L'
abbé de Montfaucon de Villars, littérateur,
né en 1635, aux environs de
Toulouse, d'une famille très ancienne,
celle des Canillac-Villars
[Note de l'auteur : «
Il était petit-fils de Jean-François de Montfaucon de la Roche-Taillade
de Canillac de Villars, diocèse d'Alet... Nous ignorons le nom de son
père. Sa mère s'appelait Montgaillard. » (Moréri,
supplément)], était neveu du célèbre
bénédictin Montfaucon.
Après avoir prêché avec distinction
à
Toulouse, il vint à
Paris, vers l'an 1667, avec l'espoir de
faire dans la carrière du sacerdoce une fortune proportionnée
à ses talents et à sa naissance. Il eut bientôt des amis
illustres et se vit recherché dans les meilleures sociétés.
Tout semblait lui promettre un avancement rapide ; mais son
goût pour
la littérature frivole, son penchant à la critique et surtout
la hardiesse de ses opinions, en lui ménageant de brillants succès
comme bel
esprit, nuisirent à sa considération comme ecclésiastique
et attirèrent sur lui la sévérité de ses supérieurs.
La tournure de son
esprit et les habitudes d'une vie dissipée le portèrent
à appliquer une instruction réelle, un talent peu commun, à
des sujets légers et dont l'intérêt ne pouvait survivre
à la circonstance qui les avait mis en vogue. Voilà pourquoi,
après avoir, dans un temp où le talent de bien écrire en
prose était encore si rare,
composé deux petits écrits
dont chacun en son genre rappelle plus d'une fois la touche de Pascal, le scepticisme
de
Fontenelle et le persiflage de Voltaire, l'auteur des
Entretiens
sur les sciences secrètes et sur la philosophie de Descartes
est à peu près oublié.
Les
Entretiens du comte de Gabalis
sur les sciences, par lesquels il débuta, furent imprimés
pour la première fois en 1670, sans nom d'auteur. Ce « plaisant
ouvrage, qui, selon
Vigneul-Marville, a passé pour un des meilleurs écrits du
temps, fut le
résultat des conférences gaies que cet abbé
avait à la porte
Richelieu avec
une cabale de gens de bel
esprit
et de belle humeur comme lui
[Note de l'auteur : Mélanges
d'histoire et de littérature, t. 1, p. 228.] ».
L'auteur dévoile agréablement les mystères de la prétendue
cabale des
frères de la Rose-Croix : son interlocuteur est le comte de
Gabalis. Baillet, dans ses
Jugements des savants
[Note de l'auteur : Page 400 du tome 6 de l'édition de la Monnoie, dans
la partie intitulée Déguisements des auteurs, chap. 9,
Sur les noms tirés du fond du sujet.], se demande si
le nom de ce personnage imaginaire vient de
cabale ou de
gab,
vieux mot français qui signifie
conte pour rire, bourde. Quoi
qu'il en soit, rien de plus aimable que le caractère donné par
l'
abbé de Villars à ce naïf, mais savant et spirituel apôtre
de la magie. La part que l'auteur lui-même est censé prendre à
la conversation est sur le ton d'une ironie tellement fine qu'après avoir
lu le livre bien des gens ne savaient s'il ne voulait que badiner ou s'il parlait
sérieusement. Cependant, à la fin de son ouvrage, il avait dit
: « Si je vois qu'on veuille laisser faire à mon livre tout le
bien qu'il est capable de produire et qu'on ne me fasse pas l'injustice de me
soupçonner de donner crédit aux sciences secrètes, sous
prétexte de les tourner en ridicule, je continuerai à me réjouir
de M. le comte, et je pourrai donner un autre tome. »
Comme la cabale était alors de mode et que ceux
qui y croyaient « avaient pour
compagnons, ainsi que le dit
Villars lui-même,
des princes, des grands seigneurs, des gens de robe, de belles
dames, des laides
aussi, des
prélats, des moines et des nonnains, enfin des gens de toute
espèce », son livre ne tarda pas à faire grand bruit, aux
dépens du repos de l'auteur. Les zélés croyants lui savaient
mauvais gré de s'être moqué d'eux et d'avoir parlé
avec irrévérence du terrible empire des
gnomes, des
sylphes et
des
salamandres. Les
esprits graves pensaient qu'il aurait fallu réfuter
sérieusement la cabale, dont les erreurs attaquent les bases de la foi.
Ils ne pardonnaient pas à un ecclésiastique quelques gaietés
un peu vives sur les
amours des
sylphides et des démons
incubes avec
les sages et avec les saints ; sur les mésaventures de
Noé fait
eunuque par son fils
Cham, « pendant que le bon vieillard était
pris de vin ». Enfin, les dévots excusaient encore moins quelques
traits fort piquants contre les moines et les docteurs
à chaperon,
sans parler de deux ou trois propositions malsonnantes et sentant le
déisme,
telles que ces paroles à propos du
jansénisme : « Nous ne
savons ce que c'est, et nous dédaignons de nous informer en quoi consistent
les sectes différentes et les diverses
religions dont les
ignorants s'infatuent
: nous nous en tenons à l'ancienne
religion de nos pères les philosophes.
» Ces hardiesses suscitèrent à l'
abbé de Villars
une disgrâce qui eût pu être encore plus sérieuse sans
le crédit de ses amis.
Son livre fut censuré et lui-même
interdit de la
prédication.
Le comte de Gabalis
fut réimprimé en 1684
[Note de l'auteur
: Il l'a été plusieurs fois depuis, et il se trouve dans le tome
34 de la collection des Voyages imaginaires.], quelques années
après la mort de son auteur, avec une lettre apologétique d'un
ami et une réponse dont la conclusion est entièrement favaorable.
Il est à croire que ces deux pièces étaient de l'abbé
de
Villars lui-même : on y retrouve sa manière. Bayle s'est plu
à citer plusieurs passages du
Comte de Gabalis,
et ce sont précisément ceux qui avaient attiré à
l'
abbé de Villars les censures ecclésiastiques
[Note
de l'auteur : Voyez Dictionnaire de Bayle, t. 4, p. 90 ; et t; 5, p.
55, de l'édition in-8°, donnée par Beuchot. Dans l'article
consacré au fameux imposteur Borri, Bayle met en doute si la substance
des Entretiens du comte de Gabalis n'a pas été empruntée
aux deux premières lettres de ce personnage, qui furent imprimées
à Copenhague, en 1666, sous ce titre : La Chiave del Gabinetto del
cavagliere Giuseppe Francesco Borri, Milanese (Voyez Dictionnaire de
Bayle, même édition, t. 3, p. 589).].
Pendant qu'il publiait les
Entretiens,
leur auteur coopérait à une autre production dont le sujet et
la forme justifiaient suffisamment l'interdiction prononcée contre lui
: c'était un roman moitié historique, moitié philosophique,
intitulé
L'Amour sans faiblesse, ou Anne de
Bretagne et Almanzaris (
Paris, 1671, Barbin, 3 vol.
in-12). Le
Géomyler ou Almanzaris, qui est
en entier de l'
abbé de Villars, a été réimprimé
séparément en 1729, à
Paris (1 vol.
in-12, divisé
en 2 parties). L'auteur donne le
Géomyler
pour un ouvrage arabe, « qu'une
dame, croyant y voir moins de défauts
que dans la plupart de nos romans, s'est amusée à tourner en français
», d'après une
mauvaise traduction castillane.
Son héros,
espèce de
religieux turc, s'introduit dans le sérail de différents
princes d'Afrique, où sa qualité de
géomyler le
protège contre la jalousie, bien qu'il obtienne les faveurs de plusieurs
princesses. L'auteur, en représentant son géomyler comme un impudique,
paraît avoir eu l'
envie de tourner en ridicule les fades et langoureuses
amours tracées par les la Calprenède et les Scudéri ; mais
son roman n'en est pas moins ennnuyeux. L'intrigue est obscure, embarrassée,
les incidents sans intérêt et le style sans
couleur. Aussi ce livre
essuya-t-il bien des critiques. L'
abbé de Villars essaya d'y répondre
dans une lettre qui ne fut imprimée qu'après sa mort et qui semble
adressée à l'auteur prétendu de la traduction française.
On y trouve la critique des romanciers du siècle, qui ne croyaient pas
« pécher contre l'art et contre la vraisemblance en faisant tous
les acteurs qu'ils introduisent
chastes comme des
anachorètes de la Thébaïde
et en nous faisant accroire que, dans tout le siècle d'Alexandre ou d'Auguste,
il ne se soit pas trouvé un seul honnête homme qui se soit laissé
induire en tentation ». Plus loin, l'auteur se raille des « héros
rassemblés des quatre coins du monde et qui tous ont mêmes murs,
mêmes façons d'aimer et de combattre, même sorte de civilité,
mêmes notions de la vertu et du vice », etc. Ces critiques étaient
fort raisonnables ; mais, loin de justifier le
Géomyler,
elles en faisaient précisément ressortir l'invraisemblance des
aventures et l'absence de toute
couleur locale
[Note de
l'auteur : On trouve l'analyse du Géomyler dans Les lettres
sérieuses et badines de Labarre de Beaumarchais, t. 2.].
Les chagrins que le métier d'Aristarque avait attirés
à
Villars ne l'empêchèrent pas de composer encore, dans
l'année 1671, une
Critique de la Bérénice
de M. Racine et de M. Pierre Corneille. Madame de Sévigné,
qui ne rendait pas justice à Racine, parle fort avantageusement de ce
pamphlet : « Seulement, dit-elle, il y a cinq à six mots qui ne
valent rien du tout et même qui sont d'un homme qui ne sait pas le monde.
Cela fait quelque peine ; mais, comme ce ne sont que quelques mots en passant,
il ne faut point s'en offenser. Je regarde tout le reste et le tour qu'il donne
à cette critique, et je vous assure que cela est joli
[Note
de l'auteur : Lettre à madame de Grignan, du 16 septembre 1671].
» Corneille ne répondit point à l'
abbé de Villars,
et Racine ne le fit qu'en passant, dans la préface de sa
Bérénice
[Note de l'auteur : Voyez cette préface, dans laquelle Racine ne manque
pas de tomber sur les cinq à six mots qui ne valent rien du tout,
signalés par le bon goût de madame de Sévigné, tels
que Mesdemoiselles mes règles, des hélas de poche,
etc. ]. L'avocat bel
esprit Subligny se chargea de réfuter
en détail la critique de l'
abbé de Villars, qui se trouve réimprimée
avec la réfutation dans le
Recueil de dissertations
sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, par
l'abbé Granet (
Paris, 1740). Les
Entretiens
d'Ariste et d'Eugène, par le Père Bouhours, trouvèrent
dans l'
abbé de Villars un apologiste moins heureux que zélé
[Note de l'auteur : C'est le jugement qu'en portait la
Monnoie, cité par Ménage, dans la préface de la seconde
partie des Observations sur la langue française. Voyez encore
Baillet, Jugements des savants, t. 2, article 758 : Bonhours,
considéré comme grammairien.] contre l'auteur des
Sentiments
de Cléanthe. Les cinq dialogues intitulés
De
la délicatesse (
Paris, 1671), qu'il fit imprimer sur ce
sujet, n'eurent d'autre résultat que de lui attirer une réplique
victorieuse de la part de Barbier-d'Aucour
[Note de l'auteur
: Voyez la première lettre de la seconde partie des Sentiments de
Cléanthe.]. L'
abbé de Villars publia vers le même
temps :
1° Réflexions
sur la vie de la Trappe ;
2° Lettre contre M.
Arnauld ;
3° Critique des Pensées
de M. Pascal.
On voit, d'après ces titres, que l'auteur fut un
adversaire bien prononcé des solitaires de
Port-Royal. Ces écrits
eurent, dans leur nouveauté, quelque succès ; mais ils sont, à
juste titre, complètement ignorés aujourd'hui. Il n'en est pas
de même des sept nouveaux
Entretiens sur les
sciences secrètes, qui ne furent imprimés qu'en
1715, quarante-deux ans après la mort de leur auteur, pour faire suite
aux
Entretiens du comte de Gabalis [Note de l'auteur
: Cette édition est d'Amsterdam, 2 vol. in-12, 1715. Après les
cinq Entretiens du comte de Gabalis, se trouvent les Génies
assistants, et gnomes irréconciliables, imitation pitoyable, qui
est du Père Antoine Androl, célestin.]. Dans ce pamphlet,
Villars tourne habilement en ridicule la philosophie de
Descartes ou plutôt
l'abus qu'en faisient certains
disciples, qui allaient beaucoup plus loin que
leur maître. Il met en scène un de ces
adeptes sous le nom de
Johannes
Brunus (Jean le Brun). Ce pédant ridicule abonde de la manière
la plus divertissante dans toutes les erreurs de la philosophie cartésienne,
qui, selon lui, mérite d'autant plus d'admiration qu'elle est plus contraire
aux vérités que la
religion enseigne, et qu'ainsi elle laisse
à la foi tout son mérite en lui laissant toute son obscurité.
Etablir les vérités de la foi par la philosophie, ce serait changer
le
christianisme en péripatéisme et transporter la croix du
Calvaire dans l'Académie. Cet ingénieux persiflage montre
quel était, à la fin du
XVIIème siècle, l'état
de la question au sujet de la philosophie de
Descartes. On y voit quelles armes
dangereuses le zèle mal éclairé dirigeait alors contre
ce grand homme, et sous ce rapport l'
abbé de Villars paraît d'autant
moins excusable qu'à en juger par ses écrits, il était
assurément moins bon chrétien que
Descartes. Pascal n'est pas
non plus ménagé dans ces dialogues, qui sont un modèle
de style de discussion et d'excellente plaisanterie.
L'
abbé de Villars était d'un âge à
mûrir son talent et à lui donner une direction plus estimable,
lorsqu'il périt assassiné, en 1673, sur la route de
Lyon : il
avait à peine 38 ans. Des plaisants prétendirent que c'étaient
les
gnomes et les
sylphes qui avaient fait ce mauvais parti à l'auteur
du
Comte de Gabalis [Note de l'auteur : On lit
dans la Biliothèque des théâtres, par Maupoint, Paris,
1733, in-8°, le titre d'une comédie en un acte, intitulée
Le Comte de Gabalis, sans nom d'auteur ni date de représentation.],
pour le punir d'avoir révélé leurs mystères. Il
y eut des gens qui le crurent de bonne foi : c'étaient ceux qui avaient
eu la simplicité de prendre au sérieux ses révélations.
[Note de l'auteur : C'est de ce même système
que Pope emprunta le merveilleux de sa Boucle de cheveux enlevée,
comme il en convient lui-même dans la dédicace du poème
à madame Fermor.] (Biographie
universelle ancienne et moderne - Tome 43 - Pages 434-436)