Amour de
charité, pourquoi m'as-tu ainsi blessé ?
Mon cur, arraché de son sein, se consume d'
amour.
Il est enflammé, il
brûle, il ne trouve point d'asile,
il ne peut fuir parce qu'il est enchaîné. Il se consume comme la
cire dans le
feu, il meurt tout vivant, il languit doucement, il demande à
pouvoir s'échapper un peu et il se trouve au milieu d'une
fournaise. Hélas
! Où me conduira cette terrible
défaillance ? C'est mourir que de
vivre ainsi, tant l'ardeur de ce
feu m'étouffe.
Avant d'avoir fait cette épreuve, je demandais au Christ mon
amour,
pensant y trouver douceur, et m'y complaire dans une douce paix à une
hauteur
où aucune peine ne m'atteindrait ; mais j'éprouve un tourment que
je ne pouvais m'imaginer, la
chaleur fait éclater mon
cœur, je ne puis
faire comprendre ce que je souffre, je me meurs de douceur, et je vis privé
de mon cur.
Mon cur blessé par
l'
amour divin n'est plus à moi, je n'ai plus ni
jugement, ni volonté,
ni faculté de jouir ou de sentir ; toute beauté me semble une
boue
infecte, les délices et les richesses une perdition ; un
arbre d'
amour,
chargé de
fruits, est planté dans mon
cœur et me donne la nourriture,
il opère en moi un tel changement qu'il rejette au dehors tout ce qu'il
y avait de volonté, d'intelligence et de vigueur.
Pour acheter l'
amour, j'ai donné sans réserve et le monde
et moi-même ; si je possédais tout ce qui a été créé,
je le donnerais sans balancer pour l'
amour ; mais je trouve que l'
amour m'a trompé
: j'ai tout donné et je ne sais où je suis entraîné
; l'
amour m'a anéanti, on m'a cru fou et puisque je suis vendu, je ne vaux
plus rien.
Le monde croyait me faire revenir, de
même les amis qui sont hors de ce chemin d'
amour ; mais celui qui s'est
donné une fois ne peut plus se donner de nouveau, le serf ne peut pas être
seigneur ; la pierre s'amollirait plutôt que l'
amour ne cessât de
me tenir ; toute ma volonté est brûlée d'
amour, unie à
lui, transformée en lui, consumée par lui.
Ni le
feu, ni le fer ne l'en séparerait ; la
division ne peut entrer
dans une telle union, la souffrance et la mort ne peuvent s'élever à
la
hauteur où elle est ravie : au-dessous d'elle, elle voit s'agiter toutes
les créatures, elle se dresse elle-même au-dessus de tout. Ô
mon
âme, comment es-tu arrivée à posséder de tels biens
? C'est du Christ qu'ils te viennent ; embrasse-le donc avec douceur.
Je ne puis plus voir de créature, toute mon
âme
crie vers le Créateur ; ni le
ciel ni la terre n'ont rien qui me soit doux
: tout s'efface devant l'
amour du Christ ; la lumière du
soleil me paraît
obscure quand je vois cette face resplendissante ; les chérubins si beaux
pour enseigner, les séraphins pour aimer, ne sont rien pour qui voit le
Seigneur.
Que personne ne me fasse de reproches
si un tel
amour me rend fou. Il n'y a pas de
cœur qui se défende et qui
puisse fuir devant les chaînes de l'
amour. Qu'on devine si dans une telle
fournaise le
cœur ne peut pas se fendre et ne peut pas souffrir. Oh ! Si je pouvais
trouver une
âme qui pût me comprendre, avoir pitié de moi,
et savoir toutes les angoisses de mon cur !
Le
ciel et la terre, toutes les créatures me crient que je dois aimer ;
chacun me dit : «
De tout mon cur aime l'amour qui t'aime, aime
l'amour qui te désire, et qui t'a fait pour t'attirer tout entier à
lui. » Aussi je veux puiser sans cesse à cette pieuse lumière,
à cette
ineffable bonté qui se répand au dehors.
Je voudrais aimer plus si je pouvais plus, mais mon
cœur
ne peut trouver davantage. Je ne puis pas donner plus que moi-même, quand
même le voudrais-je, c'est une chose évidente. J'ai tout donné
pour posséder cet amant qui fait de moi un homme nouveau depuis que je
t'ai trouvé, ô bonté ancienne et toujours nouvelle, lumière
immense dont l'éclat est si doux.
A la
vue
de tant de beauté, je suis entraîné hors de moi-même
sans savoir où je suis porté ; mon cur s'amollit comme une
cire fondue et du Christ la figure s'y retrace. Jamais on ne vit en moi pareille
métamorphose ; pour vêtir le Christ, je me suis tout dépouillé
moi-même. Mon cur se transforme, son cri est l'
amour, mon
âme
s'anéantit tant elle est plongée dans les délices. Mon
âme
doucement enchaînée se précipite dans les embrassements du
bien-aimé et plus elle contemple sa beauté, plus elle est hors d'elle-même
; riche du Christ elle met tout en lui, elle n'a plus aucun souvenir d'elle-même
; elle ne s'inquiète plus de se procurer quoi que ce soit, elle est incapable
de rien perdre, elle ne se sent plus.
Transformée
dans le Christ, elle est presque devenue le Christ ; unie à
Dieu, elle
est toute divine ; ses magnifiques richesses dépassent toute grandeur ;
tout ce qui est au Christ est à elle, elle est reine. Puis-je donc demeurer
triste encore et demander un remède à mes fautes ? Il n'y a plus
en moi de sentine où se trouve le péché, le vieil homme est
mort et dépouillé de toutes ses souillures.
Dans le Christ a pris naissance une nouvelle créature ; je me suis
dépouillé du vieil homme et je suis devenu un homme nouveau ; mais
l'
amour est si ardent que mon cur est fendu comme par un
glaive ; ce
feu
m'enlève mon
âme et mes pensées, le Christ si beau m'entraîne
tout entier, je m'embrase en le
voyant et je pousse un cri d'
amour : «
Ô
amour que tant je désire, fais-moi mourir d'amour. »
Pour toi, ô
amour, je me consume et je languis, je
vais poussant des cris et cherchant les baisers ; quand tu
pars, ma vie se change
en mort, je soupire, je gémis pour te retrouver ; et quand tu reviens mon
cur se dilate pour qu'en toi il puisse se transformer tout entier ; donc
plus de retard, ô
amour, et souviens-toi de moi, tu me tiens enchaîné,
consume mon cur.
Doux amour, regarde ma peine
; je ne puis plus supporter une telle ardeur. L'
amour s'est emparé de moi
; je ne sais plus où je suis, je ne sens plus ce que je dis et ce que je
fais ; comme un homme égaré, je m'en vais par le chemin ; je tombe
épuisé à
force de languir, je ne sais comment soutenir pareil
tourment ; la douleur qu'il me cause a ravi mon cur.
Mon cur m'a été ravi, et je ne puis plus voir ce que
j'ai à faire et même ce que je fais, et ceux qui me voient me demandent
si un
amour sans acte peut te plaire, ô Christ ; mais s'il ne te plaît
pas, que puis-je faire alors ? D'une telle abondance, mon
âme est épuisée
; l'
amour qui m'embrase m'enlève toute action, toute volonté, toute
initiative ; je perds tout sentiment.
Je savais
parler autrefois, maintenant je suis muet ; je voyais et je suis tombé
aveugle ; non, jamais il n'y eut si grand abîme ; je me tais et je me parle
; je fuis et je suis lié ; je tombe et je monte, je tiens et je suis tenu,
je suis à la fois dedans et dehors, je poursuis et je suis poursuivi.
Amour
insensé, pourquoi m'affoler et me faire mourir dans une
fournaise si brûlante
?
LE
CHRIST Mets de l'ordre en ton
amour,
ô toi qui m'aimes ; il n'existe point de vertu sans ordre ; puisque tu désires
tant me trouver, renouvelle mon
âme par la vertu, pour m'aimer je veux bien
que tu m'appelles, mais que ta
charité soit réglée ; l'
arbre
se fait connaître à la bonté de ses
fruits, l'ordre préside
à tout et donne à tout sa valeur.
Toutes les choses que j'ai créées ont été faites avec
nombre et mesure, elles sont toutes ordonnées à leur fin ; c'est
l'ordre qui leur conserve leur valeur, et la
charité, plus que toute autre,
a naturellement besoin d'être réglée. Es-tu donc, ô
âme, par ton ardeur devenue insensée ? C'est que tu es sortie de
l'ordre et que ta ferveur n'a pas de frein.
L'ÂME
Ô Christ, tu m'as ravi le
cœur, et tu
dis à mon
âme de mettre de l'ordre dans mon
amour ? Comment, depuis
que je suis changé en toi, puis-je être resté maître
de moi-même ? Comme le fer tout rougi au
feu, comme l'
air illuminé
des rayons du
soleil pendant leurs formes et revêtent une autre figure,
ainsi change toute l'
âme pure revêtue de ton
amour.
Et dès qu'elle a perdu sa vertu propre, elle est impuissante
à agir par elle-même ; telle elle est formée, telle est sa
vertu, tels sont ses uvres et les
fruits qu'elle peut produire. Si donc
elle est transformée en la vérité et en toi seul, ô
Christ qu'il est si doux d'aimer, c'est à toi et non à moi qu'il
faut imputer les actes que je fais, et si je cesse de te plaire, ô
amour,
c'est que tu ne te plais plus à toi-même.
S'il est vrai que je sois insensé, ô sagesse suprême,
c'est à toi qu'en est la faute ; cela date du
jour où tu me blessas
et que je fis un pacte avec l'
amour ; je me suis dépouillé de moi-même
et revêtu de toi ; à une vie nouvelle, je ne sais comment je fus
attiré ; j'étais dans l'abattement le plus complet ; mais l'
amour
m'a rendu fort, les portes se sont brisées et j'habite avec toi, ô
amour.
Dans une telle
fournaise, pourquoi m'as-tu
conduit si tu voulais que je pusse me contenir ? En te donnant à moi sans
mesure, tu m'as ôté toute mesure ; puisque étant tout petit
tu me suffisais, aujourd'hui que tu es grand, je ne puis plus te posséder
; et s'il y a folie, ô mon
amour, cela vient de toi, non de moi ; et cette
voie, c'est toi qui me l'as tracée, ô
amour.
Tu ne t'es pas défendu de l'
amour, du
ciel en terre il t'a fait
venir, ô
amour ; et tu es descendu à un tel abaissement que tu as
cheminé par le monde comme un homme méprisé ; tu n'as voulu
ni demeure, ni biens, et cette pauvreté était pour nous enrichir
; dans ta vie, en ta mort tu nous as donné des signes
indubitables de l'
amour
sans mesure qui brûlait en ton cur.
Comme un homme ivre, tu as marché par le monde, l'
amour te conduisait comme
un esclave ; en toutes chose, ô
amour, tu montrais que tu ne pensais pas
à toi-même ; debout à la porte du temple, tu criais : «
Qu'il vienne boire, celui qui a souffert de la soif d'amour ; il lui sera donné
un amour sans mesure qui le rassasiera et le consolera. »
La sagesse ne t'a point empêché de répandre
sans cesse ton
amour. Tu naquis de l'
amour et non de la chair, ô
amour incarné,
pour nous sauver. Pour nous embraser, tu courus à la
croix, et je sais
que si tu n'as point parlé, si ton
amour ne s'est pas excusé devant
Pilate, c'est pour accomplir notre rachat sur la
croix de l'
amour.
Je vois que la sagesse se cachait et l'
amour seul se laissait voir,
la puissance ne se montrait plus, et la
force avait cessé de plaire ; il
était grand l'
amour qui s'épandait ainsi : il n'exprimait dans son
regard, dans son cur, pas d'autres sentiments que ceux de l'
amour ; l'
amour
était enchaîné sur la
croix, l'homme était étreint
dans un
amour immense.
Si donc, ô
Jésus,
je suis tant épris d'
amour, si je suis enivré d'une telle douceur,
qui peut m'en faire des reproches, qui peut me reprendre si je vais comme un fou
où je ne veux pas, et si je perds tout sentiment et toute
force ? Puisque
l'
amour t'a aussi lié et dépouillé de toute grandeur, qui
donc aura la hardiesse de m'empêcher de devenir insensé pour t'embrasser,
ô mon
amour ?
Cet
amour qui m'a rendu fou
semble bien t'avoir ôté la sagesse ; et cet
amour qui me fait languir,
t'a enlevé toute puissance à cause de moi ; non je ne veux plus,
je ne peux plus souffrir, je suis le captif de l'
amour, je ne résisterai
plus ; l'arrêt en est fixé, je vais mourir, je ne veux pas d'autre
consolation que de mourir d'
amour.
Amour,
amour
qui m'as blessé de la sorte, je ne puis plus pousser qu'un cri :
Amour
! Je te suis uni d'
amour, je ne puis plus t'embrasser que par
amour.
Amour,
amour
qui m'as blessé de la sorte, mon
cœur toujours défaille d'
amour,
je me pâme en toi ; ô
amour, laisse-moi avec toi, et par bonté
laisse-moi mourir d'
amour.
Amour,
amour, ô
Jésus, je touche au port ;
amour,
amour, ô
Jésus, prends-moi
;
amour,
amour, ô
Jésus, viens à mon secours,
amour,
amour
à
Jésus qui m'enflamme ainsi ;
amour,
amour, ô
Jésus,
je me meurs d'
amour ; reçois-moi près de toi, ô
amour, embrase-moi
toujours ; transforme-moi en toi, ô
amour, dans la vérité,
dans la
charité suprême.
Amour,
amour,
c'est le cri du monde entier ;
amour,
amour, c'est la clameur de toute chose ;
amour,
amour, telle est ta profondeur que plus on s'attache à toi et plus
on te désire ;
amour,
amour, tu es le cercle qui environne tout mon cur,
celui qui te possède t'aime à jamais ; tu es ma nourriture et mon
vêtement, celui qui t'aime est si heureux de te posséder, de goûter
ta présence qu'il crie sans cesse :
Amour !
Amour,
amour, tu me fais tant souffrir que je ne puis plus durer ;
amour,
amour,
tu m'en accordes tant que je pense en mourir ;
amour,
amour, tu as tant d'emprise
en moi ; transforme-moi en toi ;
amour, douce langueur,
amour, mon désir,
amour, mes délices, enchaîne-moi dans l'
amour.
Amour,
amour, mon
cœur se brise, tant il est blessé ;
amour,
amour,
entraîne-moi vers ta beauté, que par toi je sois ravi ;
amour,
amour,
ne me dédaigne pas, mon
âme te reste unie ;
amour,
amour, tu es ma
vie, oh ! ne t'en éloigne pas puisque tu l'as fait languir d'
amour.
Dans ces angoisses d'
amour,
amour,
amour, ô mon
Jésus désirable, je veux mourir en t'embrassant, ô
Jésus,
mon doux
époux ;
amour,
amour, je te demande à mourir, ô
Jésus
compatissant, prends-moi, transforme-moi en toi, pense que je m'en vais en me
mourant d'
amour ; je ne sais plus où je suis ;
Jésus, mon espérance,
anéantis-moi dans l'
amour.
Saint François d'Assise