CHAPITRE XI
Signaux sans réponse
Huit
jours après le combat de Thasos, la
Syphanta, ayant fouillé toutes les criques du rivage ottoman depuis la Cavale jusqu'à
Orphana, traversait le golfe de Contessa, puis allait du cap Deprano jusqu'au
cap Paliuri, à l'ouvert des golfes de Monte-Santo et de Cassandra ; enfin,
dans la journée du 15 avril, elle commençait à perdre de
vue les cimes du mont Athos, dont l'extrême pointe atteint une
hauteur
de près de deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer.
Aucun bâtiment suspect ne fut aperçu pendant
le cours de cette navigation. Plusieurs fois, des escadres turques apparurent
; mais la
Syphanta, naviguant sous pavillon corfiote, ne crut point devoir
se mettre en communication avec ces navires, que son commandant aurait plutôt
reçus à coups de canon qu'à coups de chapeau. Il en fut
autrement de quelques caboteurs grecs, desquels on obtint plusieurs renseignements,
qui ne pouvaient qu'être utiles à la mission de la corvette.
Ce fut dans ces circonstances, à la date du 26 avril,
qu'Henry d'Albaret eut connaissance d'un fait de grande importance. Les puissances
alliées venaient de décider que tout renfort, qui arriverait par
mer aux troupes d'Ibrahim, serait intercepté. De plus, la Russie déclarait
officiellement la guerre au sultan. La situation de la Grèce continuait
donc à s'améliorer, et, quelques retards qu'elle eût encore
à subir, elle marchait sûrement à la conquête de son
indépendance.
Au 30 avril, la corvette s'était enfoncée
jusqu'aux dernières limites du golfe de Salonique, point extrême
qu'elle devait atteindre dans le nord-ouest de l'Archipel pendant cette croisière.
Elle eut encore là l'occasion de donner la chasse à quelques chébecs,
senaux ou polacres, qui ne lui échappèrent qu'en se jetant à
la côte. Si les équipages ne périrent pas jusqu'au dernier
homme, du moins, la plupart de ces bâtiments furent-ils mis hors d'usage.
La
Syphanta reprit alors la direction du sud-est,
de manière à pouvoir observer soigneusement les côtes méridionales
du golfe de Salonique. Mais l'alarme avait été donnée,
sans doute, car pas un seul
pirate ne se montra, dont elle aurait eu à
faire justice.
Ce fut alors qu'un fait singulier, inexplicable même,
se produisit à bord de la corvette.
Le 10 mai, vers sept heures du soir, en rentrant dans le
carré qui occupait tout l'arrière de la
Syphanta, Henry
d'Albaret trouva une lettre déposée sur la table. Il la prit,
il l'approcha de la lampe de roulis qui se balançait au plafond, et en
lut l'adresse.
Cette adresse était ainsi libellée :
« Au capitaine Henry d'Albaret, commandant la corvette
Syphanta, en mer. »
Henry d'Albaret crut bien reconnaître cette écriture.
Elle ressemblait, en effet, à celle de la lettre qu'il avait reçue
à Scio, et par laquelle on l'informait qu'une place était à
prendre à bord de la corvette.
Voici ce que contenait cette lettre, si singulièrement
arrivée, cette fois, et en dehors de toutes conditions postales :
« Si le commandant d'Albaret veut disposer son plan
de campagne à travers l'Archipel, de façon à se trouver
sur les parages de l'île Scarpanto dans la première semaine de
septembre, il aura agi pour le bien de tous et au mieux des intérêts
qui lui sont confiés. »
Aucune date et pas plus de signature qu'à la lettre
arrivée à Scio. Et, lorsque Henry d'Albaret les eut comparées,
il put s'assurer que toutes deux étaient de la même main.
Comment expliquer cela ? La première lettre, c'était
la poste qui la lui avait remise. Mais celle-ci, ce ne pouvait être qu'une
personne du bord qui l'eût placée sur la table. Il fallait donc,
ou que cette personne l'eût en sa possession depuis le commencement de
la campagne, ou qu'elle lui fût parvenue pendant une des dernières
relâches de la
Syphanta. De plus, cette lettre n'était point
là lorsque le commandant avait quitté le
carré, une heure
auparavant, pour aller sur le pont prendre ses
dispositions de nuit. Donc, nécessairement, elle avait été déposée depuis moins d'une heure sur la table du
carré.
Henry d'Albaret sonna.
Un timonier parut.
« Qui est venu ici pendant que j'étais sur
le pont ? demanda Henry d'Albaret.
Personne, mon commandant, répondit le matelot.
Personne ?... Mais quelqu'un n'a-t-il pas pu entrer
ici, sans que tu l'aies vu ?
Non, mon commandant, puisque je n'ai pas quitté
cette porte un seul instant.
C'est bien ! »
Le timonier se retira, après avoir porté la
main à son béret.
« Il me paraît impossible, en effet, se dit
Henry d'Albaret, qu'un homme du bord ait pu s'introduire par la porte, sans
avoir été vu ! Mais, à la chute du
jour, n'a-t-on pu se
glisser jusqu'à la galerie extérieure et entrer par une des fenêtres du
carré ? »
Henry d'Albaret alla vérifier l'état des fenêtres-sabords
qui s'ouvraient dans le tableau de la corvette. Mais ces fenêtres, aussi
bien que celles de sa
chambre, étaient fermées intérieurement.
Il était donc manifestement impossible qu'une personne, venue du dehors,
eût pu passer par l'une de ces ouvertures. Cela, en somme, n'était
pas de nature à causer la moindre inquiétude à Henry d'Albaret
; de la surprise tout au plus, et peut-être ce sentiment de curiosité
non satisfaite qu'on éprouve devant un fait difficilement explicable.
Ce qui était certain, c'est que, d'une façon quelconque, la lettre
anonyme était arrivée à son adresse, et que le destinataire
n'était autre que le commandant de la
Syphanta. Henry d'Albaret,
après y avoir réfléchi, résolut de ne rien dire
de cette affaire, pas même au second de la corvette. A quoi lui eût
servi d'en parler ?
Son mystérieux correspondant, quel qu'il fût,
ne se ferait certainement pas connaître.
Et maintenant, le commandant tiendrait-il compte de l'avis
contenu dans cette lettre ?
« Certainement ! se dit-il. Celui qui m'a écrit
la première fois, à Scio, ne m'a pas trompé en m'affirmant
qu'il y avait une place à prendre dans l'état-major de la
Syphanta.
Pourquoi me tromperait-il la seconde, en m'invitant à rallier l'île
de Scarpanto dans la première semaine de septembre ? S'il le fait, ce
ne peut être que dans l'intérêt même de la mission
qui m'est confiée ! Oui ! Je modifierai mon plan de campagne, et je serai,
à la date fixée, là où l'on me dit d'être
! »
Henry d'Albaret serra précieusement la lettre qui
lui donnait ces nouvelles instructions ; puis, après avoir pris ses cartes,
il se mit à étudier un nouveau plan de croisière, afin
d'occuper les quatre mois qui restaient à courir jusqu'à la fin
d'août.
L'île de Scarpanto est située dans le sud-est,
à l'autre extrémité de l'Archipel, c'est-à-dire
à quelque centaine de
lieues en droite ligne. Le temps ne manquerait
donc pas à la corvette pour visiter les diverses côtes de la
Morée,
où les
pirates trouvaient à se réfugier si facilement,
ainsi que tout ce groupe des Cyclades, semées depuis l'ouvert du golfe
Egine jusqu'à l'
île de Crète.
En somme, cette obligation de se trouver en
vue de Scarpanto,
à l'époque indiquée, n'allait que fort peu modifier l'
itinéraire
établi déjà par le commandant d'Albaret. Ce qu'il avait
résolu de faire, il le ferait, sans avoir rien à retrancher de
son programme. Aussi la
Syphanta, à la date du 20 mai, après
avoir observé les petites îles de Pélerisse, de Pépéri,
de Sarakino et de Skantxoura, dans le nord de Nègrepont, alla-t-elle
prendre connaissance de Scyros.
Scyros est l'une des plus importantes des neuf îles
qui forment ce groupe, dont l'antiquité aurait peut-être dû
faire le domaine des neuf Muses. Dans son port de
Saint-Georges, sûr,
vaste, de bon mouillage, l'équipage de la corvette put facilement se
ravitailler en vivres frais, moutons, perdrix, blé, orge, et s'approvisionner
de cet excellent vin qui est une des grandes richesses du pays. Cette île,
très mêlée aux événements semi-mythologiques
de la
guerre de Troie, qui fut
illustrée par les noms de Lycomède,
d'
Achille et d'
Ulysse, allait bientôt revenir au nouveau royaume de Grèce
dans l'éparchie de l'Eubée.
Comme les rivages de Scyros sont extrêmement découpés
en anses et criques, dans lesquelles des
pirates peuvent aisément trouver
un abri, Henry d'Albaret les fit minutieusement fouiller. Tandis que la corvette
mettait en panne à quelques encablures, ses embarcations n'en laissèrent
pas un point inexploré.
De cette sévère exploration il ne résulta
rien. Ces refuges étaient déserts. Le seul renseignement que le
commandant d'Albaret recueillit auprès des autorités de l'île,
fut celui-ci : c'est qu'un mois auparavant, dans ces mêmes parages, plusieurs
navires de commerce avaient été attaqués, pillés,
détruits par un bâtiment, naviguant sous pavillon de
pirate, et
que cet acte de
piraterie, on l'attribuait au fameux Sacratif. Mais, sur quoi
reposait cette assertion, nul n'eût pu le dire, tant il régnait
d'incertitude touchant l'existence même de ce personnage.
La corvette quitta Scyros, après cinq ou six
jours
de relâche.
Vers la fin de mai, elle se rapprocha des côtes de la
grande île d'Eubée, aussi appelée Nègrepont, dont
elle observa soigneusement les abords sur plus de quarante
lieues de longueur.
On sait que cette île fut une des premières
à se soulever dès le début de la guerre, en 1821 ; mais
les Turcs, après s'être enfermés dans la citadelle de Nègrepont,
s'y maintinrent avec une résistance opiniâtre, en même temps
qu'ils se retranchaient dans celle de Carystos. Puis, renforcés des troupes
du pacha Joussouf, ils se répandirent à travers l'île et
se livrèrent à leurs massacres habituels, jusqu'au moment où
un chef grec, Diamantis, parvint à les arrêter en septembre 1823.
Ayant attaqué les soldats ottomans par surprise, il en tua le plus grand
nombre et obligea les fuyards à repasser le détroit pour se réfugier
en Thessalie.
Mais en fin de compte, l'avantage resta aux Turcs, qui avaient
le nombre pour eux. Après une vaine tentative du colonel Fabvier et du
chef d'escadron Regnaud de
Saint-Jean d'Angély, en 1826, ils demeurèrent
définitivement maîtres de l'île entière.
Ils y étaient encore, au moment où la
Syphanta
passa en
vue des côtes de Nègrepont. De son bord, Henry d'Albaret
put revoir ce théâtre d'une sanglante lutte, à laquelle
il avait pris personnellement part. On ne s'y battait plus alors, et, après
la reconnaissance du nouveau royaume, l'île d'Eubée, avec ses soixante
mille habitants, allait former une des nômachies de la Grèce.
Quelque danger qu'il y eût à faire la police
de cette mer, presque sous les canons turcs, la corvette n'en continua pas moins
sa croisière, et elle détruisit encore une vingtaine de navires
pirates qui s'aventuraient jusque dans le groupe des Cyclades.
Cette expédition lui prit la plus grande partie de
juin. Puis, elle descendit vers le sud-est. Dans les derniers
jours du mois,
elle se trouvait à la
hauteur d'Andros, la première des Cyclades,
située à l'extrémité de l'Eubée île
patriote, dont les habitants se soulevèrent, en même temps que
ceux de Psara, contre la domination ottomane.
De là, le commandant d'Albaret, jugeant à
propos de modifier sa direction, afin de se rapprocher des côtes du
Péloponnèse,
porta franchement dans le sud-ouest. Le 2
juillet, il avait connaissance de
l'île de Zéa, l'ancienne Céos ou
Cos, dominée par
la haute cime du mont
Elie.
La
Syphanta relâcha, pendant quelques
jours,
dans le port de Zéa, un des meilleurs de ces parages. Là, Henry
d'Albaret et ses officiers retrouvèrent plusieurs de ces courageux Zéotes,
qui avaient été leurs
compagnons d'armes, pendant les premières
années de la guerre. Aussi l'accueil fait à la corvette fut-il
des plus sympathiques. Mais, comme aucun
pirate ne pouvait avoir eu la pensée
de se réfugier dans les criques de l'île, la
Syphanta ne
tarda pas à reprendre le cours de sa croisière, en doublant, dès
le 5
juillet, le cap
Colonne, à la pointe sud-est de l'
Attique.
Pendant la fin de la semaine, la navigation fut ralentie,
faute de vent, à l'ouvert de ce golfe
Egine, qui entaille si profondément
la terre de Grèce jusqu'à l'isthme de Corinthe. Il fallut veiller
avec une extrême attention. La
Syphanta, presque toujours encalminée,
ne pouvait gagner ni sur un bord ni sur l'autre. Or, dans ces mers mal fréquentées,
si quelques centaines d'embarcations l'eussent accostée à l'aviron,
elle aurait eu bien de la peine à se défendre. Aussi l'équipage
se tint-il prêt à repousser toute attaque, et il eut raison.
On vit, en effet, s'approcher plusieurs canots dont les
intentions ne pouvaient être douteuses ; mais ils n'osèrent point
braver de trop près les canons et les mousquets de la corvette.
Le 10
juillet, le vent recommença à souffler
du nord circonstance favorable pour la
Syphanta, qui, après
avoir passé presque en
vue de la petite ville de Damala, eut rapidement
doublé le cap Skyli, à la pointe extrême du golfe de Nauplie.
Le 11, elle paraissait devant Hydra, et, le surlendemain,
devant Spetzia. Inutile d'insister sur la part que les habitants de ces deux
îles prirent à la guerre de l'Indépendance. Au début,
Hydriotes, Spetziotes et leurs voisins, les Ipsariotes, possédaient plus
de trois cents navires de commerce. Après les avoir transformés
en bâtiments de guerre, ils les lancèrent, non sans avantage, contre
les flottes ottomanes. Là fut le berceau de ces familles Condouriotis,
Tombasis, Miaoulis, Orlandos et tant d'autres de haute origine, qui payèrent
de leur fortune d'abord, de leur sang ensuite, cette dette à la patrie.
De là partirent ces redoutables brûlotiers qui devinrent bientôt
la terreur des Turcs. Aussi, malgré des révoltes à l'intérieur, jamais ces deux îles ne furent-elles souillées par le pied des oppresseurs.
Au moment où Henry d'Albaret les visita, elles commençaient à se retirer d'une lutte, déjà bien amoindrie de part et d'autre. L'heure n'était plus loin, à laquelle elles allaient se réunir au nouveau royaume, en formant deux éparchies du département de la Corinthie et de l'
Argolide.
Le 20
juillet, la corvette relâcha au port d'
Hermopolis,
dans l'île de
Syra, cette patrie du fidèle Eumée, si poétiquement
chantée par
Homère. A l'époque actuelle, elle servait encore
de refuge à tous ceux que les Turcs avaient chassés du continent.
Syra, dont l'
évêque catholique est toujours sous la protection
de la France, mit toutes ses ressources à la
disposition d'Henry d'Albaret.
En aucun port de son pays, le jeune commandant n'eût trouvé meilleur
ni plus cordial accueil.
Un seul regret se mêla à cette joie qu'il ressentit
de se voir si bien reçu : ce fut de ne pas être arrivé trois
jours plus tôt.
En effet, dans une conversation qu'il eut avec le consul
de France, celui-ci lui apprit qu'une sacolève, portant le nom de
Karysta
, et naviguant sous pavillon grec, venait, soixante heures auparavant, de quitter
le port. De là, cette conclusion que la
Karysta , en fuyant l'île
de Thasos, pendant le combat de la corvette avec les
pirates, s'était
dirigée vers les parages méridionaux de l'Archipel.
« Mais peut-être sait-on où elle est
allée ? demanda vivement Henry d'Albaret.
D'après ce que j'ai entendu dire, répondit
le consul, elle a dû faire route pour les îles du sud-est, si ce
n'est même à destination de l'un des ports de la
Crète.
Vous n'avez point eu de rapport avec son capitaine
? demanda Henry d'Albaret.
Aucun, commandant.
Et vous ne savez pas si ce capitaine se nommait
Nicolas Starkos ?
Je l'ignore.
Et rien n'a pu faire soupçonner que cette
sacolève fît partie de la flottille des
pirates qui infestent cette
partie de l'Archipel ?
Rien ; mais s'il en était ainsi, répondit
le consul, il ne serait pas étonnant qu'elle eût fait voile pour
la
Crète, dont certains ports sont toujours ouverts à ces
forbans
! »
Cette nouvelle ne laissa pas de causer au commandant de
la
Syphanta une véritable émotion, comme tout ce qui pouvait
se rapporter directement ou indirectement à la disparition d'Hadjine
Elizundo. En vérité, c'était une mauvaise chance d'être
arrivé si peu de temps après le départ de la sacolève.
Mais, puisqu'elle avait fait route pour le sud, peut-être la corvette,
qui devait suivre cette direction, parviendrait-elle à la rejoindre ?
Aussi Henry d'Albaret, qui désirait si ardemment se trouver en face de
Nicolas Starkos, quittait-il
Syra dans la soirée même du 21
juillet,
après avoir appareillé sous une petite brise qui ne pouvait que
fraîchir, à s'en rapporter aux indications du baromètre.
Pendant quinze
jours, il faut bien l'avouer, le commandant
d'Albaret chercha au moins autant la sacolève que les
pirates. Décidément,
dans sa pensée, la
Karysta méritait d'être traitée
comme eux et pour les mêmes raisons. Le cas échéant, il
verrait ce qu'il aurait à faire.
Cependant, malgré ses recherches, la corvette ne
parvint pas à retrouver les traces de la sacolève. A Naxos, dont
on visita tous les ports, la
Karysta n'avait point fait relâche.
Au milieu des
îlots et des écueils qui entourent cette île,
on ne fut pas plus heureux. D'ailleurs, absence complète de
forbans,
et cela dans des parages qu'ils fréquentaient volontiers.
Pourtant, le commerce est considérable entre ces
riches Cyclades, et les chances de pillage auraient dû tout particulièrement
les y attirer.
Il en fut de même à Paros, qu'un simple canal,
large de sept milles, sépare de Naxos. Ni les ports de Parkia, de Naussa,
de
Sainte-Marie, d'Agoula, de Dico, n'avaient reçu la visite de Nicolas
Starkos. Sans doute, ainsi que l'avait dit le consul de
Syra, la sacolève
avait dû se diriger vers un des points du littoral de la
Crète.
La
Syphanta, le 9 août, mouillait dans le port
de Milo. Cette île, que les commotions volcaniques ont faite pauvre, de
riche qu'elle fut jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, est
maintenant empoisonnée par les vapeurs malignes du sol, et sa population
tend de plus en plus à s'amoindrir.
Là, les recherches furent également vaines.
Non seulement la
Karysta n'y avait point paru, mais on ne trouva même
pas à donner la chasse à un seul de ces
pirates, qui écumaient
habituellement la mer des Cyclades. C'était à se demander, vraiment,
si l'arrivée de la
Syphanta, très à propos signalée,
ne leur donnait pas le temps de prendre la fuite. La corvette avait fait assez
de mal à ceux du nord de l'Archipel, pour que ceux du sud voulussent
éviter de se rencontrer avec elle. Enfin, pour une raison ou pour une
autre, jamais ces parages n'avaient été si sûrs. Il semblait
que les navires de commerce pussent y naviguer désormais en toute sécurité.
Quelques-uns de ces grands caboteurs, chébecs, senaux, polacres,
tartanes,
felouques ou caravelles, rencontrés en route, furent interrogés
; mais, des réponses de leurs patrons ou capitaines, le commandant d'Albaret
ne put rien tirer qui fût de nature à l'éclairer.
Cependant, on était au 14 août. Il ne restait
plus que deux semaines pour atteindre l'île de Scarpanto, avant les premiers
jours de septembre. Sortie du groupe des Cyclades, la
Syphanta n'avait
plus qu'à piquer droit au sud pendant soixante-dix à quatre-vingts
lieues. Cette mer, c'est la longue terre de
Crète qui la ferme, et déjà
les plus hautes cimes de l'île, enveloppées d'éternelles
neiges, se montraient au-dessus de l'
horizon.
Ce fut dans cette direction que le commandant d'Albaret
résolut de faire route. Après être arrivé en
vue
de la
Crète, il n'aurait plus qu'à revenir vers l'est pour gagner
Scarpanto.
Cependant, la
Syphanta, en quittant Milo, poussa
encore dans le sud-est jusqu'à l'île de Santorin, et fouilla les
moindres replis de ses falaises noirâtres. Dangereux parages, desquels
il peut à chaque instant surgir un nouvel écueil sous la poussée
des
feux volcaniques. Puis, prenant pour amers l'ancien mont
Ida, le moderne
Psilanti, qui domine la
Crète de plus de sept mille pieds, la corvette
courut droit dessus sous une jolie brise d'ouest-nord- ouest, qui lui permit
d'établir toute sa voilure.
Le surlendemain, 15 août, les
hauteurs de cette île,
la plus grande de tout l'Archipel, détachaient sur un
horizon clair leurs
pittoresques découpures, depuis le cap Spada jusqu'au cap Stavros. Un
brusque retour de la côte cachait encore l'échancrure au fond de
laquelle se trouve
Candie, la capitale.
« Votre intention, mon commandant, demanda le capitaine
Todros, est-elle de relâcher dans un des ports de l'île ?
La
Crète est toujours aux mains des Turcs,
répondit Henry d'Albaret, et je crois que nous n'avons rien à
y faire.
A s'en rapporter aux nouvelles qui m'ont été
communiquées à
Syra, les soldats de Mustapha, après s'être
emparés de Retimo, sont devenus maîtres du pays tout entier, malgré
la valeur des Sphakiotes.
De hardis
montagnards, ces Sphakiotes, dit le capitaine
Todros, et qui, depuis le début de la guerre, se sont
justement fait
une grande réputation de courage...
Oui, de courage... et d'avidité, Todros,
répondit Henry d'Albaret. Il y a deux mois à peine, ils tenaient
le sort de la
Crète dans leurs mains. Mustapha et les siens, surpris
par eux, allaient être exterminés ; mais, sur son ordre, ses soldats
jetèrent bijoux, parures, armes de prix, tout ce qu'ils portaient de
plus précieux, et, tandis que les Sphakiotes se débandaient pour
ramasser ces objets, les Turcs ont pu s'échapper à travers le
défilé dans lequel ils devaient trouver la mort !
Cela est fort triste, mais, après tout, mon
commandant, les Crétois ne sont pas absolument des Grecs ! »
Qu'on ne s'étonne pas d'entendre le second de la
Syphanta, qui était d'origine
hellénique, tenir ce langage.
Non seulement à ses yeux, et quel qu'eût été leur
patriotisme, les Crétois n'étaient pas des Grecs, mais ils ne
devaient pas même le devenir à la formation définitive du
nouveau royaume. Ainsi que
Samos, la
Crète allait rester sous la domination
ottomane, ou tout au moins jusqu'en 1832, époque à laquelle le
sultan devait céder à Méhemet- Ali tous ses droits sur
l'île.
Or, dans l'état actuel des choses, le commandant
d'Albaret n'avait aucun intérêt à entrer en communication
avec les divers ports de la
Crète.
Candie était devenue le principal
arsenal des Egyptiens, et c'est de là que le pacha avait lancé
ses sauvages soldats sur la Grèce. Quant à la Canée, à
l'instigation des autorités ottomanes, sa population aurait pu faire
un mauvais accueil au pavillon corfiote qui battait à la corne de la
Syphanta. Enfin, ni à Gira-Petra, ni à Suda, ni à
Cisamos, Henry d'Albaret n'eût obtenu de renseignements, qui eussent pu
lui permettre de couronner sa croisière par quelque importante capture.
« Non, dit-il au capitaine Todros, il me paraît
inutile d'observer la côte
septentrionale, mais nous pourrions tourner
l'île par le nord-ouest, doubler le cap Spada et croiser un
jour ou deux
au large de Grabouse. »
C'était évidemment le meilleur parti à
prendre. Dans les
eaux mal famées de Grabouse, la
Syphanta trouverait
peut-être l'occasion, qui lui était refusée depuis plus
d'un mois, d'envoyer quelques bordées aux
pirates de l'Archipel.
En outre, si la sacolève, comme on pouvait le croire,
avait fait voile pour la
Crète, il n'était pas impossible qu'elle
fût en relâche à Grabouse. Raison de plus pour que le commandant
d'Albaret voulût observer les approches de ce port.
A cette époque, en effet, Grabouse était encore
un nid à
forbans. Près de sept mois avant, il n'avait pas fallu
moins d'une flotte anglo-française et d'un détachement de réguliers
grecs sous le commandement de Maurocordato, pour avoir raison de ce repaire
de mécréants. Et, ce qu'il y eut de particulier, c'est que ce
furent les autorités crétoises elles-mêmes qui refusèrent
de livrer une douzaine de
pirates, réclamés par le commandant
de l'escadre anglaise. Aussi, celui-ci fut-il obligé d'ouvrir le
feu
contre la citadelle, de
brûler plusieurs vaisseaux et d'opérer
un débarquement pour obtenir satisfaction.
Il était donc naturel de supposer que, depuis le
départ de l'escadre alliée, les
pirates avaient dû préférablement
se réfugier à Grabouse, puisqu'ils y trouvaient des auxiliaires
si inattendus. Aussi Henry d'Albaret se décida-t-il à gagner Scarpanto
en suivant la côte méridionale de la
Crète, de manière
à passer devant Grabouse. Il donna donc ses ordres, et le capitaine Todros
s'empressa de les faire exécuter.
Le temps était à souhait. D'ailleurs, sous
cet agréable climat, décembre est le commencement de l'
hiver et
janvier en est la fin. Île fortunée, que cette
Crète, patrie
du roi
Minos et de l'ingénieur
Dédale ! N'était-ce pas
là qu'Hippocrate envoyait sa riche clientèle de la Grèce
qu'il parcourait en enseignant l'art de guérir ?
La
Syphanta, orientée au plus près,
lofa de façon à doubler le cap Spade, qui se projette au bout
de cette langue de terre, allongée entre la baie de la Canée et
la baie de Kisamo. Le cap fut dépassé dans la soirée. Pendant
la nuit une de ces nuits si transparentes de l'Orient la corvette
contourna l'extrême pointe de l'île. Un virement vent devant lui
suffit pour reprendre sa direction au sud, et, le matin, sous petite voilure,
elle courait de petits bords devant l'entrée de Grabouse.
Pendant six
jours, le commandant d'Albaret ne cessa d'observer
toute cette côte occidentale de l'île, comprise entre Grabouse et
Kisamo. Plusieurs navires sortirent du port,
felouques ou chébecs de
commerce. La
Syphanta en « raisonna » quelques-uns, et n'eut
point lieu de suspecter leurs réponses. Sur les questions qui leur furent
faites au sujet des
pirates auxquels Grabouse pouvait avoir donné refuge,
ils se montrèrent d'ailleurs extrêmement réservés.
On sentait qu'ils craignaient de se compromettre. Henry d'Albaret ne put même
savoir, au juste, si la sacolève
Karysta se trouvait en ce moment
dans le port.
La corvette agrandit alors son champ d'observation. Elle
visita les parages compris entre Grabouse et le cap Crio. Puis, le 22, sous
une jolie brise qui fraîchissait avec le
jour et mollissait avec la nuit,
elle doubla ce cap et commença à prolonger d'aussi près
que possible le littoral de la mer Lybienne, moins tourmenté, moins découpé,
moins hérissé de promontoires et de pointes que celui de la mer
de
Crète, sur la côte opposée.
Vers l'
horizon du nord se
déroulait la chaîne des
montagnes d'Asprovouna, que dominait à
l'est ce poétique mont
Ida, dont les neiges résistent éternellement
au
soleil de l'Archipel.
Plusieurs fois, sans relâcher dans aucun de ces petits
ports de la côte, la corvette stationna à un demi-mille de Rouméli,
d'Anopoli, de Sphakia ; mais les vigies du bord ne purent signaler un seul bâtiment
de
pirates sur les parages de l'île.
Le 27 août, la
Syphanta, après avoir
suivi les contours de la grande baie de Messara, doublait le cap Matala, la
pointe la plus méridionale de la
Crète, dont la largeur, en cet
endroit, ne mesure pas plus de dix à onze
lieues. Il ne semblait pas
que cette exploration dût amener le moindre résultat utile à
la croisière. Peu de navires, en effet, cherchent à traverser
la mer Lybienne par cette latitude. Ils prennent, ou plus au nord, à
travers l'Archipel, ou plus au sud, en se rapprochant des côtes d'Egypte.
On ne voyait guère, alors, que des embarcations de pêche, mouillées
près des roches, et, de temps à autre, quelques-unes de ces longues
barques, chargées de limaçons de mer, sorte de mollusques assez
recherchés dont il s'expédie d'énormes cargaisons dans
toutes les îles.
Or, si la corvette n'avait rien rencontré sur cette
partie du littoral que termine le cap Matala, là où les nombreux
îlots peuvent cacher tant de petits bâtiments, il n'était
pas probable qu'elle fût plus favorisée sur la seconde moitié
de la côte méridionale. Henry d'Albaret allait donc se décider
à faire directement route pour Scarpanto, quitte à s'y trouver
un peu plus tôt que ne le marquait la mystérieuse lettre, lorsque
ses projets furent modifiés dans la soirée du 29 août.
Il était six heures. Le commandant, le second, quelques
officiers, étaient réunis sur la dunette,
observant le cap Matala.
En ce moment, la voix de l'un des gabiers, en vigie sur les barres du petit
perroquet, se fit entendre :
« Navire par bâbord devant ! »
Les longues-vues furent aussitôt dirigées vers
le point indiqué, à quelques milles sur l'avant de la corvette.
« En effet, dit le commandant d'Albaret, voilà
un bâtiment qui navigue sous la terre...
Et qui doit bien la connaître puisqu'il la
range de si près ! ajouta le capitaine Todros.
A-t-il hissé son pavillon ?
Non, mon commandant, répondit un des officiers.
Demandez aux vigies s'il est possible de savoir
quelle est la nationalité de ce navire ! »
Ces ordres furent exécutés. Quelques instants
plus tard, réponse était donnée qu'aucun pavillon ne battait
à la corne de ce bâtiment, ni même en tête de sa mâture.
Cependant, il faisait assez
jour encore pour que l'on pût,
à défaut de sa nationalité, estimer au moins quelle était
sa
force.
C'était un
brick, dont le grand mât s'inclinait
sensiblement sur l'arrière. Extrêmement long, très fin de
formes, démesurément mâté, avec une large croisure,
il pouvait, autant qu'on pouvait s'en rendre compte à cette distance,
jauger de sept à huit cents tonneaux et devait avoir une marche exceptionnelle
sous toutes les allures. Mais était-il armé en guerre ? Avait-il
ou non de l'artillerie sur son pont ? Ses
pavois étaient-ils percés
de sabords dont les mantelets eussent été baissés ? C'est
ce que les meilleures longues-vues du bord ne purent reconnaître.
En effet, une distance de quatre milles, au moins, séparait
alors le
brick de la corvette. En outre, avec le
soleil qui venait de disparaître
derrière les
hauteurs des Asprovouna, le soir commençait à
se faire, et l'obscurité, au pied de la terre, était déjà
profonde.
« Singulier bâtiment ! dit le capitaine Todros.
On dirait qu'il cherche à passer entre l'île
Platana et la côte ! ajouta un des officiers.
Oui ! comme un navire qui regretterait d'avoir été
vu, répondit le second, et qui voudrait se cacher ! »
Henry d'Albaret ne répondit pas ; mais, évidemment,
il partageait l'opinion de ses officiers. La manuvre du
brick, en ce moment,
ne laissait pas de lui paraître suspecte.
« Capitaine Todros, dit-il enfin, il importe de ne
pas perdre la piste de ce navire pendant la nuit. Nous allons manuvrer
de manière à rester dans ses
eaux jusqu'au
jour.
Mais, comme il ne faut pas qu'il nous voie, vous ferez éteindre
tous les
feux à bord. »
Le second donna des ordres en conséquence. On continua
d'observer le
brick, tant qu'il fut visible sous la haute terre qui l'abritait.
Lorsque la nuit fut faite, il disparut complètement, et aucun
feu ne
permit de déterminer sa position.
Le lendemain, dès les premières lueurs de
l'aube, Henry d'Albaret était à l'avant de la
Syphanta,
attendant que les brumes se fussent dégagées de la surface de
la mer.
Vers sept heures, le
brouillard se dissipa, et toutes les
lunettes se dirigèrent vers l'est.
Le
brick était toujours le long de terre, à
la
hauteur du cap Alikaporitha, à six milles environ en avant de la corvette.
Il avait donc sensiblement gagné sur elle pendant la nuit, et cela, sans
qu'il eût rien ajouté à sa voilure de la veille,
misaine,
grand et petit hunier, petit perroquet, ayant laissé sa grand'voile et
sa
brigantine sur leurs cargues.
« Ce n'est point l'allure d'un bâtiment qui
chercherait à fuir, fit observer le second.
Peu importe ! répondit le commandant. Tâchons
de le voir de plus près ! Capitaine Todros, faites porter sur ce
brick.
»
Les voiles hautes furent aussitôt larguées
au sifflet du maître d'équipage, et la vitesse de la corvette s'accrut
notablement.
Mais, sans doute, le
brick tenait à garder sa distance,
car il largua sa
brigantine et son grand perroquet rien de plus. S'il
ne voulait pas se laisser approcher par la
Syphanta, très probablement
aussi, il ne voulait pas la laisser en arrière.
Toutefois, il se tint sous la côte, en la serrant
d'aussi près que possible.
Vers dix heures du matin, soit qu'elle eût été
plus favorisée par le vent, soit que le navire inconnu eût consenti
à lui laisser prendre un peu d'avance, la corvette avait gagné
quatre milles sur lui.
On put l'observer alors dans de meilleures conditions. Il
était armé d'une vingtaine de
caronades et devait avoir un entrepont,
bien qu'il fût très ras sur l'
eau.
« Hissez le pavillon », dit Henry d'Albaret.
Le pavillon fut hissé à la corne de
brigantine,
et il fut appuyé d'un coup de canon. Cela signifiait que la corvette
voulait connaître la nationalité du navire en
vue. Mais, à
ce signal, il ne fut fait aucune réponse. Le
brick ne modifia ni sa direction
ni sa vitesse, et s'éleva d'un quart afin de doubler la baie de Kératon.
«
Pas poli, ce gaillard-là ! dirent les matelots.
Mais prudent, peut-être ! répondit
un vieux gabier de
misaine. Avec son grand mât incliné, il vous
a un
air de porter son chapeau sur l'oreille et de ne pas vouloir l'user à
saluer les gens ! »
Un second coup de canon partit du sabord de chasse de la
corvette inutilement. Le
brick ne mit point en panne, et il continua
tranquillement sa route, sans plus se préoccuper des injonctions de la
corvette que si elle eût été par le fond.
Ce fut alors une véritable lutte de vitesse qui s'établit
entre les deux bâtiments. Toute la voilure avait été mise
dessus à bord de la
Syphanta, bonnettes, ailes de pigeons, contre-cacatois,
tout, jusqu'à la voile de civadière. Mais, de son côté,
le
brick força de toile et maintint imperturbablement sa distance.
« Il a donc une mécanique du diable dans le
ventre ! » s'écria le vieux gabier.
La vérité est que l'on commençait à
enrager à bord de la corvette, non seulement l'équipage, mais
aussi les officiers, et plus qu'eux tous, l'impatient Todros. Vrai
Dieu ! il
eût donné sa part de prises pour pouvoir amariner ce
brick, quelle
que fût sa nationalité !
La
Syphanta était armée, à l'avant,
d'une pièce à très longue portée, qui pouvait envoyer
un boulet plein de trente livres à une distance de près de deux
milles.
Le commandant d'Albaret calme, au moins en apparence
donna ordre de tirer.
Le coup partit, mais le boulet, après avoir ricoché,
alla tomber à une vingtaine de brasses du
brick.
Celui-ci, pour toute réponse, se contenta de gréer
ses bonnettes hautes, et il eut bientôt accru la distance qui le séparait
de la corvette.
Fallait-il donc renoncer à l'atteindre, aussi bien
en forçant de toile qu'en lui envoyant des projectiles ? C'était
humiliant pour une aussi bonne marcheuse que la
Syphanta !
La nuit se fit sur les entrefaites. La corvette se trouvait
alors à peu près à la
hauteur du cap Péristéra.
La brise vint à fraîchir, assez sensiblement même pour qu'il
fût nécessaire de rentrer les bonnettes et d'établir une
voilure de nuit plus convenable.
La pensée du commandant était bien que, le
jour venu, il n'apercevrait plus rien de ce navire, pas même l'extrémité de ses mâts que lui masquerait soit l'
horizon dans l'est, soit un retour de la côte.
Il se trompait.
Au
soleil levant, le
brick était toujours là,
sous la même allure, ayant conservé sa distance. On eût dit
qu'il réglait sa vitesse sur celle de la corvette.
« Il nous aurait à la remorque, disait-on sur
le gaillard d'avant, que ce serait tout comme ! »
Rien de plus vrai.
En ce moment, le
brick, après avoir donné
dans le canal Kouphonisi entre l'île de ce nom et la terre, contournait
la pointe de Kakialithi, afin de remonter la partie orientale de la
Crète.
Allait-il donc se réfugier dans quelque port, ou
disparaître au fond de l'un de ces étroits canaux du littoral ?
Il n'en fut rien.
A sept heures du matin, le
brick laissait porter franchement
dans le nord-est et se lançait vers la pleine mer.
« Est-ce qu'il se dirigerait sur Scarpanto ? »
se demanda Henry d'Albaret, non sans étonnement.
Et, sous une brise qui fraîchissait de plus en plus,
au risque d'envoyer en bas une partie de sa mâture, il continua cette
interminable poursuite, que l'intérêt de sa mission, non moins
que l'honneur de son bâtiment, lui commandait de ne point abandonner.
Là, dans cette partie de l'Archipel, largement ouverte
à tous les points du
compas, au milieu de cette vaste mer que ne couvraient
plus les
hauteurs de la
Crète, la
Syphanta parut reprendre d'abord
quelque avantage sur le
brick.
Vers une heure de l'après- midi, la distance
d'un navire à l'autre était réduite à moins de trois
milles. Quelques boulets furent encore envoyés ; mais ils ne purent atteindre
leur but et ne provoquèrent aucune modification dans la marche du
brick.
Déjà les cimes de Scarpanto apparaissaient
à l'
horizon, en arrière de la petite île de Caso, qui pend
à la pointe de l'île, comme la
Sicile pend à la pointe de
l'Italie.
Le commandant d'Albaret, ses officiers, son équipage,
purent alors espérer qu'ils finiraient par faire connaissance avec ce
mystérieux navire, assez impoli pour ne répondre ni aux signaux
ni aux projectiles.
Mais vers cinq heures du soir, la brise ayant molli, le
brick retrouva toute son avance.
« Ah ! le gueux !... Le diable est pour lui !... Il
va nous échapper ! » s'écria le capitaine Todros.
Et, alors, tout ce que peut faire un marin expérimenté
dans le but d'augmenter la vitesse de son navire, voiles arrosées pour
en resserrer le tissu, hamacs suspendus, dont le branle peut imprimer un balancement
favorable à la marche, tout fut mis en uvre non sans quelque
succès.
Vers sept heures, en effet, un peu après le coucher du
soleil, deux milles au plus séparaient les deux bâtiments.
Mais la nuit vient vite sous cette latitude. Le crépuscule
y est de courte durée. Il aurait fallu accroître encore la vitesse
de la corvette pour atteindre le
brick avant la nuit.
En ce moment, il passait entre les
îlots de Caso-Poulo
et l'île de Casos. Puis, au tournant de cette dernière, dans le
fond de l'étroite passe qui la sépare de Scarpanto, on cessa de
l'apercevoir.
Une demi-heure après lui, la
Syphanta arrivait
au même endroit, serrant toujours la terre pour se maintenir au vent.
Il faisait encore assez
jour pour qu'il fût possible de distinguer un
navire de cette grandeur dans un rayon de plusieurs milles.
Le
brick avait disparu.