CHAPITRE XLVI :
LE CRÉDIT ILLIMITÉ
Le lendemain, vers deux heures de l'après-midi une calèche attelée de deux magnifiques
chevaux anglais s'arrêta devant la porte de Monte-Cristo ; un homme vêtu d'un habit bleu, à boutons de soie de même
couleur, d'un gilet blanc sillonné par une énorme chaîne d'or et d'un pantalon
couleur noisette, coiffé de
cheveux si noirs et descendant si bas sur les sourcils, qu'on eût pu hésiter à les croire naturels tant ils semblaient peu en
harmonie avec celles des rides inférieures qu'ils ne parvenaient point à cacher ; un homme enfin de cinquante à cinquante-cinq ans, et qui cherchait à en paraître quarante, passa sa tête par la portière d'un coupé sur le panneau duquel était peinte une
couronne de
baron, et envoya son groom demander au concierge si le comte de Monte-Cristo était chez lui.
En attendant, cet homme considérait, avec une attention si minutieuse qu'elle devenait presque impertinente, l'extérieur de la maison, ce que l'on pouvait distinguer du
jardin, et la livrée de quelques domestiques que l'on pouvait apercevoir allant et venant. L'il de cet homme était vif, mais plutôt rusé que spirituel. Ses lèvres étaient si minces, qu'au lieu de saillir en dehors elles rentraient dans la bouche ; enfin la largeur et la proéminence des pommettes, signe infaillible d'astuce, la dépression du front, le renflement de l'
occiput, qui dépassait de beaucoup de larges oreilles des moins
aristocratiques, contribuaient à donner, pour tout physionomiste, un caractère presque repoussant à la figure de ce personnage fort recommandable aux yeux du vulgaire par ses
chevaux magnifiques, l'énorme
diamant qu'il portait à sa chemise et le raban rouge qui s'étendait d'une boutonnière à l'autre de son habit.
Le groom frappa au carreau du concierge et demanda :
« N'est-ce point ici que demeure M. le comte de Monte-Cristo ?
C'est ici que demeure
Son Excellence, répondit le concierge, mais... »
Il consulta Ali du regard.
Ali fit un signe négatif.
« Mais ?... demanda le groom.
Mais
Son Excellence n'est pas visible, répondit le concierge.
En ce cas, voici la carte de mon maître, M. le
baron Danglars. Vous la remettrez au comte de Monte-Cristo, et vous lui direz qu'en allant à la
Chambre mon maître s'est détourné pour avoir l'honneur de le voir.
Je ne parle pas à
Son Excellence, dit le concierge ; le valet de
chambre fera
la commission. »
Le groom retourna vers la voiture.
« Eh bien ? » demanda Danglars.
L'
enfant, assez honteux de la leçon qu'il venait de recevoir, apporta à son
maître la réponse qu'il avait reçue du concierge.
« Oh ! fit celui-ci, c'est donc un prince que ce monsieur, qu'on l'appelle
Excellence, et qu'il n'y ait que son valet de
chambre qui ait le droit de lui
parler ; n'importe, puisqu'il a un crédit sur moi, il faudra bien que je le voie
quand il voudra de l'
argent. »
Et Danglars se rejeta dans le fond de sa voiture en criant au cacher, de
manière qu'on pût l'entendre de l'autre côté de la route :
« A la
Chambre des députés ! »
Au travers d'une jalousie de son pavillon, Monte-Cristo, prévenu à temps,
avait vu le
baron et l'avait étudié, à l'aide d'une excellente lorgnette, avec
non moins d'attention que M. Danglars en avait mis lui-même à analyser la
maison, le
jardin et les livrées.
« Décidément, fit-il avec un geste de dégoût et en faisant rentrer les tuyaux
de sa lunette dans leur fourreau d'ivoire, décidément c'est une laide créature
que cet homme ; comment, dès la première fois qu'on le voit, ne reconnaît-on pas
le
serpent au front aplati, le
vautour au crâne bombé et la buse au bec
tranchant !
« Ali ! » cria-t-il, puis il frappa un coup sur le timbre de cuivre. Ali parut.
« Appelez Bertuccio », dit-il.
Au même moment Bertuccio entra.
« Votre Excellence me faisait demander ? dit l'intendant.
Oui, monsieur, dit le comte. Avez-vous vu les
chevaux qui viennent de
s'arrêter devant ma porte ?
Certainement, Excellence, ils sont même fort beaux.
Comment se fait-il, dit Monte-Cristo en fronçant le sourcil, quand je vous
ai demandé les deux plus beaux
chevaux de
Paris, qu'il y ait à
Paris deux autres
chevaux aussi beaux que les miens, et que ces
chevaux ne soient pas dans mes
écuries ? »
Au froncement de sourcil et à l'intonation sévère de cette voix, Ali baissa
la tête.
« Ce n'est pas ta faute, bon Ali, dit en arabe le comte avec une douceur qu'on
n'aurait pas cru pouvoir rencontrer ni dans sa voix, ni sur son visage ; tu ne te
connais pas en
chevaux anglais, toi. »
La sérénité reparut sur les traits d'Ali.
« Monsieur le comte, dit Bertuccio, les
chevaux dont vous me parlez n'étaient
pas à vendre.
Monte-Cristo haussa les épaules :
« Sachez, monsieur l'intendant, que tout est toujours à vendre pour qui sait y
mettre le prix.
M. Danglars les a payés seize mille francs, monsieur le comte.
Eh bien, il fallait lui en offrir trente-deux mille ; il est banquier, et un
banquier ne manque jamais une occasion de doubler son capital.
Monsieur le comte parle-t-il sérieusement ? » demanda Bertuccio.
Monte-Cristo regarda l'intendant en homme étonné qu'on ose lui faire une
question.
« Ce soir, dit-il, j'ai une visite à rendre ; je veux que ces deux
chevaux
soient attelés à ma voiture avec un harnais neuf. »
Bertuccio se retira en saluant ; près de la porte, il s'arrêta :
« A quelle heure, dit-il,
Son Excellence compte-t-elle faire cette visite ?
A cinq heures, dit Monte-Cristo.
Je ferai observer à Votre Excellence qu'il est deux heures, hasarda
l'intendant.
Je le sais », se contenta de répondre Monte-Cristo.
Puis se retournant vers Ali :
« Faites passer tous les
chevaux devant madame dit-il, qu'elle choisisse
l'attelage qui lui conviendra le mieux, et qu'elle me fasse dire si elle veut
dîner avec moi : dans ce cas on servira chez elle ; allez ; en descendant, vous
m'enverrez le valet de
chambre. »
Ali venait à peine de disparaître, que le valet de
chambre entra à son
tour.
« Monsieur Baptistin, dit le comte, depuis un an vous êtes à mon service ;
c'est le temps d'épreuve que j'impose d'ordinaire à mes gens : vous me
convenez. »
Baptistin s'inclina.
« Reste à savoir si je vous conviens.
Oh ! monsieur le comte ! se hâta de dire Baptistin.
Ecoutez jusqu'au bout, reprit le comte. Vous gagnez par an quinze cents
francs, c'est-à-dire les appointements d'un bon et brave officier qui risque
tous les
jours sa vie ; vous avez une table telle que beaucoup de chefs de
bureau, malheureux serviteurs infiniment plus occupés que vous, en désireraient
une pareille. Domestique, vous avez vous-même des domestiques qui ont soin de
votre linge et de vos effets. Outre vos quinze cents francs de gages, vous me
volez, sur les achats que vous faites pour ma toilette, à peu près quinze cents
autres francs par an.
Oh ! Excellence !
Je ne m'en plains pas, monsieur Baptistin, c'est raisonnable ; cependant je
désire que cela s'arrête là. Vous ne retrouveriez donc nulle part un poste
pareil à celui que votre bonne fortune vous a donné. Je ne bats jamais mes gens,
je ne jure jamais, je ne me mets jamais en colère, je pardonne toujours une
erreur, jamais une négligence ou un oubli. Mes ordres sont d'ordinaire courts,
mais clairs et précis ; j'aime mieux les répéter à deux fois et même à trois, que
de les voir mal interprétés. Je suis assez riche pour savoir tout ce que je veux
savoir, et je suis fort curieux, je vous en préviens. Si j'apprenais donc que
vous ayez parlé de moi en bien ou en mal, commenté mes actions, surveillé ma
conduite, vous sortiriez de chez moi à l'instant même. Je n'avertis jamais mes
domestiques qu'une seule fois ; vous voilà averti, allez ! »
Baptistin s'inclina et fit trois ou quatre pas pour se retirer.
« A propos, reprit le comte, j'oubliais de vous dire que, chaque année, je
place une certaine somme sur la tête de mes gens. Ceux que je renvoie perdent
nécessairement cet
argent, qui profite à ceux qui restent et qui y auront droit
après ma mort. Voilà un an que vous êtes chez moi, votre fortune est commencée,
continuez-la. »
Cette allocution, faite devant Ali, qui demeurait impassible, attendu qu'il
n'entendait pas un mot de français, produisit sur M. Baptistin un effet que
comprendront tous ceux qui ont étudié la psychologie du domestique français.
« Je tâcherai de me conformer en tous points aux désirs de Votre Excellence,
dit-il ; d'ailleurs je me modèlerai sur M. Ali.
Oh ! pas du tout, dit le comte avec une froideur de marbre. Ali a beaucoup de
défauts mêlés à ses qualités ; ne prenez donc pas exemple sur lui, car Ali est
une exception ; il n'a pas de gages, ce n'est pas un domestique, c'est mon
esclave, c'est mon
chien ; s'il manquait à son devoir, je ne le chasserais pas,
lui, je le tuerais. »
Baptistin ouvrit de grands yeux.
« Vous doutez ? » dit Monte-Cristo.
Et il répéta à Ali les mêmes paroles qu'il venait de dire en français à
Baptistin.
Ali écouta, sourit, s'approcha de son maître, mit un genou à terre, et lui
baisa respectueusement la main.
Ce petit corollaire de la leçon mit le comble à la stupéfaction de M.
Baptistin.
Le comte fit signe à Baptistin de sortir, et à Ali de le suivre. Tous deux
passèrent dans son cabinet, et là ils causèrent longtemps.
A cinq heures, le comte frappa trois coups sur son timbre. Un coup appelait
Ali, deux coups Baptistin, trois coups Bertuccio.
L'intendant entra.
« Mes
chevaux ! dit Monte-Cristo.
Ils sont à la voiture, Excellence, répliqua Bertuccio. Accompagnerai-je
monsieur le comte ?
Non, le cocher, Baptistin et Ali, voilà tout. »
Le comte descendit et vit attelés à sa voiture, les
chevaux qu'il avait
admirés le matin à la voiture de Danglars.
En passant près d'eux il leur jeta un coup d'il.
« Ils sont beaux, en effet, dit-il, et vous avez bien fait de les acheter,
seulement c'était un peu tard.
Excellence, dit Bertuccio, j'ai eu bien de la peine à les avoir, et ils ont
coûté bien cher.
Les
chevaux en sont-ils moins beaux ? demanda le comte en haussant les
épaules.
Si Votre Excellence est satisfaite, dit Bertuccio, tout est bien. Où va
Votre Excellence ?
Rue de la Chaussée-d'
Antin, chez M. le
baron Danglars. »
Cette conversation se passait sur le haut du perron. Bertuccio fit un pas
pour descendre la première marche.
« Attendez, monsieur, dit Monte-Cristo en l'arrêtant. J'ai besoin d'une terre
sur le bord de la mer, en Normandie, par exemple, entre le
Havre et
Boulogne. Je
vous donne de l'espace, comme vous voyez. Il faudrait que, dans cette
acquisition, il y eût un petit port, une petite crique, une petite baie, où
puisse entrer et se tenir ma corvette ; elle ne tire que quinze pieds d'
eau. Le
bâtiment sera toujours prêt à mettre à la mer, à quelque heure du
jour ou de la
nuit qu'il me plaise de lui donner le signal. Vous vous informerez chez tous les
notaires d'une propriété dans les conditions que je vous explique ; quand vous en
aurez connaissance, vous irez la visiter, et si vous êtes content, vous
l'achèterez à votre nom. La corvette doit être en route pour
Fécamp, n'est-ce
pas ?
Le soir même où nous avons quitté
, je l'ai vu mettre à la mer.
Et le yacht ?
Le yacht a ordre de demeurer aux
Martigues.
Bien ! Vous correspondrez de temps en temps avec les deux patrons qui les
commandent, afin qu'ils ne s'endorment pas.
Et pour le bateau à vapeur ?
Qui est à Chalons ?
Oui.
Même ordres que pour les deux navires à voiles. Bien !
Aussitôt cette propriété achetée, j'aurai des relais de dix
lieues en dix
lieues sur la route du Nord et sur la route du Midi.
Votre Excellence peut compter sur moi. »
Le comte fit un signe de satisfaction, descendit les degrés, sauta dans sa
voiture, qui, entraînée au trot du magnifique attelage, ne s'arrêta que devant
l'hôtel du banquier. Danglars présidait une commission nommée pour un chemin de
fer, lorsqu'on vint lui annoncer la visite du comte de Monte-Cristo. La séance,
au reste, était presque finie.
Au nom du comte, il se leva.
« Messieurs, dit-il en s'adressant à ses
collègues, dont plusieurs étaient des
honorables membres de l'une ou l'autre
Chambre, pardonnez-moi si je vous quitte
ainsi ; mais imaginez-vous que la maison Thomson et French, de Rome, m'adresse un
certain comte de Monte-Cristo, en lui ouvrant chez moi un crédit illimité. C'est
la plaisanterie la plus drôle que mes correspondants de l'étranger se soient
encore permise vis-à-vis de moi. Ma foi, vous le comprenez, la curiosité m'a
saisi et me tient encore ; je suis passé ce matin chez le prétendu comte. Si
c'était un vrai comte, vous comprenez qu'il ne serait pas si riche. Monsieur
n'était pas visible. Que vous en semble ? ne sont-ce point des façons d'altesse
ou de jolie femme que se donne là maître Monte-Cristo ? Au reste, la maison
située aux Champs-Elysées et qui est à lui, je m'en suis informé, m'a paru
propre. Mais un crédit illimité, reprit Danglars en riant de son vilain sourire,
rend bien exigeant le banquier chez qui le crédit est ouvert. J'ai donc hâte de
voir notre homme. Je me crois mystifié. Mais ils ne savent point là-bas à qui
ils ont affaire ; rira bien qui rira le dernier. »
En achevant ces mots et en leur donnant une emphase qui gonfla les narines de
M. le
baron, celui-ci quitta ses hôtes et passa dans un salon blanc et or qui
faisait grand bruit dans la Chaussée-d'
Antin.
C'est là qu'il avait ordonné d'introduire le visiteur pour l'éblouir du
premier coup.
Le comte était debout, considérant quelques copies de l'Albane et du Fattore
qu'on avait fait passer au banquier pour des originaux, et qui, toutes copies
qu'elles étaient, juraient fort avec les chicorées d'or de toutes
couleurs qui
garnissaient les plafonds.
Au bruit que fit Danglars en
entrant, le comte se retourna.
Danglars salua légèrement de la tête, et fit signe au comte de s'asseoir dans
un fauteuil de
bois doré garni de satin blanc broché d'or.
Le comte s'assit.
« C'est à monsieur de Monte-Cristo que j'ai l'honneur de parler ?
Et moi, répondit le comte, à monsieur le
baron Danglars, chevalier de la
Légion d'honneur, membre de la
Chambre des députés ? »
Monte-Cristo redisait tous les titres qu'il avait trouvés sur la carte du
baron.
Danglars sentit la botte et se mordit les lèvres.
« Excusez-moi, monsieur, dit-il, de ne pas vous avoir donné du premier coup le
titre sous lequel vous m'avez été annoncé ; mais, vous le savez, nous vivons sous
un gouvernement populaire, et moi, je suis un représentant des intérêts du
peuple.
De sorte, répondit Monte-Cristo, que, tout en conservant l'habitude de vous
faire appeler
baron, vous avez perdu celle d'appeler les autres, comte.
Ah ! je n'y tiens pas même pour moi, monsieur, répondit négligemment
Danglars ; ils m'ont nommé
baron et fait chevalier de la
Légion d'honneur pour
quelques services rendus, mais...
Mais vous avez abdiqué vos titres, comme ont fait autrefois MM. de
Montmorency et de Lafayette ? C'était un bel exemple à suivre, monsieur.
Pas tout à fait, cependant, reprit Danglars embarrassé ; pour les
domestiques, vous comprenez...
Oui, vous vous appelez monseigneur pour vos gens ; pour les journalistes,
vous vous appelez monsieur ; et pour vos commettants, citoyen. Ce sont des
nuances très applicables au gouvernement constitutionnel. Je comprends
parfaitement. »
Danglars se pinça les lèvres : il vit que, sur ce terrain-là, il n'était pas
de
force avec Monte-Cristo, il essaya donc de revenir sur un terrain qui lui
était plus familier.
« Monsieur le comte, dit-il en s'inclinant, j'ai reçu une lettre d'avis de la
maison Thomson et French.
J'en suis charmé, monsieur le
baron. Permettez-moi de vous traiter comme
vous traitent vos gens, c'est une mauvaise habitude prise dans des pays où il y
a encore des
barons,
justement parce qu'on n'en fait plus. J'en suis charmé,
dis-je ; je n'aurai pas besoin de me présenter moi-même, ce qui est toujours
assez embarrassant. Vous aviez donc, disiez-vous, reçu une lettre d'avis ?
Oui, dit Danglars ; mais je vous avoue que je n'en ai pas parfaitement
compris le sens.
Bah !
Et j'avais même eu l'honneur de passer chez vous pour vous demander quelques
explications.
Faites, monsieur, me voilà, j'écoute et suis prêt à vous entendre.
Cette lettre, dit Danglars, je l'ai sur moi, je crois (il fouilla dans sa
poche). Oui, la voici : cette lettre ouvre à M. le comte de Monte-Cristo un
crédit illimité sur ma maison.
Eh bien, monsieur le
baron, que voyez-vous d'obscur là-dedans ?
Rien, monsieur ; seulement le mot
illimité...
Eh bien, ce mot n'est-il pas français ?... Vous comprenez, ce sont des
Anglo-Allemands qui écrivent.
Oh ! si fait, monsieur, et du côté de la syntaxe il n'y a rien à redire, mais
il n'en est pas de même du côté de la comptabilité.
Est-ce que la maison Thomson et French, demanda Monte-Cristo de l'
air le
plus naïf qu'il put prendre, n'est point parfaitement sûre, à votre avis,
monsieur le
baron ? diable ! cela me contrarierait, car j'ai quelques fonds placés
chez elle.
Ah ! parfaitement sûre, répondit Danglars avec un sourire presque railleur ;
mais le sens du mot illimité, en matière de finances, est tellement
vague...
Qu'il est illimité, n'est-ce pas ? dit Monte-Cristo.
C'est
justement cela, monsieur, que je voulais dire. Or, le vague, c'est le
doute, et, dit le sage, dans le doute abstiens-toi.
Ce qui signifie, reprit Monte-Cristo, que si maison la Thomson et French est
disposée à faire des folies, la maison Danglars ne l'est pas à suivre son
exemple.
Comment cela, monsieur le comte ?
Oui, sans doute, MM. Thomson et French font les affaires sans chiffres ; mais
M. Danglars a une limite aux siennes ; c'est un homme sage, comme il disait tout
à l'heure.
Monsieur, répondit orgueilleusement le banquier, personne n'a encore compté
avec ma caisse.
Alors, répondit froidement Monte-Cristo, il paraît que c'est moi qui
commencerai.
Qui vous dit cela ?
Les explications que vous me demandez, monsieur, et qui ressemblent fort à
des hésitations... »
Danglars se mordit les lèvres ; c'était la seconde fois qu'il était battu par
cet homme et cette fois sur un terrain qui était le sien. Sa politesse railleuse
n'était qu'affectée, et touchait à cet extrême si voisin qui est
l'impertinence.
Monte-Cristo, au contraire, souriait de la meilleure grâce du monde, et
possédait, quand il le voulait, un certain
air naïf qui lui donnait bien des
avantages.
« Enfin, monsieur, dit Danglars après un moment de silence, je vais essayer de
me faire comprendre en vous priant de
fixer vous-même la somme que vous comptez
toucher chez moi.
Mais, monsieur, reprit Monte-Cristo décidé à ne pas perdre un pouce de
terrain dans la discussion, si j'ai demandé un crédit illimité sur vous, c'est
que je ne savais
justement pas de quelles sommes j'aurais besoin. »
Le banquier crut que le moment était venu enfin de prendre le dessus ; il se
renversa dans son fauteuil, et avec un lourd et orgueilleux sourire :
« Oh ! monsieur, dit-il, ne craignez pas de désirer ; vous pourrez vous
convaincre alors que le chiffre de la maison Danglars, tout limité qu'il est,
peut satisfaire les plus larges exigences, et dussiez-vous demander un
million...
Plaît-il ? fit Monte-Cristo.
Je dis un million, répéta Danglars avec l'aplomb de la sottise.
Et que ferais-je d'un million ? dit le comte. Bon
Dieu ! monsieur, s'il ne
m'eût fallu qu'un million, je ne me serais pas fait ouvrir un crédit pour une
pareille misère. Un million ? mais j'ai toujours un million dans mon portefeuille
ou dans mon nécessaire de voyage. »
Et Monte-Cristo retira d'un petit carnet où étaient ses cartes de visite deux
bons de cinq cent mille francs chacun, payables au porteur, sur le Trésor.
Il fallait assommer et non piquer un homme comme Danglars. Le coup de massue
fit son effet : le banquier chancela et eut le vertige ; il ouvrit sur
Monte-Cristo deux yeux hébétés dont la prunelle se dilata effroyablement.
« Voyons, avouez-moi, dit Monte-Cristo, que vous vous défiez de la maison
Thomson et French. Mon
Dieu ! c'est tout simple ; j'ai prévu le cas, et, quoique
assez étranger aux affaires, j'ai pris mes précautions. Voici donc deux autres
lettres pareilles à celle qui vous est adressée, l'une est de la maison Arestein
et Eskoles, de
Vienne, sur M. le
baron de Rothschild, l'autre est de la maison
Baring, de Londres, sur M. Laffitte. Dites un mot, monsieur, et je vous ôterai
toute préoccupation, en me présentant dans l'une ou l'autre de ces deux
maisons. »
C'en était fait, Danglars était vaincu ; il ouvrit avec un tremblement visible
la lettre de
Vienne et la lettre de Londres, que lui tendait du bout des doigts
le comte, vérifia l'authenticité des signatures avec une minutie qui eût été
insultante pour Monte-Cristo, s'il n'eût pas fait la part de l'égarement du
banquier.
« Oh ! monsieur, voilà trois signatures qui valent bien des millions, dit
Danglars en se levant comme pour saluer la puissance de l'or personnifiée en cet
homme qu'il avait devant lui. Trois crédits illimités sur nos maisons !
Pardonnez-moi, monsieur le comte, mais tout en cessant d'être défiant, on peut
demeurer encore étonné.
Oh ! ce n'est pas une maison comme la vôtre qui s'étonnerait ainsi, dit
Monte-Cristo avec toute sa politesse ; ainsi, vous pourrez donc m'envoyer quelque
argent, n'est-ce pas ?
Parlez, monsieur le comte ; je suis à vos ordres.
Eh bien, reprit Monte-Cristo, à présent que nous nous entendons, car nous
nous entendons, n'est-ce pas ? »
Danglars fit un signe de tête affirmatif.
« Et vous n'avez plus aucune défiance ? continua Monte-Cristo.
Oh ! monsieur le comte ! s'écria le banquier, je n'en ai jamais eu.
Non ; vous désiriez une preuve, voilà tout. Eh bien, répéta le comte,
maintenant que nous nous entendons, maintenant que vous n'avez plus aucune
défiance, fixons, si vous le voulez bien, une somme générale pour la première
année : six millions, par exemple.
Six millions, soit ! dit Danglars suffoqué.
S'il me faut plus, reprit machinalement Monte-Cristo, nous mettrons plus ;
mais je ne compte rester qu'une année en France, et pendant cette année je ne
crois pas dépasser ce chiffre... enfin nous verrons... Veuillez, pour
commencer, me faire porter cinq cent mille francs demain, je serai chez moi
jusqu'à midi, et d'ailleurs, si je n'y étais pas, je laisserais un reçu à mon
intendant.
L'
argent sera chez vous demain à dix heures du matin, monsieur le comte,
répondit Danglars. Voulez-vous de l'or, ou des billets de banque, ou de
l'
argent ?
Or et billets par moitié, s'il vous plaît.
Et le comte se leva.
« Je dois vous confesser une chose, monsieur le comte, dit Danglars à son
tour ; je croyais avoir des notions exactes sur toutes les belles fortunes de
l'
Europe, et cependant la vôtre, qui me paraît considérable, m'était, je
l'avoue, tout à fait inconnue ; elle est récente ?
Non, monsieur, répondit Monte-Cristo, elle est, au contraire, de fort
vieille date : c'était une espèce de trésor de famille auquel il était défendu de
toucher, et dont les intérêts accumulés ont triplé le capital ; l'époque fixée
par le testateur est révolue depuis quelques années seulement : ce n'est donc que
depuis quelques années que j'en use, et votre
ignorance à ce sujet n'a rien que de naturel ; au reste, vous la connaîtrez mieux dans quelque temps. »
Et le comte accompagna ces mots d'un de ces sourires pâles qui faisaient si grand-peur à Franz d'Epinay.
« Avec vos
goûts et vos intentions, monsieur, continua Danglars, vous allez déployer dans la capitale un luxe qui va nous écraser tous, nous autres pauvres petits millionnaires : cependant comme vous me paraissez amateur, car lorsque je suis entré vous regardiez mes tableaux, je vous demande la permission de vous faire voir ma galerie : tous tableaux anciens, tous tableaux de maîtres garantis comme tels ; je n'aime pas les modernes.
Vous avez raison, monsieur, car ils ont en général un grand défaut : c'est celui de n'avoir pas encore eu le temps de devenir des anciens.
Puis-je vous montrer quelques statues de Thorwaldsen, de Bartoloni, de Canova, tous artistes étrangers ? Comme vous voyez, je n'apprécie pas les artistes français.
Vous avez le droit d'être injuste avec eux, monsieur, ce sont vos
compatriotes.
Mais tout cela sera pour plus tard, quand nous aurons fait meilleure connaissance, pour aujourd'hui, je me contenterai, si vous le permettez
toutefois, de vous présenter à Mme la baronne Danglars ; excusez mon
empressement, monsieur le comte, mais un client comme vous fait presque partie
de la famille. »
Monte-Cristo s'inclina, en signe qu'il acceptait l'honneur que le financier voulait bien lui faire.
Danglars sonna ; un laquais, vêtu d'une livrée éclatante, parut.
« Mme la baronne est-elle chez elle ? demanda Danglars.
Oui, monsieur le
baron, répondit le laquais.
Seule ?
Non, madame a du monde.
Ce ne sera pas indiscret de vous présenter devant quelqu'un n'est-ce pas, monsieur le comte ? Vous ne gardez pas l'incognito ?
Non, Monsieur le
baron, dit en souriant Monte-Cristo, je ne me reconnais pas ce droit-là.
Et qui est près de madame ? M. Debray ? » demanda Danglars avec une bonhomie
qui fit sourire intérieurement Monte-Cristo, déjà renseigné sur les transparents secrets d'intérieur du financier.
« M. Debray, oui, monsieur le
baron », répondit le laquais.
Danglars fit un signe de tête.
Puis se tournant vers Monte-Cristo :
« M. Lucien Debray, dit-il, est un ancien ami à nous, secrétaire intime du ministre de l'intérieur ; quant à ma femme, elle a dérogé en m'épousant, car elle appartient à une ancienne famille, c'est une demoiselle de
Servières, veuve en premières noces de M. le colonel
marquis de Nargonne.
Je n'ai pas l'honneur de connaître Mme Danglars ; mais j'ai déjà rencontré M. Lucien Debray.
Bah ! dit Danglars, où donc cela ?
Chez M. de Morcerf.
Ah ! vous connaissez le petit vicomte, dit Danglars.
Nous nous sommes trouvés ensemble à Rome à l'époque du carnaval.
Ah ! oui, dit Danglars ; n'ai-je pas entendu parler de quelque chose comme une aventure singulière avec des bandits, des voleurs dans les ruines ? Il a été tiré de là miraculeusement. Je crois qu'il a raconté quelque chose de tout cela à ma femme et à ma fille à son retour d'Italie.
Mme la baronne attend ces messieurs, revint dire le laquais.
Je passe devant pour vous montrer le chemin, fit Danglars en saluant.
Et moi, je vous suis », dit Monte-Cristo.