CHAPITRE V : Les Adieux
Il est en l'homme un phénomène désespérant pour les
esprits méditatifs qui veulent trouver un sens à la marche des sociétés et donner des lois de progression au mouvement de l'intelligence. Quelque grave que soit un fait, et s'il pouvait exister des faits surnaturels, quelque grandiose que serait un miracle opéré publiquement, l'éclair de ce fait, la foudre de ce miracle s'abîmerait dans l'océan moral dont la surface à peine troublée par quelque rapide bouillonnement reprendrait aussitôt le niveau de ses fluctuations habituelles.
Pour mieux se faire entendre, la voix passe-t-elle
par la gueule de l'
Animal ? La Main écrit-elle des caractères
aux frises de la salle où se goberge la Cour ? L'œil éclaire-t-il
le sommeil du roi ? Le Prophète vient-il expliquer le songe ?
le Mort évoqué se dresse-t-il dans les régions
lumineuses où revivent les facultés ? l'
Esprit écrase-t-il
la Matière au pied de l'échelle
mystique des Sept Mondes
Spirituels arrêtés les uns sur les autres dans l'espace
et se révélant par des ondes brillantes qui tombent en
cascades sur les marches du Parvis céleste ? Quelque profonde
que soit la Révélation intérieure, quelque visible
que soit la Révélation extérieure ; le lendemain
Balaam doute de son ânesse et de lui ; Balthazar et Pharaon font
commenter la Parole par deux
Voyants, Moïse et Daniel. L'
Esprit vient,
emporte l'homme au-dessus de la terre, lui soulève les mers,
lui en fait voir le fond, lui montre les espèces disparues, lui
ranime les os desséchés qui meublent de leur poudre la
grande vallée : l'Apôtre écrit l'Apocalypse ! Vingt siècles après, la science humaine approuve l'apôtre, et traduit ses images
en axiomes. Qu'importe ! la masse continue à vivre comme elle
vivait hier, comme elle vivait à la première
olympiade,
comme elle vivait le lendemain de la création, ou la veille de
la grande catastrophe. Le Doute couvre tout de ses vagues. Les mêmes
flots battent par le même mouvement le granit humain qui sert
de bornes à l'océan de l'intelligence. Après s'être
demandé s'il a vu ce qu'il a vu, s'il a bien entendu les paroles
dites, si le fait était un fait, si l'idée était
une idée, l'homme reprend son allure, il pense à ses affaires,
il obéit à je ne sais quel valet qui suit la Mort, à
l'Oubli, qui de son manteau noir couvre une ancienne Humanité
dont la nouvelle n'a nul souvenir. L'Homme ne cesse d'aller, de marcher,
de pousser végétativement jusqu'au
jour où la Cognée
l'abat. Si cette puissance de flot, si cette haute pression des
eaux
amères empêche tout progrès, elle prévient
sans doute aussi la mort. Les
Esprits préparés pour la
foi parmi les êtres supérieurs aperçoivent seuls
l'échelle
mystique de Jacob. Après avoir entendu la réponse
où Séraphîta, si sérieusement interrogée,
avait déroulé l'Etendue divine, comme un orgue touché
remplit une
église de son mugissement et révèle
l'univers musical en baignant de ses sons graves les voûtes les
plus inaccessibles, en se jouant, comme la lumière, dans les
plus légères
fleurs des
chapiteaux ; Wilfrid rentra chez
lui tout épouvanté d'avoir vu le monde en ruines, et sur
ces ruines des clartés inconnues, épanchées à
flots par les mains de cette jeune fille. Le lendemain il y pensait
encore, mais l'épouvante était calmée ; il ne se
sentait ni détruit ni changé ; ses passions, ses idées
se réveillèrent fraîches et vigoureuses. Il alla déjeuner
chez monsieur Becker, et le trouva sérieusement plongé
dans le Traité des Incantations, qu'il avait feuilleté
depuis le matin pour rassurer son hôte. Avec l'enfantine bonne foi du
savant, le pasteur avait fait des plis aux pages où Jean Wier
rapportait des preuves authentiques qui prouvaient la possibilité
des événements arrivés la veille ; car, pour les
docteurs, une idée est un événement comme les plus
grands événements sont à peine une idée
pour eux. A la cinquième tasse de thé que prirent ces
deux philosophes, la mystérieuse soirée devint naturelle.
Les vérités célestes furent des raisonnements plus
ou moins forts et susceptibles d'examen. Séraphîta leur parut
être une fille plus ou moins éloquente ; il fallait faire
la part à son organe enchanteur, à sa beauté séduisante,
à son geste fascinateur, à tous ces moyens oratoires par
l'emploi desquels un acteur met dans une phrase un monde de sentiments
et de pensées, tandis qu'en réalité souvent la
phrase est vulgaire. - Bah ! dit le bon ministre en faisant une petite
grimace philosophique pendant qu'il étalait une couche de
beurre
salé sur sa tartine, le dernier mot de ces belles
énigmes
est à six pieds sous terre.
- Néanmoins, dit Wilfrid en sucrant son
thé, je ne conçois pas comment une jeune fille de seize
ans peut savoir tant de choses, car sa parole a tout pressé comme
dans un étau.
- Mais, dit le pasteur, lisez donc l'
histoire de
cette jeune Italienne qui, dès l'âge de douze ans, parlait
quarante deux langues, tant anciennes que modernes ; et l'
histoire de
ce moine qui par l'
odorat devinait la pensée ! Il existe dans
Jean Wier et dans une douzaine de traités, que je vous donnerai
à lire, mille preuves pour une.
- D'accord, cher pasteur ; mais pour moi Séraphîta
doit être une femme divine à posséder.
- Elle est tout intelligence, répondit dubitativement
monsieur Becker.
Quelques
jours se passèrent pendant lesquels
la neige des vallées fondit insensiblement ; le vert des
forêts
poindit comme l'herbe nouvelle, la nature norwégienne fit les
apprêts de sa parure pour ses noces d'un
jour. Pendant ces moments
où l'
air adouci permettait de sortir, Séraphîta demeura
dans la solitude. La passion de Wilfrid s'accrut ainsi par l'irritation
que cause le voisinage d'une femme aimée qui ne se montre pas.
Quand cet être inexprimable reçut Minna, Minna reconnut
en lui les ravages d'un
feu intérieur : sa voix était
devenue profonde, son teint commençait à blondir ; et,
si jusque-là les poètes en eussent comparé la
blancheur
à celle des
diamants, elle avait alors l'éclat des topazes.
- Vous l'avez
vue ? dit Wilfrid qui rôdait autour
du château suédois et qui attendait le retour de Minna.
- Nous allons le perdre, répondit la jeune
fille dont les yeux se remplirent de larmes.
- Mademoiselle, s'écria l'étranger
en réprimant le volume de voix qu'excite la colère, ne
vous jouez pas de moi. Vous ne pouvez aimer Séraphîta que comme
une jeune fille en aime une autre, et non de l'
amour qu'elle m'
inspire.
Vous ignorez quel serait votre danger si ma jalousie était
justement
alarmée. Pourquoi ne puis-je aller près d'elle ? Est-ce
vous qui me créez des obstacles ?
- J'ignore, répondit Minna calme en apparence,
mais en proie à une profonde terreur, de quel droit vous sondez
ainsi mon
cœur ? Oui, je l'aime, dit-elle en retrouvant la hardiesse
des convictions pour confesser la
religion de son
cœur. Mais ma jalousie,
si naturelle à l'
amour, ne redoute ici personne. Hélas
! Je suis jalouse d'un sentiment caché qui l'absorbe. Il est
entre lui et moi des espaces que je ne saurais franchir. Je voudrais
savoir qui des étoiles ou de moi l'aime mieux, qui de nous se
dévouerait plus promptement à son bonheur ? Pourquoi ne
serais-je pas libre de déclarer mon affection ? En présence
de la mort, nous pouvons avouer nos préférences, et, monsieur,
Séraphîtüs va mourir.
- Minna, vous vous trompez, la sirène que
j'ai si souvent baignée de mes désirs, et qui se laissait
admirer coquettement étendue sur son divan, gracieuse, faible
et dolente, n'est pas un jeune homme.
- Monsieur, répondit Minna troublée,
celui dont la main puissante m'a guidée sur le Falberg, à
ce sler abrité par le
Bonnet de Glace ; là, dit-elle
en montrant le haut du pic, n'est pas non plus une faible jeune fille.
Ah ! si vous l'aviez entendu prophétisant ! Sa
poésie
était la musique de la pensée. Une jeune fille n'eût
pas déployé les sons graves de la voix qui me remuait
l'
âme. - Mais quelle certitude avez-vous ?... dit Wilfrid.
- Aucune autre que celle du
cœur, répondit
Minna confuse en se hâtant d'interrompre l'étranger.
- Eh ! bien, moi, s'écria Wilfrid en jetant
sur Minna l'effrayant regard du désir et de la volupté
qui tuent, moi qui sais aussi combien est puissant son empire sur moi,
je vous prouverai votre erreur.
En ce moment où les mots se pressaient sur
la langue de Wilfrid, aussi vivement que les idées abondaient
dans sa tête, il vit Séraphîta sortant du château
suédois, suivie de David. Cette apparition calma son
effervescence.
- Voyez, dit-il, une femme peut seule avoir cette
grâce et cette mollesse.
- Il souffre, et se promène pour la dernière
fois, dit Minna.
David s'en alla sur un signe de sa maîtresse, au-devant
de laquelle vinrent Wilfrid et Minna.
-
Allons jusqu'aux chutes de la Sieg, leur dit
cet être en manifestant un de ces désirs de malade auxquels
on s'empresse d'obéir. Un léger
brouillard blanc couvrait
alors les vallées et les
montagnes du Fiord, dont les sommets,
étincelants comme des étoiles, le perçaient en
lui donnant l'apparence d'une voie lactée en marche. Le
soleil
se voyait à travers cette fumée terrestre comme un globe
de fer rouge. Malgré ces derniers
jeux de l'
hiver, quelques bouffées
d'
air tiède chargées des senteurs du bouleau, déjà
paré de ses blondes efflorescences, et pleine des parfums exhalés
par les mélèzes dont les houppes de soie étaient
renouvelées, ces brises échauffées par l'encens
et les soupirs de la terre, attestaient le beau printemps du nord, rapide
joie de la plus mélancolique des natures. Le vent commençait
à enlever ce voile de nuages qui dérobait imparfaitement
la
vue du golfe. Les
oiseaux chantaient. L'écorce des
arbres,
où le
soleil n'avait pas séché la route des frimas
qui en étaient découlés en ruisseaux murmurants,
égayait la
vue par de fantastiques apparences. Tous trois cheminaient
en silence le long de la grève. Wilfrid et Minna contemplaient
seuls ce spectacle magique pour eux qui avaient subi le tableau monotone
de ce paysage en
hiver. Leur
compagnon marchait pensif, comme s'il cherchait
à distinguer une voix dans ce concert. Ils arrivèrent
au bord des rochers entre lesquels s'échappait la Sieg, au bout
de la longue avenue bordée de vieux sapins que le cours du torrent
avait onduleusement tracée dans la
forêt, sentier couvert
en arceaux à fortes nervures comme ceux des
cathédrales.
De là le Fiord se découvrait tout entier, et la mer étincelait
à l'
horizon comme une lame d'
acier. En ce moment, le
brouillard
dissipé laissa voir le
ciel bleu. Partout dans les vallées,
autour des
arbres, voltigèrent encore des parcelles étincelantes,
poussière de
diamants balayés par une brise fraîche, magnifiques
chatons de gouttes suspendues au bout des rameaux en pyramide. Le torrent
roulait au-dessus d'eux. De sa nappe s'échappait une vapeur teinte
de toutes les nuances de la lumière par le
soleil, dont les rayons
s'y décomposaient en dessinant des écharpes aux sept
couleurs,
en faisant jaillir les
feux de mille prismes dont les reflets se contrariaient.
Ce quai sauvage était tapissé par plusieurs espèces
de lichens, belle étoffe moirée par l'
humidité,
et qui figurait une magnifique tenture de soie. Des bruyères
déjà fleuries couronnaient les rochers de leurs guirlandes
habilement mélangées. Tous les feuillages mobiles attirés
par la fraîcheur des
eaux laissaient pendre au-dessus leurs chevelures
; les mélèzes agitaient leurs dentelles en caressant les
pins,
immobiles comme des vieillards soucieux. Cette luxuriante parure
avait un contraste et dans la gravité des vieilles colonnades
que décrivaient les
forêts étagées sur les
montagnes, et dans la grande nappe du Fiord étalée aux
pieds des trois spectateurs, et où le torrent noyait sa fureur.
Enfin la mer encadrait cette page écrite par le plus grand des
poètes, le hasard auquel est dû le pêle-mêle
de la création en apparence abandonnée à elle-même.
Jarvis était un point perdu dans ce paysage, dans cette immensité,
sublime comme tout ce qui, n'ayant qu'une vie éphémère,
offre une rapide image de la perfection ; car, par une loi, fatale à
nos yeux seulement, les créations en apparence achevées,
cet
amour de nos
cœurs et de nos regards, n'ont qu'un printemps ici.
En haut de ce rocher, certes ces trois êtres pouvaient se croire
seuls dans le monde.
- Quelle volupté ! s'écria Wilfrid.
- La nature a ses hymnes, dit Séraphîta.
Cette musique n'est-elle pas délicieuse ? Avouez-le, Wilfrid
? aucune des femmes que vous avez connues n'a pu se créer une
si magnifique retraite ? Ici j'éprouve un sentiment rarement
inspiré par le spectacle des villes, et qui me porterait à
demeurer couchée au milieu de ces herbes si rapidement venues.
Là, les yeux au
ciel, le
cœur ouvert, perdue au sein de l'immensité,
je me laisserais aller à entendre le soupir de la
fleur qui,
à peine dégagée de sa primitive nature, voudrait
courir, et les cris de l'eider impatient de n'avoir encore que des ailes,
en me rappelant les désirs de l'homme qui tient de tous, et qui,
lui aussi, désire ! Mais ceci, Wilfrid, est de la
poésie
de femme ! Vous apercevez une voluptueuse pensée dans cette fumeuse
étendue liquide, dans ces voiles brodés où la nature
se joue comme une fiancée coquette, et dans cette atmosphère
où elle parfume pour ses hyménées sa chevelure
verdâtre. Vous voudriez voir la forme d'une
naïade dans cette
gaze de vapeurs ? Et, selon vous, je devrais écouter la voix
mâle du Torrent.
- L'
amour n'est-il pas là, comme une abeille
dans le calice d'une
fleur ? répondit Wilfrid qui, pour la première
fois apercevant en elle les traces d'un sentiment terrestre, crut le
moment favorable à l'expression de sa bouillante tendresse.
- Toujours donc ? répondit en riant Séraphîta
que Minna avait laissée seule.
L'
enfant gravissait un rocher où elle avait
aperçu des saxifrages bleues.
- Toujours, répéta Wilfrid. Ecoutez-moi,
dit-il en lui jetant un regard dominateur qui rencontra comme une armure
de
diamant, vous ignorez ce que je suis, ce que je peux et ce que je
veux. Ne rejetez pas ma dernière prière ! Soyez à
moi pour le bonheur du monde que vous portez en votre
cœur ! Soyez à
moi pour que j'aie une conscience pure, pour qu'une voix céleste
résonne à mon oreille en m'inspirant le bien dans la grande
entreprise que j'ai résolue, conseillé par ma haine contre
les nations, mais que j'accomplirais alors pour leur bien-être,
si vous m'accompagnez ! Quelle plus belle mission donneriez-vous à
l'
amour ? Quel plus beau rôle une femme peut-elle rêver ? Je suis
venu dans ces contrées en méditant un grand dessein.
- Et vous en sacrifierez, dit-elle, les grandeurs
à une jeune fille bien simple, que vous aimerez, et qui vous
mènera dans une voie tranquille.
- Que m'importe ? je ne veux que vous ! répondit-il
en reprenant son discours. Sachez mon secret. J'ai parcouru tout le
Nord, ce grand
atelier où se forgent les races nouvelles qui
se répandent sur la terre comme des nappes humaines chargées
de rafraîchir les civilisations vieillies. Je voulais commencer mon
uvre sur un de ces points, y conquérir l'empire que donnent
la
force et l'intelligence sur une peuplade, la former aux combats,
entamer la guerre, la répandre comme un
incendie, dévorer
l'
Europe en criant
liberté à ceux-ci, pillage à
ceux-là, gloire à l'un, plaisir à l'autre ; mais
en demeurant, moi, comme la figure du
Destin, implacable et cruel, en
marchant comme l'orage qui s'assimile dans l'atmosphère toutes
les particules dont se compose la foudre, en me repaissant d'hommes
comme un fléau vorace. Ainsi j'aurais conquis l'
Europe, elle
se trouve à une époque où elle attend ce
Messie
nouveau qui doit ravager le monde pour en refaire les sociétés.
L'
Europe ne croira plus qu'à celui qui la broiera sous ses pieds.
Un
jour les poètes, les
historiens auraient justifié ma
vie, m'auraient grandi, m'auraient prêté des idées,
à moi pour qui cette immense plaisanterie, écrite avec
du sang, n'est qu'une vengeance. Mais, chère Séraphîta,
mes observations m'ont dégoûté du Nord, la
force
y est trop aveugle et j'ai soif des Indes ! Mon
duel avec un gouvernement
égoïste, lâche et mercantile, me séduit davantage.
Puis il est plus facile d'émouvoir l'imagination des peuples
assis au pied du
Caucase que de convaincre l'
esprit des pays glacés
où nous sommes. Donc, je suis tenté de traverser les steppes
russes, d'arriver au bord de l'Asie, de la couvrir jusqu'au Gange de
ma triomphante inondation humaine, et là je renverserai la puissance
anglaise. Sept hommes ont déjà réalisé ce
plan à diverses époques. Je renouvellerai l'Art comme
l'ont fait les Sarrasins lancés par Mahomet sur l'
Europe ! Je
ne serai pas un roi mesquin comme ceux qui gouvernent aujourd'hui les
anciennes provinces de l'empire romain, en se disputant avec leurs sujets,
à propos d'un droit de douane. Non, rien n'arrêtera ni
la foudre de mes regards, ni la tempête de mes paroles ! Mes pieds
couvriront un tiers du globe, comme ceux de Gengis-Kan ; ma main saisira
l'Asie, comme l'a déjà prise celle d'Aureng-Zeb. Soyez
ma compagne, asseyez-vous, belle et blanche figure, sur un trône. Je
n'ai jamais douté du succès ; mais soyez dans mon
cœur,
j'en serai sûr !
- J'ai déjà régné,
dit Séraphîta.
Ce mot fut comme un coup de
hache donné
par un habile bûcheron dans le pied d'un jeune
arbre qui tombe
aussitôt. Les hommes seuls peuvent savoir ce qu'une femme excite de
rage en l'
âme d'un homme, quand, voulant démontrer à
cette femme aimée sa
force ou son pouvoir, son intelligence ou
sa supériorité, la capricieuse penche la tête, et
dit : " Ce n'est rien ! " Quand, blasée, elle sourit et dit :
" Je sais cela ! " Quand pour elle la
force est une petitesse.
- Comment, cria Wilfrid au désespoir, les
richesses des arts, les richesses des mondes, les splendeurs d'une cour...
Elle l'arrêta par une seule inflexion de
ses lèvres, et dit : - Des êtres plus puissants que vous
ne l'êtes m'ont offert davantage.
- Eh ! bien, tu n'as donc pas d'
âme, si tu
n'es pas séduite par la perspective de consoler un grand homme
qui te sacrifiera tout pour vivre avec toi dans une petite maison au
bord d'un lac ?
- Mais, dit-elle, je suis aimée d'un
amour
sans bornes.
- Par qui ? s'écria Wilfrid en s'avançant
par un mouvement de frénésie vers Séraphîta pour
la précipiter dans les cascades écumeuses de la Sieg.
Elle le regarda, son bras le détendit ;
elle lui montrait Minna qui accourait blanche et
rose, jolie comme les
fleurs qu'elle tenait à la main.
-
Enfant ! dit Séraphîtüs en allant
à sa rencontre. Wilfrid demeura sur le haut du rocher,
immobile
comme une statue, perdu dans ses pensées, voulant se laisser
aller au cours de la Sieg comme un des
arbres tombés qui passaient
sur ses yeux, et disparaissaient au sein du golfe.
- Je les ai cueillies pour vous, dit Minna qui
présenta son bouquet à l'être adoré. L'une
d'elles, celle-ci, dit-elle en lui présentant une
fleur, est
semblable à celle que nous avons trouvée sur le Falberg.
Séraphîtüs regarda tour à tour
la
fleur et Minna.
- Pourquoi me fais-tu cette question ? doutes-tu
de moi ?
- Non, dit la jeune fille, ma confiance en vous
est infinie. Si vous êtes pour moi plus beau que cette belle nature,
vous me paraissez aussi plus intelligent que ne l'est l'humanité
tout entière. Quand je vous ai vu, je crois avoir prié
Dieu. Je voudrais...
- Quoi ? dit Séraphîtüs en lui lançant
un regard par lequel il révélait à la jeune fille
l'immense étendue qui les séparait.
- Je voudrais souffrir en votre place...
- Voici la plus dangereuse des créatures,
se dit Séraphîtüs. Est-ce donc une pensée criminelle
que de vouloir te la présenter, ô mon
Dieu ! - Ne te souviens-tu
plus de ce que je t'ai dit là-haut ? reprit-il en s'adressant
à la jeune fille et lui montrant la cime du
Bonnet de Glace.
- Le voilà redevenu terrible, se dit Minna
frémissant de crainte.
La voix de la Sieg accompagna les pensées
de ces trois êtres qui demeurèrent pendant quelques moments
réunis sur une plate-forme de rochers en saillie, mais séparés
par des abîmes dans le Monde Spirituel.
- Eh ! bien, Séraphîtüs, enseignez-moi,
dit Minna d'une voix argentée comme une perle, et douce comme
un mouvement de sensitive est doux. Apprenez-moi ce que je dois faire
pour ne point vous aimer ? Qui ne vous admirerait pas ? l'
amour est
une admiration qui ne se lasse jamais.
- Pauvre
enfant ! dit Séraphîtüs en
pâlissant, on ne peut aimer ainsi qu'un seul être.
- Qui ? demanda Minna.
- Tu le sauras, répondit-il avec la voix
faible d'un homme qui se couche pour mourir.
- Au secours, il se meurt ! s'écria Minna.
Wilfrid accourut, et
voyant cet être gracieusement
posé dans un fragment de gneiss sur lequel le temps avait jeté
son manteau de velours, ses lichens lustrés, ses mousses fauves
que le
soleil satinait, il dit : - Elle est bien belle.
- Voici le dernier regard que je pourrai jeter
sur cette nature en travail, dit-elle en rassemblant ses
forces pour
se lever.
Elle s'avança sur le bord du rocher, d'où
elle pouvait embrasser, fleuris, verdoyants, animés, les spectacles
de ce grand et sublime paysage, enseveli naguère sous une tunique
de neige.
" Adieu, dit-elle, foyer brûlant d'
amour
où tout marche avec ardeur du centre aux extrémités,
et dont les extrémités se rassemblent comme une chevelure
de femme, pour tresser la natte inconnue par laquelle tu te rattaches
dans l'éther indiscernable, à la pensée divine
!
Voyez-vous celui qui, courbé sur un sillon
arrosé de sa sueur, se relève un moment pour interroger
le
ciel ; celle qui recueille les
enfants pour les nourrir de son lait
; celui qui noue les cordages au fort de la tempête ; celle qui
reste assise au creux d'un rocher attendant le père ? Voyez-vous
tous ceux qui tendent la main après une vie consommée
en d'ingrats travaux ? A tous paix et courage, à tous adieu !
Entendez-vous le cri du soldat mourant inconnu,
la clameur de l'homme trompé qui pleure dans le désert
? à tous paix et courage, à tous adieu. Adieu, vous qui
mourez pour les rois de la terre. Mais adieu aussi, peuple sans patrie
; adieu, terres sans peuples, qui vous souhaitez les uns les autres.
Adieu, surtout à Toi, qui ne sais où reposer ta tête,
proscrit sublime. Adieu, chères innocentes traînées par
les
cheveux pour avoir trop aimé ! Adieu, mères assises
auprès de vos fils mourants ! Adieu, saintes femmes blessées
! Adieu
Pauvres ! Adieu Petits, Faibles et Souffrants, vous de qui j'ai
si souvent épousé les douleurs. Adieu, vous tous qui gravitez
dans la
sphère de l'Instinct en y souffrant pour autrui.
Adieu, navigateurs qui cherchez l'Orient à
travers les ténèbres épaisses de vos abstractions
vastes comme des principes. Adieu,
martyrs de la pensée menés
par elle à la vraie lumière ! Adieu,
sphères studieuses
où j'entends la plainte du génie insulté, le soupir
du savant éclairé trop tard.
Voici le concert angélique, la brise de
parfums, l'encens du
cœur exhalé par ceux qui vont priant, consolant,
répandant la lumière divine et le baume céleste
dans les
âmes tristes. Courage, chœur d'
amour ! Vous à
qui les peuples crient : " - Consolez-nous, défendez-nous ? "
Courage et adieu !
Adieu, granit, tu deviendras
fleur ; adieu,
fleur,
tu deviendras
colombe ; adieu,
colombe, tu seras femme ; adieu, femme,
tu seras souffrance ; adieu, homme, tu seras croyance ; adieu, vous
qui serez tout
amour et prière ! "
Abattu par la fatigue, cet être inexpliqué
s'appuya pour la première fois sur Wilfrid et sur Minna pour
revenir à son logis. Wilfrid et Minna se sentirent alors atteints
par une contagion inconnue. A peine avaient-ils fait quelques pas, David
se montra pleurant : - Elle va mourir, pourquoi l'avez-vous emmenée
jusqu'ici ? s'écria-t-il de loin. Séraphîta fut emportée
par le vieillard, qui retrouva les
forces de la
jeunesse et vola jusqu'à
la porte du château suédois, comme un
aigle emportant quelque
blanche brebis dans son aire.