CHAPITRE I : Séraphîtüs (1/2)
- Qui donc es-tu ? dit-elle avec un sentiment de douce terreur. Mais je le sais, tu es ma vie. - Comment peux-tu regarder ce
gouffre sans mourir ? reprit-elle après une pause.
Séraphîtüs laissa Minna cramponnée
au granit, et, comme eût fait une ombre, il alla se poser sur
le bord de la table, d'où ses yeux plongèrent au fond
du Fiord en en défiant l'éblouissante profondeur, son
corps ne vacilla point, son front resta blanc et impassible comme celui
d'une statue de marbre : abîme contre abîme.
- Séraphîtüs, si tu m'aimes, reviens ! cria
la jeune fille. Ton danger me rend mes douleurs. - Qui donc es-tu pour
avoir cette
force surhumaine à ton âge ? Lui demanda-t-elle
en se sentant de nouveau dans ses bras.
- Mais, répondit Séraphîtüs, tu regardes
sans peur des espaces encore plus immenses.
Et, de son doigt levé, cet être singulier
lui montra l'auréole bleue que les nuages dessinaient en laissant
un espace clair au-dessus de leurs têtes, et dans lequel les étoiles
se voyaient pendant le
jour en vertu de lois atmosphériques encore
inexpliquées.
- Quelle différence ! dit-elle en souriant.
- Tu as raison, répondit-il, nous sommes
nés pour tendre au
ciel. La patrie, comme le visage d'une mère,
n'effraie jamais un
enfant.
Sa voix vibra dans les entrailles de sa compagne
devenue muette.
-
Allons, viens, reprit-il.
Tous les deux ils s'élancèrent sur
les faibles sentiers tracés le long de la
montagne, en y dévorant
les distances et volant d'étage en étage, de ligne en
ligne, avec la rapidité dont est doué le
cheval arabe,
cet
oiseau du désert. En quelques moments, ils atteignirent un
tapis d'herbes, de mousses et de
fleurs, sur lequel personne ne s'était
encore assis.
- Le joli sler ! dit Minna en donnant à
cette prairie son véritable nom ; mais comment se trouve-t-il
à cette
hauteur ?
- Là cessent, il est vrai, les végétations
de la Flore norwégienne, dit Séraphîtüs ; mais, s'il se
rencontre ici quelques herbes et des
fleurs, elles sont dues à
ce rocher qui les garantit contre le froid du pôle. - Mets cette touffe
dans ton sein, Minna, dit-il en arrachant une
fleur, prends cette suave
création qu'aucun il humain n'a
vue encore, et garde cette
fleur unique comme un souvenir de cette matinée unique dans ta
vie ! Tu ne trouveras plus de guide pour te mener à ce sler.
Il lui donna soudain une plante hybride que ses
yeux d'
aigle lui avaient fait apercevoir parmi des silènes acaulis
et des saxifrages, véritable merveille éclose sous le
souffle des
anges. Minna saisit avec un empressement enfantin la touffe
d'un vert transparent et brillant comme celui de l'émeraude,
formée par de petites feuilles roulées en cornet, d'un
brun clair au fond, mais qui, de teinte en teinte, devenaient vertes
à leurs pointes partagées en découpures d'une délicatesse
infinie. Ces feuilles étaient si pressées qu'elles semblaient
se confondre, et produisaient une foule de jolies
rosaces. Cà
et là, sur ce tapis, s'élevaient des étoiles blanches,
bordées d'un filet d'or, du sein desquelles sortaient des anthères
pourprées, sans pistil. Une odeur qui tenait à la fois
de celle des
roses et des calices de l'oranger, mais fugitive et sauvage,
achevait de donner je ne sais quoi de céleste à cette
fleur mystérieuse que Séraphîtüs contemplait avec mélancolie,
comme si la senteur lui en eût exprimé de plaintives idées
que, lui seul ! Il comprenait. Mais à Minna, ce phénomène
inouï parut être un caprice par lequel la nature s'était
plu à douer quelques pierreries de la fraîcheur, de la mollesse
et du parfum des plantes.
- Pourquoi serait-elle unique ? Elle ne se reproduira
donc plus ? dit la jeune fille à Séraphîtüs qui rougit
et changea brusquement de conversation.
- Asseyons-nous, retourne-toi, vois ! A cette
hauteur,
peut-être, ne trembleras-tu point ? Les abîmes sont assez profonds
pour que tu n'en distingues plus la profondeur ; ils ont acquis la perspective
unie de la mer, le vague des nuages, la
couleur du
ciel ; la glace du
Fiord est une assez jolie turquoise ; tu n'aperçois les
forêts
de sapins que comme de légères lignes de bistre ; pour
vous, les abîmes doivent être parés ainsi.
Séraphîtüs jeta ces paroles avec cette onction
dans l'accent et le geste connue seulement de ceux qui sont parvenus
au sommet des hautes
montagnes du globe, et contractée si involontairement,
que le maître le plus orgueilleux se trouve obligé de traiter
son guide en
frère, et ne s'en croit le supérieur qu'en
s'abaissant vers les vallées où demeurent les hommes.
Il défaisait les patins de Minna, aux pieds de laquelle il s'était
agenouillé. L'
enfant ne s'en apercevait pas, tant elle s'émerveillait
du spectacle imposant que présente la
vue de la Norwége,
dont les longs rochers pouvaient être embrassés d'un seul
coup d'œil, tant elle était émue par la solennelle permanence
de ces cimes froides, et que les paroles ne sauraient exprimer.
- Nous ne sommes pas venus ici par la seule
force
humaine, dit-elle en joignant les mains, je rêve sans doute.
- Vous appelez surnaturels les faits dont les causes
vous échappent, répondit-il.
- Tes réponses, dit-elle, sont toujours
empreintes de je ne sais quelle profondeur. Près de toi, je comprends
tout sans effort. Ah ! je suis libre.
- Tu n'as plus tes patins, voilà tout.
- Oh ! dit-elle, moi qui aurais voulu délier
les tiens en te baisant les pieds.
-
Garde ces paroles pour Wilfrid, répondit
doucement Séraphîtüs.
- Wilfrid ! répéta Minna d'un ton
de colère qui s'apaisa dès qu'elle eut regardé
son
compagnon. - Tu ne t'emportes jamais, toi ! dit-elle en essayant
mais en vain de lui prendre la main, tu es en toute chose d'une perfection
désespérante.
- Tu en conclus alors que je suis insensible.
Minna fut effrayée d'un regard si lucidement
jeté dans sa pensée.
- Tu me prouves que nous nous entendons, répondit-elle
avec la grâce de la femme qui aime.
Séraphîtüs agita mollement la tête
en lançant un regard à la fois triste et doux.
- Toi qui sais tout, reprit Minna, dis-moi pourquoi
la timidité que je ressentais là-bas, près de toi,
s'est dissipée en montant ici ? Pourquoi j'ose te regarder pour
la première fois en face, tandis que là-bas, à
peine osé-je te voir à la dérobée ?
- Ici, peut-être, avons-nous dépouillé
les petitesses de la terre, répondit-il en défaisant sa
pelisse.
- Jamais tu n'as été si beau, dit
Minna en s'asseyant sur une roche moussue et s'abîmant dans la contemplation
de l'être qui l'avait conduite sur une partie du pic qui de loin
semblait inaccessible.
Jamais, à la vérité, Séraphîtüs
n'avait brillé d'un si vif éclat, seule expression qui
rende l'
animation de son visage et l'aspect de sa personne. Cette splendeur
était-elle due à la nitescence que donnent au teint l'
air
pur des
montagnes et le reflet des neiges ? Etait-elle produite par
le mouvement intérieur qui surexcite le
corps à l'instant
où il se repose d'une longue agitation ? Provenait-elle du contraste
subit entre la
clarté d'or projetée par le
soleil, et
l'obscurité des nuées à travers lesquelles ce joli
couple avait passé ? Peut-être à ces causes faudrait-il
encore
ajouter les effets d'un des plus beaux phénomènes
que puisse offrir la nature humaine. Si quelque habile physiologiste
eût examiné cette créature, qui dans ce moment,
à voir la fierté de son front et l'éclair de ses
yeux, paraissait être un jeune homme de dix-sept ans ; s'il eût
cherché les ressorts de cette florissante vie sous le tissu le
plus blanc que jamais le nord ait fait à l'un de ses
enfants,
il aurait cru sans doute à l'existence d'un fluide phosphorique
en des nerfs qui semblaient reluire sous l'épiderme, ou à
la constante présence d'une lumière intérieure
qui colorait Séraphîtüs à la manière de ces lueurs
contenues dans une coupe d'albâtre. Quelque mollement effilées
que fussent ses mains qu'il avait dégantées pour délier
les patins de Minna, elles paraissaient avoir une
force égale
à celle que le Créateur a mise dans les
diaphanes attaches
du crabe. Les
feux jaillissant de son regard d'or luttaient évidemment
avec les rayons du
soleil, et il semblait ne pas en recevoir, mais lui
donner de la lumière.
Son corps, mince et grêle comme celui
d'une femme, attestait une de ces natures faibles en apparence, mais
dont la puissance égale toujours le désir, et qui sont
fortes à temps. De taille ordinaire, Séraphîtüs se grandissait
en présentant son front, comme s'il eût voulu s'élancer.
Ses
cheveux, bouclés par la main d'une
fée, et comme soulevés
par un souffle, ajoutaient à l'illusion que produisait son attitude
aérienne ; mais ce maintien dénué d'efforts résultait
plus d'un phénomène moral que d'une habitude corporelle.
L'imagination de Minna était complice de cette constante hallucination
sous l'empire de laquelle chacun serait tombé, et qui prêtait
à Séraphîtüs l'apparence des figures rêvées
dans un heureux sommeil. Nul type connu ne pourrait donner une image
de cette figure majestueusement mâle pour Minna, mais qui, aux
yeux d'un homme, eût éclipsé par sa grâce
féminine les plus belles têtes dues à Raphaël. Ce
peintre des cieux a constamment mis une sorte de joie tranquille, une
amoureuse suavité dans les lignes de ses beautés angéliques
; mais, à moins de contempler Séraphîtüs lui-même,
quelle
âme inventerait la tristesse mêlée d'espérance
qui voilait à demi les sentiments
ineffables empreints dans ses
traits ? Qui saurait, même dans les fantaisies d'artiste où
tout devient possible, voir les ombres que jetait une mystérieuse
terreur sur ce front trop intelligent qui semblait interroger les cieux
et toujours plaindre la terre ? Cette tête planait avec dédain
comme un sublime
oiseau de proie dont les cris troublent l'
air, et se
résignait comme la tourterelle dont la voix verse la tendresse
au fond des
bois silencieux. Le teint de Séraphîtüs était
d'une
blancheur surprenante que faisaient encore ressortir des lèvres
rouges, des sourcils bruns et des cils soyeux, seuls traits qui tranchassent
sur la pâleur d'un visage dont la parfaite régularité
ne nuisait en rien à l'éclat des sentiments : ils s'y
reflétaient sans secousse ni violence, mais avec cette majestueuse
et naturelle gravité que nous aimons à prêter aux
êtres supérieurs. Tout, dans cette figure marmorine, exprimait
la
force et le repos. Minna se leva pour prendre la main de Séraphîtüs,
en espérant qu'elle pourrait ainsi l'attirer à elle, et
déposer sur ce front séducteur un baiser arraché
plus à l'admiration qu'à l'
amour ; mais un regard du jeune
homme, regard qui la pénétra comme un rayon de
soleil
traverse le prisme, glaça la pauvre fille. Elle sentit, sans
le comprendre, un abîme entre eux, détourna la tête et
pleura. Tout à coup une main puissante la saisit par la taille,
une voix pleine de suavité lui dit : -
Viens. Elle obéit,
posa sa tête soudain rafraîchie sur le
cœur du jeune homme, qui
réglant son pas sur le sien, douce et attentive conformité,
la mena vers une place d'où ils purent voir les radieuses décorations
de la nature polaire.
- Avant de regarder et de t'écouter, dis-moi,
Séraphîtüs, pourquoi tu me repousses ? T'ai-je déplu ?
Comment, dis ? Je voudrais ne rien avoir à moi ; je voudrais
que mes richesses terrestres fussent à toi, comme à toi
sont déjà les richesses de mon
cœur ; que la lumière
ne me vint que par tes yeux, comme ma pensée dérive de
ta pensée ; je ne craindrais plus de t'offenser en te renvoyant
ainsi les reflets de ton
âme, les mots de ton
cœur, le
jour de
ton
jour, comme nous renvoyons à
Dieu les contemplations dont
il nourrit nos
esprits. Je voudrais être tout toi !
-
Hé ! bien, Minna, un désir constant
est une promesse que nous fait l'avenir.
Espère ! Mais si tu
veux être pure, mêle toujours l'idée du Tout-Puissant
aux affections d'ici-bas, tu aimeras alors toutes les créatures,
et ton
cœur ira bien haut !
- Je ferai tout ce que tu voudras, répondit-elle
en levant les yeux sur lui par un mouvement timide.
- Je ne saurais être ton
compagnon, dit Séraphîtüs
avec tristesse.
Il réprima quelques pensées, étendit
les bras vers Christiania, qui se voyait comme un point à l'
horizon,
et dit : - Vois !
- Nous sommes bien petits, répondit-elle.
- Oui, mais nous devenons grands par le sentiment
et par l'intelligence, reprit Séraphîtüs. A nous seuls, Minna,
commence la connaissance des choses ; le peu que nous apprenons des
lois du monde visible nous fait découvrir l'immensité
des mondes supérieurs. Je ne sais s'il est temps de te parler
ainsi ; mais je voudrais tant te communiquer la
flamme de mes espérances
! Peut-être serions-nous un
jour ensemble, dans le monde où
l'
amour ne périt pas.
- Pourquoi pas maintenant et toujours ? dit-elle
en murmurant.
- Rien n'est stable ici, reprit-il dédaigneusement.
Les passagères félicités des
amours terrestres
sont des lueurs qui trahissent à certaines
âmes l'aurore
de félicités plus durables, de même que la découverte
d'une loi de la nature en fait supposer, à quelques êtres
privilégiés, le système entier. Notre fragile bonheur
d'ici-bas n'est-il donc point l'attestation d'un autre bonheur complet
comme la terre, fragment du monde, atteste le monde ? Nous ne pouvons
mesurer l'orbite immense de la pensée divine de laquelle nous
ne sommes qu'une parcelle aussi petite que
Dieu est grand, mais nous
pouvons en pressentir l'étendue, nous agenouiller, adorer, attendre.
Les hommes se trompent toujours dans leurs sciences, en ne
voyant pas
que tout, sur leur globe, est relatif et s'y coordonne à une
révolution générale, à une production constante
qui nécessairement entraîne un progrès et une fin. L'homme
lui-même n'est pas une création finie, sans quoi
Dieu ne
serait pas !
- Comment as-tu trouvé le temps d'apprendre
tant de choses ? dit la jeune fille.
- Je me souviens, répondit-il.
- Tu me sembles plus beau que tout ce que je vois.
- Nous sommes un des plus grands ouvrages de
Dieu.
Ne nous a-t-il pas donné la faculté de réfléchir
la nature, de la concentrer en nous par la pensée, et de nous
en faire un marchepied pour nous élancer vers lui ? Nous nous
aimons en raison du plus ou du moins de
ciel que contiennent nos
âmes.
Mais ne sois pas injuste, Minna, vois le spectacle qui s'étale
à tes pieds, n'est-il pas grand. A tes pieds, l'Océan
se déroule comme un tapis, les
montagnes sont comme les murs
d'un cirque, l'éther est au-dessus comme le voile arrondi de
ce théâtre, et d'ici l'on respire les pensées de
Dieu comme un parfum. Vois ? Les tempêtes qui brisent des vaisseaux
chargés d'hommes ne nous semblent ici que de faibles bouillonnements,
et si tu lèves la tête au-dessus de nous, tout est bleu.
Voici comme un
diadème d'étoiles. Ici, disparaissent les
nuances des expressions terrestres. Appuyée sur cette nature
subtilisée par l'espace, ne sens-tu point en toi plus de profondeur
que d'
esprit ? N'as-tu pas plus de grandeur que d'enthousiasme, plus
d'énergie que de volonté ? N'éprouves-tu pas des
sensations dont l'interprète n'est plus en nous ? Ne te sens-tu
pas des ailes ?
Prions.
Séraphîtüs plia le genou, se posa les mains
en
croix sur le sein et Minna tomba sur ses genoux en pleurant. Ils
restèrent ainsi pendant quelques instants, pendant quelques instants
l'auréole bleue qui s'agitait dans les cieux au-dessus de leurs
têtes s'agrandit, et de lumineux rayons les enveloppèrent
à leur insu.
- Pourquoi ne pleures-tu pas quand je pleure ?
lui dit Minna d'une voix entrecoupée.
- Ceux qui sont tout
esprit ne pleurent pas, répondit
Séraphîtüs en se levant. Comment pleurerais-je ? Je ne vois plus
les misères humaines. Ici, le bien éclate dans toute sa
majesté ; en bas, j'entends les supplications et les angoisses
de la harpe des douleurs qui vibre sous les mains de l'
esprit captif.
D'ici, j'écoute le concert des harpes harmonieuses. En bas, vous
avez l'espérance, ce beau commencement de la foi ; mais ici règne
la foi, qui est l'espérance réalisée !
- Tu ne m'aimeras jamais, je suis trop imparfaite,
tu me dédaignes, dit la jeune fille.
- Minna, la violette cachée au pied du chêne
se dit : « Le
soleil ne m'aime pas, il ne vient pas. » Le
soleil se
dit : « Si je l'éclairais, elle périrait, cette pauvre
fleur ! » Ami de la
fleur, il glisse ses rayons à travers les
feuilles de chênes, et les affaiblit pour colorer le calice de
sa bien-aimée. Je ne me trouve pas assez de voiles et crains
que tu ne me voies encore trop : tu frémirais si tu me connaissais
mieux. Ecoute, je suis sans
goût pour les
fruits de la terre ;
vos joies, je les ai trop bien comprises ; et comme ces empereurs débauchés
de la Rome
profane, je suis arrivé au dégoût de
toutes choses, car j'ai reçu le don de vision. - Abandonne-moi,
dit douloureusement Séraphîtüs.
Puis il alla se poser sur un quartier de roche,
en laissant tomber sa tête sur son sein.
- Pourquoi me désespères-tu donc
ainsi ? lui dit Minna.
- Va-t'en ! s'écria Séraphîtüs, je
n'ai rien de ce que tu veux de moi. Ton
amour est trop grossier pour
moi. Pourquoi n'aimes-tu pas Wilfrid ? Wilfrid est un homme, un homme
éprouvé par les passions, qui saura te serrer dans ses
bras nerveux, qui te fera sentir une main large et forte. Il a de beaux
cheveux noirs, des yeux pleins de pensées humaines, un
cœur qui
verse des torrents de lave dans les mots que sa bouche prononce. Il
te brisera de caresses. Ce sera ton bien-aimé, ton
époux.
A toi Wilfrid.
Minna pleurait à chaudes larmes.
- Oses-tu dire que tu ne l'aimes pas ? dit-il d'une
voix qui entrait dans le cur comme un poignard.
- Grâce, grâce, mon Séraphîtüs
!
- Aime-le, pauvre
enfant de la terre où
ta destinée te
cloue invinciblement, dit le terrible Séraphîtüs
en s'emparant de Minna par un geste qui la força de venir au
bord du sler d'où la scène était si étendue
qu'une jeune fille pleine d'enthousiasme pouvait facilement se croire
au-dessus du monde. Je souhaitais un
compagnon pour aller dans le royaume
de lumière, j'ai voulu te montrer ce morceau de
boue, et je t'y
vois encore attachée. Adieu. Restes-y, jouis par les sens, obéis
à ta nature, pâlis avec les hommes pâles, rougis
avec les femmes, joue avec les
enfants, prie avec les coupables, lève
les yeux vers le
ciel dans tes douleurs ; tremble, espère, palpite
; tu auras un
compagnon, tu pourras encore rire et pleurer, donner et
recevoir. Moi, je suis comme un proscrit, loin du
ciel ; et comme un
monstre, loin de la terre. Mon
cœur ne palpite plus ; je ne vis que
par moi et pour moi. Je sens par l'
esprit, je respire par le front,
je vois par la pensée, je meurs d'impatience et de désirs.
Personne ici-bas n'a le pouvoir d'exaucer mes souhaits, de calmer mon
impatience, et j'ai désappris à pleurer. Je suis seul.
Je me résigne et j'attends.
Séraphîtüs regarda le tertre plein de
fleurs
sur lequel il avait placé Minna, puis il se tourna du côté
des monts sourcilleux dont les pitons étaient couverts de nuées
épaisses dans lesquelles il jeta le reste de ses pensées.
- N'entendez-vous pas un délicieux concert,
Minna ? reprit-il de sa voix de tourterelle, car l'
aigle avait assez
crié. Ne dirait-on pas la musique des harpes éoliennes
que vos poètes mettent au sein des
forêts et des
montagnes
? Voyez-vous les indistinctes figures qui passent dans ces nuages ?
Apercevez-vous les pieds ailés de ceux qui préparent les
décorations du
ciel ? Ces accents rafraîchissent l'
âme
; le
ciel va bientôt laisser tomber les
fleurs du printemps ; une lueur
s'est élancée du pôle. Fuyons, il est temps.
En un moment, leurs patins furent rattachés,
et tous deux descendirent le Falberg par les pentes rapides qui l'unissaient
aux allées de la Sieg. Une intelligence miraculeuse présidait
à leur course, ou, pour mieux dire, à leur vol. Quand
une crevasse couverte de neige se rencontrait, Séraphîtüs saisissait
Minna et s'élançait par un mouvement rapide sans peser
plus qu'un
oiseau sur la fragile couche qui couvrait un abîme. Souvent,
en poussant sa compagne, il faisait une légère déviation
pour éviter un précipice, un
arbre, un quartier de roche
qu'il semblait voir sous la neige, comme certains marins habitués
à l'Océan en devinent les écueils à la
couleur,
au remous, au gisement des
eaux. Quand ils atteignirent les chemins
du Siegdalhen et qu'il leur fut permis de voyager presque sans crainte
en ligne droite pour regagner la glace du Stromfiord, Séraphîtüs
arrêta Minna : - Tu ne me dis plus rien, demanda-t-il.
- Je croyais, répondit respectueusement
la jeune fille, que vous vouliez penser tout seul.
- Hâtons-nous, ma Minette, la nuit va venir,
reprit-il.
Minna tressaillit en entendant la voix, pour ainsi
dire nouvelle, de son guide : voix pure comme celle d'une jeune fille
et qui dissipa les lueurs fantastiques du songe à travers lequel
jusqu'alors elle avait marché. Séraphîtüs commençait
à laisser sa
force mâle et à
dépouiller ses
regards de leur trop vive intelligence. Bientôt ces deux jolies créatures
cinglèrent sur le Fiord, atteignirent la prairie de neige qui
se trouvait entre la rive du golfe et la première rangée
des maisons de Jarvis ; puis, pressées par la chute du
jour,
elles s'élancèrent en montant vers le
presbytère,
comme si elles eussent gravi les rampes d'un immense escalier.
- Mon père doit être inquiet, dit
Minna.
- Non, répondit Séraphîtüs.
En ce moment, le couple était devant le
porche de l'humble demeure où monsieur Becker, le pasteur de
Jarvis, lisait en attendant sa fille pour le repas du soir.
- Cher monsieur Becker, dit Séraphîtüs,
je vous ramène Minna saine et sauve.
- Merci, mademoiselle, répondit le vieillard
en posant ses lunettes sur le livre. Vous devez être fatiguées.
- Nullement, dit Minna qui reçut en ce moment
sur le front le souffle de sa compagne.
- Ma petite, voulez-vous après-demain soir
venir chez moi prendre du thé ?
- Volontiers, chère.
- Monsieur Becker, vous me l'amènerez.
- Oui, mademoiselle.
Séraphîtüs inclina la tête par un
geste coquet, salua le vieillard, partit, et en quelques instants arriva
dans la cour du château suédois. Un serviteur octogénaire
apparut sous l'immense auvent en tenant une lanterne. Séraphîtüs
quitta ses patins avec la dextérité gracieuse d'une femme,
s'élança dans le salon du château, tomba sur un
grand divan couvert de pelleteries, et s'y coucha.
- Qu'allez-vous prendre ? lui dit le vieillard
en allumant les bougies démesurément longues dont on se
sert en Norwége.
- Rien, David, je suis trop lasse.
Séraphîtüs défit sa pelisse fourrée
de martre, s'y roula, et dormit.
Le vieux serviteur resta pendant quelques moments
debout à contempler avec
amour l'être singulier qui reposait
sous ses yeux, et dont le genre eut été difficilement
défini par qui que ce soit, même par les savants. A le
voir ainsi posé, enveloppé de son vêtement habituel,
qui ressemblait autant à un peignoir de femme qu'à un
manteau d'homme, il était impossible de ne pas attribuer à
une jeune fille les pieds menus qu'il laissait pendre, comme pour montrer
la délicatesse avec laquelle la nature les avait attachés
; mais son front, mais le profil de sa tête eussent semblé
l'expression de la
force humaine arrivée à son plus haut
degré.
- Elle souffre et ne veut pas me le dire, pensa
le vieillard ; elle se meurt comme une
fleur frappée par un rayon
de
soleil trop vif.
Et il pleura, le vieil homme.