Saint Benoît, chef de l'ordre nombreux qui a porté son nom pendant plus de 1200 ans, est regardé comme le fondateur des ordres monastiques en Occident, ainsi que saint Antoine le fut en Orient, deux siècles auparavant. Il naquit en l'an 480, au territoire de Norcia, dans le
duché de Spolète, d'une famille riche et
illustrée. Il était
frère jumeau de sainte
Scolastique. Ses parents l'envoyèrent de bonne heure à Rome, où il fit ses premières études : il s'y distingua par son
esprit, ses succès et surtout sa bonne conduite, chose assez difficile dans la capitale de l'univers, qui, malgré l'éloignement de ses
maîtres, avait conservé ses fêtes, ses spectacles, le
goût
des arts et celui des plaisirs.
Dès l'âge de 17 ans, Benoît était
dégoûté du monde et désabusé de ses plaisirs.
Il avait néanmoins devant lui une magnifique perspective, et il pouvait
croire qu'aucune place et aucun genre de gloire n'étaient au-dessus de
sa naissance ou de son ambition. Rien ne put le tenter ; il abandonna parents,
amis, fortune, espérances, pour aller méditer des vérités
éternelles, loin de Rome, dans une caverne affreuse, au milieu du désert
de Subiaco, à 40 milles de Rome. Il y demeura pendant trois ans, seul,
inconnu à l'univers entier, excepté à un moine des environs,
nommé
Romain, qui l'avait instruit des devoirs de la vie cénobitique,
et qui lui apportait, tous les huit
jours, la modique subsistance nécessaire
au soutien de sa vie : il la lui descendait au moyen d'une corde à laquelle
était attachée une sonnette pour l'avertir de son arrivée.
Un secret si extraordinaire ne pouvait rester longtemps caché, et l'étrange
vie que menait Benoît finit par exciter la curiosité et ensuite l'admiration
de tous ceux qui entendirent parler de lui. On voulut voir et examiner de plus
près ce prodige d'abstinence et d'humilité. La foule des curieux
augmentait chaque
jour ; le désert de Subiaco devint un point de réunion
et un objet de
pèlerinage pour un grand nombre d'habitants des environs,
qui, attirés, les uns par l'ascendant d'une grande vertu, les autres par
un simple mouvement de curiosité, voulaient voir un saint et entendre un
apôtre : l'apôtre leur prêchait les vérités de
la
religion avec une onction qui les touchait ; et le saint achevait de les convertir
par l'exemple de ses vertus. Ses auditeurs devinrent ses
disciples, et voulurent
rester et vivre avec lui ; il y consentit, et il bâtit avec eux des cellules
pour les loger ; il ensemença des grains et des légumes pour les
nourrir : la terre se vivifiait sous leurs mains ; et la petite colonie s'augmentait
tous les
jours.
Dans un temps où le
paganisme n'était pas encore
abattu, de si grands triomphes de la
religion chrétienne devaient exciter
et les sarcasmes des
esprits forts, et le zèle
envieux des
esprits faibles
: Benoît fut calomnié, persécuté, et menacé
de périr par le poison. Il résista quelque temps à l'orage
; mais s'apercevant que rien ne pouvait
adoucir ni changer l'humeur de ses
ennemis,
il leur abandonna le champ de bataille, et conduisit sa petite colonie au Mont-Cassin
: il y trouva d'autres idolâtres, mais non pas d'autres persécuteurs.
Il eut peu de peine à les convertir par ses éloquentes
prédications.
Leur temple était consacré au culte d'
Apollon ; il en fit un oratoire,
consacré au culte du vrai
Dieu. Ces mêmes idolâtres, devenus
chrétiens, l'aidèrent à construire un vaste
monastère,
qui est devenu depuis le chef-lieu et le berceau de presque tous les ordres
religieux
de l'
Europe. Le nom du fondateur devint célèbre en Italie.
Totila, roi des
Goths, ne fut point insensible au désir
de voir un homme dont la renommée disait tant de bien ; mais en même
temps, il voulut s'amuser à tromper la pénétration miraculeuse
dont on assurait qu'il était doué. Il se mit à la suite d'un
de ses écuyers qu'il avait fait vêtir d'habits royaux : dans cet
équipage, il se présenta devant le modeste abbé du Mont-cassin
; mais celui-ci eut peu de peine à démêler la supercherie
; l'habitude du commandement avait imprimé sans doute, dans les yeux et
sur le front du conquérant, des caractères de fierté qui
n'échappèrent point à la
sagacité du
religieux. Sans
s'arrêter aux apprences, il alla droit au-devant de celui qui voulait le
tromper, et il osa lui parler en homme que ses vertus mettaient au-dessus de tous
les rangs ; il lui reprocha ses cruautés, ses injustices et ses conquêtes
: il alla plus loin, il osa lui prédire sa fin prochaine, en l'invitant
à profiter du peu de temps qui lui restait à vivre pour réparer
une partie des maux qu'il avait faits au monde. Soit conviction, soit étonnement,
le fier barbare ne s'offensa point de cette noble hardiesse ; et l'on dit même
que, depuis ce moment, il fut plus humain.
Benoît mourut un an après cette singulière
entrevue, le 21 mars 543 ; son
corps resta déposé au Mont-Cassin,
jusqu'au temps où les Lombards ayant fait une irruption dans ce pays, ils
pillèrent et détruisirent le
monastère. On ignore si les
restes du saint fondateur périrent dans l'
incendie : mais ils devinrent
par la suite un sujet de contestation entre les
bénédictins d'Italie
et ceux de France : ceux-ci prétendaient qu'ayant été découverts
dans les débris du
monastère, par Aigulfe, moine de
Fleury-sur-Loire,
ils avaient été transportés en France, en 660 ; et, en effet,
les
bénédictins de France célébraient cette translation
par une fête solennelle ; mais ceux d'Italie ne reconnaissaient ni la fête,
ni la cause qui l'avait fait instituer ; ils assuraient que le
corps du saint
avait été retrouvé intact dans son propre tombeau, et n'en
était jamais sorti.
Quoi qu'il en soit de cette contestation, aujourd'hui de
peu d'importance,
saint Benoît laissa à ses
disciples, dans l'exemple
de sa vie, une succession plus riche et plus précieuse que celle de ses
dépouilles mortelles. Ce qu'il avait constamment pratiqué dans le
cours de sa longue pénitence, il en fit la règle de leur conduite.
« Voulez-vous, disait saint Grégoire, avoir un abrégé
de la règle de
saint Benoît ? Lisez sa vie. Voulez-vous avoir un
abrégé de sa vie ? Lisez sa règle. » Cette règle,
adoptée par la plus grande partie des ordres
religieux de l'
Europe, est,
suivant l'expression du même
pontife, aussi remarquable par le style que
par l'
esprit de sagesse qui l'a dictée :
Discretione præcipua,
sermone luculenta. «
Saint Benoît, dit Linguet, ne prétendait
pas, comme saint Pacôme, l'avoir reçue des mains d'un
ange ; mais
il faut avouer qu'elle était plus douce, plus humaine, et, s'il est permis
de le dire, plus raisonnable qu'aucune de celles qui l'avaient précédée
dans les autres parties du monde. » Elle n'ordonnait rien qui surpassât
les
forces de l'homme ; elle n'exigeait ni
macérations extraordinaires,
ni efforts surnaturels ; elle renfermait les principes de conduite les plus propres
à contenir en paix une multitude d'hommes rassemblés et vivant en
commun ; elle tendait surtout à les détourner de cette contemplation
oisive et dangereuse qui avait produit tant de maux dans les
monastères
d'Orient. Le travail des mains, prescrit par ce saint législateur, fut
à la fois un principe de santé pour ses
disciples, la cause de la
plus grande tranquillité dans son ordre qui était très étendu,
et les sources d'une véritable prospérité dans les Etats
qui eurent le bon
esprit de le recevoir et de le protéger. Ces
religieux,
qui passaient une partie de la journée à défricher les landes,
à
dessécher les marais, à fertiliser les terres, rentraient
modestement dans leurs cellules pour se livrer à d'autres travaux non moins
utiles et plus relevés : ils étudiaient les livres saints ; ils
enseignaient le dogme et la morale ; ils copiaient les anciens manuscrits ; ils
nous conservaient les trésors des sciences et des lettres que les Grecs
et les Romains nous avaient légués, mais qui auraient péri
avec leur puissance, si de pieux
cénobites n'en avaient senti le prix et
n'en avaient multiplié les copies, tandis que les
Goths et les
Vandales,
les soldats, les barbares de toutes les nations pillaient et ensanglantaient la
terre. Pendant que ces barbares achevaient d'anéantir l'empire romain,
ce fut au fond des
monastères, que l'opinion rendait sacrés, que
furent conservés les précieux restes de l'antiquité. Les
guerres continuelles et la licence effrénée du soldat exposaient
chaque
jour au pillage le harmeau du paysan et le château du
baron ; mais
l'
église et les
monastères furent respectés ; c'est là
qu'
Homère et Aristote se réfugièrent, poursuivis par l'
ignorance
des
Goths et des
Vandales ; c'est là que furent déposés les
manuscrits de Virgile, d'Horace, de Tacite, d'
Hérodote, de
Tite-Live et
de Platon. A la renaissance des lettres, on les retira de leur retraite. On découvrit,
dans un
monastère d'Amalli, une copie des
Pandectes
de Justinien, ce monument des lois romaines, qui donna à l'
Europe l'idée
d'une jurisprudence plus parfaite. Les
Institutions
de
Quintilien furent trouvées, en 1415, par le Pogge, dans une tour de
l'
abbaye de St-Gall ; on retrouva de la même manière la plupart des
auteurs classiques. Sans les
monastères, que notre orgueil dédaigne
aujourd'hui, nous aurions été forcés de recommencer tout
ce qui avait été fait, et de créer une seconde fois les sciences,
les lettres et les arts. Voltaire lui a même rendu justice à ces
utiles travaux : « Ce fut, dit-il en parlant de l'ordre de
saint Benoît,
une consolation qu'il y eût de ces asiles ouverts à tous ceux qui
voulaient fuir les oppressions du gouvernement
goth et
vandale. Presque tout ce
qui n'était pas seigneur de château était esclave : on échappait,
dans la douceur des cloîtres, à la
tyrannie et à la guerre...
Le peu de connaissances qui restait chez les barbares fut perpétué
dans les cloîtres ; les
bénédictins transcrivaient quelques
livres ; peu à peu il sortit des cloîtres quelques inventions utiles.
D'ailleurs, ces
religieux cultivaient la terre, chantaient les louanges de
Dieu,
vivaient sobrement, étaient hospitaliers, et leurs exemples pouvaient servir
à mitiger la férocité de ces temps de barbarie. »
Il est encore une justice qu'il faut rendre aux
bénédictins
; c'est que, dans tous les temps de troubles et de guerre civile, on ne vit aucun
d'eux porter les armes contre sa patrie, ou prêcher la désobéissance
aux lois. Ces titres à la reconnaissance des hommes valent mieux aux yeux
de la saine raison, et même à ceux de la
religion, que l'honneur
singulier, réclamé par quelques biographes de cet ordre
illustre,
et consigné dans la
Chronique de saint Benoît,
d'avoir produit 40 papes, 200
cardinaux, 50
patriarches, 1400
archevêques,
4600
évêques, et 3600 saints canonisés. L'ordre de
saint Benoît,
répandu dans tous les Etats
catholiques, prospéra longtemps à
l'abri des sages institutions qui entretenaient et garantissaient la pieuse ferveur
de ses membres : il déclina, dès que l'
esprit des institutions s'affaiblit
; les réformes devinrent nécessaires ; et celles qu'on y introduisit
en différents temps ont détaché du tronc principal différentes
branches, connues depuis sous le nom de congrégations, dont les plus célèbres
sont celles de
Cluny, qui doit sa naissance à saint
Bernon, abbé
de
Cluny en 910 ; celle du Mont-Cassin, qui fut établie en 1408, et renouvelée
en 1504 ; celle de saint
Vannes et de saint Hidulphe, établie en Lorraine,
dans le
XVIIème siècle, par D. Didier de la Cour ; celle de saint
Maur, fondée en 1621, par les soins du même D. Didier, et qui s'est
soutenue avec honneur dans l'
Eglise et dans les sciences jusqu'à l'époque
du grand bouleversement du trône et de l'
autel. Dans les dernières
années de leur existence, les
religieux de cette congrégation s'étaient
voués spécialement à l'éducation de la
jeunesse. Louis
XVI leur avait confié plusieurs écoles militaires qu'ils conduisaient
avec succès. Leur vêtement consistait dans un habit long de
couleur
noire, un capuchon et un scapulaire ; l'habit de chur était une ample
robe, comme celle des avocats, surmontée d'un capuchon. Ils prononçaient
trois vux, à savoir : de
chasteté, de
stabilité
et de
conversion des murs. Leur général faisait sa
résidence à l'
abbaye de St-Germain-des-Prés ; et, tous les
trois ans, ils tenaient un chapitre dans celle de
Marmoutier, près de
Tours.
La règle de
saint Benoît a été
imprimée plusieurs fois, et notamment en 1734, en 2 vol. in-4°, avec
des commentaires de D. Calmet. La vie du même saint a été
écrite et publiée par D. Mège, en 1690, 1 vol. in-4°
(Voyez les
Annales ord. S. Benedicti,
par D.
Mabillon ; l'
histoire de cet ordre, par Bulteau, 1684, in-4° ; la
Méthode pour étudier l'histoire, par Lenglet-Dufresnoy, et la dissertation curieuse de Claude Lancelot
sur l'hémine de vin et la livre de pain de St. Benoît,
Paris, 1688, in-8°, où l'on trouve des recherches particulières sur le
jour et l'heure de la mort du saint
cénobite.)
(Biographie universelle ancienne et moderne - Tome 3 - Pages 643-645)