LIVRE SECOND
Le Mystère royal ou l'Art de soumettre les puissances
CHAPITRE V : Les Ténèbres extérieures
Nous avons dit que le phénomène de
la lumière physique s'opère et s'accomplit uniquement
dans les yeux qui la voient. C'est-à-dire que la visibilité
n'existerait pas pour nous, sans la faculté de vision.
Il en est de même de la lumière intellectuelle,
elle n'existe que pour les intelligences qui sont capables de la voir.
C'est la lumière intérieure en dehors de laquelle il n'existe
rien que les ténèbres extérieures où, suivant
la parole du Christ, il y a et il y aura toujours des pleurs et des
grincements de dents.
Les
ennemis du vrai ressemblent à des
enfants
mutinés qui renverseraient et éteindraient tous les flambeaux
pour mieux crier et pleurer dans les ténèbres.
Le vrai est tellement inséparable du bien
que toute mauvaise action librement consentie et accomplie sans que
la conscience proteste, éteint la lumière de notre
âme
et nous jette dans les ténèbres extérieures.
C'est là ce qui constitue l'
essence du péché
mortel. Le pécheur est figuré dans la
fable antique par
dipe qui, avant tué son père et outragé sa
mère, finit par se crever les yeux.
Le père de l'intelligence humaine, c'est
le savoir et sa mère, c'est la croyance.
Il y avait deux
arbres dans l'Eden, l'
arbre de
science et l'
arbre de vie.
C'est le savoir qui doit et qui peut féconder
la foi ; sans lui, elle s'épuise en avortements monstrueux et
ne produit que des fantômes.
C'est la foi qui doit être la récompense
du savoir et le but de tous ses efforts ; sans elle, il finit par douter
de lui-même et tombe dans un découragement profond, qui
tourne bientôt au désespoir.
Ainsi d'une part, les croyants qui méprisent
la science et qui méconnaissent la nature, et de l'autre, les
savants qui outragent, repoussent et veulent anéantir la foi,
sont également les
ennemis de la lumière et se précipitent
à l'envi, les uns les autres, dans les ténèbres
extérieures où Proud'hon et Veuillot font entendre tour
à tour leur voix plus triste que des pleurs, et passent en grinçant
des dents.
La vraie foi ne saurait être en contradiction
avec la vraie science. Aussi, toute explication du dogme dont la science
démontrerait la fausseté doit-elle être réprouvée
par la foi.
Nous ne sommes plus au temps où l'on disait
: je crois parce que c'est absurde. Nous devons dire maintenant : je
crois parce qu'il serait absurde de ne pas croire ;
Credo quia absurdum
non credere.
La science et la foi ne sont plus deux machines
de guerre prêtes à s'entrechoquer, ce sont les deux colonnes
destinées à soutenir le fronton du temple de la paix.
Il faut nettoyer l'or du
sanctuaire si souvent
terni par la crasse sacerdotale.
Le Christ l'a dit : Les paroles du dogme sont
esprit
et vie et la matière n'y est pour rien. Il a dit aussi : Ne jugez
point si vous craignez d'être jugés, car le
jugement que
vous aurez arrêté vous sera applicable et vous serez mesurés
avec la mesure que vous aurez déterminée. Quel splendide
éloge de la sagesse du doute ! Et quelle proclamation de la
liberté
de conscience ! En effet, une chose est évidente pour quiconque
aime à écouter le bon sens, c'est que, s'il existait une
loi rigoureuse, applicable à tous et sans l'observation de laquelle
il fût impossible d'être sauvé, il faudrait que cette
loi fût promulguée de manière à ce que personne
ne pût douter de sa promulgation. En pareille matière,
un doute possible c'est une négation formelle, et si un seul
homme peut ignorer l'existence d'une loi, c'est que cette loi n'est
point divine.
Il n'y a point deux manières d'être
honnête homme. La
religion serait-elle moins importante que la
probité ? Non sans doute, et c'est pour cela qu'il n'y a jamais
eu qu'une
religion dans le monde. Les dissidences ne sont qu'apparentes.
Mais ce qu'il y a toujours eu d'irréligieux et d'horrible, c'est
le fanatisme des
ignorants, qui se damnent les uns les autres.
La
religion véritable, c'est la
religion
universelle, et c'est pour cela que celle qui s'appelle
catholique porte
seule le nom qui indique la vérité. Cette
religion, d'ailleurs,
possède et conserve l'orthodoxie du dogme, la hiérarchie
des pouvoirs, l'efficacité du culte et la magie véritable
des cérémonies. C'est donc la
religion typique et normale,
la
religion mère à qui appartiennent de droit les traditions
de Moïse et les antiques oracles d'
Hermès. En soutenant
cela malgré le pape s'il le faut, nous serons au besoin plus
catholique que le pape et plus
protestant que Luther.
La vraie
religion, c'est surtout la lumière
intérieure, et les formes
religieuses se multiplient souvent
et s'éclairent du phosphore spectral dans les ténèbres
extérieures ; mais il faut respecter la forme même chez
les
âmes qui ne comprennent pas l'
esprit. La science ne peut pas
et ne doit pas user de représailles envers l'
ignorance.
Le fanatisme ne sait pas pourquoi la foi a raison,
et la raison, tout en reconnaissant que la
religion est nécessaire,
sait parfaitement en quoi et pourquoi la superstition a tort.
Toute la
religion chrétienne et
catholique
est basée sur le dogme de la grâce, c'est-à-dire
de la gratuité. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement,
dit
saint Paul. La
religion est essentiellement une institution de bienfaisance.
L'
Eglise est une maison de secours pour les déshérités
de la philosophie. On peut se passer d'elle, mais il ne faut pas l'attaquer.
Les pauvres qui se dispensent de recourir à l'assistance publique
n'ont pas pour cela le droit de la décrier. L'homme qui vit honnêtement
sans
religion se prive lui-même d'un grand secours, mais il ne
fait point de tort à
Dieu. Les dons gratuits ne se remplacent
point par des châtiments lorsqu'on les refuse, et
Dieu n'est point
un usurier qui fasse payer aux hommes les intérêts de ce
qu'ils n'ont pas emprunté. Les hommes ont besoin de la
religion,
mais la
religion n'a pas besoin des hommes. Ceux qui ne reconnaissent
pas la loi, dit
saint Paul, seront jugés en dehors de la loi.
Or, il ne parle pas ici de la loi naturelle, mais bien de la loi
religieuse,
ou, pour parler plus exactement, des prescriptions sacerdotales.
En dehors de ces vérités si douces
et si pures, il n'y a que les ténèbres extérieures
où pleurent ceux que la
religion mal comprise ne saurait consoler,
et où les
sectaires qui prennent la haine pour l'
amour grincent
des dents les uns contre les autres.
Sainte Thérèse eut un
jour une vision
formidable. Il lui semblait qu'elle était en enfer et qu'elle
était murée entre des murailles vivantes qui se resserraient
toujours sans pouvoir jamais l'étouffer. Ces murailles étaient
faites avec des murailles palpables et nous ont fait songer à
cette parole menaçante du Christ : « Les ténèbres extérieures.
» Représentons-nous une
âme qui, par haine de la
lumière, s'est rendue aveugle comme dipe ; elle a résisté
à tous les attraits de la vie et partout la vie la repousse ainsi
que la lumière. La voilà lancée hors de l'attraction
des mondes et de la
clarté des soleils. Elle est seule dans l'immensité
noire à jamais réelle pour elle seule et pour les aveugles
volontaires qui lui ressemblent. Elle est
immobile dans l'ombre et souffre
un étouffement éternel dans la nuit. Il lui semble que
tout est anéanti excepté sa souffrance capable de remplir
l'
infini. Ô douleur ! Avoir pu comprendre et s'être obstiné
dans l'
idiotisme d'une foi insensée ! Avoir pu aimer et avoir
atrophié son cur ! Oh ! Une heure seulement ou du moins
une minute, rien qu'une minute des joies les plus imparfaites et des
plus fugitives
amours ! Un peu d'
air ! Un peu de
soleil ! Ou rien qu'un
clair de
lune et une pelouse pour danser ! Une goutte de vie ou moins
qu'une goutte, une larme ! Et l'éternité implacable lui
répond : Que parles-tu de larmes, tu ne peux même plus
pleurer ! Les pleurs sont la rosée de la vie et le suintement
de la sève d'
amour ; tu t'es exilée dans l'égoïsme
et tu t'es murée dans la mort !
Ah ! Vous avez voulu être plus saints que
Dieu ! Ah ! Vous avez craché au nez de Madame votre mère,
la
chaste et divine nature ! Ah ! Vous avez maudit la science, l'intelligence
et le progrès ! Ah ! Vous avez cru que pour vivre éternellement,
il faut ressembler à un cadavre et se
dessécher comme
une momie ! Vous voilà tels que vous vous êtes faits, jouissez
en paix de l'éternité que vous avez choisie ! Mais non,
pauvres gens, ceux que vous appeliez pécheurs et maudits iront
vous sauver. Nous agrandirons la lumière, nous irons percer votre
mur, nous vous arracherons à votre inertie. Un essaim d'
amours
ou, si vous voulez, une
légion d'
anges (ils sont faits de la
même manière) vous entortillera et vous entraînera
avec des guirlandes de
fleurs, et vous vous débattrez en vain
comme le Méphistophélès du beau drame philosophique
de Gthe. Malgré vous, vos disciplines et vos visages pâles,
vous revivrez, vous aimerez, vous saurez, vous verrez et, sur les débris
du dernier cloître, vous viendrez danser avec nous la ronde infernale
de Faust !
Heureux, du temps de
Jésus, ceux qui pleuraient
! Heureux, maintenant, ceux qui savent rire, pour ce que rire est le
propre de l'homme, comme l'a dit le grand prophète Rabelais,
le
Messie de la Renaissance. Le rire c'est l'
indulgence, le rire c'est
la philosophie. Le
ciel s'apaise quand il
rit, et le grand
Arcane de
la toute puissance divine n'est rien qu'un sourire éternel !