'il y a ? dit le comte, ne comprenez-vous pas bien ? Il y a que cette
créature humaine qui va mourir est furieuse de ce que son semblable ne meure pas
avec elle et que, si on la laissait faire, elle le déchirerait avec ses ongles
et avec ses dents plutôt que de le laisser jouir de la vie dont elle va être
privée. Ô hommes ! hommes ! race de
crocodiles ! comme dit Karl Moor, s'écria le
comte en étendant les deux poings vers toute cette foule, que je vous reconnais
bien là, et qu'en tout temps vous êtes bien dignes de vous-mêmes ! »
En effet, Andrea et les deux aides du bourreau se roulaient dans la
poussière, le condamné criant toujours : « Il doit mourir, je veux qu'il meure ! On
n'a pas le droit de me tuer tout seul ! »
« Regardez, regardez, continua le comte en saisissant chacun des deux jeunes
gens par la main, regardez, car, sur mon
âme, c'est curieux, voilà un homme qui
était résigné à son sort, qui marchait à l'échafaud, qui allait mourir comme un
lâche, c'est vrai, mais enfin il allait mourir sans résistance et sans
récrimination : savez-vous ce qui lui donnait quelque
force ? savez-vous ce qui le
consolait ? savez-vous ce qui lui faisait prendre son supplice en patience ? c'est
qu'un autre partageait son angoisse ; c'est qu'un autre allait mourir comme lui ;
c'est qu'un autre allait mourir avant lui ! Menez deux moutons à la boucherie,
deux bufs à l'abattoir, et faites comprendre à l'un d'eux que son
compagnon ne
mourra pas, le mouton bêlera de joie, le buf mugira de plaisir mais l'homme,
l'homme que
Dieu a fait à son image, l'homme à qui
Dieu a imposé pour première,
pour unique, pour suprême loi, l'
amour de son prochain, l'homme à qui
Dieu a
donné une voix pour exprimer sa pensée, quel sera son premier cri quand il
apprendra que son camarade est sauvé ? un blasphème. Honneur à l'homme, ce
chef-d'uvre de la nature, ce roi de la création ! »
Et le comte éclata de rire, mais d'un rire terrible qui indiquait qu'il avait
dû horriblement souffrir pour en arriver à rire ainsi.
Cependant la lutte continuait, et c'était quelque chose d'affreux à voir. Les
deux valets portaient Andrea sur l'échafaud ; tout le peuple avait pris parti
contre lui, et vingt mille voix criaient d'un seul cri : « A mort ! à mort ! »
Franz se rejeta en arrière ; mais le comte ressaisit son bras et le retint
devant la fenêtre.
« Que faites-vous donc ? lui dit-il ; de la pitié ? elle est, ma foi, bien
placée ! Si vous entendiez crier au
chien enragé, vous prendriez votre fusil,
vous vous jetteriez dans la rue, vous tueriez sans
miséricorde à bout portant la
pauvre bête, qui, au bout du compte ne serait coupable que d'avoir été mordue
par un autre
chien, et de rendre ce qu'on lui a fait : et voilà que vous avez
pitié d'un homme qu'aucun autre homme n'a mordu, et qui cependant a tué son
bienfaiteur, et qui maintenant, ne pouvant plus tuer parce qu'il a les mains
liées, veut à toute
force voir mourir son
compagnon de captivité, son camarade
d'infortune ! Non, non, regardez, regardez. »
La recommandation était devenue presque inutile, Franz était comme fasciné
par l'horrible spectacle. Les deux valets avaient porté le condamné sur
l'échafaud, et là, malgré ses efforts, ses morsures, ses cris, ils l'avaient
forcé de se mettre à genoux. Pendant ce temps, le bourreau s'était placé de côté et la masse en arrêt ; alors, sur un signe, les deux aides s'écartèrent. Le condamné voulut se relever, mais avant qu'il en eût le temps, la masse s'abattit sur sa tempe gauche ; on entendit un bruit sourd et mat, le patient tomba comme un buf, la face contre terre, puis d'un contrecoup, se retourna sur le dos. Alors le bourreau laissa tomber sa masse, tira le couteau de sa ceinture d'un seul coup lui ouvrit la gorge et, montant aussitôt sur son ventre, se mit à le pétrir avec ses pieds.
A chaque pression, un jet de sang s'élançait du cou du condamné.
Pour cette fois, Franz n'y put tenir plus longtemps ; il se rejeta en arrière, et alla tomber sur un fauteuil à moitié évanoui.
Albert, les yeux fermés, resta debout, mais cramponné aux rideaux de la fenêtre.
Le comte était debout et triomphant comme le mauvais
ange.