CHAPITRE XXII
Ces froids intenses durèrent jusqu’au 15 août,
sans dépasser toutefois ce maximum de degrés Fahrenheit observé jusqu’alors. Quand l’atmosphère était calme, cette basse température se supportait facilement ; mais quand la bise soufflait, cela semblait dur à des gens insuffisamment vêtus. Pencroff en était à regretter que l’île Lincoln ne donnât pas asile à quelques familles d’ours, plutôt qu’à ces renards ou à ces phoques, dont la fourrure laissait à désirer.
« Les ours, disait-il, sont généralement bien habillés, et je ne demanderais pas mieux que de leur emprunter pour l’hiver la chaude capote qu’ils ont sur le
corps.
Mais, répondait Nab en riant, peut-être ces ours
ne consentiraient-ils pas, Pencroff, à te donner leur capote. Ce ne sont point des
Saint-Martin, ces bêtes-là !
On les y obligerait, Nab, on les y
obligerait »,
répliquait Pencroff d’un ton tout à fait
autoritaire. Mais ces formidables carnassiers n’existaient point dans
l’île, ou, du moins, ils ne s’étaient pas
montrés jusqu’alors.
Toutefois, Harbert, Pencroff et le
reporter s’occupèrent
d’établir des trappes sur le plateau de Grande-vue et aux
abords de la
forêt. Suivant l’opinion du marin, tout
animal,
quel qu’il fût, serait de bonne prise, et rongeurs ou
carnassiers qui étrenneraient les nouveaux pièges
seraient bien reçus à Granite-House.
Ces trappes furent, d’ailleurs,
extrêmement
simples : des fosses creusées dans le sol,
au-dessus un plafonnage de branches et d’herbes, qui en dissimulait
l’orifice, au fond quelque appât dont l’odeur pouvait attirer
les
animaux, et ce fut tout. Il faut dire aussi qu’elles n’avaient
point été creusées au hasard, mais
à certains endroits où des empreintes plus
nombreuses indiquaient de fréquentes passées de
quadrupèdes. Tous les
jours, elles étaient
visitées, et, à trois reprises, pendant les
premiers
jours, on y trouva des échantillons de ces culpeux
qui avaient été vus déjà
sur la rive droite de la
Mercy.
« Ah
çà ! il n’y a
donc que des renards dans ce pays-ci ! s’écria
Pencroff, la troisième fois qu’il retira un de ces animaux
de la fosse où il se tenait fort penaud. Des bêtes
qui ne sont bonnes à rien !
Mais si, dit
Gédéon Spilett. Elles sont bonnes
à quelque chose !
Et à quoi donc ?
A faire des
appâts pour en attirer
d’autres ! »
Le reporter avait raison, et les
trappes furent dès lors
amorcées avec ces cadavres de renards.
Le marin avait également
fabriqué des collets en
employant les fibres du curry-jonc, et les collets donnèrent
plus de profit que les trappes. Il était rare qu’un
jour se
passât sans que quelque lapin de la garenne se
laissât prendre. C’était toujours du lapin, mais
Nab savait varier ses sauces, et les convives ne songeaient pas
à se plaindre.
Cependant, une ou deux fois, dans la
seconde semaine d’août,
les trappes livrèrent aux chasseurs des
animaux autres que
des culpeux, et plus utiles. Ce furent quelques-uns de ces sangliers
qui avaient été déjà
signalés au nord du lac. Pencroff n’eut pas besoin de
demander si ces bêtes-là étaient
comestibles. Cela se voyait bien, à leur ressemblance avec
le cochon d’Amérique ou d’Europe.
« Mais ce ne sont point des cochons, lui dit
Harbert, je t’en préviens, Pencroff.
Mon garçon, répondit le marin, en se penchant
sur la trappe, et en retirant par le petit appendice qui lui servait de queue un de ces représentants de la famille des suilliens, laissez-moi croire que ce sont des cochons !
Et pourquoi ?
Parce que cela me fait plaisir !
Tu aimes donc bien le cochon, Pencroff ?
J’aime beaucoup le cochon, répondit le marin, surtout pour ses pieds, et s’il en avait huit au lieu de quatre, je l’aimerais deux fois davantage ! »
Quant aux
animaux en question, c’étaient des
pécaris appartenant à l’un des quatre genres que compte la famille, et ils étaient même de l’espèce des « tajassous », reconnaissables à leur
couleur foncée et dépourvus de ces longues canines qui arment la bouche de leurs congénères. Ces pécaris vivent
ordinairement par troupes, et il était probable qu’ils abondaient dans les parties boisées de l’île. En tout cas, ils étaient mangeables de la tête aux pieds, et Pencroff ne leur en demandait pas plus.
Vers le 15 août,
l’état atmosphérique
se modifia subitement par une saute de vent dans le nord-ouest.
La température remonta de
quelques degrés, et les
vapeurs accumulées dans l’air ne tardèrent pas
à se résoudre en neige. Toute l’île se
couvrit d’une couche blanche, et se montra à ses habitants
sous un aspect nouveau. Cette neige tomba abondamment pendant plusieurs
jours, et son épaisseur atteignit bientôt deux
pieds.
Le vent fraîchit
bientôt avec une extrême
violence, et, du haut de Granite-House, on entendait la mer gronder sur
les récifs. A certains
angles, il se faisait de
rapides remous d’air, et la neige, s’y formant en hautes colonnes
tournantes, ressemblait à ces trombes liquides qui
pirouettent sur leur base, et que les bâtiments attaquent
à coups de canon.
Toutefois, l’ouragan, venant du
nord-ouest, prenait l’île
à revers, et l’orientation de Granite-House la
préservait d’un assaut direct. Mais, au milieu de ce
chasse-neige, aussi terrible que s’il se fût produit sur
quelque contrée polaire, ni Cyrus Smith, ni ses compagnons
ne purent, malgré leur
envie, s’aventurer au dehors, et ils
restèrent renfermés pendant cinq
jours, du 20 au
25 août. On entendait la tempête rugir dans les
bois du Jacamar, qui devaient en pâtir. Bien des arbres
seraient déracinés, sans doute, mais Pencroff
s’en consolait en songeant qu’il n’aurait pas la peine de les abattre.
« Le vent se fait bûcheron, laissons-le faire », répétait-il.
Et, d’ailleurs, il n’y aurait eu aucun moyen de l’en empêcher.
Combien les hôtes de Granite-House durent alors remercier le
ciel de leur avoir ménagé cette solide et inébranlable retraite ! Cyrus Smith avait bien sa légitime part dans les remerciements, mais enfin,
c’était la nature qui avait creusé cette vaste caverne, et il n’avait fait que la découvrir. Là, tous étaient en sûreté, et les coups de la tempête ne pouvaient les atteindre. S’ils eussent construit sur le plateau de Grande-vue une maison de briques et de
bois, elle n’aurait certainement pas résisté aux fureurs de cet ouragan. Quant aux Cheminées, rien qu’au
fracas des lames qui se faisait entendre avec tant de
force, on devait croire qu’elles étaient absolument inhabitables, car la mer, passant par-dessus l’îlot, devait les
battre avec rage. Mais ici, à Granite-House, au milieu de ce massif, ontre lequel n’avaient prise ni l’eau ni l’air, rien à craindre.
Pendant ces quelques
jours de séquestration, les colons ne
restèrent pas inactifs. Le
bois, débité en planches, ne manquait pas dans le magasin, et, peu à peu, on compléta le mobilier, en tables et en chaises, solides à coup sûr, car la matière n’y fut pas épargnée. Ces meubles, un peu lourds, justifiaient mal leur nom, qui fait de leur mobilité une condition essentielle, mais ils firent l’orgueil de Nab et de Pencroff, qui ne les auraient pas changés contre des meubles de Boule.
Puis, les menuisiers devinrent vanniers, et ils ne réussirent pas mal dans cette nouvelle fabrication. On avait découvert, vers cette pointe que le lac projetait au nord, une féconde oseraie, où poussaient en grand
nombre des osiers-pourpres. Avant la saison des
pluies, Pencroff et Harbert avaient moissonné ces utiles arbustes, et leurs branches, bien séparées alors, pouvaient être efficacement employées. Les premiers essais
furent informes, mais, grâce à l’adresse et à l’intelligence des ouvriers, se consultant, se rappelant les modèles qu’ils avaient vus, rivalisant entre eux, des paniers et des corbeilles de diverses grandeurs accrurent bientôt le matériel de la colonie. Le magasin en fut pourvu, et Nab enferma dans des corbeilles spéciales ses récoltes de rhizomes, d’amandes de pin-pignon et de racines de dragonnier.
Pendant la dernière semaine
de ce mois d’août, le
temps se modifia encore une fois. La température baissa un
peu, et la tempête se calma. Les colons
s’élancèrent au dehors. Il y avait certainement
deux pieds de neige sur la grève, mais, à la
surface de cette neige durcie, on pouvait marcher sans trop de peine.
Cyrus Smith et ses
compagnons montèrent sur le plateau de
Grande-vue. Quel changement ! Ces
bois, qu’ils avaient
laissés verdoyants, surtout dans la partie voisine
où dominaient les conifères, disparaissaient
alors sous une
couleur uniforme. Tout était blanc, depuis le
sommet du mont Franklin jusqu’au littoral, les
forêts, la
prairie, le lac, la rivière, les grèves.
L’eau de la
Mercy courait sous une
voûte de glace qui,
à chaque flux et reflux, faisait
débâcle et se brisait avec fracas. De nombreux
oiseaux voletaient à la surface solide du lac, canards et
bécassines, pilets et guillemots. Il y en avait des
milliers. Les rocs entre lesquels se déversait la cascade
à la lisière du plateau étaient
hérissés de glaces. On eût dit que
l’eau s’échappait d’une monstrueuse gargouille
fouillée avec toute la fantaisie d’un artiste de la
Renaissance. Quant à juger des dommages causés
à la
forêt par l’ouragan, on ne le pouvait encore,
et il fallait attendre que l’immense couche blanche se fût
dissipée.
Gédéon Spilett,
Pencroff et Harbert ne
manquèrent pas cette occasion d’aller visiter leurs trappes.
Ils ne les retrouvèrent pas
aisément, sous la
neige qui les recouvrait. Ils durent même prendre garde de ne
point se laisser choir dans l’une ou l’autre, ce qui eût
été dangereux et humiliant à la
fois : se prendre à son propre
piège ! Mais enfin ils
évitèrent ce désagrément,
et retrouvèrent les trappes parfaitement intactes. Aucun
animal n’y était tombé, et, cependant, les
empreintes étaient nombreuses aux alentours, entre autres
certaines marques de griffes très nettement
accusées. Harbert n’hésita pas à
affirmer que quelque carnassier du genre des félins avait
passé là, ce qui justifiait l’opinion de
l’ingénieur sur la présence de fauves dangereux
à l’île Lincoln. Sans doute, ces fauves habitaient
ordinairement les épaisses
forêts du Far-West,
mais, pressés par la faim, ils s’étaient
aventurés jusqu’au plateau de Grande-vue.
Peut-être sentaient-ils les hôtes de
Granite-House ?
« En somme,
qu’est-ce que c’est que ces
félins ? demanda Pencroff.
Ce sont des tigres,
répondit Harbert.
Je croyais que ces
bêtes-là ne se trouvaient que
dans les pays chauds ?
Sur le nouveau continent,
répondit le jeune
garçon, on les observe depuis le Mexique jusqu’aux Pampas de
Buenos-Aires. Or, comme l’île Lincoln est à peu
près sous la même latitude que les provinces de la
Plata, il n’est pas étonnant que quelques tigres s’y
rencontrent.
Bon, on
veillera », répondit Pencroff.
Cependant, la neige finit par se
dissiper sous l’influence de la
température, qui se releva. La
pluie vint à
tomber, et, grâce à son action dissolvante, la
couche blanche s’effaça. Malgré le mauvais temps,
les colons renouvelèrent leur réserve en toutes
choses, amandes de pin-pignon, racines de dragonnier, rhizomes, liqueur
d’érable, pour la partie
végétale ; lapins de garenne, agoutis et
kangourous, pour la partie animale. Cela nécessita quelques
excursions dans la
forêt, et l’on constata qu’une certaine
quantité d’arbres avaient été abattus
par le dernier ouragan. Le marin et Nab poussèrent
même, avec le chariot, jusqu’au gisement de houille, afin de
rapporter quelques tonnes de combustible. Ils virent en passant que la
cheminée du four à poteries avait
été très endommagée par le
vent et découronnée de six bons pieds au moins.
En même temps que le
charbon, la provision de
bois fut
également renouvelée à Granite-House,
et on profita du courant de la
Mercy, qui était redevenu
libre, pour en amener plusieurs trains. Il pouvait se faire que la
période des grands froids ne fût pas
achevée. Une visite avait été faite
également aux Cheminées, et les colons ne purent
que s’applaudir de ne pas y avoir demeuré pendant la
tempête. La mer avait laissé là des
marques incontestables de ses ravages.
Soulevée par les vents du
large, et sautant par-dessus
l’îlot, elle avait violemment assailli les couloirs, qui
étaient à demi ensablés, et
d’épaisses couches de varech recouvraient les roches.
Pendant que Nab, Harbert et Pencroff chassaient ou renouvelaient les
provisions de combustible, Cyrus Smith et Gédéon
Spilett s’occupèrent à déblayer les
Cheminées, et ils retrouvèrent la forge et les
fourneaux à peu près intacts,
protégés qu’ils avaient été
tout d’abord par l’entassement des sables.
Ce ne fut pas inutilement que la
réserve de combustible
avait été refaite. Les colons n’en avaient pas
fini avec les froids rigoureux. On sait que, dans
l’hémisphère boréal, le mois de
février se signale principalement par de grands abaissements
de la température. Il devait en être de
même dans l’hémisphère austral, et la
fin du mois d’août, qui est le
février de
l’Amérique du Nord, n’échappa pas à
cette loi climatique.
Vers le 25, après une
nouvelle alternative de neige et de
pluie, le vent sauta au sud-est, et, subitement, le froid devint
extrêmement vif. Suivant l’estime de l’ingénieur,
la colonne mercurielle d’un thermomètre Fahrenheit
n’eût pas marqué moins de huit degrés
au-dessous de zéro (22 degrés centigrades
au-dessous de glace), et cette intensité du froid, rendue
plus douloureuse encore par une bise aiguë, se maintint
pendant plusieurs
jours. Les colons durent de nouveau se caserner dans
Granite-House, et, comme il fallut obstruer hermétiquement
toutes les ouvertures de la façade, en ne laissant que le
strict passage au renouvellement de l’air, la consommation de bougies
fut considérable.
Afin de les économiser, les
colons ne
s’éclairèrent souvent qu’avec la
flamme des
foyers, où l’on n’épargnait pas le combustible.
Plusieurs fois, les uns ou les autres descendirent sur la
grève, au milieu des glaçons que le flux y
entassait à chaque marée, mais ils remontaient
bientôt à Granite-House, et ce n’était
pas sans peine et sans douleur que leurs mains se retenaient aux
bâtons de l’échelle. Par ce froid intense, les
échelons leur brûlaient les doigts.
Il fallut encore occuper ces loisirs
que la séquestration
faisait aux hôtes de Granite-House.
Cyrus Smith entreprit alors une
opération qui pouvait se
pratiquer à huis clos.
On sait que les colons n’avaient
à leur
disposition d’autre
sucre que cette substance liquide qu’ils tiraient de
l’érable, en faisant à cet
arbre des incisions
profondes. Il leur suffisait donc de recueillir cette liqueur dans des
vases, et ils l’employaient en cet état à divers usages culinaires, et d’autant mieux, qu’en vieillissant, la liqueur tendait à
blanchir et à prendre une consistance sirupeuse.
Mais il y avait mieux à faire, et un
jour Cyrus Smith annonça à ses
compagnons qu’ils allaient se transformer en raffineurs.
« Raffineurs ! répondit Pencroff. C’est un métier un peu chaud, je crois ?
Très chaud ! répondit
l’ingénieur.
Alors, il sera de saison ! » répliqua le marin.
Que ce mot de raffinage n’éveille pas dans l’esprit le souvenir de ces usines compliquées en outillage et en ouvriers. Non ! pour cristalliser cette liqueur, il suffisait de l’épurer par une opération qui
était extrêmement facile. Placée sur le
feu dans de grands vases de terre, elle fut simplement soumise à une certaine
évaporation, et bientôt une écume monta à sa surface. Dès qu’elle commença à s’épaissir, Nab eut soin de la remuer avec une spatule de
bois, ce qui devait accélérer son
évaporation et l’empêcher en même temps de contracter un
goût empyreumatique.
Après quelques heures
d’ébullition sur un bon
feu, qui faisait autant de bien aux opérateurs
qu’à la substance opérée, celle-ci
s’était transformée en un sirop épais.
Ce sirop fut versé dans des moules d’argile,
préalablement fabriqués dans le fourneau
même de la cuisine, et auxquels on avait donné des
formes variées. Le lendemain, ce sirop, refroidi, formait
des pains et des tablettes. C’était du sucre, de
couleur un
peu rousse, mais presque transparent et d’un
goût parfait.
Le froid continua jusqu’à
la mi-septembre, et les
prisonniers de Granite-House commençaient à
trouver leur captivité bien longue. Presque tous les
jours,
ils tentaient quelques sorties qui ne pouvaient se prolonger. On
travaillait donc constamment à l’aménagement de
la demeure. On causait en travaillant.
Cyrus Smith instruisait ses compagnons
en toutes choses, et il leur
expliquait principalement les applications pratiques de la science. Les
colons n’avaient point de bibliothèque à leur
disposition ; mais l’ingénieur était un
livre toujours prêt, toujours ouvert à la page
dont chacun avait besoin, un livre qui leur résolvait toutes
les questions et qu’ils feuilletaient souvent. Le temps passait ainsi,
et ces braves gens ne semblaient point redouter l’avenir.
Cependant, il était temps
que cette séquestration
se terminât. Tous avaient hâte de revoir,
sinon la
belle saison, du moins la cessation de ce froid insupportable. Si
seulement ils eussent été vêtus de
manière à pouvoir le braver, que d’excursions ils
auraient tentées, soit aux dunes, soit au marais des
Tadornes ! Le gibier devait être facile à
approcher, et la chasse eût été
fructueuse, assurément. Mais Cyrus Smith tenait à
ce que personne ne compromît sa santé, car il
avait besoin de tous les bras, et ses conseils furent suivis.
Mais, il faut le dire, le plus
impatient de cet emprisonnement,
après Pencroff toutefois, c’était Top. Le
fidèle
chien se trouvait fort à
l’étroit dans Granite-House. Il allait et venait d’une
chambre à l’autre, et témoignait à sa
manière son ennui d’être caserné.
Cyrus Smith remarqua souvent que,
lorsqu’il s’approchait de ce puits
sombre, qui était en communication avec la mer, et dont
l’orifice s’ouvrait au fond du magasin, Top faisait entendre des
grognements singuliers. Top tournait autour de ce trou, qui avait
été recouvert d’un panneau en
bois. Quelquefois
même, il cherchait à glisser ses pattes sous ce
panneau, comme s’il eût voulu le soulever.
Il jappait alors d’une
façon particulière, qui
indiquait à la fois colère et
inquiétude.
L’ingénieur observa
plusieurs fois ce manège.
Qu’y avait-il donc dans cet abîme qui pût
impressionner à ce point l’intelligent
animal ? Le
puits aboutissait à la mer, cela était certain.
Se ramifiait-il donc en étroits boyaux à travers
la charpente de l’île ?
Était-il en communication
avec quelques autres
cavités intérieures ? Quelque monstre
marin ne venait-il pas, de temps en temps, respirer au fond de ce
puits ? L’ingénieur ne savait que penser, et ne
pouvait se retenir de rêver de complications bizarres.
Habitué à aller loin dans le domaine des
réalités scientifiques, il ne se pardonnait pas
de se laisser entraîner dans le domaine de
l’étrange et presque du surnaturel ; mais comment
s’expliquer que Top, un de ces
chiens sensés qui n’ont
jamais perdu leur temps à aboyer à la
lune,
s’obstinât à sonder du flair et de l’ouïe
cet abîme, si rien ne s’y passait qui dût
éveiller son inquiétude ? La conduite de
Top intriguait Cyrus Smith plus qu’il ne lui paraissait raisonnable de
se l’avouer à lui-même. En tout cas,
l’ingénieur ne communiqua ses impressions qu’à
Gédéon Spilett, trouvant inutile d’initier ses
compagnons aux réflexions involontaires que faisait
naître en lui ce qui n’était peut-être
qu’une lubie de Top. Enfin, les froids cessèrent. Il y eut
des
pluies, des rafales mêlées de neige, des
giboulées, des coups de vent, mais ces
intempéries ne duraient pas. La glace s’était
dissoute, la neige s’était fondue ; la
grève, le plateau, les berges de la
Mercy, la
forêt, étaient redevenus praticables. Ce retour du
printemps ravit les hôtes de Granite-House, et,
bientôt, ils n’y passèrent plus que les heures du
sommeil et des repas.
On chassa beaucoup dans la seconde
moitié de septembre, ce
qui amena Pencroff à réclamer avec une nouvelle
insistance les armes à
feu qu’il affirmait avoir
été promises par Cyrus Smith.
Celui-ci, sachant bien que, sans un
outillage spécial, il
lui serait presque impossible de fabriquer un fusil qui pût
rendre quelque service, reculait toujours et remettait
l’opération à plus tard. Il faisait, d’ailleurs,
observer qu’Harbert et Gédéon Spilett
étaient devenus des archers habiles, que toutes sortes
d’animaux excellents, agoutis, kangourous, cabiais, pigeons, outardes,
canards sauvages, bécassines, enfin gibier de poil ou de
plume, tombaient sous leurs
flèches, et que, par
conséquent, on pouvait attendre. Mais
l’entêté marin n’entendait point de cette oreille,
et il ne laisserait pas de cesse à l’ingénieur
que celui-ci n’eût satisfait son désir.
Gédéon Spilett appuyait, du reste, Pencroff.
« Si
l’île, comme on en peut douter,
disait-il, renferme des
animaux féroces, il faut penser
à les combattre et à les exterminer. Un moment
peut venir où ce soit notre premier
devoir. »
Mais, à cette
époque, ce ne fut point cette
question des armes à
feu qui préoccupa Cyrus
Smith, mais bien celle des vêtements. Ceux que portaient les
colons avaient passé l’hiver, mais ils ne pourraient pas
durer jusqu’à l’hiver prochain. Peaux de carnassiers ou
laine de ruminants, c’était ce qu’il fallait se procurer
à tout prix, et, puisque les mouflons ne manquaient pas, il
convenait d’aviser aux moyens d’en former un troupeau qui serait
élevé pour les besoins de la colonie. Un enclos
destiné aux
animaux domestiques, une basse-cour
aménagée pour les volatiles, en un mot, une sorte
de ferme à fonder en quelque point de l’île, tels
seraient les deux projets importants à exécuter
pendant la belle saison. En conséquence, et en
vue de ces
établissements futurs, il devenait donc urgent de pousser
une reconnaissance dans toute la partie ignorée de
l’île Lincoln, c’est-à-dire sous ces hautes
forêts qui s’étendaient sur la droite de la
Mercy,
depuis son embouchure jusqu’à
l’extrémité de la presqu’île
Serpentine, ainsi que sur toute la côte occidentale.
Mais il fallait un temps
sûr, et un mois devait
s’écouler encore avant que cette exploration pût
être entreprise utilement.
On attendait donc avec une certaine
impatience, quand un incident se
produisit, qui vint surexciter encore ce désir qu’avaient
les colons de visiter en entier leur domaine.
On était au 24
octobre. Ce
jour-là, Pencroff
était allé visiter les trappes, qu’il tenait
toujours convenablement amorcées. Dans l’une d’elles, il
trouva trois
animaux qui devaient être bienvenus à
l’office. C’était une
femelle de pécari et ses
deux petits.
Pencroff revint donc à
Granite-House, enchanté de
sa capture, et, comme toujours, le marin fit grand étalage
de sa chasse.
«
Allons !
nous ferons un bon repas,
monsieur Cyrus ! s’écria-t-il. Et vous aussi,
Monsieur Spilett, vous en mangerez !
Je veux bien en manger,
répondit le reporter, mais
qu’est-ce que je mangerai ?
Du cochon de lait.
Ah ! vraiment, du cochon de
lait, Pencroff ?
A vous entendre, je croyais que vous rapportiez un perdreau
truffé !
Comment ?
s’écria Pencroff. Est-ce que vous
feriez fi du cochon de lait, par hasard ?
Non, répondit
Gédéon Spilett, sans
montrer aucun enthousiasme, et pourvu qu’on n’en abuse pas...
C’est bon, c’est bon, monsieur le
journaliste, riposta le marin, qui
n’aimait pas à entendre déprécier sa
chasse, vous faites le difficile ? Et il y a sept mois, quand
nous avons débarqué dans l’île, vous
auriez été trop heureux de rencontrer un pareil
gibier !...
Voilà, voilà,
répondit le reporter.
L’homme n’est jamais ni parfait, ni content.
Enfin, reprit Pencroff,
j’espère que Nab se distinguera.
Voyez ! Ces deux petits pécaris n’ont pas seulement
trois mois ! Ils seront tendres comme des cailles !
Allons, Nab, viens ! J’en surveillerai moi-même la
cuisson. »
Et le marin, suivi de Nab, gagna la
cuisine et s’absorba dans ses
travaux culinaires.
On le laissa faire à sa façon. Nab et lui préparèrent donc un repas magnifique, les deux petits pécaris, un potage de kangourou, un jambon fumé, des amandes de pignon, de la boisson de dragonnier, du thé d’Oswego, enfin, tout ce qu’il y avait de meilleur ; mais entre tous les plats devaient figurer au premier rang les savoureux pécaris, accommodés à l’étuvée.
A cinq heures, le dîner fut servi dans la salle de
Granite-House. Le potage de kangourou fumait sur la table. On le trouva excellent. Au potage succédèrent les pécaris, que Pencroff voulut découper lui-même, et dont il servit des portions monstrueuses à chacun des convives.
Ces cochons de lait étaient vraiment délicieux,
et Pencroff dévorait sa part avec un entrain superbe, quand tout à coup un cri et un
juron lui échappèrent.
« Qu’y a-t-il ? demanda Cyrus Smith.
Il y a... il y a... que je viens de me casser une dent ! répondit le marin.
Ah çà ! il y a donc des cailloux dans
vos pécaris ? dit Gédéon Spilett.
Il faut croire », répondit Pencroff, en
retirant de ses lèvres l’objet qui lui coûtait une mâchelière !...
Ce n’était point un caillou... C’était un grain de plomb.