CHAPITRE X
Campagne dans l'archipel
La
Syphanta, corvette de deuxième rang, portait
en batterie vingt-deux canons de 24, et, sur le pont bien que ce fût
rare alors pour les navires de cette classe six
caronades de 12. Elancée
de l'étrave, fine de l'arrière, les façons bien relevées,
elle pouvait rivaliser avec les meilleurs bâtiments de l'époque.
Ne fatiguant pas, sous n'importe quelle allure, douce au roulis, marchant admirablement
au plus près comme tous les bons voiliers, elle n'eût pas été
gênée de tenir, par des brises à un ris, jusqu'à
ses cacatois.
Son commandant, si c'était un hardi marin, pouvait faire
de la toile sans rien craindre. La
Syphanta n'eût pas plus chaviré
qu'une frégate. Elle eût cassé sa mâture plutôt
que de sombrer sous voiles. De là, cette possibilité de lui imprimer,
même avec forte mer, une excessive vitesse. De là, aussi, bien
des chances pour qu'elle réussît dans l'aventureuse croisière,
à laquelle l'avaient destinée ses
armateurs, ligués contre
les
pirates de l'Archipel.
Bien que ce ne fût point un navire de guerre, en ce
sens qu'elle était la propriété, non d'un Etat, mais de
simples particuliers, la
Syphanta était militairement commandée.
Ses officiers, son équipage, eussent fait honneur à la plus belle
corvette de la France ou du Royaume-Uni. Même régularité
de manuvres, même discipline à bord, même tenue en
navigation comme en relâche. Rien du laisser-aller d'un bâtiment
armé en course, où la bravoure des matelots n'est pas toujours
réglementée comme l'exigerait le commandant d'un bâtiment
de la marine militaire.
La
Syphanta avait deux cent cinquante hommes portés
à son rôle d'équipage, pour une bonne moitié Français,
Ponantais ou Provençaux, pour le reste, partie Anglais, Grecs et Corfiotes.
C'étaient des gens habiles à la manuvre, solides au combat,
marins dans l'
âme, sur lesquels on pouvait absolument compter : ils avaient
fait leurs preuves. Quartiers-maîtres, seconds et premiers maîtres
dignes de leurs fonctions étaient d'intermédiaires entre l'équipage
et les officiers. Pour état-major, quatre lieutenants, huit enseignes,
également d'origine corfiote, anglaise ou française, et un second.
Celui-ci, le capitaine Todros, c'était un vieux routier de l'Archipel,
très pratique de ces mers, dont la corvette devait parcourir les parages
les plus reculés.
Pas une île qui ne lui fût connue en toutes
ses baies, golfes, anses et criques.
Pas un
îlot, dont la situation n'eût
déjà été relevée par lui dans ses précédentes
campagnes.
Pas un brassiage, dont la valeur ne fût cotée dans sa
tête, avec autant de précision que sur ses cartes.
Cet officier, âgé d'une cinquantaine d'années,
Grec originaire d'Hydra, ayant déjà servi sous les ordres des
Canaris et des Tomasis, devait être un précieux auxiliaire pour
le commandant de la
Syphanta.
Tout ce début de la croisière dans l'Archipel,
la corvette l'avait fait sous les ordres du capitaine Stradena. Les premières
semaines de navigation furent assez heureuses, ainsi qu'il a été
dit. Bâtiments détruits, prises importantes, c'était là
bien commencer. Mais la campagne ne se fit pas sans des pertes très sensibles
au détriment de l'équipage et du
corps des officiers. Si, pendant
assez longtemps, on fut sans nouvelles de la
Syphanta, c'est que, le
27
février, elle avait eu un combat à soutenir contre une flottille
de
pirates, au large de Lemnos.
Ce combat avait non seulement coûté une quarantaine
d'hommes, tués ou blessés, mais le commandant Stradena, frappé
mortellement par un boulet, était tombé sur son banc de quart.
Le capitaine Todros prit alors le commandement de la corvette
; puis, après s'être assuré la victoire, il rallia le port
d'
Egine, afin de faire d'urgentes réparations à sa coque et à
sa mâture.
Là, quelques
jours après l'arrivée
de la
Syphanta, on apprit, non sans surprise, qu'elle venait d'être
achetée, à un très haut prix, pour le compte d'un banquier
de Raguse, dont le fondé de pouvoirs vint à
Egine régulariser
les papiers du bord. Tout cela se fit sans qu'aucune contestation pût
être soulevée, et il fut bien et dûment établi que
la corvette n'appartenait plus à ses anciens propriétaires, les
armateurs corfiotes, dont le bénéfice de vente avait été
très considérable.
Mais, si la
Syphanta avait changé de mains,
sa destination devait demeurer la même. Purger l'Archipel des bandits
qui l'infestaient, rapatrier, au besoin, les prisonniers qu'elle pourrait délivrer sur sa route, ne point abandonner la partie qu'elle n'eût débarrassé
ces mers du plus terrible des
forbans, le
pirate Sacratif, telle fut la mission
qui lui resta imposée. Les réparations faites, le second reçut
ordre d'aller croiser sur la côte nord de Scio, où devait se trouver
le nouveau capitaine, qui allait devenir « maître après
Dieu
» à son bord.
C'est à ce moment qu'Henry d'Albaret reçut
le billet
laconique, par lequel on lui faisait savoir qu'une place était
à prendre dans l'état-major de la corvette
Syphanta.
On sait qu'il accepta, ne se doutant guère que cette
place, libre alors, fût celle de commandant. Voilà pourquoi, dès
qu'il eut pris pied sur le pont, le second, les officiers, l'équipage,
vinrent se mettre à ses ordres, pendant que le canon saluait les
couleurs
corfiotes.
Tout cela, Henry d'Albaret l'apprit dans une conversation
qu'il eut avec le capitaine Todros. L'acte, par lequel on lui confiait le commandement
de la corvette, était en règle. L'autorité du jeune officier
ne pouvait donc être contestée : elle ne le fut pas. D'ailleurs,
plusieurs des officiers du bord le connaissaient. On savait qu'il était
lieutenant de vaisseau, un des plus jeunes mais aussi des plus distingués
de la marine française. La part qu'il avait prise à la guerre
de l'Indépendance lui avait fait une réputation méritée.
Aussi, dès la première revue qu'il passa à bord de la
Syphanta, son nom fut-il acclamé de tout l'équipage.
« Officiers et matelots, dit simplement Henry d'Albaret,
je sais quelle est la mission qui a été confiée à
la
Syphanta. Nous la remplirons tout entière, s'il plaît
à
Dieu ! Honneur à votre ancien commandant Stradena, qui est mort
glorieusement sur ce banc de quart ! Je compte sur vous ! Comptez sur moi !
Rompez ! »
Le lendemain, 2 mars, la corvette, tout dessus, perdait
de
vue les côtes de Scio, puis la cime du mont Elias qui les domine, et
faisait voile pour le nord de l'Archipel.
A un marin, il ne faut qu'un coup d'il et une demi-journée
de navigation pour reconnaître la valeur de son navire. Le vent soufflait
du nord-ouest, bon frais, et il ne fut point nécessaire de diminuer de
toile. Le commandant d'Albaret put donc apprécier, dès ce jour-là,
les excellentes qualités nautiques de la corvette.
« Elle rendrait ses perroquets à n'importe
quel bâtiment des flottes combinées, lui dit le capitaine Todros,
et elle les tiendrait même avec une brise à deux ris ! »
Ce qui, dans la pensée du brave marin, signifiait
deux choses : d'abord qu'aucun autre voilier n'était capable de gagner
la
Syphanta de vitesse ; ensuite, que sa solide mâture et sa stabilité
à la mer lui permettaient de conserver sa voilure par des temps qui eussent
obligé tout autre navire à la réduire, sous peine de sombrer.
La
Syphanta, au plus près, ses armures à
tribord, piqua donc vers le nord, de manière à laisser dans l'est
l'île de Métélin ou Lesbos, l'une des plus grandes de l'Archipel.
Le lendemain, la corvette passait au large de cette île,
où, dès le début de la guerre, en 1821, les Grecs remportèrent un grand avantage sur la flotte ottomane.
« J'y étais, dit le capitaine Todros au commandant
d'Albaret. C'était en mai. Nous étions soixante-dix
bricks à
poursuivre cinq vaisseaux turcs, quatre frégates, quatre corvettes, qui
se réfugièrent dans le port de Métélin. Un vaisseau
de 74 en partit pour aller chercher du secours à Constantinople. Mais
nous l'avons rudement chassé, et il a sauté avec ses neuf cent
cinquante matelots ! Oui ! j'y étais, et c'est moi qui ai mis le
feu
aux chemises de soufre et de goudron, dont nous avions revêtu sa carène
!
Bonnes chemises, qui tiennent chaud, mon commandant, et que je vous recommande
à l'occasion... pour messieurs les
pirates ! »
Il fallait entendre le capitaine Todros raconter ainsi ses
exploits avec la bonne humeur d'un matelot du gaillard d'avant. Mais ce que
racontait le second de la
Syphanta, il l'avait fait et bien fait.
Ce n'était pas sans raison qu'Henry d'Albaret, après
avoir pris le commandement de la corvette, avait fait voile vers le nord. Peu
de
jours avant son départ de Scio, des navires suspects venaient d'être
signalés dans le voisinage de Lemnos et de
Samothrace. Quelques caboteurs
levantins avaient été pillés et détruits presque
sur le littoral de la Turquie d'
Europe. Peut-être ces
pirates, depuis
que la
Syphanta leur donnait si obstinément la chasse, jugeaient-ils
à propos de se réfugier jusqu'aux parages
septentrionaux de l'Archipel.
De leur part, ce n'était que prudence.
Dans les
eaux de Métélin, on ne vit rien.
Quelques navires de commerce seulement, qui communiquèrent avec la corvette,
dont la présence ne laissait pas de les rassurer.
Durant une quinzaine de
jours, la
Syphanta, bien
qu'elle fût durement éprouvée par les mauvais temps d'
équinoxe,
remplit consciencieusement sa mission. Pendant deux ou trois coups de vent successifs,
qui l'obligèrent à se mettre en
cape courante, Henry d'Albaret
put juger de ses qualités non moins que de l'habileté de son équipage.
Mais on le jugea aussi, et il ne démentit pas la réputation, déjà
faite aux officiers de la marine française, d'être d'excellents
manuvriers. Pour ses talents de tacticien au milieu d'un combat naval,
on s'en rendrait compte plus tard. Quant à son courage au
feu, on n'en
doutait pas.
Dans ces circonstances difficiles, le jeune commandant se
montra aussi remarquable en théorie qu'en pratique. Il possédait
un caractère audacieux, une grande
force d'
âme, un inébranlable
sang-froid, toujours prêt à prévoir comme à maîtriser
les événements. En un mot, c'était un marin, et ce mot
dit tout.
Pendant la seconde quinzaine de mars, ce furent les terres
de Lemnos, dont la corvette alla prendre connaissance. Cette île, la plus
importante de ce fond de la mer
Egée, longue de quinze
lieues, large
de cinq à six, n'avait pas été éprouvée,
non plus que sa voisine Imbro, par la guerre de l'Indépendance ; mais,
à maintes reprises, les
pirates étaient venus, et jusqu'à
l'entrée de la rade, enlever des navires de commerce. La corvette, afin
de se ravitailler, relâcha dans le port, alors très encombré.
A cette époque, en effet, on construisait beaucoup de bâtiments
à Lemnos, et, si, par crainte des
forbans, on n'achevait point ceux qui
étaient sur chantier, ceux qui était achevés n'osaient
sortir. De là, l'encombrement.
Les renseignements que le commandant d'Albaret obtint dans
cette île ne pouvaient que l'engager à poursuivre sa campagne vers
le nord de l'Archipel. Plusieurs fois même, le nom de Sacratif fut prononcé devant ses officiers et lui.
« Ah ! s'écria le capitaine Todros, je serais
vraiment curieux de me rencontrer face à face avec ce coquin-là,
qui me semble quelque peu
légendaire ! Cela me prouverait du moins qu'il
existe !
Mettez-vous donc son existence en doute ? demanda
vivement Henry d'Albaret.
Sur ma parole, mon commandant, répondit Todros,
si vous voulez avoir mon opinion, je ne crois guère à ce Sacratif,
et je ne sache pas que personne puisse se vanter de l'avoir jamais vu ! Peut-être
est-ce un nom de guerre que prennent tour à tour ces chefs de
pirates
! Voyez-vous, j'estime que plus d'un s'est déjà balancé,
sous ce nom, au bout d'une vergue de
misaine ! Peu importe, d'ailleurs ! Le
principal était que ces gueux fussent pendus, et ils l'ont été
!
Après tout, ce que vous dites là est
possible, capitaine Todros, répondit Henry d'Albaret, et cela expliquerait
le don d'ubiquité dont ce Sacratif semble jouir !
Vous avez raison, mon commandant, ajouta un des
officiers français. Si Sacratif a été vu, comme on le prétend,
sur divers points à la fois et au même
jour, c'est que ce nom est
pris simultanément par plusieurs des chefs de ces écumeurs !
Et s'ils le prennent, c'est pour mieux dépister
les honnêtes gens qui leur donnent la chasse ! répliqua le capitaine
Todros. Mais, je le répète, il y a un moyen assuré de faire
disparaître ce nom : c'est de prendre et de pendre tous ceux qui le portent...
et même tous ceux qui ne le portent pas ! De cette façon, le vrai
Sacratif, s'il existe, n'échappera pas à la corde qu'il mérite
à bon droit ! »
Le capitaine Todros avait raison, mais la question était
toujours de les rencontrer, ces insaisissables malfaiteurs !
« Capitaine Todros, demanda alors Henry d'Albaret,
pendant la première campagne de la
Syphanta, et même pendant
vos campagnes précédentes, n'avez-vous jamais eu connaissance
d'une sacolève d'une centaine de tonneaux, qui porte le nom de
Karysta
?
Jamais, répondit le second.
Et vous, messieurs ? » ajouta le commandant,
en s'adressant à ses officiers.
Pas un d'eux n'avait entendu parler de la sacolève.
Pour la plupart, cependant, ils couraient ces mers de l'Archipel depuis le début
de la guerre de l'Indépendance.
« Le nom de Nicolas Starkos, le capitaine de cette
Karysta, n'est point arrivé jusqu'à vous ? » demanda
Henry d'Albaret en insistant.
Ce nom était absolument inconnu aux officiers de
la corvette. Rien d'étonnant à cela, d'ailleurs, puisqu'il ne
s'agissait que du patron d'un simple navire de commerce, comme il s'en rencontre
par centaines dans les échelles du Levant.
Cependant, Todros crut se rappeler très vaguement
que, ce nom de Starkos, il l'avait entendu prononcer pendant une de ses relâches
au port d'
Arkadia, en Messénie. Ce devait être celui du capitaine
de l'un de ces bâtiments interlopes, qui transportaient aux côtes
barbaresques les prisonniers vendus par les autorités ottomanes.
« Bon ! ce ne peut être le Starkos en question,
ajouta-t-il. Celui- là, dites-vous, était le patron d'une sacolève,
et une sacolève n'eût pu suffire aux besoins de ce trafic.
En effet », répondit Henry d'Albaret,
et il s'en tint là de cette conversation.
Mais, s'il songeait à Nicolas Starkos, c'est que
sa pensée le ramenait toujours à cet impénétrable
mystère de la double disparition d'Hadjine Elizundo et d'Andronika. Maintenant,
ces deux noms ne se séparaient plus dans son souvenir.
Vers le 25 mars, la
Syphanta se trouvait à
la
hauteur de l'île de
Samothrace, à soixante
lieues dans le nord
de Scio. On voit, en considérant le temps employé par rapport
au chemin parcouru, que tous les refuges de ces parages avaient dû être
minutieusement fouillés. En effet, ce que la corvette ne pouvait faire
dans les hauts-fonds, où l'
eau lui eût manqué, ses embarcations
le faisaient pour elle. Mais, jusqu'alors, il n'était rien résulté
de ces recherches.
L'île de
Samothrace avait été cruellement
dévastée pendant la guerre, et les Turcs la tenaient encore sous
leur dépendance. On pouvait donc supposer que les écumeurs de
mer trouvaient un asile sûr dans ses nombreuses criques, à défaut
d'un véritable port. Le mont Saoce la domine de cinq à six mille
pieds, et, de cette
hauteur, il est facile aux vigies d'apercevoir et de signaler
à temps tout navire dont l'arrivée paraîtrait suspecte.
Les
pirates, prévenus d'avance, ont donc toute possibilité de
fuir avant d'être bloqués. Il en avait été ainsi,
probablement, car la
Syphanta ne fit aucune rencontre sur ces
eaux presque
désertes.
Henry d'Albaret donna alors la route au nord-ouest, de manière
à relever l'île de Thasos, située à une vingtaine
de
lieues de
Samothrace. Le vent étant debout, la corvette eut à
louvoyer contre une très forte brise ; mais elle trouva bientôt
l'abri de la terre, et par conséquent, une mer plus calme qui rendit
la navigation plus facile.
Singulière destinée que celle de ces diverses
îles de l'Archipel ! Tandis que Scio et
Samothrace avaient eu tant à
souffrir de la part des Turcs, Thasos, pas plus que Lemnos ou Imbro, ne s'était
ressentie du contre-coup de la guerre. Or, toute la population est grecque,
à Thasos ; les murs y sont primitives ; hommes et femmes ont encore
conservé dans leurs ajustements, habits ou coiffures, toute la grâce
de l'art antique. Les autorités ottomanes, auxquelles cette île
est soumise depuis le commencement du quinzième siècle, auraient
donc pu la piller à leur aise, sans rencontrer la moindre résistance.
Cependant, par un privilège inexplicable, et bien que la richesse de
ses habitants fût de nature à exciter la convoitise de ces barbares
peu
scrupuleux, elle avait été épargnée jusqu'alors.
Cependant, sans l'arrivée de la
Syphanta,
il est probable que Thasos eût connu les horreurs du pillage.
En effet, à la date du 2 avril, le port, situé
au nord de l'île, qui s'appelle aujourd'hui port Pyrgo, était sérieusement
menacé d'une descente de
pirates. Cinq à six de leurs bâtiments,
mistiques et djermes, de conserve avec un
brigantin, armé d'une douzaine
de canons, se tenaient en
vue de la ville. Le débarquement de ces bandits
au milieu d'une population inhabituée aux luttes, eût fini par
un désastre, car l'île n'avait point de
forces suffisantes à
leur opposer.
Mais la corvette apparut sur la rade, et dès qu'elle
eut été signalée par un pavillon hissé au grand
mât du
brigantin, tous ces bâtiments se rangèrent en ligne
de bataille ce qui indiquait une singulière audace de leur part.
« Vont-ils donc attaquer ? s'écria le capitaine
Todros, qui s'était placé sur le banc de quart près du
commandant.
Attaquer... ou se défendre ? répliqua
Henry d'Albaret, assez surpris de cette attitude des
pirates.
Par le diable, je me serais plutôt attendu
à voir ces coquins s'enfuir à toutes voiles !
Qu'ils résistent, au contraire, capitaine
Todros ! Qu'ils attaquent même ! S'ils prenaient la fuite, quelques-uns
parviendraient sans doute à nous échapper ! Faites faire le branle-
bas de combat ! »
Les ordres du commandant s'exécutèrent aussitôt.
Dans la batterie, les canons furent chargés et amorcés, les projectiles
placés à la portée des servants. Sur le pont, on mit les
caronades en état de servir, et l'on distribua les armes, mousquets,
pistolets, sabres et
haches d'abordage. Les gabiers étaient parés
pour la manuvre, aussi bien en prévision d'un combat sur place
que d'une chasse à donner aux fuyards. Tout cela se fit avec autant de
régularité et de promptitude que si la
Syphanta eût
été un bâtiment de guerre.
Cependant, la corvette s'approchait de la flottille, prête
à attaquer comme à repousser toute attaque. Le dessein du commandant
était de porter sur le
brigantin, de le saluer d'une bordée qui
pouvait le mettre hors de combat, puis de l'accoster et de lancer ses hommes
à l'abordage.
Mais il était probable que les
pirates, tout en se
préparant à la lutte, ne devaient songer qu'à s'échapper.
S'ils ne l'avaient pas fait plus tôt, c'est qu'ils avaient été
surpris par l'arrivée de la corvette, qui maintenant leur fermait la
rade. Il ne leur restait donc qu'à combiner leurs mouvements pour essayer
de forcer le passage.
Ce fut le
brigantin qui commença le
feu. Il pointa
ses canons de manière à pouvoir démâter la corvette
au moins de l'un de ses mâts. S'il y réussissait, il serait dans
des conditions plus favorables pour se dérober à la poursuite
de son adversaire.
La bordée passa à sept ou huit pieds au-dessus
du pont de la
Syphanta, coupa quelques drisses, rompit quelques écoutes
et bras de vergues, fit voler en éclats une partie de la drôme
entre le grand mât et le mât de
misaine, et blessa trois ou quatre
matelots, mais peu grièvement. En somme, elle n'atteignit aucun organe
essentiel.
Henry d'Albaret ne répondit pas immédiatement.
Il fit porter droit sur le
brigantin, et sa bordée de tribord ne fut
envoyée qu'après que la fumée des premiers coups eut été dissipée.
Fort heureusement pour le
brigantin, son capitaine avait
pu évoluer en profitant de la brise, et il ne reçut que deux ou
trois boulets dans sa coque, au-dessus de la flottaison. S'il eut quelques hommes
tués, du moins ne fut-il pas mis hors de combat.
Mais les projectiles de la corvette, qui l'avaient manqué,
ne furent pas perdus. Le mistique, que le
brigantin avait découvert par
son évolution, en reçut une bonne part dans sa muraille de babord,
et si malheureusement pour lui, qu'il commença à remplir.
« Si ce n'est pas le
brigantin, c'est son
compagnon
qui en a dans sa vieille carcasse ! s'écrièrent quelques-uns des
matelots, postés sur le gaillard d'avant de la
Syphanta.
Ma part de vin qu'il
coule en cinq minutes !
En trois !
Tenu, et que ton vin m'entre dans le gosier aussi
facilement que l'
eau lui entre par les trous de sa coque !
Il
coule !... Il
coule !
En voilà déjà jusqu'à
sa ceinture... en attendant qu'il en ait par-dessus la tête !
Et tous ces fils de diable qui décampent,
la tête la première, et se sauvent à la nage !
Eh bien ! s'ils préfèrent la corde
au cou à la noyade en pleine
eau, faut pas les contrarier ! »
Et, en effet, le mistique s'enfonçait peu à
peu. Aussi, avant que l'
eau eût atteint ses lisses, l'équipage
s'était-il jeté à la mer, afin de gagner quelque autre
bâtiment de la flottille.
Mais ceux-ci avaient bien d'autres soucis que de s'occuper
à recueillir les survivants du mistique ! Ils ne cherchaient maintenant
qu'à s'enfuir. Aussi tous ces misérables furent-ils noyés,
sans qu'un seul bout de corde eût été lancé pour
les hisser à bord.
D'ailleurs, la seconde bordée de la
Syphanta
fut envoyée, cette fois, à l'une des djermes qui se présentait
par le travers, et elle la désempara complètement. Il n'en fallut
pas davantage pour l'anéantir. Bientôt, la djerme eut disparu dans
un rideau de
flammes qu'une demi-douzaine de boulets rouges venaient d'allumer
sous son pont.
En
voyant ce résultat, les deux autres petits bâtiments comprirent qu'ils ne réussiraient point à se défendre contre les canons de la corvette. Il était même évident qu'en prenant la fuite, ils n'auraient aucune chance d'échapper à un navire de grande marche.
Aussi le capitaine du
brigantin prit-il la seule mesure
qu'il y eût à prendre, s'il voulait sauver ses équipages.
Il leur fit le signal de rallier. En quelques minutes, les
pirates se furent
réfugiés à son bord, après avoir abandonné
un mistique et une djerme, auxquels ils avaient mis le
feu et qui ne tardèrent
pas à sauter.
L'équipage du
brigantin, ainsi renforcé d'une
centaine d'hommes, se trouvait dans de meilleures conditions pour accepter le
combat à l'abordage, dans le cas où il ne parviendrait pas à
s'échapper.
Mais, si son équipage égalait maintenant en
nombre l'équipage de la corvette, ce qu'il avait de mieux à faire,
c'était encore de chercher son salut dans la fuite. Aussi n'hésita-t-il
pas à mettre à profit les qualités de vitesse qu'il possédait, afin d'aller chercher refuge à la côte ottomane. Là, son capitaine saurait si bien se blottir entre les écueils du littoral, que la corvette ne pourrait l'y découvrir, ni l'y suivre, si elle le découvrait.
La brise avait notablement fraîchi. Le
brigantin n'hésita
pas, cependant, à gréer jusqu'à ses dernières voiles
de contre-cacatois, au risque de casser sa mâture, et il commença
à s'éloigner de la
Syphanta.
« Bon ! s'écria le capitaine Todros. Je serai
bien surpris si ses jambes sont aussi longues que celles de notre corvette !
»
Et il se retourna vers le commandant, dont il attendait
les ordres.
Mais, en ce moment, l'attention d'Henry d'Albaret venait
d'être attirée d'un autre côté. Il ne regardait plus
le
brigantin. Sa lunette tournée vers le port de Thasos, il observait
un léger bâtiment qui forçait de toile pour s'en éloigner.
C'était une sacolève. Enlevée par une
belle brise de nord-ouest, qui permettait à toute sa voilure de porter,
elle s'était engagée dans la passe sud du port, dont son peu de
tirant d'
eau lui permettait l'accès.
Henry d'Albaret, après l'avoir attentivement regardée, rejeta vivement sa longue-vue.
« La
Karysta ! s'écria-t-il.
Quoi ! ce serait cette sacolève dont vous
nous avez parlé ? répondit le capitaine Todros.
Elle-même, et je donnerais, pour m'en emparer...
»
Henry d'Albaret n'acheva pas sa phrase. Entre le
brigantin,
monté par un nombreux équipage de
pirates, et la
Karysta
, bien qu'elle fût sans doute commandée par Nicolas Starkos, son
devoir ne lui permettait pas d'hésiter. A coup sûr, en abandonnant
la poursuite du
brigantin, en faisant servir pour gagner l'extrémité
de la passe, il pouvait
couper la route à la sacolève, il pouvait
l'atteindre, il pouvait s'en emparer. Mais c'eût été sacrifier
à son intérêt personnel l'intérêt général.
Il ne le devait pas. Se lancer sur le
brigantin, sans perdre un instant, tenter
de le capturer pour le détruire, c'était ce qu'il devait faire,
c'est ce qu'il fit. Il jeta un dernier regard à la
Karysta , qui
s'éloignait avec une merveilleuse vitesse par la passe restée
libre, et il donna ses ordres pour appuyer la chasse au bâtiment
pirate,
qui commençait à s'éloigner dans une direction contraire.
Aussitôt, la
Syphanta, toutes voiles dehors, se lança vivement
dans le sillage du
brigantin. En même temps, ses canons de chasse furent
mis en position, et, comme les deux navires n'étaient encore qu'à
un demi-mille l'un de l'autre, la corvette commença à parler.
Ce qu'elle dit ne fut sans doute pas du
goût du
brigantin. Aussi, en lofant
de deux quarts, essaya-t-il de voir si, sous cette nouvelle allure, il ne parviendrait
pas à distancer son adversaire.
Il n'en fut rien.
Le timonier de la
Syphanta mit un peu la barre sous
le vent, et la corvette lofa à son tour.
Pendant une heure encore, la poursuite fut continuée
dans ces conditions. Les
pirates se laissaient visiblement gagner, et il n'était
pas douteux qu'ils ne fussent rejoints avant la nuit. Mais la lutte entre les
deux navires devait se terminer autrement.
Par un coup heureux, l'un des boulets de la
Syphanta
vint à démâter le
brigantin de son mât de
misaine.
Aussitôt ce navire tomba sous le vent, et la corvette n'eut plus qu'à
laisser arriver pour se trouver par son travers, un quart d'heure après.
Une effroyable
détonation retentit alors. La
Syphanta
venait d'envoyer toute sa bordée de tribord, à moins d'une demi-
encablure. Le
brigantin fut comme soulevé par cette avalanche de fer
; mais ses uvres mortes avaient été seules atteintes, et
il ne coula pas.
Toutefois, le capitaine, dont l'équipage avait été décimé par cette dernière décharge, comprit qu'il ne pouvait résister plus longtemps, et il amena son pavillon.
En un instant, les embarcations de la corvette eurent accosté le
brigantin, et elles en ramenèrent les quelques survivants. Puis, le bâtiment, livré aux
flammes, brûla jusqu'au moment où
l'
incendie eut gagné sa ligne de flottaison. Alors il s'abîma dans
les flots.
La
Syphanta avait fait là bonne et utile besogne.
Ce qu'était le chef de cette flottille, son nom, son origine, ses antécédents,
on ne devait jamais le savoir, car il refusa obstinément de répondre
aux questions qui lui furent faites à ce sujet. Quant à ses
compagnons,
ils se turent également, et peut-être même, ainsi que cela
arrivait quelquefois, ne savaient-ils rien de la vie passée de celui
qui les commandait. Mais qu'ils fussent
pirates, il n'y avait pas à s'y
tromper, et il en fut fait prompte justice.
Cependant, cette apparition et cette disparition de la sacolève
avaient singulièrement donné à réfléchir
à Henry d'Albaret. En effet, les circonstances dans lesquelles elle venait
de quitter Thasos, ne pouvaient que la rendre absolument suspecte. Avait-elle
voulu profiter du combat, livré par la corvette à la flottille,
pour s'échapper plus sûrement ? Redoutait-elle donc de se trouver
en face de la
Syphanta qu'elle avait peut-être reconnue ? Un honnête
bâtiment fût resté tranquillement dans le port, puisque les
pirates ne cherchaient plus qu'à s'en éloigner ! Au contraire,
voilà que cette
Karysta , au risque de tomber entre leurs mains,
s'était hâtée d'
appareiller et de prendre la mer ! Rien
de plus louche que cette façon d'agir, et on pouvait se demander si elle
n'était pas de connivence avec eux ! En vérité, cela n'eût
pas surpris le commandant d'Albaret que Nicolas Starkos fût un des leurs.
Malheureusement, il ne pouvait guère compter que sur le hasard pour retrouver
sa trace. La nuit allait venir, et la
Syphanta, en redescendant vers
le sud, n'aurait eu aucune chance de rencontrer la sacolève. Donc, quelques
regrets que dût éprouver Henry d'Albaret d'avoir perdu cette chance
de capturer Nicolas Starkos, il lui fallut se résigner, mais il avait
fait son devoir. Le résultat de ce combat de Thasos, c'étaient
cinq navires détruits, sans qu'il en eût presque rien coûté
à l'équipage de la corvette. De là, peut-être et
pour quelque temps, la sécurité assurée dans les parages
de l'Archipel
septentrional.