CHAPITRE XV
Dans lequel une des trois conditions imposées par l'article 345
du Code civil est enfin remplie.
A vrai dire, il était peut-être temps de terminer ce voyage, si convenablement organisé par la Compagnie des Chemins de fer algériens. Bien commencé, il menaçait de mal finir, tout au moins pour le groupe Dardentor.
En quittant Tlemcen, la caravane était réduite de moitié. Plusieurs des touristes avaient désiré prolonger de quelques
jours cette halte dans une ville qui méritait de les retenir. L'
agent Derivas demeurant avec eux, M. Dardentor et les siens, sous la conduite du guide Moktani, avaient seuls pris direction vers Sidi-bel-Abbès, dès l'aube du 21 mai.
Il convient de mentionner, en outre, la présence de M. Eustache Oriental, qui avait hâte sans doute de regagner Oran. Que son intention
fût de rédiger un rapport scientifique sur cette excursion, cela ne laisserait pas d'étonner M. Dardentor et les autres. En effet, il ne s'était jamais servi que de sa longue-vue pour relever des positions, et ses autres instruments étaient restés au fond de sa valise.
La caravane ne se composait donc plus que de deux chars à bancs. Le premier emportait les
dames et M. Désirandelle. Le second contenait M. Oriental,
Agathocle, fatigué de son peu accommodant mulet, deux
indigènes pour le service, les bagages et les provisions de réserve. En somme, il ne s'agissait plus que d'un déjeuner entre Tlemcen et le village de
Lamoricière, où l'on ferait halte pour la nuit, et, le lendemain, d'un déjeuner entre Lamoricière et Sidi-bel-Abbès, où le guide comptait arriver vers huit heures du soir. Là s'achèverait le voyage en caravane, et le chemin de fer ramènerait à Oran l'avant-garde des excursionnistes.
Il va sans dire que M. Dardentor et Moktani ne s'étaient point séparés de leurs méharis, excellentes bêtes dont ils
n'avaient pas à se plaindre, ni les deux Parisiens de leurs
chevaux qu'ils ne quitteraient pas sans regrets.
Entre Tlemcen et Sidi-bel-Abbès, une route nationale traverse cette partie de l'arrondissement et rejoint au Tlélat celle qui met Oran en
communication avec Alger. De Tlemcen à Sidi-bel-Abbès, la distance est de quatre-vingt-douze kilomètres, qui peuvent aisément se franchir en deux
jours.
La caravane cheminait donc à travers un pays plus varié que la région sud-oranaise de Saïda à Sebdou. Moins de
forêts, mais de vastes exploitations agricoles, des terrains de colonisation, et le capricieux réseau des affluents du Chouly et de l'Isser.
C'est un des grands
fleuves de l'Algérie, ce dernier, c'est l'artère vivifiante dont le cours de deux cents kilomètres se poursuit
jusqu'à la mer, en suivant une vallée où les cotonniers prospèrent, grâce aux déversements des hauts plateaux et du Tell.
Mais quel changement dans le moral de ces touristes, si unis au départ d'Oran en chemin de fer, et au départ de Saïda en caravane ! Une manifeste froideur glaçait leurs rapports. Les Désirandelle et Mme Elissane causaient à part dans leur char à bancs, et Louise devait entendre des choses peu faites pour lui plaire. Marcel Lornans et Jean Taconnat, s'abandonnant à leurs tristes pensées, marchaient en arrière du Perpignanais, lui répondant à peine, lorsqu'il s'arrêtait pour les attendre.
Infortuné Dardentor ! tout le monde semblait maintenant lui en vouloir : les Désirandelle, parce qu'il ne suppliait pas Louise d'agréer
Agathocle, Mme Elissane, parce qu'il ne décidait pas sa fille à ce
mariage convenu de longue date, Marcel Lornans, parce qu'il aurait dû intervenir en faveur de celui qu'il avait sauvé, Jean Taconnat, parce qu'il l'avait sauvé, au lieu de lui avoir donné lieu à un sauvetage !
Enfin,
Clovis Dardentor n'était plus qu'un
bouc émissaire, monté sur un chameau.
Seul lui restait le fidèle Patrice qui semblait dire :
« Oui... voilà où en sont les choses, et votre serviteur ne se trompait pas ! »
Mais il ne formulait pas cette pensée, il ne lui donnait pas une consistance littéraire, crainte d'une repartie dardentorienne, dont il
eût été froissé dans tout son être.
Eh bien ! décidément,
Clovis Dardentor finirait par les
envoyer tous à l'ours !
« Voyons, Clovis, se disait-il, est-ce que tu leur dois quelque chose à ces pierrots-là ?... Est-ce que tu vas te mettre martel en tête, parce que cela ne marche pas à leur gré ?... Est-ce ta faute si
Agathocle n'est qu'un serin, si ses père et mère le regardent comme un
phénix, si Louise a fini par estimer cet oiseau-là à sa juste valeur, car, enfin, il faut bien se rendre à l'évidence !... Que Marcel aime la jeune fille, je commence à m'en douter !... Mais, par les deux bosses de mon méhari, je ne peux pourtant pas leur crier à tous deux : « Amenez-vous, mes
enfants, que je vous bénisse !... » Et jusqu'à ce joyeux Jean, qui a perdu toute sa belle humeur, toute sa fantaisie, noyée dans les
eaux du Sâr !... On dirait qu'il m'en veut de l'avoir tiré de là !... Ma parole, ils sont tous à fourrer dans le même sac à geigneurs !... Eh bien !... »
Patrice venait de descendre du char à bancs avec l'intention de parler à son maître, et lui dit :
« Je crains, monsieur, que le temps ne se mette à la
pluie, et peut-être vaudrait-il...
Mieux vaut un mauvais temps que pas du tout !
Que pas du tout ?... répliqua Patrice, rendu rêveur par cet axiome fantaisiste. Si donc monsieur...
Zut ! »
Atterré de cette locution de gavroche, Patrice remonta dans le char à bancs plus vite qu'il en était descendu.
Pendant la matinée, par une
pluie chaude que versaient des nuages orageux, on fit la douzaine de kilomètres qui séparent Tlemcen de
l'Aïn-Fezza. Puis, l'averse ayant cessé, on déjeuna au lieu de halte, dans une gorge boisée, rafraîchie par les nombreuses cascades du voisinage déjeuner sans intimité, où régnait une visible gêne. On eût dit les convives d'une table d'hôte, qui ne se sont jamais vus avant de s'asseoir devant leur assiette, et qui ne se reverront jamais après l'avoir vidée. Sous les yeux fulgurants des Désirandelle, Marcel Lornans évitait de regarder Louise Elissane. Quant à Jean Taconnat, ne comptant plus sur les hasards de la route, une route nationale, avec ses talus en bon
état, ses bornes militaires, ses tas de cailloux bien alignés, ses cantonniers au travail, il maudissait la malencontreuse administration qui avait civilisé ce pays.
A plusieurs reprises, cependant,
Clovis Dardentor essaya de réagir, il voulut ressaisir le lien rompu, il lança quelques fusées, mais ses artifices, comme s'ils se ressentaient de l'averse, firent long
feu.
« Décidément, ils m'embêtent !
» murmurait-il.
On se remit en route vers onze heures, on franchit sur un pont le Chouly, rapide affluent de Tisser, on côtoya une petite
forêt, des carrières de pierre, les ruines d'Hadjar-Roum, et, sans incident, on atteignit
vers six heures du soir l'annexe de Lamoricière.
Après un si bref séjour à Tlemcen, il ne pouvait être question de poser dans cet Ouled-Mimoun de deux cents habitants, qui
porte le nom de l'
illustre général.
Remarquable surtout par sa fraîche et fertile vallée, on n'y trouva aucun confortable dans l'unique auberge de l'endroit. On y servit
même des ufs à la coque qui auraient pu être mis à la broche. Par bonheur, l'
agent M. Derivas n'était pas là, ce qui évita
de justes récriminations. En revanche, les touristes furent honorés d'une sérénade indigène. Peut-être eussent-ils refusé
ce concert ; mais, sur les instances de M. Dardentor, dont il eût été imprudent de surexciter la mauvaise humeur, ils se résignèrent.
Cette sérénade fut donnée dans la grande salle de l'auberge, et elle valait la peine d'être entendue.
C'était une « nouba » réduite à trois espèces d'instruments arabes, le « tébeul », gros tambour que font résonner sur sa double face deux minces baguettes de
bois, la « rheïta », flûte en partie métallique, dont la sonorité est comparable à celle du biniou, le « nouara »,
composé de deux demi-calebasses tendues d'une peau sèche.
D'habitude, si cette nouba est accompagnée de danses gracieuses, les danses, ce soir-là, ne figurèrent pas au programme.
Lorsque la petite fête eut pris fin :
« Enchanté... je suis enchanté ! » déclara M. Dardentor d'une voix rébarbative.
Et, personne n'ayant osé émettre une opinion contraire, il fit complimenter par Moktani ces musiciens indigènes qu'il gratifia d'un pourboire très convenable.
Notre Perpignanais avait-il été aussi satisfait qu'il en donnait l'assurance ? C'est une question. Il y eut, dans tous les cas, un des auditeurs
dont la satisfaction fut complète, on peut l'affirmer. Oui ! pendant cette nouba, l'un des deux cousins, on devine lequel, avait pu se placer près de Mlle Elissane. Et sait-on s'il ne lui révéla pas alors les trois mots gravés au fond de son cur, qui trouvèrent écho dans celui de la jeune fille ?...
Le lendemain, de bonne heure, départ des touristes, impatients d'arriver au terme du voyage. Après Lamoricière et jusqu'à
Aïn Tellout, on suivit, sur une dizaine de kilomètres, le tracé du chemin de fer en projet. A ce point, la route l'abandonne, et remonte directement vers le
nord-est, où elle coupe, à quelques kilomètres de Sidi- bel-Abbès, le chemin de fer en construction, qui descend vers le Sud-Oranais.
Il y eut d'abord à traverser de larges exploitations d'alfa et de vastes champs de culture qui se développaient jusqu'à l'
horizon.
Fréquemment des puits se rencontraient le long de la route, bien que les premières
eaux des oueds Mouzen et Zehenna fussent déjà abondantes. Les véhicules et les
chevaux allaient aussi vite que possible, afin d'enlever cette
étape de quarante-cinq kilomètres dans une seule journée. Il n'était plus question de s'attarder en causeries joyeuses, et, d'ailleurs, rien de curieux sur ce parcours, pas même des ruines romaines ou berbères.
La température était élevée. Heureusement, un écran de nuages modérait les ardeurs du
soleil, qui eussent été insoutenables à la surface de cette région déboisée. Partout, des champs sans
arbres, des plaines sans ombrages.
Même cheminement, qui se poursuivit de la sorte jusqu'à la halte du déjeuner.
Il était onze heures, lorsque la caravane s'arrêta au signal du guide Moktani. En se portant à quelques kilomètres vers la gauche,
la lisière de la
forêt des Ouled-Mimoun lui eût offert un endroit propice. Mais il ne convenait pas de s'allonger de ce détour.
Les provisions furent tirées des paniers. On s'assit sur le bord de la route en groupes divers. Il y eut le groupe Désirandelle-Elissane, et
il fallait bien que Louise lui appartînt. Il y eut le groupe Jean-Marcel, et le jeune homme, en ne cherchant pas à s'approcher de la jeune fille, montra une discrétion dont celle-ci dut lui être reconnaissante. Depuis Lamoricière, il est probable que tous deux avaient fait plus de chemin que la caravane, et vers un but qui n'était pas précisément Sidi-bel-Abbès...
Enfin, il y eut le groupe Dardentor, lequel ne se fût
composé que du personnage de ce nom, si notre Perpignanais n'eût accepté, faute de grives, la compagnie de M. Oriental.
Ils se trouvèrent l'un près de l'autre, et ils causèrent. De quoi ?... De tout... du voyage qui allait s'achever, et, en
réalité, sans encombre... Nuls retards, des accidents sans gravité depuis le départ... Santé parfaite des touristes, peut-être un peu
fatigués... plus particulièrement les
dames... Encore cinq à six heures de marche jusqu'à Sidi-bel-Abbès, et l'on n'aurait plus qu'à se caser dans un wagon de première classe à destination d'Oran.
« Et vous êtes satisfait, monsieur Oriental ?... demanda
Clovis Dardentor.
Très satisfait, monsieur Dardentor, répondit le Montélimarrois. Ce voyage était fort bien organisé, et la question de
nourriture a été résolue d'une manière très acceptable, même dans les plus infimes villages.
Cette question me paraît avoir tenu une place importante dans votre
esprit ?...
Très importante, en effet, et j'ai pu me procurer divers échantillons de produits comestibles dont j'ignorais l'existence.
Pour mon compte, monsieur Oriental, ces préoccupations de boustifaille...
Hum !... fit Patrice, qui servait son maître.
... Me laissent à peu près le gaster indifférent, continua
Clovis Dardentor.
A mon avis, elles doivent, au contraire, occuper le premier rang dans l'existence, repartit M. Oriental.
Eh bien ! cher monsieur, permettez-moi d'avouer que si nous avions attendu de vous quelques services, ce n'aurait point été des services
culinaires, mais des services astronomiques.
Astronomiques ?... répéta M. Oriental.
Oui... par exemple, si notre guide se fût égaré... s'il avait fallu recourir à des observations pour retrouver la route... grâce à vous, qui auriez pris la
hauteur du
soleil...
J'aurais pris la
hauteur du
soleil ?.,.
Sans doute... pendant le
jour... ou celle des étoiles pendant la nuit... Vous savez bien... les déclinaisons...
Quelles déclinaisons ?... Rosa, la rosé ?...
Ah ! charmant ! » s'écria M. Dardentor.
Et il partit d'un gros rire, qui ne produisit aucun effet de répercussion dans les autres groupes.
« Enfin... reprit-il, je veux dire qu'au moyen de vos instruments... votre sextant...
comme les marins... le sextant qui est dans votre valise...
J'ai un sextant... dans ma valise ?
C'est probable... car la longue-vue, c'est bon pour les paysages... Mais quand il s'agit du passage du
soleil au
méridien ?...
Je ne comprends pas...
Enfin n'êtes-vous pas président de la Société astronomique de
Montélimar ?
Gastronomique, cher monsieur. Société gastronomique ! » répondit fièrement M. Oriental. Et cette
réponse, qui expliquait bien des choses inexplicables jusqu'alors, parvint à dérider Jean Taconnat, après que M. Dardentor l'eut
répétée.
« Mais c'est cet
animal de Patrice, qui nous a dit, à bord de l'
Argèlès... s'écria-t-il.
Comment, monsieur n'est pas astronome ?... demanda le digne serviteur.
Non... gastronome... on te dit, gas-tro-nome !
J'aurai mal compris le maître d'hôtel, répliqua Patrice, et cela peut arriver à tout le monde de mal comprendre !
Et... j'ai pu croire... s'écria notre Perpignanais, j'ai pu prendre M. Oriental pour... tandis que c'était un... Vrai !... C'est à s'en gondoler l'échiné !... Tiens, prends tes cliques, tes claques, tes cloques, Patrice, et fiche-moi le camp ! »
Patrice s'en alla, tout confus de sa méprise, et encore plus humilié de l'algarade inconvenante qu'elle lui avait value en des termes si vulgaires. Se gondoler l'échiné... C'était la première fois que son maître employait devant lui pareille locution... ce serait la dernière, ou Patrice quitterait son service et chercherait une place chez un membre de l'Académie française, au langage châtié, – pas chez M. Zola, par exemple... si jamais...
Jean Taconnat s'approcha.
« Vous lui pardonnerez, monsieur Dardentor, dit-il.
Et pourquoi ?...
Parce qu'il n'y a pas là de quoi pendre un homme. Après tout, un gastronome, c'est un astronome paré des plumes du g. »
Et
Clovis Dardentor s'esclaffa de cette calembredaine au point de compromettre sa
digestion.
« Ah ! ces Parisiens, à eux le pompon !... Ce qu'ils vous dégotent !... s'écria-t-il.
Non ! jamais on n'aurait trouvé cela à
Perpignan, et, pourtant, ils ne sont pas bêtes, les Perpignanais ! Oh ! non !
D'accord, se dit
in petto Jean Taconnat, mais ils ont trop la bosse du sauvetage ! »
Chariots et montures se remirent en
route. Aux exploitations d'alfa avaient succédé
les terrains de colonisation.
Vers deux heures, au trot des attelages,
le hameau de Lamtar était atteint, –
précisément à la jonction d'un petit
embranchement qui réunit le chemin de grande communication
de Aïn-Temouchent à la route nationale de Sidi-
bel-Abbès. A trois heures, arrivée au pont de
Mouzen, à l'endroit où conflue l'oued de ce nom
avec un de ses affluents, puis, à quatre heures, au
carrefour où les deux routes précitées
se rencontrent un peu au-dessous de Sidi-Kraled, à quelques
kilomètres seulement de Sidi-Lhassen, après avoir
suivi le cours du Mekerra, nom que prend le Sig en cette
région.
Sidi-Lhassen n'est qu'une annexe de
six cents habitants environ, pour la plupart Allemands et
indigènes, et il n'était pas question d'y faire
halte.
Soudain – il était quatre
heures et demie – le guide, qui marchait en tête, fut
brusquement arrêté par un écart de son
méhari. En vain l'excita-t-il de la voix, l'
animal refusa
d'avancer et se rejeta en arrière.
Presque aussitôt, les
chevaux des deux jeunes gens s'ébrouaient, se cabraient,
poussaient un hennissement de frayeur, et, malgré
l'éperon, malgré la bride, reculaient vers les
chars à bancs dont l'attelage donnait des signes identiques
d'épouvanté.
« Qu'y a-t-il donc ?
» demanda
Clovis Dardentor.
Sa monture, renâclant et
humant quelque émanation lointaine, venait de s'accroupir.
A cette question
répondirent deux formidables rugissements, sur la nature
desquels il n'y avait pas à se méprendre.
C'était à une centaine de pas, dans le
bois de
pins, que ces rugissements avaient retenti.
« Des
lions ! »
s'écria le guide.
On imagine aisément de quel
effroi trop justifié fut saisie la caravane. Ces fauves dans
le voisinage, en plein
jour, ces fauves qui s'apprêtaient
à bondir sans doute...
Mme Elissane, Mme
Désirandelle, Louise, effarées,
sautèrent à bas de leur voiture, dont les mules
cherchaient à briser les traits, afin de s'enfuir.
La première
idée, – purement instinctive, – qui vint aux deux
dames,
à MM. Désirandelle père et fils,
à M. Eustache Oriental, fut de rebrousser chemin, et de se
réfugier dans le dernier hameau, à plusieurs
kilomètres de là...
« Restez tous ! »
cria
Clovis Dardentor, d'une voix si impérieuse qu'elle
obtint une obéissance passive.
D'ailleurs, Mme
Désirandelle venait de perdre connaissance. Quant aux
chevaux et aux chameaux, le conducteur et les indigènes les
avaient entravés en un tour de main, afin qu'ils ne pussent
s'échapper à travers la campagne.
Marcel Lornans, lui,
s'était précipité vers le second char
à bancs ; puis, aidé de Patrice, il en rapporta
les armes, carabines et revolvers, qui furent aussitôt
chargés.
M. Dardentor et Marcel Lornans prirent
les carabines, Jean Taconnat et Moktani saisirent les revolvers. Tous
se tenaient groupés au pied d'un bouquet de
térébinthes, sur le talus à gauche de
la route.
Sur cette campagne déserte, aucun secours à attendre.
Les rugissements éclatèrent de nouveau, et, presque à l'instant, apparut sur la lisière du
bois un couple de fauves.
C'étaient un
lion et une
lionne, de taille colossale, dont la robe jaunâtre se détachait vivement sur la sombre verdure des pins d'
Alep.
Ces
animaux allaient-ils se jeter sur la caravane qu'ils regardaient de leurs yeux flamboyants ?... Ou bien, inquiets du nombre, rentreraient-ils sous
bois et livreraient-ils passage ?...
Tout d'abord, ils firent quelques pas, sans se hâter, ne troublant plus l'
air que par des ronflements sourds.
« Que personne ne bouge, répéta M. Dardentor, et qu'on nous laisse faire ! »
Marcel Lornans jeta un regard sur Louise. La jeune fille, la figure pâle, les traits contractés, mais se possédant, essayait de rassurer sa mère. Puis, Jean Taconnat et lui vinrent se ranger près de
Clovis Dardentor et de Moktani, à une dizaine de pas en avant du bouquet de térébinthes.
Une minute après, comme les deux fauves s'étaient rapprochés, une première
détonation retentit. Le Perpignanais
avait tiré sur la
lionne, mais, cette fois, son adresse habituelle l'avait mal servi, et la bête, seulement effleurée au cou, bondit en poussant des cris rauques. Et, comme au même instant, le
lion s'élançait, Marcel Lornans, épaulant sa carabine, fit
feu.
« Maladroit que je suis ! » s'était écrié M. Dardentor, à la suite de son coup infructueux.
Marcel Lornans n'eut pas pareil reproche à mériter, car le
lion fut atteint au défaut de l'épaule. Il est vrai, son épaisse crinière amortit la balle, qui ne le frappa pas mortellement, et, dans un redoublement de rage, il se précipita sur la route, sans s'arrêter devant trois balles du revolver de Jean Taconnat.
Tout cela s'était passé en quelques secondes, et les deux carabines n'avaient pu être rechargées, lorsque les fauves
retombèrent près du bouquet de térébinthes.
Marcel Lornans et Jean Taconnat furent renversés par la
lionne, dont les griffes se levaient sur eux, lorsqu'une balle de Moktani détourna soudain l'
animal qui, revenant à la charge, fonça sur les deux jeunes gens à terre.
La carabine de M. Dardentor retentit une seconde fois. La balle troua la poitrine de la
lionne, sans lui traverser le
cœur, et si les deux cousins ne se fussent lestement mis hors de portée, ils n'en seraient pas sortis sains et saufs.
Cependant la
lionne, quoique grièvement blessée, était redoutable encore. Le
lion, qui venait de la rejoindre, se précipita
avec elle vers le groupe, où l'effarement des
chevaux et des attelages ajoutait au désordre et à l'épouvante.
Moktani, saisi par le
lion, fut traîné pendant une dizaine de pas, tout couvert de sang. Jean Taconnat, son revolver à la main, Marcel Lornans, sa carabine rechargée, revinrent vers le talus. Mais, à ce moment, deux coups, tirés presque à bout portant, achevèrent la
lionne, qui retomba inanimée, après un dernier soubresaut.
Le
lion, au dernier degré de la fureur, emporté par un bond de vingt pieds, vint tomber sur
Clovis Dardentor, lequel ne pouvant faire usage de son arme, roulé à terre, risquait d'être écrasé sous le poids de la bête...
Jean Taconnat courut vers lui, à trois pas du
lion, et, soyez sûr qu'il ne songeait guère aux conditions imposées par le
Code civil pour l'adoption, il pressa la gâchette de son revolver, dont le dernier coup rata...
A cet instant, les
chevaux et les attelages, au paroxysme de l'épouvante, rompant leurs entraves, s'enfuirent à travers la campagne. Moktani, dans l'impossibilité d'utiliser son arme, s'était traîné jusqu'au talus, tandis que M. Désirandelle, M. Oriental et
Agathocle se tenaient devant les
dames...
Clovis Dardentor n'avait pu se relever, et la patte du
lion allait s'abattre sur sa poitrine, lorsqu'un coup de
feu éclata...
L'énorme fauve, le crâne perforé, rejeta la tête en arrière, et retomba mort à côté du Perpignanais...
C'était Louise Elissane qui, après avoir ramassé le revolver de Moktani, avait tiré à bout portant sur l'
animal...
« Sauvé... sauvé par elle !... s'écria M. Dardentor, et ils n'étaient pas en peau de mouton, et ils n'avaient pas de roulettes aux pattes, ces lions-là ! »
Puis il se releva d'un bond que n'eût pas désavoué ce roi des
animaux étendu sur le sol.
Ainsi, ce que n'avaient pu faire ni Jean Taconnat ni Marcel Lornans, cette jeune fille venait de le faire, elle ! Il est vrai, ses
forces l'abandonnèrent soudain et, prise de faiblesse, elle fût tombée, si Marcel Lornans ne l'eût reçue dans ses bras pour la rapporter à sa mère.
Tout danger avait disparu, et qu'aurait pu dire M. Dardentor de plus que les premiers mots qui lui étaient partis du
cœur à l'adresse de Louise
Elissane ?...
Aussi, aidé des indigènes, notre Perpignanais s'occupa-t-il avec Patrice de rattraper les mules et les
chevaux en fuite. Il y réussit en peu de temps, car ces
animaux, calmés après la mort des fauves, revinrent d'eux-mêmes sur la route.
Moktani, assez grièvement blessé à la hanche et au bras, fut déposé dans l'un des chars à bancs, et Patrice dut prendre sa place entre les deux bosses camelliennes de son méhari, où il se montra sportsman non moins distingué que s'il eût chevauché un pur-sang arabe.
Lorsque Marcel Lornans et Jean Taconnat furent remontés à
cheval, le second dit au premier :
« Eh bien !... il nous a encore sauvés tous les deux, ce terre-neuve des Pyrénées-Orientales !... Décidément, il n'y a rien à faire avec un pareil homme !
Rien ! » répondit Marcel Lornans.
La caravane se remit en marche. Une demi-heure plus tard, elle atteignait Sidi-Lhassen, et, à sept heures, descendait au meilleur hôtel de
Sidi-bel-Abbès.
Tout d'abord, un médecin fut appelé près de Moktani afin de lui donner ses soins, et il reconnut que les blessures du guide n'auraient pas de suites graves.
A huit heures, on dîna en commun, dîner silencieux, pendant lequel, comme par un tacite accord, les convives ne firent aucune allusion à l'attaque des fauves.
Mais, au dessert, M. Dardentor, se levant, et s'adressant à Louise d'un ton sérieux qu'on ne lui connaissait guère :
« Chère demoiselle, dit-il, vous m'avez sauvé...
Oh ! monsieur Dardentor, répondit la jeune fille dont les joues se colorèrent d'une vive rougeur.
Oui... sauvé... et sauvé dans un combat où, sans votre intervention, j'aurais perdu la vie !... Aussi, avec la permission de madame votre mère, puisque vous remplissez les conditions exigées par l'article 345 du code civil, mon plus vif désir serait-il de vous adopter...
Monsieur... répliqua Mme Elissane, assez interdite de cette proposition...
Pas d'objection, répliqua le Perpignanais, car si vous ne consentez pas...
Si je ne consens pas ?...
Je vous
épouse, chère madame, et Mlle Louise deviendra ma fille tout de même ! »