CHAPITRE IV
Achevant, à la suite de Canterel, la traversée de l'esplanade, nous
descendîmes, au milieu de riches pelouses, une rectiligne allée de sable
jaune en pente douce, qui, devenant avant peu horizontale, s'élargissait
tout à coup pour entourer, ainsi qu'un
fleuve une île, certaine haute
cage de verre géante, pouvant recouvrir rectangulairement dix mètres sur
quarante.
Uniquement constituée d'immenses vitres que supportait une solide et fine carcasse de fer, la transparente construction, où la ligne droite
régnait seule, ressemblait, avec la simplicité géométrique de ses quatre parois et de son plafond, à quelque monstrueuse boîte sans couvercle posée à l'envers sur le sol, de manière à faire coïncider son axe principal avec celui de l'allée.
Parvenu à l'espèce de large estuaire que formaient, en obliquant avec divergence, les bords de celle-ci, Canterel, nous entraînant du regard, appuya vers la droite et fit halte après avoir contourné l'
angle du
fragile édifice.
Debout, des gens s'échelonnaient au long de la paroi de verre que nous avions maintenant près de nous et vers laquelle se tourna tout notre
groupe.
A nos regards s'offrait, isolément établie sur le sol même, derrière le vitrage, dont la séparait moins d'un mètre, une sorte de
chambre carrée, où manquaient, pour qu'on pût bien et clairement la voir, le plafond et celui des quatre murs qui nous eût fait face de tout près en nous montrant son côté extérieur. Elle avait l'aspect de quelque chapelle en ruine, utilisée comme lieu de détention. Munie de deux traverses courbes horizontales très distantes, fixant une rangée de barreaux terminés par de fins piquants, une fenêtre s'ouvrait à mi-longueur de la paroi dressée à notre droite, et deux grabats, un grand et un petit, traînaient sur un
dallage effrité, ainsi qu'une table basse et un escabeau. Au fond, s'élevaient contre la muraille les restes d'un
autel d'où était tombée, en se cassant, une grande vierge de pierre des bras de laquelle l'accident avait, sans d'ailleurs l'abîmer, arraché l'
Enfant Jésus.
Un homme portant paletot et bonnet fourrés, que de loin nous avions vu
errer à l'intérieur de l'énorme cage et qu'en deux mots Canterel nous
donna pour l'un de ses aides, s'était, à notre approche, introduit par
le côte béant dans la chapelle, d'où il venait de ressortir, allant vers la droite.
Allongé sur le plus important grabat, un inconnu, aux
cheveux
grisonnants, semblait réfléchir.
Bientôt, comme prenant une décision, il se leva pour marcher vers l'
autel, ne posant qu'avec précaution sa jambe gauche, manifestement
douloureuse.
A côté de nous des sanglots éclatèrent
alors, poussés par une femme en voile de crêpe qui, appuyée
au bras d'un jeune garçon, cria : « Gérard... Gérard...
», la main désespérément tendue vers la chapelle.
Arrivé près de l'
autel, celui qu'elle nommait ainsi ramassa l'
Enfant Jésus, qu'il coucha sur ses genoux après s'être assis sur l'escabeau.
Sortie de sa poche du bout de ses doigts, une boîte ronde en métal, quand son couvercle à charnière fut soulevé, laissa paraître une sorte d'onguent
rose, dont il se mit à étaler une fine couche sur l'enfantin visage de la statue.
Aussitôt, la spectatrice au voile noir, comme faisant allusion à l'étrange maquillage, dit au jeune garçon, qui hochait affirmativement la tête en pleurant :
« C'était pour toi... pour te sauver... »
Sans cesse aux écoutes, Gérard, semblant talonné par la crainte de quelque surprise, allait vite en besogne, et, avant peu, toute la figure de pierre fut
rose d'onguent, ainsi que le cou et les oreilles.
Couchant la statue dans le petit grabat, qui s'allongeait contre le mur de gauche, il l'examina un moment et, remettant dans sa poche la boîte
d'onguent refermée, se dirigea vers la fenêtre.
A la faveur de la forme un peu ventrue adoptée, vers l'espace, par l'ensemble des barreaux, il se pencha pour regarder en bas au-dehors.
Accomplissant avec curiosité quelques pas à droite, nous vîmes la face opposée du mur. Un peu en retrait, la fenêtre était située entre deux encoignures, dont la plus éloignée servait de réceptacle et d'appui à un amas varié de détritus, comprenant notamment d'innombrables
reliefs de poires, parmi lesquels, négligeant les pelures, Gérard, le bras allongé entre deux barreaux, ramassa tous les groupes de filaments intérieurs faisant
corps avec les pépins et les queues.
Sa récolte achevée, il rentra, et nous regagnâmes, à gauche, notre ancien poste d'observation.
Prestement ses doigts séparèrent des queues puis des parties à pépins les filaments recueillis, obtenant ainsi de grossiers cor dons blanchâtres, qu'ils divisèrent ensuite, avec patience, en un grand
nombre de fils ténus.
A l'aide de ces brins, qu'il nouait finement à plusieurs, bout à bout, pour combattre leur défaut de longueur, Gérard, plein d'une ardeur tenace propre à triompher d'une évidente absence de capacités professionnelles, entreprit un curieux travail simultané de tissage et de
confection.
Finalement, à forcé d'enchevêtrements étroits visant sans cesse à une sorte de bombage général de l'article enfanté, il eut en mains un passable bonnet de nourrisson pouvant donner une illusion de linge. Il en coiffa la statue au teint
rose, qui, tournée vers la muraille, les couvertures au cou, prit, maintenant que sa chevelure de pierre était
cachée, l'aspect d'un poupon réel.
Avec soin il ramassa sur le sol, pour le jeter aussitôt par la fenêtre vers sa gauche, tout le déchet de son travail.
Après quoi, son attitude, pendant un bref instant, sembla trahir un peu de vague et d'absence.
Sa lucidité retrouvée, il abaissa brusquement sa main gauche, le coude haut et les doigts allongés en groupe serré, pour laisser glisser de son poignet jusque dans le creux de sa dextre un bracelet d'or fait d'une
chaînette à laquelle pendait un vieil écu.
Rayant longtemps l'antique pièce de monnaie après la pointe inférieure d'un des barreaux de la fenêtre, Gérard obtint, recueillie continuellement sur le plat de sa main gauche inoccupée, une dose
conséquente de poudre d'or.
Sur la table, où il contrastait avec quatre in-octavo modernes, un livre ancien, très gros, portant au dos de sa reliure, en larges lettres, ce titre net et lisible :
Erebi Glossarium a Ludovico Toljano, voisinait avec une cruche pleine d'
eau et une tige de
fleur.
Enfouissant le bracelet dans sa poche, Gérard approcha
l'escabeau de la table, appuyée, assez près de nous, contre le mur
où béait la fenêtre, et s'assit devant le
Dictionnaire de l'Erèbe, qu'il plaça convenablement, pour l'ouvrir ensuite à son début strict, en ne faisant, vers sa gauche, pivoter autour de son axe horizontal que le carton de la reliure, prompt à entraîner la garde, exempte de tout gondolement.
Bien à plat, la première feuille ou
fausse garde montra son recto entièrement blanc.
Gérard, saisissant ainsi qu'un porte-plume la tige sans
fleur entre trois doigts, en trempa légèrement l'un des bouts, encore armé d'une longue épine, dans l'
eau presque débordante de la cruche.
Puis, avec la pointe de l'épine, il se mit à écrire sur la feuille blanche du dictionnaire en manifestant toujours une sorte de hâte inquiète.
Au bout de quelques lignes, posant la tige, il prit, sur sa main gauche toujours étendue, une pincée de poudre d'or et la répandit peu à peu, en remuant le pouce et l'index, sur sa fraîche écriture invisible, qui aussitôt se colora.
Sous le mot « ODE », tracé en gros caractères de titre, venait une strophe
de six
alexandrins.
Laissant, après l'accomplissement de sa courte besogne, retomber sur la
réserve de sa main gauche ce qui lui restait de sa pincée de poudre,
Gérard retrempa dans la cruche la bonne extrémité de la tige et continua
d'écrire avec l'épine.
Une seconde strophe fut bientôt couchée sur la feuille puis saupoudrée
d'or.
Le même travail alternatif de griffonnage et de poudrement se poursuivit
ainsi, et jusqu'au bas de la page des strophes s'étagèrent.
Donnant à l'assèchement le temps de se produire, Gérard souleva
momentanément la feuille en la roulant à demi et conduisit de la sorte
sur la marge de gauche tous les grains de poudre non captés par l'
eau,
qui glissèrent sur le tas d'or encore gros de sa main passive prête à
les recevoir, quand il eut, en l'agrippant par le haut, dressé le
dictionnaire presque verticalement.
Libéré de tous préjudiciables entours déroutants pour l'il, le fragile
texte d'or, jusqu'alors flou, apparut dans son entière pureté.
Gérard laissa, en le retenant, doucement retomber le dictionnaire sur la
table et, d'une seule main, mit en pile les quatre in-octavo sous le
premier plat de la reliure, pour qu'au lieu d'être en pente il reposât
horizontalement sur eux.
Tournée, la fausse garde montra son verso blanc, que Gérard, sans
changer de procédés, couvrit de strophes en caractères d'or bientôt secs
jusqu'au dernier.
Ici ce fut sur la marge de droite qu'un précautionneux ploiement de la
feuille amena les grains d'or restés libres qui, en fine cascatelle,
firent retour à la réserve, grâce à un nouveau redressement momentané du
pesant livre.
Au terme d'une manuvre exécutée par Gérard à la façon d'un manchot,
les in-octavo empilés se trouvèrent soutenir, à sa droite, l'autre plat
de la reliure, sur lequel s'étalaient parfaite ment une garde et une
fausse garde, celle-ci montrant à côté de la page ultime du
dictionnaire ouvert maintenant, avec tous ses feuillets bien
horizontalement tassés, comme un volume qu'on est en train
d'achever son recto vierge qui peu à peu se remplit de strophes
nouvelles, une par une écrites à l'
eau avec l'épine puis dorées.
Après constat desiccité et routinière récupération de grains d'or,
Gérard tourna la fausse garde, sur le verso de laquelle, fidèle jusqu'au
bout à ses artifices de
scribe étrange, il termina et signa son ode,
dont toutes les strophes offraient le même type.
Seuls quelques grains de la poudre précieuse restaient alors dans sa
main gauche, qu'il secoua pour les faire tomber.
Quand la signature d'or, située au bas de la page, eut elle même séché
complètement, Gérard laissa cette fois choir au hasard sur la table
toute la râpure métallique étrangère au texte, en mettant debout
d'emblée l'opulent volume pour le
fermer ensuite et le poser.
Après un long moment pendant lequel il avait paru se livrer à d'intenses
réflexions, Gérard, avisant la pile d'in-octavo, prit le volume du
dessus, qui, simplement broché, portait sur sa couverture ce titre :
« L'Éocène ».
Le plaçant devant lui sur la table après avoir repoussé le dictionnaire,
il le feuilleta vers la fin et s'arrêta bientôt à la première page d'un
index à deux colonnes. Là se succédaient sous forme de nomenclature,
chacun suivi d'une série de chiffres, des mots qu'il toucha rapidement
du doigt l'un après l'autre pour les compter.
Puis, sur les pages suivantes, où se continuait l'index, Gérard, sans
rien sauter, se livra aux mêmes prompts attouchements numératifs, qu'il
cessa, tout en se levant, au dernier mot de l'une d'elles.
S'éloignant de nous en marchant vers la fenêtre, il sortit momentanément
de sa poche le bracelet d'or et, rayant de nouveau l'écu à la pointe de
barreau déjà utilisée, recueillit dans sa main gauche une dose, minime
cette fois, de poudre brillante, pour venir aussitôt se réinstaller
devant l'
Eocène.
Sur la page où son comptage avait pris fin, il écrivit à son habituelle
manière, mais uniquement en majuscules d'imprimerie, au milieu tout en
haut : «
Jours de cellule » au-dessus de la colonne gauche :
« Actif » au-dessous de la droite : « Passif ». Ce dernier nom fut
directement tracé à l'envers, sans nulle peine grâce à la simplicité
géométrique des caractères adoptés.
Ensuite Gérard biffa le mot réellement imprimé par lequel débutait la
première colonne.
La provision de poudre avait juste suffi à dorer l'
eau des lettres et de
la rature. Quand toute
humidité eut disparu du papier, Gérard rendit un
moment le volume perpendiculaire à la table, où dégringolèrent avec
légèreté les grains ayant échappé au fragile engluement.
Après avoir posé son doigt sous le chiffre qui suivait immédiatement le
mot biffé, il feuilleta l'ouvrage à son début, semblant chercher une
page déterminée.
*
* *
Canterel nous fit à ce moment marcher un peu vers la droite, au long de
l'immense cage transparente, et nous arrêta devant un
autel catholique
bien décoré, se présentant de face derrière la paroi de verre, avec un
prêtre en
chasuble devant son tabernacle. L'aide au chaud équipement,
qui s'éloignait de là après l'accomplissement de quelque besogne, se
dirigea vers la retraite de Gérard, où il entra un instant.
Sur la table sacrée, à droite, un luxueux coffret métallique, d'aspect
fort ancien, portait sur sa face principale, au-dessous de la serrure,
ces mots : « Étau indu des Noces d'Or », en lettres formées de grenats.
Le
prêtre marcha vers lui et, soulevant le couvercle, en retira un étau
assez grand, qui, de modèle très simple, fonctionnait au moyen d'un
écrou à oreilles.
Descendant les marches de l'
autel, il s'arrêta devant un très vieux
couple, qui s'était levé à son approche, laissant vides deux fauteuils
d'apparat posés côte à côte, dont les dossiers nous présentaient leur
envers. L'homme, sans chapeau, était simple ment vêtu d'un frac, alors
qu'à sa gauche, la tête enveloppée d'un châle noir, la femme, en grand
deuil, portait frileusement un lourd manteau bien qu'ayant, comme lui,
les mains nues.
Mettant les deux vieilles gens face à face, le
prêtre unit leurs mains
droites, qu'il plaça bien agrippées entre les mâchoires écartées de
l'étau, puis commença de tourner doucement l'écrou, ostensiblement
orienté vers nous.
Mais l'homme, en souriant, intervint au moyen de sa main gauche et força
le
prêtre de lui abandonner les oreilles métalliques, qu'il tourna
gaiement lui-même à plusieurs reprises avec une espiègle vigueur
intentionnée, tandis que la femme sanglotait en s'attendrissant.
Les mâchoires devaient être faites en quelque souple imitation de fer,
car elles cédaient sans infliger aucune torture aux deux dextres
entrelacées.
Redevenu libre, l'écrou fut longuement détourné par le
prêtre, qui
bientôt, emportant l'étau, remonta les marches de l'
autel pour se
diriger vers le coffret, tandis que se rasseyait le couple, dont la
longue et solennelle poignée de main avait pris fin.
*
* *
Côtoyant la cage géante, Canterel nous conduisit alors, à quelques
mètres plus loin, devant un somptueux local, d'où nous vîmes s'échapper,
allant avec empressement vers le couple âgé, l'aide aux fourrures, qui
tout à l'heure s'était rendu là discrètement par voie indirecte, en
passant derrière l'
autel.
A très courte distance du mur de verre séparateur, s'offrait de face une
scène de théâtre non surélevée, évoquant par son décor quelque luxueuse
salle d'un château moyen âge. L'absence de toute rampe avait permis à
l'aide d'entrer et de sortir sans peine par-devant.
Vers le fond, un peu à gauche, assis à une table placée en biais, un
seigneur au cou nu, vu de profil perdu, annotait un ouvrage, vis-à-vis
un pan coupé où s'ouvrait une large fenêtre.
Sur sa nuque apparaissait, en gris foncé, un
monogramme gothique formé
de ces trois lettres :
B, T, G.
Au milieu, tout au fond, porteur d'un parchemin, un homme debout, que
nous voyions de face devant une porte close, était à la droite précise
du seigneur, dont le séparaient quelques pas.
Les costumes des deux acteurs cadraient bien, comme époque, avec le
décor.
Sans interrompre ses annotations ni rien changer à son attitude, le
seigneur dit, sur un ton nettement ironique :
« Vraiment... une cédule ?... Qu'offre-t-elle comme signature ?... »
La voix nous atteignait par une ouverture ronde, qui, grande comme une
assiette et simplement garnie d'un disque en papier de soie dont les
bords, en les dépassant, se collaient extérieurement sur les siens,
était ménagée dans la paroi de verre, à deux mètres du sol.
Postée, pour bien entendra, juste au-dessous de cet il-de-buf, une
jeune fille en noir dévorait sans cesse du regard, à travers le vitrage,
celui qui venait de parler.
A la question posée l'homme au parchemin fit cette brève réponse :
« Un cob. »
Juste à l'instant où résonnait le dernier mot, le seigneur, ouvrant les
doigts, tourna la tête à droite avec une prodigieuse brusquerie et porta
aussitôt ses deux mains vers sa nuque, comme par l'effet d'une douleur
d'ailleurs vite oubliée.
Puis, se mettant debout, il alla en chancelant jusqu'à l'homme, qui lui
dressa devant les yeux son parchemin, où le mot « Cédule » servait de
titre à quelques lignes suivies d'un nom sous lequel était grossièrement
dessiné un
cheval à courte encolure épaisse.
Sur un ton de suprême angoisse le seigneur répétait, le doigt tendu vers
le croquis équestre :
« Le cob !... Le cob !... »
*
* *
Mais déjà Canterel nous faisait franchir, dans le sens habituel, une
brève étape et s'arrêtait devant un
enfant de sept ans environ, qui,
tête et jambes nues, était assis, en simple costume bleu d'intérieur,
sur les genoux d'une jeune femme en deuil très couverte, installée sur
une chaise posant à même le sol.
L'aide, par un détour fait derrière la scène, s'était un instant
approché de l'
enfant et se dirigeait maintenant à grands pas vers
l'acteur au cou dégagé.
Un second il-de-buf, en tout semblable au premier, nous permit
d'entendre clairement le garçonnet, d'ailleurs peu éloigné de nous
derrière le mur transparent, énoncer ce titre : «
Virelai cousu de
Ronsard » puis réciter avec
justesse toute une pièce de vers, pendant
que son regard se mêlait à celui de la jeune femme et que ses gestes,
pleins d'à-propos, soulignaient chaque intention contenue dans le texte.
*
* *
Quand l'enfantine voix se fut tue, nous parcourûmes, dans la direction
coutumière, un court espace avec Canterel et stationnâmes bientôt, aux
côtés d'un jeune observateur, devant un homme en blouse beige, assis à
une table collée intérieurement contre la paroi de verre, à laquelle il
faisait face. L'aide s'éloignait de lui pour aller vers le garçonnet,
derrière lequel, pendant la récitation, il était passé non sans décrire
humblement, afin de ne rien troubler, une courbe assez prononcée.
Montrant une noble tête d'artiste aux longs
cheveux gris, l'homme en
blouse, penché sur une feuille de papier entièrement noircie d'
encre
bien sèche, commença d'y faire apparaître du blanc à l'aide d'un fin
grattoir, non sans évincer de temps à autre, avec l'extrémité latérale
de son auriculaire, la légère râpure produite.
Peu à peu, sous la lame, qu'il maniait avec une suprême habileté,
s'indiqua, blanc sur fond noir, le portrait de face d'un pierrot ou
mieux d'un
Gilles, vu tels détails imités de Watteau.
Au milieu de nous, le jeune observateur, appuyant presque son front au
vitrage, épiait avec grande attention les subtils agissements de
l'artiste, qui prononçait parfois, en riant malgré lui, cette phrase :
«
Une grosse dito », qu'un troisième il-de-buf, identique aux
autres, laissait porter au-dehors.
Le travail marcha rapidement, et le
Gilles, très poussé comme exécution
malgré l'étrangeté du procédé purement éliminatoire, se montra
finalement plein de vie
exubérante, les mains aux hanches et le visage
épanoui par le rire.
Les délicats traits d'
encre savamment laissés par l'
acier constituaient
un vrai chef-d'uvre de grâce et de charme, dont nous pouvions
apprécier la valeur, bien qu'obligés, de notre place, à l'apercevoir
sens dessus
dessous.
Quand tout y fut achevé, le grattoir, prouvant à nouveau la maîtrise de
la main qui le tenait, campa plus bas, toujours en blanc sur la feuille
préalablement noircie, le même
Gilles vu de dos ; l'absolue similitude de
pose, d'allure et de proportions des deux résultats rendait
indubitable
le fait d'unicité touchant la
conception de l'artiste.
Ici encore, les volontaires oublis de l'astucieuse lame suppressive
composaient un admirable ensemble, qui, même contemplé à rebours, nous
séduisait par l'élégance de son fini.
La dernière retouche accomplie, l'artiste, lâchant son grattoir, se leva
en emportant la feuille, qu'il étendit, un peu plus loin de nous, sur la
plate-forme à pivot d'une selle de sculpteur où une petite armature en
fil de fer, à structure humaine, se dressait près d'une foule
d'ébauchoirs et d'une boîte de carton blanc sans couvercle, sur laquelle
se lisaient de face, en grosses lettres, ces mots écrits à l'
encre :
«
Cire nocturne ».
Manipulant l'armature, fixée par le dos à une solide tige métallique
verticale, dont la base, épanouie en rondelle, était assujettie au moyen
de vis à une tablette de
bois posée sur la plate forme pivotante,
l'artiste lui donna aisément, grâce à la souplesse du fil de fer,
l'attitude exacte du
Gilles que son grattoir venait de créer.
Puis sa main, plongeant dans la boîte, en sortit un épais bâton de
certaine
cire noire mouchetée de minuscules grains blancs, qui, faisant
penser à une nuit étoilée, justifiait le nom tracé sur le carton.
Avec cette
cire nocturne il enveloppa successivement la tête, le tronc
et les membres de l'armature et remit ensuite dans la boîte toute la
portion restante du bâton.
A l'uvre ainsi préparée il commença de donner, au moyen de ses doigts
seuls, une forme assez précise et continua son travail avec un
ébauchoir, qui, choisi dans sa provision nombreuse, était fait
évidemment, vu sa teinte blanchâtre, son grain spécial, son aspect de
sécheresse et de dureté, en mie de pain pétrie puis rassise.
A mesure que l'ouvrage avançait, nous reconnaissions sans cesse mieux,
en la figurine, le
Gilles de tout à l'heure, dont elle ; était la servile
copie sculpturale, comme en témoignaient, au reste, de continuels coups
d'il interrogateurs jetés par l'artiste sur la feuille à fond noir.
Les ébauchoirs, de formes variées et très particulières, servaient tous
à tour de rôle, constitués, sans exception, uniquement de mie dure.
La
cire qu'ôtait l'artiste en modelant s'accumulait entre les doigts de
sa main gauche en une boule exiguë, à laquelle il puisait parfois pour
divers rajoutages.
Parallèlement à sa besogne de statuaire, l'actif créateur en
accomplissait une autre, qui, pure superfétation en soi, semblait lui
être, par l'effet de quelque impérieuse routine, d'un indispensable
secours ; sur la surface de la statuette il cueillait puis alignait, avec
chaque ébauchoir, tels grains blancs de la
cire nocturne, pour en former
des traits reproduisant strictement ceux à l'
encre du modèle qui le
guidait ; même quand vint le tour du visage rieur il s'acquitta de cette
tâche singulière, là plus délicate que partout ailleurs.
Parfois il faisait pivoter plus ou moins la plate-forme de la selle,
afin de s'attaquer à un autre côté de l'uvre, déplaçant alors la
feuille indicatrice pour avoir toujours bien devant son regard les deux
images qui lui servaient tour à tour et repoussant la boîte de
cire en
cas de gêne.
Le
Gilles avançait vite, acquérant une finesse incomparable. Ici,
l'artiste cachait sous la
cire des grains blancs de rebut faisant tache ;
là, au contraire, insuffisamment fourni par la surface, il creusait
légèrement pour s'en procurer.
A la fin nous eûmes sous les yeux une exquise figurine noire, parfait
négatif en somme, grâce à son discret rehaussement blanc, du
Gilles
espiègle dont la feuille offrait le positif.
*
* *
Après une nouvelle pointe faite en même direction sur un signe de
Canterel, notre groupe se posta devant une grille de fer circulaire
presque haute de deux mètres, formant, à faible distance du mur
transparent qui nous séparait d'elle, une étroite cage baignée de
lumière bleue, dont le diamètre pouvait égaler un pas.
Deux cercles de fer horizontaux, l'un en haut, l'autre en bas, servaient
de liens à l'ensemble, paraissant complètement traversés par tous les
barreaux, dont quatre, d'une grosseur particulière, placés aux quatre
angles d'un
carré imaginaire ayant deux côtés parallèles à la paroi de
verre, entraient dans un assez vaste plancher que n'atteignaient pas les
autres.
S'éloignant d'un étique malade couché en peignoir et
sandales sur un
brancard avec une sorte de casque bizarre comme coiffure, l'aide qui,
selon la coutume adoptée, nous avait précédés par un détour, sortit de
sa poche une forte
clé, qu'il alla introduire dans une serrure établie à
mi-hauteur d'un des quatre gros barreaux, celui de gauche le plus
distant de nous.
Après fonctionnement de la
clé, il ouvrit grande, en tirant vers sa
droite, une porte courbe, qui, simplement constituée par le quart de la
grille circulaire et jouant grâce à deux charnières mises chacune à l'un
des cercles horizontaux, présenta dès lors à nos yeux ces mots
désignatifs : «
Geôle focale », gravés, pour être lus de l'extérieur,
dans une plaque de fer recourbée, tenant assez haut, par son revers, à
trois barreaux voisins.
Le malade, à gauche, venait de se dresser devant le brancard, en ôtant
son peignoir, pour apparaître en caleçon de
bain.
Son casque retenait
l'attention. Une petite calotte métallique, posée sur le sommet de la
tête et solidement fixée par une jugulaire de cuir passant sous le
maxillaire inférieur, était surmontée d'un court pivot, sur lequel
s'emmanchait, en son milieu, une mobile et ronde aiguille horizontale
qui, puissamment aimantée suivant Canterel, devait mesurer près de cinq
décimètres. Au-dessus de l'épaule droite du malade, un vieux cadre
carré
se trouvait suspendu par deux petits crochets distants, vissés
verticalement dans la portion extrême de son bord supérieur et passés
dans deux trous horizontaux qu'offrait l'aiguille perpendiculairement à
elle-même. Dans le cadre se présentait, dépourvue de verre protecteur,
une gravure sur soie, manifestement très ancienne, montrant, identifié
par ces trois mots : «
Plan de Lutèce » établis sur trois lignes dans le
coin gauche du haut, le tracé détaillé de l'ancien
Paris ; une large
ligne noire, parfaitement droite, traversait le quartier le plus
nord-ouest et, véritable
sécante, dépassait à chaque bout la courbe,
très régulière, formée là par l'enceinte. Également sans verre, un cadre
neuf
carré, suspendu, identiquement comme le vieux, à l'autre partie de
l'aiguille, au-dessus de l'épaule gauche du sujet, offrait aux regards
une gravure caricaturale sur papier qui, soulignée par cette
légende :
« Nourrit dans le rôle d'Énée », représentait de profil, au milieu de
l'espace sans bornes, un chanteur en costume de prince troyen, debout
sur le globe terrestre isolé, la figure tournée vers le centre et le cou
congestionné par un violent effort vocal ; ses pieds foulaient l'Italie,
placée au sommet de la
sphère, très penchée sur son axe ; de sa bouche,
colossalement ouverte, partait une verticale ligne de points qui, après
avoir traversé diamétralement la terre, en demeurant sans cesse visible
parmi de vagues indications géographiques, descendait longuement sans
dévier, pour se terminer, au milieu d'un groupe d'astres où se lisait le
mot «
Nadir », par une portée à
clé de sol montrant un ut
aigu
accompagné de trois
f.
Faisant quelques pas, le malade entra, non sans crainte
patente, dans la
prison de forme cylindrique s'offrant à lui.
La porte fut fermée à double tour et le barreau à serrure, auquel,
pendant un moment, avait manqué dans le sens de la longueur, d'un cercle
de fer à l'autre, une portion de lui-même, se retrouva complet.
Emportant la
clé, l'aide, au pas de course, alla vers l'artiste, encore
occupé à sa statuette.
En franchissant directement du regard, à partir du malade emprisonné, un
espace de trois mètres environ vers la droite, parallèlement au mur de
verre, on trouvait, dressée verticalement suivant un plan
perpendiculaire au parcours effectué, une immense lentille ronde qui,
juste aussi haute que la grille circulaire, avait son bord entier pris
dans un cercle de cuivre soudé en bas au point central d'un disque de
même métal solidement appliqué au plancher par de fortes vis.
Intrigués par une source lumineuse existant derrière elle, nous
reculâmes de deux pas et pûmes dès lors examiner sans obstacle un
cylindre noir, lourd d'apparence, qui, debout sur le plancher, était
surmonté d'une grosse
ampoule sphérique en verre, d'où émanait une
clarté bleue, visible malgré le plein
jour.
L'
ampoule, en s'éteignant accidentellement pendant une fraction de
seconde, montra que son verre n'avait aucune
couleur et que la lumière
était bleue par elle-même.
Les trois centres respectifs de l'
ampoule, de la lentille et de la geôle
se trouvaient horizontalement en ligne droite.
Portant lourde pelisse et douillette coiffure, le célèbre docteur
Sirhugues, dont les traits populaires s'identifiaient d'eux-mêmes,
manuvrait sur la plate-forme du cylindre noir divers boutons
cliquetants, disposés derrière l'
ampoule eu égard à la lentille, à
laquelle lui-même faisait face. Sans cesse il regardait un miroir rond à
orientation spéciale et inchangeable, établi un peu en avant de lui, à
sa droite, au sommet d'une verticale tige de métal fixée au plancher.
Ramenés par une progression de deux pas jusqu'à la paroi de verre, nous
vîmes le malade donner les signes d'une extrême surexcitation, sans
doute causée par l'action de la lumière bleue, plus intense que partout
ailleurs au lieu qu'il occupait, car c'était au centre de la geôle
focale, judicieusement nommée, que tombait de façon flagrante le foyer
de la lentille.
Derrière la geôle, par rapport à nous qu'il avait pour vis-à-vis, un
homme, ganté de laine et frileusement boutonné dans une forte capote
dont le capuchon lui enveloppait le chef, tenait horizontalement dans sa
main droite levée une courte barre de fer que, par un mot de Canterel,
nous sûmes être un
aimant. Épiant le casque du malade, il s'arrangeait
pour que les deux gravures fissent constamment face à la source
lumineuse, n'ayant pour cela, les pôles étant combinés en conséquence,
qu'à toujours tendre de près son
aimant à la pointe voulue de l'aiguille
pivotante, de telle sorte que celle-ci fût, à n'importe quel moment,
dans une ligne perpendiculaire à notre paroi de verre.
Canterel nous fit appuyer un peu sur notre droite, en nous conseillant
d'observer la gravure dont Nourrit était le héros. Déjà très pâlie
depuis l'incarcération du malade, elle s'effaçait à
vue d'il. C'était,
nous apprit le maître, sur la plus ou moins grande rapidité de son
abolition graduelle que le docteur Sirhugues, apercevant parfaitement
dans son miroir la geôle dont le séparait la lentille, se basait
uniquement pour se livrer, sur les boutons du cylindre, à ses manuvres
qui, paraissait-il, créaient dans l'intensité de la lumière bleue des
fluctuations sérieuses bien qu'inappréciables pour le regard. Entendu un
certain temps encore, le cliquettement des boutons, à l'instant où le
cadre neuf ne montra plus que du papier blanc, prouva, en cessant, que
la mise au point de la
clarté se trouvait définitivement effectuée.
Quant au plan de
Lutèce, il gardait sa vigueur primitive.
Atteignant peu à peu au comble de l'agitation, le malade ne se possédait
plus. Pressé de fuir quelque souffrance, il cherchait, des pieds et des
mains, à ébranler divers barreaux de la geôle, puis il sautait, tournait
sur lui-même, s'agenouillait, se relevait, visiblement en proie à
d'insupportables angoisses. En dépit de ces trémoussements et
pirouettes, les deux cadres ne cessaient pas de faire face, de loin, à
la lentille, grâce à l'homme encapuchonné qui, portant vers sa droite ou
sa gauche sa vigilante main qu'il élevait ou baissait, ne manquait à
aucun moment d'amener où il fallait l'impérieux
aimant dont l'aiguille
pivotante était l'esclave, sans jamais l'entrer dans la geôle ni le
laisser accidentellement se coller aux barreaux.
Quelque temps, nous regardâmes le malade se démener ainsi en forcené.
Sans attendre la fin de l'épreuve, Canterel nous fit reprendre notre
marche. En passant à proximité du cylindre noir, nous vîmes le docteur
Sirhugues qui, les mains au-dessus des boutons de la plate-forme, fixait
toujours son miroir sans avoir changé de posture ; le maître nous révéla
que depuis la disparition de la gravure-charge il y surveillait le plan
de
Lutèce qui, doué d'une grande résistance, lui eût prouvé, s'il se fût
mis à pâlir, que son appareil photogène, tout à coup déréglé,
fonctionnait avec une
force exorbitante réclamant sa brusque
intervention.
*
* *
Continuant d'aller, nous aperçûmes, derrière le docteur Sirhugues,
l'envers d'une sorte de décor, que nous dépassâmes avant de nous arrêter
et dont l'endroit nous apparut alors sous l'aspect partiel d'une riche
façade de plâtre peinte et moulurée perpendiculaire au mur de verre,
touché par elle un peu à notre gauche.
Tout près de nous, dans cette façade, s'ouvraient grands vers
l'intérieur les deux battants véritables d'une porte d'entrée, qui,
surmontée de ces mots « Hôtel de l'
Europe », donnait sur une espèce de
hall dallé, dont de simples toiles peintes établies sur châssis
figuraient les murs.
En haut de l'entrée, juste au-dessus du milieu de la partie horizontale
du chambranle, pointait vers l'extérieur, perpendiculairement à la
façade, une courte tige en fer forgé, au bout de laquelle pendait une
vaste lanterne fixe, montrant, peinte sur celui de ses quatre verres qui
s'offrait de face à quiconque marchait droit vers le seuil, une carte
toute rouge de l'
Europe.
S'avançant, réelle, au-dessus de l'entrée non sans contraster avec les
fenêtres du soi-disant édifice, simplement peintes en trompe-l'il une
grande
marquise vitrée laissait passer un vif rai de lumière, qui, parti
d'une lampe électrique à réflecteur, fixée, tout en haut, à l'une des
traverses en fer du plafond transparent de l'immense cage, tombait
obliquement sur la voyante carte
géographique. On eût dit que le
soleil
dardait là un rayon, malgré un nuage qui le cachait en ce moment.
Un homme en grand noir, couvert comme pour sortir par le gel,
stationnait devant l'entrée à quelques pas du seuil, auprès d'un très
jeune groom ayant, par contraste, une livrée d'été.
L'aide, que tout à l'heure, pendant notre halte devant le malade, nous
avions vu passer, assez loin, se dirigeant vers la droite, sortit
soudain du hall dallé puis, avançant vite, le dos tourné vers nous dont
il s'éloignait directement, longea la façade jusqu'à son extrémité pour
s'éclipser à gauche. En reculant la tête, nous pûmes l'apercevoir comme
il atteignait en courant la geôle focale.
Portant une élégante et légère tenue de plage, une belle jeune femme,
dont les ongles, fascinants, étincelaient ainsi que des miroirs à chaque
mouvement de doigts, sortit à son tour du hall, poursuivie par un
vieillard en livrée d'hôtel, qui, le seuil à peine franchi, l'arrêta par
la remise d'un pli.
Malgré une rose-thé qu'elle y tenait par le milieu de la tige, ce fut
avec sa main droite, moins encombrée que l'autre où se réunissaient
ombrelle et gants, que la jeune femme prit la lettre, sur laquelle,
grâce à notre proximité, nous remarquâmes le mot « pairesse » écrit, seul
entre tous, à l'
encre rouge.
Visiblement troublée par quelque détail de la suscription, la séduisante
personne, semblant soudain prendre racine, eut un tressaillement qui la
fit se piquer à une épine subsistant sur la tige, placée alors entre
l'enveloppe et son pouce.
Comme si la
vue de son sang, qui macula subitement tige et papier,
l'eût, pour une cause secrète, impressionnée plus que de raison, elle
lâcha, horrifiée, les deux objets humectés de rouge puis,
immobile,
hypnotisée, se prit à
fixer son pouce, maintenant dressé à demi.
Dites par elle, ces paroles : «
Dans la lunule... l'Europe entière...
rouge... tout entière... » nous parvinrent grâce à un il-de-buf,
qui, ne différant en rien des précédents, était, ici encore, ménagé dans
la paroi transparente ; elles provenaient de ce que la carte sur verre,
étincelant en l'
air derrière son dos sous le pseudo-rayon de
soleil,
s'offrait à sa
vue dans la lunule de son ongle, si prodigieusement
réfléchissant.
Immédiatement après leur chute, le vieillard avait essayé de saisir à
terre le pli et la
fleur ensanglantés. Or, au moins octogénaire
d'aspect, il ne put, faute d'élasticité, se baisser suffisamment pour
les atteindre. Braquant alors ses regards sur le groom, il jeta ce
romantique mot d'appel « Tigre », en désignant le trottoir du doigt.
Docilement l'adolescent vint ramasser les deux choses légères, qu'il
voulut rendre à l'intéressée.
Mais cette dernière, après avoir frémi à l'audition du terme, suranné
dans l'acception en
jeu, dont s'était servi le vieillard, exécutait
maintenant, sous l'empire de quelque hallucination, une série de gestes
d'épouvante, en prononçant des phrases entre coupées, où ces trois mots :
père, tigre et
sang, revenaient sans cesse.
Puis elle versa manifestement dans l'absolue démence, tandis que, volant
à son secours, l'homme aux vêtements noirs, qui, depuis le début, avait
suivi la scène avec émotion, l'entraînait à petits pas vers l'intérieur
de l'hôtel.
*
* *
Ebranlé une fois encore par Canterel dans le sens accoutumé, notre
groupe, après quelques secondes de cheminement, s'immobilisa, près d'un
homme et d'une femme du peuple, devant une
chambre rectangulaire sans
plafond, dont l'un des deux plus longs murs, totalement absent, se
trouvait remplacé par la paroi de verre, à travers laquelle nous étions
à même de l'observer facilement tout entière. On y voyait l'aide, qui, à
la fin de notre précédente halte, était passé au loin sous nos regards,
se dirigeant vers elle. Allant au mur dressé à notre droite, il ouvrit
une porte, sortit et la referma. Presque aussitôt, en rejetant
légèrement le
corps en arrière, nous pouvions l'aviser à gauche, au
moment où, se lançant, après le contournement de la
chambre suivi d'une
course oblique, sur les traces de la jeune démente à peine disparue, il
s'engouffrait dans le hall dallé de l'hôtel.
La pièce livrée à nos regards avait l'aspect d'un cabinet de travail.
Au mur du fond s'adossaient, à droite, une grande bibliothèque pleine, à
gauche, une spacieuse étagère noire dont chaque tablette portait une
rangée de têtes de morts. Sur une cheminée sans
feu située entre ces
deux meubles, un globe de verre abritait une tête de mort
supplémentaire, coiffée d'une sorte de toque d'avocat taillée dans
quelque vieux journal.
Dans le mur se trouvant à notre gauche, une large fenêtre faisait face à
la porte qu'avait franchie l'aide. Installé à une grande table
rectangulaire dont l'un des deux plus étroits côtés se collait
entièrement à ce mur, un homme, tournant le dos de tout près à la paroi
de verre, classait des paperasses.
Bientôt, comme lassé de cette occupation, il se leva, en mettant à sa
bouche une cigarette prise dans un étui de cuir sorti un moment de sa
poche.
En quelques pas, il atteignit la cheminée, sur laquelle une boîte
partiellement garnie de papier de verre offrait, tout ouverte, son
contenu à son présent désir. Un moment après, voluptueusement environné
de fumée, il éteignait, en l'agitant, une allumette que ses doigts
projetèrent dans l'âtre.
Mais, au cours de ses derniers agissements, quelque particularité du
crâne à curieuse coiffure avait, son attitude l'indiquait, frappé puis
retenu son regard.
Sous l'empire d'un soudain intérêt, il souleva haut le globe de verre
pour le reposer plus à droite et, s'emparant du macabre objet, dont ses
mains ne dérangèrent pas la toque, revint vers la table non sans se
révéler, en s'offrant à nous de face pour la première fois, comme ayant
environ vingt-cinq ans.
L'homme et la femme du peuple qui se trouvaient mêlés à notre groupe un
gars avec sa mère, on le devinait de suite à la ressemblance et aux
âges l'observaient avidement à travers la paroi de verre.
Le fumeur, réinstallé à la table, nous tournait le dos de nouveau et
regardait longuement le crâne, qu'il avait placé de face devant lui. Sur
toute la portion visible du front squelettique, une sorte
d'entrecroisement de fines raies, creusées légèrement dans l'os même
avec quelque pointe de métal, imitait, comme avec une enfantine
maladresse, les mailles d'un fragment de résille.
Canterel appela notre attention sur des lettres runiques de manuscrit,
fac-similées sur certain bord vertical en papier faisant partie de la
toque d'avocat, confectionnée, dit-il, avec des morceaux du
Times.
Puis il nous montra qu'une ressemblance existait entre elles et les
réticulaires marques frontales, qui, on le découvrait en les examinant
bien, constituaient toutes, sauf les dernières d'en bas, à droite, des
runes de forme bizarre, inclinées de maintes façons et jointes les unes
aux autres ; deux mots du texte sans espaces créé ainsi par les
pseudo-mailles étaient placés chacun entre des
guillemets gravés de la
même manière que le reste.
La chose qu'avait remarquée subitement tout à l'heure le jeune homme
épié par nous n'était autre, évidemment, que le rapport mystérieux
associant les signes du front et ceux du bord de la coiffure.
Maintenant il avisait sur la table une petite ardoise, pourvue d'un
crayon à mine blanche, et s'en servait pour transcrire en lettres de
notre alphabet le texte frontal, constamment effleuré par son index
gauche, qui lui en désignait tour à tour chaque morceau.
Lorsqu'il eut fini, nous ne pûmes guère, de notre poste, distinguer sur
l'ardoise que deux mots « BIS » et « RECTO » qui, plus lisibles que les
autres pour être exclusivement
composés de majuscules, devaient
correspondre, vu les places respectives qu'ils occupaient dans
l'ensemble, aux deux termes que des
guillemets signalaient dans
l'original.
Se conformant à quelque injonction contenue dans les lignes qu'il avait
écrites à l'instant, le jeune homme, traversant la pièce, prit dans la
bibliothèque un important volume, dont le dos mon trait, à la suite d'un
titre fort long, ce sous-titre : « Tome XXIV
Roture ».
Après être venu se rasseoir à la table, en face du crâne, que sa main
recula pour faire du champ libre, il posa le livre devant lui et
l'ouvrit à la première page, constituée par plusieurs alinéas bien
distincts, imprimés sur du riche papier de
couleur bise. Ensuite il se
mit à compter les lettres d'un d'entre eux ? en les touchant légèrement
l'une après l'autre avec la pointe du crayon blanc. Parfois, arrivant à
quelque nombre déterminé, il reproduisait sur le bas de l'ardoise la
lettre touchée en dernier lieu puis continuait l'opération, après
s'être un instant, comme pour y puiser une indication nécessaire,
désigné à lui-même, du bout fraîchement utilisé de son crayon blanc, tel
point de la transcription du texte frontal.
On remarquait à l'endroit choisi par lui dans le livre, imprimés avec du
caractère très gras qui les faisait trancher sur le reste de l'alinéa en
jeu, d'une part ce fragment : « ...
cédille figurant un aspic... » et
d'autre part celui-ci : « ...
évêque portant la subtunique... ».
Quand le jeune homme eut terminé son nouveau travail, une série de
lettres blanches, qui, ayant été moulées une à une, se mon traient
toutes fort nettes, composait, au bas de l'ardoise, ces trois mots :
« Vedette en
rubis », qui se suivaient sans que les deux espaces voulus
existassent entre eux.
Sur la table, un écrin tout ouvert contenait un curieux objet d'art, un
peu plus haut que large, qui n'était autre qu'un
fac-similé d'affiche
théâtrale, grand comme les cartes de visite du plus important modèle. Il
consistait en une plaque d'or dans laquelle s'incrustaient
d'innombrables petites pierres précieuses qui en garnissaient toute la
surface. Des émeraudes claires formaient le fond, alors que le texte
était fait d'émeraudes sombres.
Douze noms de grosseurs variées, en
caractères de saphirs, ressortaient chacun sur un partiel fond
rectangulaire en
diamants, dont les
dimensions s'appropriaient aux
siennes. Au-dessus d'eux flamboyait un nom fait de maints
rubis, qui, se
détachant sur une bande en
diamants suffisamment spacieuse pour lui, les
écrasait tous par sa taille prédominante. On lisait, avant d'atteindre
le titre, qu'il s'agissait d'une centième.
Bientôt, l'objet d'art dans la main gauche, le jeune homme examinait
avec minutie, à travers une loupe prise sur la table, la
vedette en
rubis.
Au bout d'un temps assez long, semblant avoir fait une remarque, il
enfonça, par une pesée risquée avec l'ongle, un des innombrables
rubis,
qui se releva aussitôt lâché.
Ne conservant plus entre les doigts que l'objet d'art, il essaya,
l'ongle appuyé de nouveau sur le
rubis à ressort, diverses
manuvres dont une aboutit soudain au glissement, vers la droite, de
la surface aux pierreries, mince couvercle à coulisses qui laissa voir,
dans l'intérieur de la plaque, très évidée, quelques feuilles de papier
presque impalpables formant une liasse pliée en quatre.
Il prit et déploya ces feuilles, couvertes de fin texte manuscrit, puis
en commença la lecture, après avoir, de sa place même, lancé dans la
cheminée sa cigarette finie.
Aux manières qu'il eut bientôt on put deviner que chaque ligne le
faisait pénétrer plus avant dans les profondeurs de quelque hideux
secret insoupçonné.
C'était avec difficulté, en tremblant, qu'il tournait les pages, sans
cesse plus avidement dévorées par lui.
Parvenu au bout de l'écrit, il s'immobilisa, en proie à une inconsciente
stupeur.
Puis une réaction se produisit, et, se tordant les mains, il parut
envahi par un flot de pensées effroyables.
Enfin, reconquérant son calme, il se prit, les coudes sur le bord de la
table, à réfléchir longuement, le front appuyé dans ses paumes.
Il sortit de sa méditation avec la froide assurance que donne la
possession d'un plan
immuablement arrêté.
Le verso de la dernière feuille manuscrite portait en son milieu, tracée
fort gros sous la ligne finale du texte, cette signature :
« François-Jules Cortier », que ne suivait aucun post-scriptum.
Trempant une plume dans l'
encre, le jeune homme se mit, en serrant, à
écrire sur la demi-page blanche que ce verso lui offrait. Après l'avoir
noircie presque entièrement, il signa ce nom : « François-Charles Cortier »
en forçant son écriture puis, sous le premier
c, non pourvu encore
d'annexe, dessina vite dans la position voulue, avec l'aisance que
procure une longue routine, un
serpent recourbé qui servit de cédille.
En reportant, avec un brusque soupçon, les yeux sur l'autre signature,
on découvrait que celui qui en était l'auteur avait aussi, en guise de
cédille, exécuté avec sa plume un
serpent exigu.
L'
encre une fois sèche, le jeune homme, après en avoir refait une
liasse, replia en quatre toutes les feuilles ensemble puis les serra
dans leur cachette d'or, dont le couvercle à pierreries, toujours engagé
dans ses coulisses, fut refermé par un soigneux effort de son
pouce jusqu'au probant bruit sec final, que nous perçûmes un peu malgré
l'absence de tout nouvel il-de-buf.
Bientôt la mignonne affiche précieuse, exactement remise en place,
brilla comme au début dans son écrin ouvert.
Après être allé ranger dans la bibliothèque le livre dont il s'était
servi, le jeune homme, revenant à la table, frotta du bout de l'index,
pour n'y rien laisser subsister, la surface entière de l'ardoise puis
retransporta la tête de mort, qui, par ses soins, finit, toujours
coiffée de sa toque, par faire derechef, sous son globe de verre, le
principal ornement de la cheminée.
Un instant plus tard, sa main droite, fouillant une de ses poches, en
ressortait armée d'un revolver, tandis que l'autre défaisait promptement
tous les boutons de son gilet.
Appuyant, à l'endroit du cur, le canon sur la chemise, il pressa la
détente, et, saisis par le bruit du coup de
feu qui retentit
incontinent, nous le vîmes tomber raide sur le dos.
A ce moment Canterel nous emmena, pendant que l'aide, ouvrant
brusquement la porte, pénétrait dans la
chambre.
La femme du peuple et son fils, qui n'avaient pas perdu un détail de la
scène, se tenaient maintenant embrassés avec émotion.
*
* *
Nous continuâmes, dans le sens ordinaire, à longer le mur transparent,
derrière lequel n'apparaissait plus que du terrain libre, qui semblait
attendre de nouveaux personnages.
Parvenu à l'extrémité de l'immense cage, Canterel tourna une première
fois à gauche puis une deuxième, après avoir suivi d'un bout à l'autre
la paroi de verre, longue d'une dizaine de mètres, qui formait là un
angle droit avec chacun des deux murs principaux ; maintenant, nous
marchions lentement auprès du maître, dans la direction de l'esplanade,
contre celui de ces deux derniers murs en vitres qui, pour nous, était
encore nouveau.
S'arrêtant bientôt Canterel, le doigt tendu vers l'intérieur de la cage,
nous désigna, dressée à trois pas du vitrage qui nous empêchait de
l'atteindre et garnie de diverses manettes, une importante masse
cylindrique en métal sombre, pouvant mesurer deux pieds de diamètre sur
cinq d'élévation. Le maître nous apprit que c'était là un appareil
électrique de sa façon, dont la mission consistait à rayonner, sitôt
qu'il fonctionnait, un froid d'une grande intensité. Six autres
appareils, identiques à ce dernier, constituaient avec lui, sur toute la
longueur intérieurement disponible et suivant une symétrie parfaite, une
rangée parallèle au nouveau mur fragile, dont le milieu était marqué par
une vaste porte vitrée à deux battants, actuellement close, montrant une
structure exactement conforme à celle du restant de la cage.
Après nous avoir révélé que le concours des sept grands appareils
cylindriques suffisait à établir dans la cage entière une basse
température continuelle, Canterel revint un moment sur ses pas puis,
laissant en arrière la transparente encoignure contournée en dernier
lieu, se mit, avec notre groupe, à continuer de suivre l'allée de sable
jaune, qui, rigoureusement rectiligne jusqu'à certain coude obtus assez
lointain, faisait, à l'endroit que nous foulions, obliquer régulièrement
ses deux bords l'un vers l'autre afin de reprendre sa largeur normale.
Pendant que chaque pas nous éloignait davantage de la géante cage de
verre et de l'esplanade, le maître éclairait notre
esprit par ses
paroles sur tout ce que nos yeux et nos oreilles venaient de percevoir.
*
* *
Voyant quels réflexes merveilleux il obtenait avec les nerfs faciaux de
Danton, immobilisés dans la mort depuis plus d'un siècle, Canterel avait
conçu l'espoir de donner une complète illusion de la vie en agissant sur
de récents cadavres, garantis par un froid vif contre la moindre
altération.
Mais la nécessité d'une basse température empêchait d'utiliser l'intense
pouvoir électrisant de l'aqua-micans, qui, se congelant rapidement, eût
emprisonné chaque trépassé, dès lors impuissant à se mouvoir.
S'essayant longuement sur des cadavres soumis à temps au froid voulu, le
maître, après maints tâtonnements, finit par composer d'une part du
vitalium, d'autre part de la
résurrectine, matière rougeâtre à base
d'érythrite, qui, injectée liquide dans le crâne de tel sujet défunt, par une ouverture percée latéralement, se solidifiait d'elle-même autour du cerveau étreint de tous côtés. Il suffisait alors de mettre un point de l'enveloppe intérieure ainsi créée en contact avec du vitalium, métal brun facile à introduire sous la forme d'une tige courte dans l'orifice d'injection, pour que les deux nouveaux
corps, inactifs l'un sans l'autre, dégageassent à l'instant une électricité puissante, qui, pénétrant le cerveau, triomphait de la rigidité cadavérique et douait le sujet d'une impressionnante vie factice. Par suite d'un curieux éveil de mémoire, ce dernier reproduisait aussitôt, avec une stricte exactitude, les moindres mouvements accomplis par lui durant telles minutes
marquantes de son existence ; puis, sans temps de repos, il répétait
indéfiniment la même invariable série de faits et gestes choisie une
fois pour toutes. Et l'illusion de la vie était absolue : mobilité du
regard,
jeu continuel des poumons, parole, agissements divers, marche,
rien n'y manquait.
Quand la découverte fut connue, Canterel reçut maintes lettres émanant
de familles alarmées, tendrement désireuses de voir quel qu'un des
leurs, condamné sans espoir, revivre sous leurs yeux après l'instant
fatal. Le maître fit édifier dans son parc, en élargissant partiellement
certaine allée rectiligne afin de se fournir un emplacement favorable,
une sorte d'immense salle rectangulaire, simplement formée d'une
charpente métallique supportant un plafond et des parois de verre. Il la
garnit d'appareils électriques réfrigérants destinés à y créer un froid
constant, qui, suffisant pour préserver les
corps de toute putréfaction,
ne risquait cependant pas de durcir leurs tissus. Chaudement couverts,
Canterel et ses aides pouvaient sans peine passer là de longs moments.
Transporté dans cette vaste glacière, chaque sujet défunt agréé par le
maître subissait une injection crânienne de résurrectine. L'introduction
de la substance avait lieu par un trou mince, qui, pratiqué au-dessus de
l'oreille droite, recevait bientôt un étroit bouchon de vitalium.
Résurrectine et vitalium une fois en contact, le sujet agissait, tandis qu'auprès de lui un témoin de sa vie, emmitouflé à souhait, s'employait à reconnaître, aux gestes ou aux paroles, la scène reproduite qui pouvait se composer d'un faisceau de plusieurs épisodes distincts.
Durant cette phase investigatrice, Canterel et ses aides entouraient de près le cadavre animé, dont ils épiaient tous les mouvements afin de lui porter parfois un secours nécessaire. En effet la réédition exacte de tel effort musculaire fait pendant la vie pour soulever quelque lourd
objet alors absent entraînait une rupture d'
équilibre qui, faute d'intervention immédiate, eût provoqué une chute. En outre, au cas où les jambes, n'ayant qu'un sol plat devant elles, se fussent mises à
monter ou à descendre un escalier imaginaire, il eût fallu empêcher le
corps de tomber soit en avant, soit en arrière. Une main prompte devait
se tenir prête à remplacer tel mur inexistant où fût venue s'appuyer l'épaule du sujet, disposé par moments à s'asseoir dans le vide si des bras ne l'eussent reçu.
Après identification de la scène, Canterel, se documentant soigneusement, effectuait en un point de la salle de verre une
reconstitution fidèle du cadre voulu, en se servant le plus souvent
possible des objets originaux eux-mêmes. Dans les cas où il y avait des
paroles à entendre, le maître faisait pratiquer, à un endroit favorable du vitrage, un très petit il-de-buf, simple ment
fermé à la
colle par un disque en papier de soie.
Livré à lui-même et habillé conformément à l'
esprit de son rôle, le
cadavre, trouvant en place meubles, points d'appui, résistances
diverses, affaires à soulever, s'exécutait sans chutes ni gestes
faussés. On le ramenait à son point de départ après l'achèvement de son cycle d'opérations, qu'il recommençait indéfiniment sans nulle variante. Il retrouvait l'
immobilité de la mort dès qu'on lui retirait, en la saisissant par un minuscule anneau mauvais conducteur, la tige de vitalium, qui, introduite à nouveau dans son crâne, sous l'abri dissimulateur des
cheveux, lui faisait toujours reprendre son rôle au
point initial.
Quand les scènes l'exigeaient, le maître payait des figurants pour y
tenir tels emplois. Le
corps enveloppé de forts tricots sous le costume
réclame par leur personnage et le chef garanti par une épaisse perruque,
ils étaient à même de séjourner dans la glacière.
Tour à tour les huit morts suivants, amenés à
Locus Solus, subirent le
traitement nouveau et revécurent des scènes qui résumaient divers
enchaînements de faits.
1° Le poète Gérard Lauwerys, conduit par sa veuve, que soutenait seul,
dans sa folle douleur, l'espoir de la
résurrection factice promise par
Canterel.
Pendant les quinze dernières années écoulées, Gérard avait publié avec
succès à
Paris une série de remarquables poèmes, où il excellait à rendre la
couleur locale des contrées les plus diverses.
La nature de son talent le contraignant à voyager sans cesse, le poète
emmenait à ses côtés par le monde, pour éviter de continuelles
séparations déchirantes, sa jeune femme Clotilde qui, ainsi que lui,
maniait passablement chacune des principales langues
européennes et son
fils Florent,
enfant robuste que ne fatiguait nullement la vie errante.
Traversant un
jour en berline les sauvages défilés
calabrais de
l'Aspromonte, Gérard subit l'attaque d'une troupe de brigands, menés par
le fameux chef Grocco, dont on citait les coups d'audace envers maints
voyageurs qu'il rançonnait chèrement.
Atteint d'un coup de poignard à la jambe gauche dès son premier essai de
résistance, Gérard fut capturé ainsi que Florent, alors âgé de deux ans.
Grocco avertit aussitôt Clotilde, laissée libre, qu'elle ne pouvait
sauver les deux captifs de la mort qu'en lui apportant, avant une date
qu'il fixa pour leur exécution capitale, une somme de cinquante mille
francs. Puis il prit dans sa ceinture une écritoire munie de feuilles
timbrées et força le poète, auquel pas un mot de la sentence n'avait
échappé, d'établir en faveur de Clotilde une procuration apte à
faciliter tous déplacements de fonds.
Conduits avec leurs bagages sur le sommet d'un mont abrupt, Gérard et Florent furent écroués dans une ancienne chapelle faisant partie d'une vieille forteresse abandonnée où Grocco campait tant bien que mal.
Le poète, à la réflexion, n'entrevit aucune chance de salut. Grocco, le prenant à grand tort pour un oisif riche en train de voyager par
goût, avait fixé bien trop haut le prix de la rançon, dont le cinquième à peine se trouvait susceptible d'être réalisé par Clotilde. Et, quand l'
argent n'arrivait pas, jamais le fameux ban dit ne retardait d'un seul instant l'heure d'une exécution.
Pourtant, après de longues méditations, Gérard découvrit un moyen hasardeux de sauver au moins la vie de Florent. Par la promesse de quelques milliers de francs, que Clotilde, il le savait, était à même de réunir sans peine, le poète gagna son geôlier, un certain Piancastelli, qui, passant pour le plus astucieux de la bande, résolut de tenter un coup hardi avec la seule aide de sa concubine Marta.
Plusieurs bandits avaient ainsi au camp une amante qui, étrangère à
toute discipline, allait à son gré aux villes proches pour y effectuer
divers achats. Marta, libre comme ses compagnes, enlèverait secrètement
Florent pour le rendre à Clotilde en échange de la somme convenue,
qu'elle rapporterait à Piancastelli. Dès lors, les deux complices, pour
éviter toutes représailles, quitteraient promptement le repaire de
Grocco.
Le poète renonçait à sa propre évasion pour assurer celle de son fils.
Fréquemment Grocco passait devant la chapelle, située au niveau du sol,
et, par la fenêtre, apercevait Gérard, dont le départ eût à l'instant
provoqué une poursuite acharnée. Au contraire, en demeurant à son poste,
le père ne pouvait manquer de protéger la fuite de l'
enfant, fuite
chanceuse que la nature du pays promettait de rendre longue et
difficile.
Craignant de voir ceux qu'il faisait prisonniers établir, en
vue de lui échapper, des communications avec le dehors, Grocco, toujours, leur
interdisait formellement la possession de plumes ou de crayons.
Piancastelli, bravant pour quelques moments ce décret, mit le reclus en mesure de prescrire par lettre à Clotilde la remise d'une somme
déterminée à l'inconnue qui lui rendrait Florent.
Le lendemain, avant l'aube, Marta, munie de la lettre, partit avec
l'
enfant dissimulé sous son manteau.
Mais, ce jour-là, Grocco, apprenant soudain l'
imminent pas sage d'un groupe de riches voyageurs bons à capturer, emmena en expédition
Piancastelli, dont il prisait fort, pour toute occasion d'importance, l'aide et les conseils.
Un nouveau geôlier, Luzzatto, fut donné à Gérard, qui trembla dès lors à la pensée de voir l'évasion de Florent découverte et comprise car il était grand temps de rattraper Marta.
En apportant le premier repas, Luzzatto, par bonheur, ne s'était pas soucié de Florent, qu'il devait croire endormi encore dans certain petit grabat mis en un coin de pénombre. Mais le père songeait que ce remplaçant, à sa prochaine visite, remarquerait sûrement l'absence de l'
enfant et que tout se saurait, hélas ! avant que Marta ne fût à l'abri des poursuites.
Gérard chercha un subterfuge propre à conjurer le danger.
Contre un des murs de la chapelle où on le détenait, gisait en plusieurs morceaux, parmi les vestiges d'un
autel, une statue grandeur nature de
la Vierge, près de laquelle, séparé des bras maternels qui le
soutenaient jadis, l'
Enfant Jésus était demeuré intact. Le poète résolut d'utiliser cet
enfant de pierre pour donner le change à Luzzatto.
Afin d'
adoucir la plaie que sa jambe gauche offrait depuis l'attaque de la berline, il avait reçu de Grocco un onguent dont la teinte se confondait sans heurt avec celle de la chair.
Il prit l'
enfant divin et, recouvrant d'une couche d'onguent visage,
oreilles et cou, l'étendit dans le grabat de Florent. Satisfait de
l'illusion obtenue, il ne songea plus qu'à dissimuler entièrement les
cheveux de pierre. Seul un petit bonnet blanc pouvait sembler naturel.
Mais comment fabriquer un pareil article ? Gérard, suivant une habitude
adoptée pour tous ses voyages, n'avait sur lui que du linge de
couleur
qui, assez
voyant, eût fourni un bonnet suspect.
Une fenêtre seulement éclairait la chapelle. Munie d'une forte grille
mise là jadis contre les envahisseurs nocturnes, elle marquait le fond
d'une étroite alcôve extérieure créée par un enfoncement de la façade.
Contre un des coins de ce retrait s'entassaient maintes bribes de
rebut rognures, croûtes, trognons ou épluchures.
A tout hasard, le détenu, en
vue de son projet, chercha quelque élément
propice dans cette réserve, que la grille, formant un peu ventre vers le
dehors, lui permettait d'examiner.
Apercevant au sommet du tas
force épluchures de poires, il se souvint
que, la veille, un des bandits avait volé dans une charrette de paysan
un plein panier de crassanes dont tout le camp s'était régalé. Il tenait
le fait de Piancastelli, qui lui avait servi un de ces
fruits à souper.
Gérard, traversé par une idée soudaine, recueillit, en passant le bras
entre deux barreaux, tous les filaments blancs constituant le
prolongement des queues, dont il les sépara. Ôtant les pépins et leur
entourage, il eut d'épais cordons primitifs, bientôt divisés
soigneusement en de nombreux fils minces, dont ses doigts novices,
tissant et nouant sans relâche, firent, à
force de persévérance, un
bonnet acceptable. Parée de cette coiffure et couverte jusqu'au cou, le
visage vers le mur, la statue donna l'illusion d'un
enfant véritable.
L'onguent imitait bien la chair, et le bonnet semblait être en linge.
Le poète eut soin de restituer au tas mis par lui à contribution tout le
compromettant résidu tombé de ses mains pendant sa tâche.
Quand Luzzatto vint avec le repas de midi, Gérard, domptant une terrible
émotion, le pria de faire silence, pour respecter, dit-il, le sommeil de
Florent, souffrant depuis le matin. Le geôlier, jetant un coup d'il
vers le coin sombre du grabat, fut dupe du stratagème. La même scène se
renouvela le soir avec succès à l'entrée du souper.
Dans la première partie de la nuit, des bruits de serrure éveillèrent
Gérard. La nouvelle expédition de Grocco avait dû réussir, car on
enfermait des prisonniers dans les salles voisines.
Le lendemain, Piancastelli, reprenant ses fonctions de geôlier, admira
l'expédient du poète, dont le récit calma en lui d'obsédantes
inquiétudes éprouvées depuis le précédent matin. Par prudence, la statue
fut maintenue intacte à sa place, pour leurrer, le cas échéant, tels
visiteurs inattendus.
Marta revint après cinq
jours d'absence. Clotilde, découverte sans
peine, lui avait remis, en échange de Florent, la somme stipulée plus
une tendre lettre pour Gérard, parlant de mille audacieux projets de
délivrance.
Un matin, chargé par Grocco de se renseigner sur la prochaine présence
dans l'Aspromonte d'une opulente voyageuse, Piancastelli, dont la
mission devait durer deux
jours, vit là une occasion de quitter le camp
pour jamais avec Marta et l'
argent.
Gérard approuva son dessein et lui fit de reconnaissants adieux.
Grâce à l'habileté du poète, soucieux d'assurer à Piancastelli une
désertion sans entraves, Luzzatto, redevenu geôlier, prit pour Florent,
pendant un
jour encore, la statue du grabat ; mais ses soupçons
s'éveillèrent le lendemain, et, s'approchant de la couchette, il comprit
tout. Grocco, averti, fit une enquête et devina le rôle joué par
Piancastelli et Marta, qui, maintenant hors d'atteinte sans idée de
retour, échappaient à ses représailles.
Voulant tromper par le travail son attente d'une mort proche et
certaine, Gérard chercha quelque moyen d'écrire malgré la défense de
Grocco.
Le
jour même du drame, comme la berline, au sortir d'un village, montait
une côte en compagnie d'
enfants pauvres tendant tous à l'envi leurs
mains pleines de
fleurs fraîches cueillies, Gérard avait acheté un
bouquet pour Clotilde, qui, prenant aussitôt une
rose dans l'ensemble,
s'était plu à la passer au revers du donateur. Prisonnier, le poète
avait pieusement conservé ce doux souvenir de celle qu'il n'espérait
plus revoir.
Gérard, songeant maintenant à employer comme plume une des épines de
cette
rose, les arracha toutes sauf la plus longue, au-dessus de
laquelle, avec son ongle, il trancha la tige, se trouvant ainsi en
possession d'un instrument commode.
On lui accorda, sur sa demande, la jouissance de quelques livres trouvés
dans son bagage ; parmi eux, un grand dictionnaire fort ancien commençait
et finissait par une feuille blanche qu'avait ajoutée le
relieur et
offrait ainsi quatre vastes pages intactes, prêtes à recevoir un travail
important.
Gérard savait que son sang, amené par une piqûre de l'épine, eût pu lui
servir d'
encre ; mais il craignait de faire deviner sa ruse en tachant
malgré lui son linge ou ses habits.
Il se dit que, réduite en poudre, une matière durable, telle qu'un métal
par exemple, pourrait, en colorant des caractères tracés à l'
eau, seul
liquide disponible, donner, après assèchement naturel, un texte lisible
et stable.
Mais quel métal pulvériser ?
Tout en
acier, les barreaux de la fenêtre étaient inattaquables, et la
chapelle, dont seuls des verrous extérieurs fermaient la porte, montrait
une complète nudité. Par bonheur, lorsque avant de l'incarcérer on avait
pris à Gérard bijoux et monnaies, une antique pièce d'or de touchante
provenance était restée inaperçue.
Pendant un été passé jadis en Auvergne, Clotilde,
enfant, jouait
souvent, non loin d'une ruine
féodale, sous d'épais ombrages constituant
un classique but de promenade. Un
jour, en creusant le sol avec sa bêche
pour entourer de fosses une forteresse de sable due à son labeur, elle
fit sauter une pièce d'or, qui fut reconnue, à l'examen, pour un
écu à
la chaise du XIV
e siècle. Fière de sa trouvaille, Clotilde voulut
porter en bracelet l'écu pendu à une chaînette d'or. Jeune fille, elle
continua de mettre le frêle bijou, dont on allongea la chaînette. En
recevant sa bague de fiançailles elle en fit présent à Gérard, pour
qu'il ceignît à son poignet cet objet qui, depuis l'enfance, ne l'avait
pas quittée. Nuit et
jour le poète garda au bras l'émotionnante
relique,
dont les bandits, en le fouillant, n'avaient pu deviner la présence,
grâce à l'abri de la manchette.
Tenus par deux traverses courbes scellées dans le mur, les barreaux de
la fenêtre se terminaient par des piquants, dont l'
acier pouvait, en
usant l'écu, fournir une poudre d'or.
Cet écu, si précieux pour le couple au point de
vue affectif, serait
ainsi détérioré. Mais plus tard, aux yeux de Clotilde veuve, la valeur
spéciale en
jeu ne pourrait qu'être accrue par des remarques intimement
liées au chant du
cygne de son poète, dont elle rachèterait sans nul
doute à Grocco les bijoux et le bagage complet.
Vu la fragilité présumable des futurs caractères, que le moindre
frottement devait suffire à brouiller, Gérard, pour profiter du solide
abri de la reliure, se promit de remplir les deux feuilles blanches sans
les détacher du volume.
Son uvre, en outre, parviendrait plus sûrement
ainsi à Clotilde, qui, son rachat de souvenirs conclu, vérifierait à
coup sûr la présence de chaque chose, celle d'un livre ancien plus que
toute autre.
Pour éviter de dégrader le volume qui, représentant un prix élevé,
méritait mieux que de simplement servir à procurer quelques pages
vierges, le prisonnier résolut d'associer étroitement ses vers à la
prose de l'auteur. Étranger à l'ouvrage, le futur poème eût déparé
l'ensemble, qu'il enrichirait, au contraire, si son sujet en découlait.
Constituant pour les deux feuilles en cause une garantie contre le
déchirement expulseur, cette intimité substantielle donnerait aux
strophes autographes des chances d'infinie durée en assurant à
l'écriture précaire l'éternelle protection de la reliure. De plus, le
poète embellirait ainsi son uvre, tant le livre, intitulé
Erebi
Glossarium a Ludovico Toljano, était fait pour alimenter et conduire la
plainte suprême d'un condamné.
Après toute une vie consacrée à l'étude
profonde et spéciale de la mythologie, Louis Toljan, fameux érudit
du XVIème siècle, avait clairement réuni en deux remarquables
dictionnaires, nommés l'un
Olympi Glossarium, l'autre
Erebi Glossarium,
les innombrables matériaux sans cesse accumulés par lui durant trente
années de patientes recherches.
Là, classés par ordre alphabétique,
dieux,
animaux, sites ou objets
touchant aux deux surnaturels séjours ont leur nom escorté d'un texte
copieux, où documents et anecdotes, citations et détails s'entassent
judicieusement.
Tout mot étranger à l'
Olympe d'une part et de l'autre à l'Érèbe est
exclu de la nomenclature.
Imprimés en latin et tenus aujourd'hui encore pour
un pré cieux monument, ces deux ouvrages, fort rares, ne subsistent plus
guère que dans telles
illustres bibliothèques publiques. Mais depuis
longtemps chez les Lauwerys, écrivains de père en fils, on se transmettait
un exemplaire du deuxième exemplaire intact que Gérard, avec
admiration, feuilletait quotidiennement. Pris dans son plus large sens, le mot
«
Erèbe » se rapporte là au complet ensemble des Enfers.
Or, pour jeter un dernier cri sur le seuil de la tombe, où donc puiser
mieux qu'à cette source, dont le seul séjour des morts avait fourni les
éléments ?
Gérard traça le plan d'une ode où, poétiquement
dotée de survie païenne, son
âme, arrivant dans l'
Erèbe,
aurait maintes visions, qui toutes, en
vue de la
fusion souhaitée, seraient
inspirées par tels passages du livre.
Pour produire, le poète, rebelle à tout travail méthodiquement régulier, procédait toujours par efforts intenses mais éphémères, se privant de
repos, de sommeil et de nourriture jusqu'à l'achèvement de sa tâche ;
après quoi un terrible épuisement le contraignait à s'interdire pour
longtemps la moindre pensée créatrice. Doué d'une infaillible mémoire, il terminait tout mentalement avant de prendre la plume.
En soixante heures consécutives, dont chaque seconde fut employée, Gérard composa, suivant les règles adoptées, son ode, qu'il termina au début d'une aurore.
Il recueillit alors soigneusement, à la fenêtre, une dose de poudre d'or que lui donna l'écu, rayé longuement par le piquant inférieur d'un des barreaux d'
acier.
Puis, avec l'épine trempée dans l'
eau de sa cruche, il commença d'écrire son ode sur la
blancheur convenue, saupoudrant de poussière d'or, après chaque strophe, tous les caractères, encore frais.
Peu à peu couverte jusqu'en bas, la véritable première page du dictionnaire, bientôt sèche, montra un clair texte doré, quand Gérard eut, en économe, récupéré, au moyen de deux glissades bien conduites, les grains de poudre non captés par l'
eau.
Remplissant de la même façon le verso de la feuille
liminaire puis les deux faces de la dernière, le poète acheva son ode et signa.
Jaloux de puiser encore, dans quelque autre absorbante occupation,
l'oubli de pensées cruelles qu'il sentait prêtes à l'assaillir de
nouveau, Gérard, incapable pour longtemps, après son gigantesque effort,
de toute besogne productrice, résolut de se rejeter sur de ternes
exercices
mnémoniques.
Le dictionnaire de l'
Erèbe offrait maints récits
attachants bons à se mettre en mémoire, mais dangereux pour le cerveau
surmené de Gérard, qui, après chaque formidable accès
de travail, allait jusqu'à se défendre tout contact avec les livres
imprégnés d'imagination.
Avide, plutôt, de texte froidement scientifique, il
choisit dans son stock d'ouvrages
l'Eocène,
étude savante concernant la seule période
géologique désignée
par le titre. Poète, il aimait feuilleter souvent cette uvre, à
cause d'une remarquable série de planches en
couleurs qui transportaient
dans les abîmes du passé planétaire l'
esprit saisi de vertige
enivrant. Il songea qu'apprendre là, en se cachant les gravures, des alinéas
sans étincelle lui octroierait contre ses obsessions un dérivatif
exempt de péril. Mais Gérard sentait bien que, pour triompher d'une
tâche aussi ardue, il lui fallait une règle fixe et sévère,
sachant le contraindre, jusqu'au dernier
jour, à un irrémissible
labeur quotidien.
A la fin du livre s'éternisait, partout sur deux colonnes, une fine nomenclature alphabétique de tous les sujets traités
animaux, végétaux ou minéraux chacun fournissant, à la suite de son nom, l'indication des pages qui l'étudiaient.
Cinquante journées, en comptant la présente, le séparant encore de la
date
immuable de sa mort, Gérard chercha si une page de l'index
n'offrait pas juste le même nombre de mots cités. Sur le haut de la
quinzième, qui répondait à ses désirs, il écrivit, avec son habile procédé, ces mots : «
Jours de cellule », dont le dernier était justifié par la rigueur de son incarcération.
Deux mots nouveaux, « Actif » et « Passif », furent tracés, pour servir de titres, l'un, à l'endroit, au-dessus de la première colonne, l'autre, à l'envers, au-dessous de la seconde. En effaçant quotidiennement à partir du début de la page, toujours avec l'épine, l'
eau et la poudre d'or, un des cinquante noms appelés désormais à représenter ses cinquante dernières journées de réclusion, Gérard verrait à la fois augmenter son
actif, constitué par le nombre de
jours accomplis, et diminuer son
passif, ou somme des
jours encore à faire.
Il s'imposerait, à chaque rature, la tâche d'apprendre par cur, entre son lever et son coucher, tout ce qui traiterait du nom biffé dans les pages désignées par l'index.
Ainsi mis par lui-même, de façon saisissante, en possession de la
stricte obligation voulue, le prisonnier, commençant sur l'heure, se
conforma, sans fléchir, à sa ligne de conduite, trouvant à souhait
l'oubli dans ses arides exercices de mémoire.
Trois semaines avant la date fatale, il crut rêver, en recevant dans ses
bras Clotilde, qui, folle de joie, apportait au camp la somme
libératrice. Jadis fort liée avec elle au
couvent, une certaine Éveline Bréger, d'origine modeste, avait, grâce à sa grande beauté, fait un splendide
mariage. Perdue de
vue par Clotilde, qui était restée dans l'
ignorance de son changement de fortune, Éveline, en feuilletant un périodique, avait lu les détails du drame de la berline, suivis de notes biographiques sur Gérard et sur sa femme, dont on nommait la famille.
Son cur s'était ému des angoisses qu'endurait son ancienne camarade, à qui généreusement elle avait envoyé le montant de la rançon exigée.
Remis en
liberté sur-le-champ, le poète obtint de Grocco, qui se montra bon prince, la permission de prendre avec lui, en tant que poignants
souvenirs de sa captivité, l'
enfant de pierre à l'étrange bonnet, les
deux livres parés d'écriture d'or et la tige à unique épine. Quant à l'écu, toujours ignoré, il pendait ainsi qu'auparavant à son poignet.
Or, c'étaient les principaux épisodes de cette réclusion, si marquante
dans son existence, que Gérard Lauwerys, mort, revivait sous l'
influence
de la résurrectine et du vitalium.
Le décor voulu fut édifié dans la glacière et complété par les
accessoires-souvenirs, que le poète avait religieusement gardés jusqu'à
sa fin, provoquée par une affection rénale. On n'oublia pas d'établir un
autel en ruine et une gisante statue cassée de la Vierge ayant les bras
posés à souhait.
Pour donner le champ libre au défunt, on dut enlever à l'
Enfant Jésus
l'onguent et le bonnet qui le paraient depuis si longtemps puis effacer
des deux livres les fragiles caractères d'or.
Dès lors, le cadavre agit de temps à autre devant Clotilde en larmes.
Adolescent déjà, Florent assistait près de sa mère à la troublante
résurrection, qui procurait aux deux affligés quelques instants de douce
illusion.
On ôtait de nouveau, après chaque séance, à la tête de pierre son enduit
rose et sa coiffure, aux deux livres leur texte doré.
*
* *
2° Mériadec Le Mao, décédé à quatre-vingts ans.
Vite reconnue par Rozik Le Mao, sa veuve, la scène qu'il accomplit était
de fort touchant caractère.
Les
époux Le Mao avaient passé toute leur vie en
Bretagne, dans leur
ville natale,
Plomeur, qui, pleine encore de
couleur locale et fidèle
aux vieilles traditions, garde notamment en vigueur une curieuse coutume
concernant la célébration des noces d'or.
Là, tout couple arrivant à compter cinquante années de chaîne conjugale
va en cérémonie, au
jour anniversaire de son lointain
hymen, entendre
une messe à Sainte-Ursule, la plus ancienne
église de la localité.
Au milieu de l'office, le
prêtre, après une courte allocution, extrayant
d'un précieux coffret de métal un grand et vieil étau en feutre
couleur
fer du plus simple modèle, descend vers les deux
époux, qui se lèvent,
puis, les postant l'un en face de l'autre, fait s'étreindre leurs mains
droites, pour mettre aussitôt le tout bien uni qu'elles composent entre
les mâchoires ouvertes du
faux outil.
Tous trois en fer véritable, l'écrou, la vis et le ressort, celui-ci
très faible, assurent le fonctionnement de l'ensemble.
Tourné par le
prêtre, l'écrou, attirant la vis, rapproche les mâchoires,
qui, formant en bas, par l'effet d'une jointure à chape, un
angle
variable, viennent dès lors, sans douleur vu leur mollesse, infliger aux
deux patients une pression symbolisant leur solide union cinquantenaire.
Libérés au bout d'un moment, les conjoints se rassoient, et la messe
s'achève.
Servant de temps immémorial à chaque célébration de noces d'or, l'objet
s'appelle « Étau indu », à cause de l'
insolite caractère amoureux de son
immixtion si tardive dans la vie des vieilles gens.
Son nom complet
brille explicitement, en lettres de grenats, sur une des faces du
coffret qui le renferme.
Mariés jeunes, les Le Mao, avec tout le cérémonial d'usage, avaient
récemment fêté leurs noces d'or à
Plomeur, et Mériadec s'était permis,
par tendre espièglerie, de tourner lui-même à l'aide de sa main gauche,
avec une
force et une insistance inusitées, l'écrou du
faux étau,
semblant vouloir par là resserrer encore ses liens conjugaux.
Peu après, atteint de péricardite, Mériadec, venu à
Paris pour
consulter, était mort entre les bras de Rozik.
Et les moments revécus par lui à
Locus Solus étaient ceux où l'étau
avait rempli son rôle.
Sur demande circonstanciée, la vieille
église de
Plomeur consentit à
prêter l'étau et son coffret. Rozik, touchée de voir quelle scène entre
toutes prédominait, à chaque réveil factice, dans la mémoire du mort,
voulut braver malgré son âge le froid de la glacière et jouer elle-même
son personnage, pour sentir à nouveau sa main pressée par la main aimée.
Un figurant à perruque tonsurée fit le
prêtre.
*
* *
3° L'acteur Lauze, mort à cinquante ans de congestion pulmonaire et
amené par sa fille Antonine, encore presque
enfant.
Poussée par un culte fervent pour le talent de son père vers le désir
d'une
résurrection momentanée qu'elle considérait, avec raison, comme
ayant maintes chances d'être uniquement inspirée par les planches,
Antonine vit bientôt le cadavre jouer de nouveau pendant un instant,
comblant ainsi ses désirs, le premier rôle d'un drame retentissant
intitulé
Roland de Mendebourg, nom d'un personnage historique dont la
vie, bien choisie pour remplir cinq actes, est à bon droit
illustre.
Roland de Mendebourg naquit en 1148 d'une noble famille du Bourbonnais,
province où, à cette époque, suivant un singulier usage, tout
enfant de
marque passait à son apparition entre les mains d'un astrologue, qui
cherchant quelle étoile présidait à sa venue au monde, employait un
procédé spécial pour lui en graver le nom dans la nuque sous forme de
monogramme. Usant de précautionneuse douceur, l'homme de science, avec
des instruments
ad hoc, introduisait une à une très avant dans la peau
de l'arrière cou, perpendiculairement à celle-ci, de minuscules
aiguilles prodigieusement fines, longues d'une ligne à peine et
aimantées à leur pointe en s'arrangeant pour qu'à la fin leur masse
touffue, visible sous l'épiderme, constituât la figure voulue, dès lors
fixée à jamais. Le but de l'opération était de mettre le sujet en
contact incessant, pendant sa vie entière, avec l'
astre désigné, qui, au
moyen de ses effluves magnétiques, attirés par les pointes aimantées,
devait le protéger et le guider.
On choisissait la nuque comme emplacement pour qu'en la grande majorité
des cas les effluves, tombant du
ciel, eussent à traverser le cerveau
avant d'aboutir aux aiguilles et versassent ainsi de précieuses clartés
dans le siège de la pensée.
Roland de Mendebourg, dès ses premiers vagissements, fut conduit chez
l'astrologue Oberthur, qui, le déclarant né sous l'
influence de
Bételgeuse, lui grava comme
monogramme dans la nuque, en se servant de
l'alphabet gothique, un signe réunissant ces trois lettres :
B, T, G.
Des relations s'étant créées, à l'occasion de cet événement, entre les
Mendebourg et Oberthur, celui-ci fut, plus tard, chargé d'instruire
Roland, qui acquit auprès de lui un
goût marqué pour les sciences.
A vingt-cinq ans, maître de ses biens, Roland, marié selon son cur et
père de deux garçons, goûtait un calme bonheur dans le château fort de
ses aïeux, lorsqu'un événement grave amena sa ruine.
Sans contrôle il confiait la gérance de son domaine à son vieil
intendant Dourtois, qui, depuis près d'un demi-siècle, servait sa
famille avec la plus stricte honnêteté. Pour toutes sommes à régler ou
dispositions a prendre, Dourtois recevait de Roland des blancs seings à
remplir librement.
Toujours, à l'heure du coucher, Dourtois faisait dans le château une
tournée d'inspection, afin de vérifier la fermeture de chaque issue. Un
soir, après l'accomplissement de ce devoir, il découvrit, en réintégrant
sa
chambre, les traces d'un
incendie restreint, dont la cause lui parut
claire. Campée sur une
hauteur, l'imposante demeure des Mendebourg
subissait parfois de violents coups de vent ; une
cire allumée, mise sur
une table de chêne devant la fenêtre, avait dû enflammer les rideaux,
gonflés jusqu'à elle par quelque souffle brusque, assez puissant pour
s'immiscer par les joints des battants vitrés ; des rideaux, le
feu avait
gagné la table, vite brûlée, puis, ne rencontrant que des murs de pierre
et un sol en
dallage, s'était de lui-même éteint.
Or Roland avait, ce jour-là, donné un blanc-seing à Dourtois, qui
s'était hâté de mettre la pièce sous
clé dans un tiroir de la table en
chêne.
Convaincu que le précieux parchemin s'était consumé avant d'avoir pu
tomber en des mains étrangères, l'intendant s'inquiéta peu de
l'événement et, le lendemain, narra tout à Roland, qui lui remit un
nouveau blanc-seing.
En fait, l'embrasement était l'uvre d'un valet paresseux et vil nommé
Quentin, spécialement préposé au service de Dourtois. Ayant, un
jour, vu
l'intendant remplir un blanc-seing du maître, Quentin s'était dit qu'une
pièce de ce genre, dérobée intacte, pourrait le conduire à la fortune.
Sans cesse aux aguets depuis lors, il avait aperçu, la veille, Dourtois
en train de serrer dans la table un parchemin d'aspect reconnaissable.
Forçant le tiroir à la première absence de l'intendant, il s'était saisi
du blanc-seing, non sans allumer ensuite, pour assurer sa paix en
dissimulant le vol, un
incendie rationnellement imputable à quelque
attaque du vent.
Pour toute signature le parchemin portait un cob dessiné par Roland.
Au IXème siècle, beaucoup de seigneurs, ne
sachant lire ni écrire, apprenaient tant bien que mal à camper un
grossier dessin, qui leur servait à signer les actes importants. Ils parvenaient
plus facilement, en effet, à créer avec la plume telle forme familière
à leur
vue que le froid assemblage de lettres composant leur nom. Si pauvre
qu'il fût, le croquis identifiait, mieux encore que ne l'eût fait
un fragment d'écriture, la main exécutrice. Choisis par ces illettrés
à blason que guidaient leurs
goûts respectifs, les sujets de vignettes
variaient à l'
infini : personnages, bêtes ou choses concernant la
guerre ou la vénerie, les arts, les sciences ou la nature. Tel sujet, une
fois adopté puis officiellement enregistré, constituait à
jamais pour toute la famille du seigneur en
jeu, dans la suite des
générations,
une typique signature que les filles conservaient
immuable au-delà du
mariage
chaque membre se distinguant par son faire personnel dans l'accomplissement
du dessin, dont le tracé, même s'il savait écrire, lui était
imposé au bas de tous les actes marquants, auxquels l'
apposition de son
nom dûment paraphé n'eût octroyé aucune valeur.
Plus tard, l'usage de l'écriture se généralisant
peu à peu, les familles en cause, à diverses époques obtinrent
chacune la suppression de son seing spécial ; certaines, fort rares
notamment celle des Mendebourg, que le cas en question concernait étaient
pourvues encore du leur au XIIème siècle.
Or le lointain Mendebourg illettré auquel on devait le choix du sujet de
vignette brillait, entre tous, comme cavalier hors ligne rempli de
gracieuse maîtrise en selle et, fort petit, ne mon tait jamais que
certains
chevaux moyens de race anglaise déjà nommés
cobs de son
temps. D'emblée, sa préférence, pour l'adoption d'une signature, s'était
portée sur le type de ses montures favorites. Roland, après tant
d'autres Mendebourg, ne pouvait donc valider un acte qu'en dessinant un
cob au-dessous du texte.
Ce détail était connu de Quentin, qui voulait transformer à son profit
la précieuse feuille volée en une donation entièrement autographe des
biens globaux de Roland, car il savait qu'en justice une écriture
étrangère eût servi de base à de dangereuses plaidoiries invoquant un
abus de blanc-seing.
Le valet acheta, moyennant la moitié des futurs bénéfices, le concours
d'un certain Ruscassier, chef d'un groupe de maraudeurs qui depuis peu
saccageaient le pays. Il s'agissait de capturer Roland, qui faisait
chaque
jour, en lisant quelque ouvrage de science, une solitaire
promenade en
forêt, puis de l'amener, par un subterfuge, à écrire en
bonne place le texte convoité. On eût pu tenter, même sans le vol
préalable, de s'emparer ainsi de lui pour le contraindre, sous menace de
torture et de mort, à rédiger l'acte voulu en signant de son cob ; mais,
sachant que Roland eût enduré supplices et trépas plutôt que de ruiner
ses
enfants en abandonnant tous ses biens, Quentin avait tenu à user de
ruse.
Le cob du blanc-seing se trouvait juste sous le milieu de la feuille,
que Quentin plia en deux de façon très coupante, afin de
fixer ensuite
l'une contre l'autre, avec une
colle transparente, les deux moitiés
haute et basse du verso.
L'ensemble offrait, dès lors, l'aspect d'une épaisse et courte feuille
simple, sur le vierge côté bien offert de laquelle, pour sauver sa vie,
Roland écrirait docilement, en le signant de son nom, un acte qu'il
croirait nul. En séparant ensuite avec une lame les deux parties
collées, facilement lavables, on aurait, en redressant le parchemin, une
pièce en règle, grâce au cob favorablement situé pièce dont Roland,
proverbialement plein de
scrupuleuse loyauté, ne songerait pas un
instant, Quentin en était sûr, à contester la valeur.
Appréhendé au cours d'une de ses studieuses marches sous
bois, Roland
fut conduit au campement des maraudeurs. Quentin se garda de paraître,
car le captif, songeant qu'un de ses familiers ne pouvait ignorer la
particularité du cob, eût, en le
voyant, flairé le piège véritable.
S'adressant à Roland en le nommant, Ruscassier lui donna le choix entre
la mort et l'immédiate autoruine, désignant le fameux parchemin, préparé
avec une écritoire sur un ballot servant de table.
Comme on s'y attendait, le prisonnier, pour avoir la vie sauve, subit
sans peine des exigences qu'il jugeait sans portée réelle et,
s'agenouillant devant le ballot, se dit prêt à écrire.
Sur une injonction précise, dont Quentin était l'instigateur, Roland,
qui, ayant des
enfants, ne pouvait
légalement faire abandon de ses
richesses, reconnut, par cédule, devoir à Ruscassier huit cent mille
livres, somme représentant, selon des dires autorisés, la totalité de
son avoir. D'avance, dans un écrit en bonne forme, Ruscassier avait
déclaré que Quentin possédait moitié de la créance.
Roland signa son nom au bas de l'acte, en tête duquel, guetté par
Ruscassier, il avait dû, pour se soumettre à une catégorique
prescription de la loi, tracer, en manière de titre, le mot « Cédule ».
Après avoir juré, par contrainte, qu'il s'abstiendrait du moindre essai
de représailles contre les auteurs du complot, Roland recouvra sa
liberté.
Le lendemain, assis à sa table de travail, il annotait un de ses auteurs
scientifiques préférés, lorsqu'on lui annonça Ruscassier. Introduit sur son ordre, celui-ci réclama son dû, en parlant de la cédule qu'il tenait à la main.
Roland voulut, pour prendre une innocente revanche, faire avec quelque moquerie à son oppresseur de la veille, dont il escomptait joyeusement
la déconvenue, les révélations concernant le cob traditionnel.
Continuant ses annotations sans même tourner la tête vers Ruscassier, qui, debout devant la porte refermée, se trouvait juste à sa droite, il dit ironiquement :
« Vraiment... une cédule ?... Qu'offre-t-elle comme signature ?...
Un cob », répondit Ruscassier.
Sur ce dernier mot, qui lui notifiait sa ruine complète et celle des
siens, Roland tourna la tête vers son interlocuteur avec une formidable
violence et ressentit aussitôt, accompagnée d'un rapide et instinctif
geste de secours, une fugitive douleur dans la nuque à l'endroit précis
de la triple lettre aimantée. Sans en faire cas, il se leva pour
marcher, livide, jusqu'à Ruscassier et vit son cob authentique sur le
terrible parchemin, qui, bien redressé sans traces de pli ni de
colle,
lui apparut clairement comme l'un des blancs-seings confiés à Dourtois.
Quoi qu'il en fût, mise sous un texte écrit de sa main, cette
signature que depuis sa fondation, vieille de trois cents ans, aucun
des siens n'avait jamais reniée constituait à son gré un engagement formel, auquel, selon les prévisions de Quentin, il comptait faire
aveuglément honneur, sans même invoquer le cas d'obtention par violence.
Congédiant Ruscassier avec promesse de paiement rapide, il manda Dourtois.
Une fois instruit des événements, l'intendant, resongeant à l'
incendie d'abord attribué au hasard, soupçonna Quentin, qui, interrogé, avoua tout cyniquement et, rappelant avec arrogance qu'un serment obligeait Roland à rester neutre vis-à-vis des coupables, fut simplement chassé sur l'heure.
Roland, anéanti, réalisa tous ses biens et paya les huit cent mille livres à Ruscassier, forcé de partager avec Quentin.
Retiré avec les siens dans la ville de
Souvigny, Roland, pauvre, se livra plus ardemment que jamais à l'étude des sciences et donna, pour vivre, des leçons de physique ou de chimie.
Souvent, intrigué, l'ex-châtelain repensait, non sans en chercher la cause, à cette douleur qu'il avait, pour la première fois de sa vie, éprouvée à la nuque dans la seconde terrible où le mot
cob était tombé des lèvres de Ruscassier. En recommençant, avec la même brusquerie
fabuleuse, le mouvement de tête effectué alors, il parvenait parfois à
s'infliger la mystérieuse souffrance en
jeu. Mais nombreux étaient les
cas où le tic, malgré toute la violence mise, demeurait indolore. A la
longue, Roland découvrit que la venue ou le défaut du mal dépendait du
point de l'espace auquel il faisait face. Multipliant dès lors les
expériences, il fut contraint d'admettre finalement, malgré les révoltes
opiniâtres de sa raison, cette conclusion incroyable : en n'importe quel
lieu clos ou découvert, quand, se trouvant vis-à-vis le nord, il
tournait subite ment la tête soit à l'est, soit à l'ouest, la sensation
apparaissait alors qu'une orientation initiale de sa personne vers tous
autres points
cardinaux laissait sans nul effet ses plus prestes
pivotements céphaliques.
Roland se rappela qu'effectivement il avait juste devant lui certaine
fenêtre en pan coupé donnant au nord, lors de la fatale visite de
Ruscassier, debout à sa droite.
Consistant en de nombreux picotements nettement localisés, la douleur
provenait évidemment des multitudes de pointes aimantées qu'offrait le
monogramme de la nuque. Roland, songeant au mode d'introduction jadis
employé par Oberthur, savait que les minuscules aiguilles, quand il se
tenait droit, étaient placées dans sa peau perpendiculairement à un plan
vertical qui eût touché ses deux épaules. La connaissance de ce fait,
jointe à ses observations sans nombre, le conduisit, à
force de
méditations investigatrices, aux termes de cette hypothèse, qui, bien
qu'obstinément rejetée par lui pour son étrangeté inadmissible,
s'imposait victorieuse ment comme cadrant seule avec toutes choses :
la
pointe aimantée des aiguilles subissait une mystérieuse attirance vers
le nord. Quand Roland se postait de manière à
fixer le
septentrion,
toutes les pointes, directement sollicitées en avant, opposaient, dès
qu'un brutal mouvement du cou les entraînait ailleurs, une certaine
résistance d'où naissait le picotement pénible logiquement absent dans chaque autre cas.
Roland avait bien démêlé la cause réelle
de sa capricieuse douleur. Ses notions d'homme du XIIème siècle,
toutefois, le forçaient à se débattre craintivement contre
la nouveauté trop hardie d'une vérité à ce point inouïe,
qui le pénétrait d'une secrète joie en s'affermissant de
plus en plus dans son
esprit, enivré par le pressentiment d'une prodigieuse
trouvaille.
Pour éprouver la
justesse de sa théorie, il emplit d'
eau un récipient et posa transversalement sur deux petits fétus de paille parallèles, flottant à la surface, une longue aiguille aimantée, dès lors pourvue d'une parfaite
liberté d'évolutions.
Et Roland, ébloui par la grandeur de sa découverte, dont il entrevoyait les sublimes conséquences maritimes, put constater, le cur palpitant, que l'aiguille, déplacée en n'importe quel sens, ramenait toujours, pour l'y maintenir fixement, sa pointe vers le nord.
Il porta au roi Louis VII son invention gigantesque, apte à faire réaliser tant de progrès à la navigation, à sauver des flots tant de vies humaines, à conduire au relèvement de tant d'étonnantes terres encore inconnues. Enthousiasmé, le souverain, en récompense, lui donna une fortune.
On eut dès lors, à bord de chaque navire, une aiguille aimantée qui montrait le nord, soutenue par deux fétus de paille sur l'
eau d'une fiole à demi pleine. Appelé
marinette (3), cet instrument primitif était l'ancêtre du
compas véritable, qui n'apparut, muni d'une
rose des
vents, que trois siècles plus tard.
Ayant racheté son château, Roland, riche à nouveau, se mit à bénir les étranges circonstances de son désastre, sans lesquelles jamais il n'eût fait sa découverte immortelle. Seul, en effet, un mouvement de tête d'une fantastique brusquerie parvenait à provoquer la douleur de nuque. Or, pour déterminer fortuitement pareille fougue, il ne fallait rien moins que l'annonce brutale, faite à une
âme sereine, d'une ruine complète et sans recours. Par un bizarre enchaînement de faits, la perception du monosyllabe cob avait, d'un seul coup, plongé Roland, confiant et ironique, jus qu'au fond du plus sombre abîme. Un mot plus long eût peut-être amené moins d'instantanéité dans le phénomène psychique et, partant, dans le fameux pivotement de tête, dès lors incapable d'engendrer le mal révélateur.
Quant aux deux complices, Ruscassier et Quentin, bientôt réduits à rien par le
jeu et les bombances, ils s'étaient fait incarcérer pour de nouveaux délits.
Sur ce sujet, le dramaturge Eustache Miécaze avait bâti une vivante pièce. Dans un prologue, le savant Oberthur tirait l'horoscope de Roland nouveau-né tenu par son père puis préparait, non sans en expliquer les secrets et le but, l'opération sous-occipitale, qui ne commençait qu'au baisser du rideau. Cinq actes, situés un quart de siècle plus tard, évoquaient ensuite, dans leurs moindres détails, la tragique aventure du blanc-seing et ses conséquences d'abord funestes, mais finalement $radieuses.
Revêtu d'un costume à col bas, laissant voir en gris foncé dans sa nuque l'interne
monogramme stellaire, dû en réalité à un faible maquillage extérieur, Lauze avait maintes fois joué avec grand succès le rôle de Roland personnage complexe, tour à tour saturé de calme bonheur familial auprès de son
épouse et de ses fils, effondré sous le coup de ses revers, courageux dans le malheur, hanté par la gestation de sa noble découverte enfin ivre de légitime gloire.
Mort, il rejouait facticement le plus marquant épisode du drame, celui où le mot
cob, jeté par Ruscassier tenant la cédule, devenait la cause indirecte de certaine douleur postérieure du cou, si grosse d'éternelles conséquences mondiales.
Attentif à jeter juste au moment voulu, pour que l'
illustre mouvement de tête eût bien l'
air d'en résulter, la dernière des deux syllabes composant sa réponse, un figurant se chargea du rôle de Ruscassier, et tout fut mis en uvre accessoires et décor, costumes exacts et maquillage spécial de la nuque du cadavre pour donner à la fille de l'acteur, pleine de fanatisme dans sa piété admirative, la parfaite
illusion de revoir son père en scène.
*
* *
4° Un
enfant de sept ans emporté par la typhoïde, Hubert Scellos, dont
la mère, jeune veuve désormais seule au monde et assaillie d'idées de
suicide, ne différait l'exécution de ses tragiques projets que pour
s'accorder la cruelle joie de voir une existence mensongère déroidir un
moment le
corps de son fils.
Une émotion poignante s'empara de la malheureuse quand elle comprit que
l'
enfant revivait les minutes où, pour lui souhaiter sa dernière fête,
il avait, assis sur ses genoux, récité, en la fixant tendrement, le
Virelai cousu de Ronsard.
En cette uvre qui atteint l'absolue perfection
touchant hymne d'
amour filial qu'un oiselet, exaltant les bienfaits reçus
à toute heure, est censé adresser à sa mère
le poète obtient d'intensives expressions de pensées, dues à
une précision lapidaire dans l'agencement des mots. Or, au XVIème
siècle, les termes cousu et décousu s'appliquaient tous deux au
style, soit marmoréen, soit relâché, alors que le dernier
seul, de nos
jours, garde encore son sens figuré. De là le surnom
admiratif spontanément décerné par les masses, dès
son apparition, au célèbre virelai en cause, chef d'uvre de
cohérente concision.
Tant de recherche et de densité rendant les vers durs à retenir, Hubert
Scellos, pour tout se mettre en tête, avait fourni de violents efforts
préoccupants, qui expliquaient la réminiscence
post vitam.
Cette récitation, dont le gracieux défunt s'acquittait sans faute en
joignant à l'intonation juste des gestes montrés et bien compris,
n'avait demandé, comme mise en scène, qu'une simple chaise sur
laquelle, sans admettre la pensée de se faire remplacer, la pauvre mère,
chaudement couverte, venait s'asseoir, pour prêter l'asile de ses genoux
et goûter ainsi un plus complet bonheur
illusoire.
*
* *
5° Le sculpteur Jerjeck, qui, décédé subitement sans famille, était
conduit par un jeune homme, Jacques Polge, son assidu élève et chaud
admirateur.
Songeant aux dix grandes heures que Jerjeck avait, de temps immémorial,
consacrées chaque
jour au travail, son unique et obsédante passion,
Polge, fort de maintes probabilités, espérait à bon droit voir revivre
au cadavre, de préférence à toutes autres, des minutes productives.
Curieux, il voulait savoir, au cas où l'événement lui donnerait raison,
si son maître, dont tout le talent reposait dans les plus minutieuses
finesses de détails, réaliserait une fois mort les mêmes miracles que de
son vivant.
Canterel aperçut là un intéressant moyen de montrer, d'une façon
particulièrement écrasante, avec quelle rigueur absolue les tranches de
vie reconstituées ressemblaient à leurs modèles.
Ce furent bien, comme tout portait à le prévoir, des instants de labeur
que revécut le cadavre, efficacement épié par Polge, dès lors amené à
instruire Canterel de différents faits.
Six mois avant, Jerjeck avait reçu à
Paris la visite d'un nommé
Barioulet, commerçant enrichi de
Toulouse, qui, resté garçon jusqu'à la
cinquantaine, devait
épouser, dans un délai encore vague, une jeune
fille de chez lui, séduite par sa grosse fortune.
Terriblement épris, comme tout quinquagénaire que trouble une
adolescente, le commerçant voulait, à l'occasion de son
mariage, donner
à chacun de ses amis quelque précieux souvenir, qui, susceptible, de
rester, perpétuerait indéfiniment la mémoire d'une date suprême dont
s'illuminait toute sa vie. Un bijou, s'il ne se perd pas, se démode,
s'abîme et las de sa
vue on s'en défait. Seule, aux yeux de Barioulet,
une uvre d'art signée d'un nom
illustre avait chance, même petite et,
partant, abordable, de tenir bon dans telle famille à travers maintes
générations.
Spécialisé dans l'unique production de
Gilles en marbre hauts de
quelques centimètres, Jerjeck,
éminemment célèbre, lui parut désigné
pour recevoir sa commande.
Il fut convenu que l'artiste exécuterait comme échantillons trois
différents
Gilles de marbre, qui, joyeux et rieurs à l'excès en tant
qu'évocateurs d'un
jour d'ardente félicité, seraient, s'ils agréaient à
Barioulet, suivis d'une foule d'autres du même genre en attendant que
la grande date fût, sitôt fixée, explicitement gravée sur chaque socle.
Le Toulousain parti, Jerjeck se mit à l'uvre, employant de bizarres
procédés dont il avait, dans son enfance, contracté l'habitude.
Orphelin pauvre, auquel des oncles chargés de famille payaient
collectivement, au prix de lourds sacrifices, l'
internat dans un lycée
parisien, Jerjeck avait grandi loin de tout foyer.
Les plus belles joies de sa vie d'
enfant étaient les longues visites
faites en troupe aux musées par les dimanches pluvieux. Aux lendemains
de ces journées bénies, il s'essayait de mémoire à reproduire tel
tableau en dessinant sur ses cahiers ou telle statue en pétrissant un
bloc de mie distrait de son pain.
Au Louvre, un
jour, ses regards furent médusés par le
Gilles de Watteau,
qu'il s'acharna, par la suite, à copier d'après son souvenir. Mais nul
croquis ne le contentait. Attribuant avec raison ses déboires à la
gênante pénurie de traits de plume qui, exigée par la totale
blancheur
du personnage enfariné, créait une grave difficulté, il imagina un
subterfuge propre à lui donner au moins l'illusion d'une besogne plus
copieuse.
Il noircit d'
encre une page entière puis, à l'aide d'un grattoir, quand
tout fut sec, fit, dans un coin, apparaître son
Gilles par élimination.
D'emblée ce procédé le conduisit au succès, tant l'inspirait la venue
progressive sur fond sombre des fascinantes blancheurs constitutives de
son héros.
S'écartant alors du modèle, il parsema la page noire de nombreux
Gilles
en ratures, variant selon sa fantaisie la pose et l'expression.
Averti par son instinct qu'une voie fertile venait de s'ouvrir sous ses
pas, il s'ingénia fort assidûment, dans la suite, à confectionner,
grattoir en main, sur papier largement maculé, une foule d'esquisses du
même personnage, vu sous divers aspects. Il obtenait, avec les rares
vestiges d'
encre laissés au laiteux visage par sa lame, d'étonnants
jeux
de physionomie.
Ayant tenté de modeler des
Gilles en mie de pain, il crut voir une
clarté brusque s'épandre sur sa vie. La statuaire, qu'il avait de tout
temps préférée au dessin, faisait mieux encore s'épanouir les
mystérieuses facilités que lui donnait son sujet favori.
Sculpter des
Gilles, cela, il le sentait, lui procurerait gloire et fortune.
Mais comment progresser avec sa mie pour toute argile et ses doigts
comme outils sans un centime pour s'offrir mieux ?
Il avait chaque semaine une classe de botanique du professeur
Brothelande, qui, célibataire économe fixé dans la banlieue et très
épris de sa science, consacrait tout le produit superflu de son
traitement et de ses leçons à la culture en serre de végétaux curieux.
Trouvant pour ses démonstrations les meilleures planches insuffisamment
claires, souvent Brothelande, sans souci de l'embarras, transportait en
personne, de chez lui au lycée, tel spécimen rare sur lequel devait
rouler sa classe.
Il dépaqueta un
jour devant Jerjeck et ses camarades, pour leur en
parler longuement, une
pridiana vidua (
veuve de la veille), grande
fleur annamite qui, ressemblant de forme à la tulipe, doit son nom
triste, évocateur de deuil, à ses étamines blanches et à ses pétales
noirs.
La
pridiana vidua est surtout remarquable par le fond de sa corolle,
qui sécrète une
cire noire à nombreux granules blancs appelée
cire
nocturne pour son aspect de
firmament étoilé.
Ayant, du haut de sa chaire, montré cette
cire à toute la classe en
penchant la
fleur en avant, Brothelande, annonçant qu'elle se reformait
lentement après chaque soustraction, en prit une faible dose avec la
pointe d'un coupe-papier, qui, passant de main en main, permit aux
élèves d'étudier de près, en la palpant, l'attrayante substance
molle douée d'une rare malléabilité, dont Jerjeck, quand vint son tour,
fut subitement frappé.
Heureux de constater que la
pridiana vidua avait fort captivé son
jeune auditoire, Brothelande promit de donner l'exotique
fleur, facile à
cultiver longtemps dans son pot, au vainqueur de la plus prochaine
composition.
Pensant aux pas de
géant qu'un bloc de
cire nocturne lui permettrait de
faire dans son art, Jerjeck n'eut plus qu'un but : gagner la
fleur. A
force de travailler sans relâche son cours de botanique, en négligeant
au risque de maintes punitions tous autres devoirs ou leçons, il conquit
la première place dans l'épreuve désignée et reçut des mains de
Brothelande la
pridiana vidua.
Exact dispensateur de soins et d'
eau, Jerjeck s'appliqua, jusqu'à la
mort de la
fleur, à recueillir par intervalles dans la corolle, où elle
renaissait toujours, la
cire fuligineuse, dont il eut finalement une
masse importante, prompte à combler ses vux, dès le premier essai, par
son obéissante souplesse.
Visant à une extrême finesse d'exécution, que ne pouvaient lui donner
tels instruments de fortune provenant de son plumier, il songea que sa
mie de pain, insuffisante comme argile, lui servirait excellemment, du
moins, à façonner avec ses doigts des ébauchoirs de formes infinies et
précises, bons à étrenner une fois durs.
Mise en pratique, son idée triompha. Pourvu d'outils conçus par lui et
bien rassis, il fit avec son paquet de
cire, d'après le dernier dessin
dû à son bizarre procédé, un
Gilles spirituel et vivace. Se sentant le
pied à l'étrier, il passa tout son temps libre à sculpter son héros sous
mille formes, commençant par établir à l'aide d'une silhouette blanche
qui, faite au grattoir sur fond d'
encre, lui inspirait de fécondes
trouvailles l'attitude, les traits et l'expression de chaque statuette.
Sitôt une uvre finie, la
cire, roulée entre ses mains, devenait une
boule unie prête à resservir.
Jerjeck attacha bientôt une importance grandissante à son étrange
travail préalable sur papier,
voyant qu'il en tirait décidément ses plus
lumineuses
conceptions. Il fit de chaque
Gilles, face et revers, deux
études très poussées qui le guidaient pas à pas pour le modelage et
prit même, presque sans le vouloir, trouvant là instinctivement une aide
singulière pour sa tâche de sculpteur, l'habitude de reproduire à la
surface de la molle statuette noire, en alignant finement tels granules
blancs de la
cire nocturne, les évocateurs traits d'
encre laissés avec
tant de talent sur la feuille par son prestigieux grattoir. Ainsi
l'uvre, après achèvement, formait en quelque sorte le négatif exact du
Gilles dont le double dessin fournissait le positif. Quand venaient à
manquer les granules superficiels, Jerjeck en puisait de sous-jacents
dans l'épaisseur même de la
cire, enfonçant au contraire en cas de
pléthore, pour les recouvrir ensuite ceux qui l'eussent, inutilisables,
empêché d'établir telle vierge unité noire.
Cette tactique plastico-linéaire fut pour Jerjeck féconde en immenses
résultats et l'amena finalement à produire d'exquis chefs-d'uvre,
qui, sans elle, l'artiste le sentait, n'eussent pas atteint le même
degré de perfection.
Ainsi, sans maîtres, Jerjeck se fit, dès l'adolescence, un splendide
talent, auquel, ses études terminées, il dut un prompt succès.
Or jamais il ne put, malgré diverses tentatives, changer ses originelles
façons de travailler. Seul un double dessin au grattoir éclairait bien
la genèse de chacun de ses
Gilles, et il préférait à l'invariable série
d'ébauchoirs offerte par les marchands ses outils en mie de pain, qui,
du moins, pouvaient recevoir de lui, suivant tels besoins, mille formes
toujours nouvelles aptes à contenter ses plus subtils désirs non sans
parvenir vite à une dureté suffisante ; quant à la
cire nocturne, qu'un
horticulteur lui fournissait sur commande, elle se prêtait plus
commodément que toute autre matière, par la présence naturelle de ses
grains blancs dans sa masse noire, au marquage net et saisissant des
traits copiés sur le modèle.
Une fois un
Gilles achevé, il en faisait exécuter, pour le commerce, des
reproductions en marbre où ne figurait nullement le tracé linéaire, qui
ne constituait en somme qu'un auxiliaire pour le modelage. Mais cet
auxiliaire était puissant et, par son importance, faisait dire à Jerjeck
qu'il n'eût, sans lui, jamais conquis une complète maîtrise. L'artiste
remerciait donc le hasard grâce auquel était venu jadis jusqu'en ses
mains un peu de cette
cire nocturne, dont le neigeux mouchetage rare sur
fond noir l'avait irrésistiblement incité à sculpter avec traits le
négatif exact du dessin
justement très blanc qui le guidait ; son nom
devait un rayonnement supplémentaire à la
pridiana vidua présentée,
certain
jour mémorable, en classe de botanique.
Jerjeck envoya bientôt à Barioulet trois exultants
Gilles de marbre,
faits par phases suivant sa méthode habituelle. La réponse l'amusa par
son style, où éclatait l'
esprit fruste et pratique de l'ancien
commerçant non affiné par la fortune. Barioulet lui écrivait naïvement :
« Je suis content de vos trois
Gilles et vous commande une grosse dito,
chacun dans une pose différente. »
Ces mots : « une grosse dito », visant des uvres d'art citées pour leur
délicate perfection, provoquèrent le rire de Jerjeck, qui, la lettre
sitôt achevée, se mit à la tâche pour le premier des cent
quarante-quatre
Gilles requis. Polge, alors en train de modeler à
quelques pas, entendait son maître, qui lui avait communiqué l'
épître,
dire par moments, secoué d'une brusque hilarité : « Une grosse dito ! »
Gaiement lancée par le cadavre, cette courte phrase surtout avait permis
à Polge de reconnaître la scène reproduite, qui n'était autre, en effet,
que celle amenée par la lettre de Barioulet.
Pourvu de son matériel exact des derniers temps, Jerjeck, mort, fit, en
ratures d'abord, en
cire nocturne ensuite, un
Gilles identique à celui
qui, de son vivant, avait paru dans les minutes en cause. L'expérience,
renouvelée, fut chaque fois concluante, touchant l'extraordinaire
finesse de l'uvre ainsi créée.
*
* *
6° Le sensitif écrivain Claude Le Calvez, qui, peu de temps avant sa
fin, atteint à son su d'une affection d'estomac sans recours et
nerveusement terrifié par l'approche de la mort, avait demandé lui-même
à être, dès son dernier soupir, accommodé à souhait dans la glacière de
Locus Solus, trouvant un peu d'adoucissement à ses angoisses devant le
néant dans la pensée d'agir encore après le grand moment redouté.
L'heure venue, on s'aperçut que les façons du défunt se rapportaient à
un traitement médical récemment suivi par lui.
L'année précédente, un
illustre praticien, le docteur Sirhugues, avait
trouvé le moyen d'émettre certaine lumière bleue qui, bien que très
faible d'éclat, contenait une merveilleuse puissance thérapeutique et se
chargeait, intensifiée par une immense lentille, de rendre promptement
de la vigueur à tout valétudinaire soumis après dévêtement, soit de
jour, soit de nuit, à ses mystérieux rayons.
Placé au foyer de la lentille, le sujet, en proie à une folle
surexcitation et souffrant d'une cruelle brûlure générale, s'efforçait
de fuir. Aussi l'enfermait-on étroitement dans une sorte de cage
cylindrique à forts barreaux, qui, établie juste au lieu indiqué, avait
reçu le nom de
geôle focale.
D'un maniement encore précaire la rendant souverainement dangereuse,
l'étrange lumière, à peine agissante sur la
vue et rebelle à toute
photométrie, eût pu tuer le turbulent détenu, en cas de soudaine
prodigalité fortuite et insoupçonnée de l'appareil qui la créait ; comme
toute marque tracée sur une surface quelconque mise près du foyer de la
lentille s'effaçait vite à son terrible contact, Sirhugues songea que,
par sa contenance dans la geôle aux moments voulus quelque gravure déjà
ancienne ayant fait preuve d'exceptionnelle résistance pourrait jouer le
rôle d'avertisseur.
Grâce à d'actives recherches, il trouva chez un
antiquaire, en réponse à
ses désirs, un plan de
Lutèce gravé sur soie, qui, remontant au roi
Charles III le Simple, était le
fruit d'un fait émouvant.
Visitant un
jour, proche la partie nord-ouest de l'enceinte, un des plus
pauvres quartiers de
Lutèce, Charles III avait frémi de dégoût devant
d'inextricables dédales de petites ruelles sombres et puantes.
Rentré dans son palais, il demanda un plan de la ville puis, avec un
large trait de plume, traversa le quartier en cause d'une ligne
strictement droite, qui, dépassant de ses deux bouts, afin de mieux
attirer l'attention, l'enceinte, régulièrement courbe à cet endroit,
avait l'aspect d'une
sécante.
Ordre fut donné de percer une spacieuse avenue suivant l'exacte
indication fournie par la portion intra-muros de la ligne, pour assainir
le triste coin où, faute d'
air et de
clarté, sévissaient de nombreuses
maladies.
Le lendemain, Charles III fit exposer au centre du quartier intéressé le
plan à la marque prometteuse, pour que les habitants pussent d'avance se
réjouir. On indemnisa ceux que lésaient les démolitions, et l'uvre
s'accomplit.
Vers le premier tiers des travaux, un pauvre ouvrier graveur nommé
Yvikel, habitant une ruelle obscure et infecte entre toutes, avait vu
soudain la brise et le
soleil entrer à flots dans sa maison, dont la
façade, par chance, était sur l'alignement de la nouvelle avenue.
Or Yvikel, veuf, n'avait au monde que sa fille unique Blandine,
adolescente de fragile nature, qui, depuis un an, pâle et secouée par la
toux, déclinait de
jour en
jour, clouée en son
lit par la faiblesse.
S'épuisant de travail pour payer soins et remèdes, Yvikel avait résolu
de se tuer après le décès de son
enfant, qui seule l'attachait à la
vie quand l'enivrante transformation de son logis lui fit concevoir
l'espoir d'une guérison.
Le printemps commençait. Blandine, de son
lit, traîné contre la fenêtre
ouverte, se grisa
éperdument d'oxygène et de rayons. Pleurant de
bonheur, son père la vit reprendre des
forces et du teint, tandis que
les quintes s'espaçaient. La victoire était complète au moment où
s'achevait l'avenue. Dans son délire de joie, Yvikel voulut témoigner
par un
hommage divin sa reconnaissance au roi, dont l'uvre louable
était la cause de son ardente félicité.
C'était l'usage alors, quand par des prières à telle adresse on obtenait
quelque merveilleuse guérison, de faire graver sur soie, en réservant le
parchemin aux seuls textes
religieux, un sujet naïf où l'auteur du
miracle, auréole, au front, tendait sa main puissante vers le chevet
occupé par l'être cher sauvé de la mort. L'uvre, encadrée, servait
d'
ex-voto et venait accroître tel groupe de ses pareilles, qui partout
ornaient en foule les autels de
Jésus, de la Vierge et des saints.
Yvikel, qui, fort habile en son art, avait plusieurs fois, sur commande,
exécuté des
ex-voto de ce genre, projetait d'en offrir un au roi.
Or, tel que ceux qui, le front nimbé, allongeaient le bras, sur les
soyeuses gravures, vers le
lit de souffrance, Charles III avait eu
nettement, en créant d'un rigide trait de plume la fameuse artère, son
geste guérisseur, qu'il fallait évoquer pour obéir à la coutume.
Avec sa meilleure
encre, Yvikel, prodigue de temps et de soins, grava
sur soie, en s'inspirant de l'original toujours exposé au cur même du
quartier, un plan de
Lutèce traversé, en place voulue, par une large
sécante puis fit encadrer l'uvre pour l'envoyer au roi, expliquant
son action dans une lettre enthousiaste, où, non sans en montrer
longuement la cause, il relatait la guérison de sa fille. Touché,
Charles III pensionna Yvikel et fit mettre au dos de l'
ex-voto l'
épître
lisible en partie derrière une vitre.
Or, après tant de siècles, le plan et la
sécante avaient encore une
surprenante vigueur, due aux mille soins exceptionnels apportés dans
l'exécution de la gravure ainsi qu'au choix spécial de l'
encre et à la
présence de la soie, plus apte que toute autre matière à garder sans
altération une effigie reçue.
Retirant la lettre de l'objet pour la lire toute, Sirhugues avait appris
l'anecdote puis complété ses informations par des recherches.
Il mit à diverses reprises le plan dans la geôle focale et le vit
résister victorieusement aux attaques de la lumière bleue.
Comme chaque fois un léger affaiblissement des lignes, inexistant pour
l'il nu, se produisait néanmoins, prouvant que les puissants effluves
avaient quand même une certaine prise sur elles, on pouvait être sûr
qu'en cas d'effervescence subite de la source lumineuse l'uvre
pâlirait vite, annonçant ainsi le danger.
Sirhugues tirait grand profit de l'aventure d'Yvikel, dans laquelle tout
s'était allié pour inciter l'honnête graveur, armé de procédés perdus
depuis, à établir sur soie, avec des soins inusités dont sa lettre au
roi faisait mention, cette gravure prodigieusement durable, si utile
maintenant pour l'emploi de la geôle focale.
Il fallait en outre à Sirhugues, pour chaque séance, une gravure moins
solide, dont l'effacement progressif dans la geôle lui permît de régler
son courant.
Seuls ceux restés bons, après l'épreuve d'un grand demi-siècle au moins,
parmi des exemplaires quelconques, tirés en un stock unique le même
jour
et de même façon, pouvaient lui donner des indications fixes.
Fort en peine pour trouver dans le passé quelque abondante édition ni
dispersée ni détruite, Sirhugues fit paraître en note, dans divers
périodiques spéciaux, son desideratum et reçut bientôt la visite du
grand éditeur de gravures Louis-Jean Soum, qui lui apportait mille
exemplaires d'une caricature de Nourrit datée de 1834.
Au début de cette année-là, l'éminent chanteur s'était couvert de gloire
en prodiguant généreusement sa voix au timbre énorme dans sa belle
création d'
Énée à l'Opéra.
Au troisième acte, penché, parmi des roches, sur une sorte de puits qui
devait le conduire aux enfers, Énée appelait
Caron par plusieurs « hôô »
sans cesse plus élevés et plus forts. Le dernier, très perché,
fournissait à Nourrit, par une habile attention du compositeur,
l'occasion d'émettre, avec sa puissance maxima, son fameux ut
aigu, cité
dans toute l'
Europe. Or cette note, suivie d'une explosion
d'enthousiasme, était le clou de chaque représentation et faisait
beaucoup parler d'elle.
Josolyne, l'un des premiers caricaturistes de l'époque, résolut
d'exploiter la vogue de ce son transcendant.
Il fit une charge où l'on voyait le célèbre de sortir de la bouche de
Nourrit, penché vers les enfers, et parvenir au
nadir, après s'être
propagé à travers toute la terre.
Par là, Josolyne voulait indiquer que la note renommée, sans se soucier
d'aucun obstacle, résonnait jusqu'aux régions stellaires.
La maison Soum, alors tenue par le bisaïeul de Louis-Jean, tira de
l'uvre mille exemplaires, dont la vente devait, à chaque
représentation d'Énée, accompagner celle du programme.
Josolyne offrit l'original même à Nourrit, en lui exposant ses projets,
certain de le voir flatté par une telle glorification de sa voix.
Mais le ténor, connu d'ailleurs pour son
esprit lunatique et violent,
vit seulement le côté burlesque de l'uvre, qu'il déchira nerveusement,
révolté d'être ainsi tourné en ridicule. Il s'opposa formellement, en
outre, à la sortie des mille reproductions.
Josolyne, nature indulgente, prit en philosophe son parti de la chose et
régla le graveur, en le priant de garder chez lui l'édition
malchanceuse, pour le cas où il serait un
jour possible de la mettre en
circulation.
Peu après, Josolyne disparut subitement un soir, sans donner prise à
aucune recherche.
Au bout de trente-cinq ans, il fut
légalement considéré comme mort et on
exécuta ses volontés testamentaires.
Alors octogénaire, le bisaïeul de Louis-Jean Soum apprit officiellement
que la fatale édition jadis invendue lui était léguée sans
réserve mais, par délicatesse, décréta péremptoirement que ni lui ni
ses successeurs, tant que manquerait la preuve certaine du trépas de
l'
illustre caricaturiste, ne se permettraient de
toucher à ce qui, en
somme, pouvait continuer à n'être qu'un dépôt.
Sous l'aïeul puis sous le père de Louis-Jean, nul incident ne survint.
Or, dernièrement, en démolissant une vieille maison dans un des bas
quartiers de
Paris, on avait trouvé, muré dans un retrait de la cave, un
cadavre non dévêtu, facile à identifier grâce au nom inscrit par le
tailleur dans chaque pièce d'habillement.
C'était le
corps de Josolyne, qui, artiste névropathe et bohème, grand
amateur de crapuleuses
orgies, auxquelles imprudemment il se livrait
paré de bijoux et portefeuille en poche, avait dû, le soir de sa
disparition, se laisser entraîner par une fille dans un repaire où
l'attendaient la mort et le dépouillement.
La prescription couvrant le crime, on n'ouvrit pas d'enquête.
Désormais Louis-Jean Soum pouvait, sans arrière-pensée, disposer de
l'édition si longtemps inutilisée.
Il se demandait encore quel parti en tirer, quand la note de Sirhugues
avait frappé son regard et déterminé sa démarche.
Sirhugues acheta le stock sans marchander, ébloui par la rare
aubaine
qu'il devait à la fois au caractère ombrageux de Nourrit, au mystère qui
si longtemps avait plané sur la disparition de Josolyne et au
scrupuleux
excès de
probité des Soum. Huit cent seize exemplaires de ton identique
lui restèrent, après élimination de ceux dont le temps irremplaçable, se
chargeant d'accomplir un indispensable office, avait, en les altérant,
dévoilé l'infériorité, originairement inconnaissable.
Il fut décidé qu'une caricature de Nourrit, mise en la geôle focale,
serait sacrifiée, pendant le début de chaque séance, au difficile
réglage du courant, que Sirhugues modérerait ou pousserait tour à tour
suivant telles manifestations de hâte ou de paresse observées par lui
dans l'escamotage de l'uvre.
Dès lors, Sirhugues chercha quel était le meilleur subterfuge à employer
pour que, durant chaque emprisonnement de malade dans la grille
cylindrique, le plan de
Lutèce et la charge astronomique fissent avec
continuité, comme il importait, rigoureusement face à la lumière bleue,
sans pouvoir, même passagèrement, recevoir de l'ombre du sujet, au
détriment de leur mission, ni lui en donner, au préjudice du
traitement malgré la turbulente mobilité qui, là, s'emparait des plus
calmes.
Après de longues réflexions, il fit exécuter, en le destinant au
patient, un casque étrange, surmonté d'une pivotante aiguille aimantée
après laquelle devaient pendre les deux gravures qu'on exposerait à nu,
sans même admettre l'obstacle d'un verre protecteur. Offrant juste, pour
avoir été fabriqué sur commande bien déterminée, le poids nécessaire au
parfait
équilibre de l'aiguille, un cadre neuf, dans lequel chaque fois
le fortuit élu des exemplaires caricaturaux viendrait prendre place pour
garder la tension voulue, fut, ainsi que celui du plan de
Lutèce, muni
de deux crochets suspenseurs. Un
aimant, intelligemment manié à côté de
la geôle par un homme attentif, forcerait l'aiguille, sans même la
toucher, à conserver, en dépit de tout, la bonne orientation. Grâce à
cet ensemble d'artifices, les deux gravures demeureraient toujours
vis-à-vis le rayonnement bleu, sans que le malade et elles courussent le
risque réciproque de se faire de l'ombre.
Un miroir, convenablement situé et tourné, permettrait au manipulateur
de l'appareil photogène d'épier chacune des deux gravures malgré
l'obstacle de la lentille.
C'est alors qu'on avait amené à Sirhugues l'infortuné Claude Le Calvez,
dans l'espoir qu'un énergique reconstituant externe suppléerait quelque
temps à l'alimentation déjà devenue, dans son cas, à peu près
impossible.
De quotidiens séjours dans la geôle focale rendirent en effet du nerf au
pauvre condamné, dont ils retardèrent la mort de plusieurs semaines.
Or Le Calvez, pendant sa première incarcération, avait donné les signes
d'une
exaltation terrible, qui s'était peu à peu atténuée au cours des
épreuves suivantes. Et c'étaient les minutes angoissantes de cette
séance initiale à partir de l'instant où, sur un brancard, on l'avait
conduit, plein d'appréhension, devant la geôle focale qui, vu
l'ébranlement profond qu'elles avaient causé en lui, revenaient
facticement au
jour depuis sa mort.
Sirhugues apprit ce fait qui lui suggéra une idée. Il voulut voir si la
lumière bleue pourrait avoir quelque effet régénérateur sur un
corps
maladif doué par Canterel de vie artificielle et vint pour cela, à
l'intention de son défunt client, tout agencé lui-même en lieu désigné
comme s'il se fût agi d'un sujet ordinaire, en maintenant même la
précaution relative au plan de
Lutèce, pour supprimer toute chance de
détérioration photogénique du cadavre. A son point de
vue spécial
l'événement fut négatif, mais, dans l'espoir d'un résultat futur, il
tint à multiplier les essais.
*
* *
7° Une jeune beauté d'outre-Manche, accompagnée de son mari le riche
lord
Alban Exley, pair d'Angleterre, qui, tendre ment impatient de voir
la trépassée renaître un moment auprès de lui, eut le cur serré, à la
réalisation de son rêve, par certains côtes tragiques du moment revécu.
Epousée pauvre par
amour et devenue ainsi lady et pairesse, Ethelfleda
Exley,
esprit léger grisé par l'
argent et les titres, n'avait jamais
songé, depuis son
mariage, qu'à sa parure et à la perfection vantée de
sa personne physique.
Elle avait notamment adopté, à l'instar des premières élégantes de
Londres, une mode récente concernant certain étamage des ongles, qui,
supérieur à tous systèmes de polissage, créait au bout de chaque doigt
une sorte d'étincelant petit miroir. Opérateur adroit, l'inventeur du
procédé, après complète insensibilisation locale, séparait avec une
drogue spéciale la chair et l'ongle, dont il étamait la face interne,
avant de le recoller solidement à l'aide d'un second produit de sa
façon. L'
étain employé, savamment doué d'une demi-transparence, laissait
non sans atténuation, à la lunule sa
blancheur et à tout le reste, moins
la portion réservée aux ciseaux, sa discrète nuance rosée.
A mesure que l'ongle poussait, il fallait, de temps à autre, que
l'inventeur le décollât de nouveau, pour étamer, à sa base, la mince
bande neuve.
Cerveau naturellement vain et fragile, Ethelfleda se montrait en outre
faible de raison depuis une grave émotion ressentie en son enfance au
fond de l'Inde, où son père, jeune colonel, était mort sous ses yeux au
cours d'une excursion, la gorge broyée par la mâchoire d'un tigre dont
l'attaque subite n'avait pu être pré venue. D'intarissables flots
vermeils coulant de la carotide ouverte avaient, pour jamais, donné à
Ethelfleda l'horreur nerveuse du sang et, jusqu'à un certain point, des
objets de
couleur rouge. Incapable d'habiter une
chambre tendue de rouge
ou de revêtir une robe rouge, elle avait toujours, depuis lors, incliné
vers la bizarrerie.
Lord
Alban Exley, fils affectueux autant que prévenant
époux, ne se
séparait jamais de sa vieille mère, dont la santé précaire l'inquiétait.
C'était avec elle et Ethelfleda qu'il avait passé en France le précédent
mois d'août, dans un vaste
Hôtel de l'Europe dominant une des
brillantes plages de la côte normande.
Sportsman accompli, fervent d'équitation et de manège,
Alban s'était
fait suivre là d'une partie de ses écuries.
Un après-midi, devançant sa femme qui achevait de s'apprêter, il venait
de s'installer, guides en mains, dans son
spider ou léger phaéton de
campagne. Ambrose, son jeune groom, attendait à la tête des
chevaux le
moment de gravir, au départ, l'étroit siège de derrière.
Bientôt Ethelfleda, confuse de son retard, parut, pleine de hâte, ses
gants encore pliés, tenant en main, par tendre attention conjugale, une
rose-thé distraite d'un bouquet exempt de toute nuance voisine du rouge,
dont son mari, le matin même, lui avait fait
hommage.
Interrompant son élan, un certain Casimir, vieillard octogénaire portant
la livrée de l'hôtel, la rattrapa pour lui présenter un pli.
Depuis soixante ans en service dans l'établissement, Casimir, maintenant
gratifié d'une sinécure, ne s'occupait plus que du classement et de la
remise des lettres.
L'enveloppe offerte par lui montrait, dans sa suscription noire, le mot
pairesse tracé à l'
encre rouge au-dessus du nom :
Lady Alban Exley.
Mort un an avant un
frère aîné célibataire, le père d'
Alban nommé
Alban
aussi n'avait jamais été que
lord de courtoisie étranger à la
pairie.
Aussi, pour distinguer les deux ladies
Alban Exley, avait-on
respectivement recours aux termes
douairière et
pairesse.
Or l'
épître en question émanait d'une jeune femme qui, demandant à
regret un secours d'
argent, suppliait Ethelfleda, son amie d'enfance, de
lui garder le plus grand secret. La crainte spéciale d'une confusion
entre belle-mère et bru avait amené la signataire, en quête de tel
voyant soulignement, à un emploi partiel d'
encre rouge.
Son ombrelle et ses gants dans la main gauche, Ethelfleda tendit, pour
prendre la lettre, sa main droite armée de la
rose, dont la tige,
pressée par son pouce, s'appliqua sur l'enveloppe.
Voyant ressortir, en cette
couleur rouge redoutée, le mot qui entre
tous,
justement, servait à la désigner de façon sûre, elle se fixa sur
place, impressionnée, et, ne pouvant réprimer une crispation nerveuse,
se piqua le pouce à une épine oubliée par le fleuriste.
Par sa
vue abhorrée, le sang tachant la tige et le papier accrut son
trouble, et, prise de répulsion, elle ouvrit instinctivement les doigts
pour laisser choir hors de son regard les deux objets rougis.
Mais son ongle de pouce, depuis que le mouvement accompli en avait
changé l'orientation, lui dardait dans la prunelle, par sa large et
claire lunule dont la
blancheur était particulièrement favorable, un
reflet rouge crûment lumineux provenant de certaine vieille lanterne
célèbre dans le pays.
C'est à la fin du XVIII
e siècle qu'un Normand, Guillaume Cassigneul,
avait fondé sous le nom d'
Hôtel de l'Europe l'établisse ment en
jeu,
encore exploité de nos
jours par ses descendants.
Au-dessus de l'entrée il avait fait suspendre, en guise d'enseigne
diurne et nocturne, une lanterne large et haute, dont le côté en façade
portait, peinte sur verre, une carte de l'
Europe où chaque pays offrait
une nuance spéciale, le rouge,
couleur attirante, se trouvant réservé à
la patrie.
Quand vinrent les campagnes de l'Empire, Cassigneul, rempli
d'enthousiasme et très occupé de sa lanterne, fit, date par date, mettre
en un rouge identique à celui de la France chaque contrée subjuguée,
sans excepter l'Angleterre, qu'il jugea réduite par le blocus
continental.
Dès la nouvelle de l'entrée dans Moscou, la Russie, à son tour, subit
l'unifiante opération, et l'
Europe entière fut alors gagnée par la
pourpre de l'état
suzerain.
Orgueilleusement, Cassigneul, inspiré par la monochromie de cette partie
du monde sans frontières, nomma sa maison, par l'addition d'un seul mot :
Hôtel de l'Europe française.
Il dut reprendre, à l'heure des revers, l'appellation primitive mais
garda intacte la carte unicolore, comme un précieux et parlant souvenir
de l'apogée napoléonienne.
Lors d'une récente reconstruction de l'hôtel, on avait soigneusement
remis à son ancien poste la lanterne
légendaire, dont l'
histoire, de
tout temps répétée de bouche en bouche, constituait une efficace
réclame.
Ethelfleda, qui, à son arrivée, avait remarqué cette provocante rougeur,
s'était contentée depuis lors, chaque fois qu'elle passait là, d'en
détourner ses regards.
Or, c'est illuminée par un ardent rayon de
soleil, en train de luire à
travers une vaste
marquise abritant le seuil, que l'
Europe se reflétait
maintenant dans la lunule de son ongle.
Cruellement bouleversée déjà, la jeune femme resta hypnotisée par cette
brillante tache rouge, dont la forme caractéristique était pour elle
nettement reconnaissable malgré l'interversion de l'occident et de
l'orient.
Immobile, angoissée, elle dit, sans accent, choisissant d'instinct, sous
l'empire de l'ambiance, le français, qu'elle parlait comme sa langue
maternelle :
« Dans la lunule... l'
Europe entière... rouge... tout entière... »
Dur d'oreille vu son âge, Casimir ne l'entendit pas. N'ayant rien
remarqué de ce qui se passait d'
insolite, il s'était mis en devoir de
ramasser lettre et rose-thé. Mais la raideur de ses vieux reins arrêta
ses doigts à mi-chemin, et, d'une voix forte et brève qui intimait la
hâte, il appela, pour être suppléé, le groom de lord Exley.
Casimir, qui, dans sa lointaine adolescence, avait servi comme
tigre
chez un dandy parisien de l'époque romantique, ne s'était jamais
déshabitué, pour s'adresser aux valets de pied
jouvenceaux, du terme,
caduc depuis longtemps, auquel tant de fois il avait répondu.
Ce fut donc ce seul mot : « Tigre » qu'alors il prononça le verbe haut, en
fixant le jeune domestique, son doigt tendu vers le trottoir.
Obéissant au regard et au geste plutôt qu'au substantif, pour lui dénué
de sens, le groom, quittant la tête des
chevaux, vint agripper
fleur et
missive pour les tendre à Ethelfleda.
Mais celle-ci, ayant, du fond de son hypnose douloureuse, perçu, non
sans un frémissement, le vocable émis par Casimir avec une sèche
puissance, crut à un cri d'alarme et, soudain hallucinée, vit devant
elle ainsi qu'en témoignèrent ses attitudes hagardes et ses paroles,
françaises comme les précédentes son père aux prises avec le fauve qui
l'avait jadis égorgé.
Ajoutée aux trois secousses déséquilibrantes qui s'étaient si vite
succédé, la sanglante réapparition maladive de la scène même d'où
découlait sa faiblesse mentale assena le coup de grâce à la malheureuse.
Elle se prit à donner des signes de complète folie, sans reconnaître
Alban, éperdu d'inquiétude, qui, accourant aussitôt, tandis qu'Ambrose
retournait devant les
chevaux, la reconduisit doucement à leur
appartement.
A dater de ce
jour, son état ne fit qu'empirer. Dans son délire tout lui
apparaissait revêtu d'une
couleur rouge sang.
Transportée à
Paris, elle fut examinée par un grand spécialiste, qui,
bien documenté par
Alban, trouva la cause de la forme spéciale prise par
sa vésanie. Rencontrant, à une minute d'ébranlement
aigu, un terrain
depuis si longtemps mauvais sous certains rapports détermines, la
fameuse tache pourpre ensoleillée contenue en un reflet d'ongle avait,
par ses contours évocateurs, conduit la fragile Ethelfleda à la vision
démesurée d'une
Europe réelle totalement rouge. Ainsi engagée sur une
dangereuse pente, elle avait en sombrant quelques secondes plus tard
dans la folie, franchi brusquement d'elle-même une série d'étapes
extensives, jusqu'au moment où l'univers entier était devenu rouge à ses
yeux.
Combinée avec son érythrophobie, cette absolue généralisation de la
couleur qui, pour elle, s'associait si douloureusement avec l'idée du
sang fit de sa vie un perpétuel enfer.
Tous traitements échouèrent, et, minée par le
martyre qu'elle endurait,
la pauvre folle dépérit et mourut.
Accablé de chagrin et songeant à l'immense part qu'avaient prise dans le
drame, au fatal instant, la puissance et la netteté du reflet
hypnotiseur,
Alban exécra l'étameur d'ongles, dont l'invention était en
somme la principale cause de son deuil.
Or Ethelfleda, morte, accomplissait à nouveau la funeste et frappante
sortie durant laquelle, si brusquement, elle avait perdu le sens.
Instruit des faits en cause, Canterel reconstitua tout servilement.
Les ongles de la jeune femme ayant pousse depuis le décès, il fit venir
de Londres, à prix l'or, l'inventeur-manucure, qui, sur sa demande,
effectua, sans insensibilisation cette fois, le supplémentaire étamage
requis d'abord au pouce droit, appelé à se mettre si en
vue, puis même
aux neuf autres doigts pour éviter un choquant défaut d'unité. Le maître
s'arrangea pour qu'
Alban ne vît pas celui qui, depuis son malheur, lui
inspirait tant d'aversion.
Amoureusement détenue comme souvenir par le veuf, la rose-thé, dont on
eût pu laver la tige encore tachée du sang d'Ethelfleda, était trop
fanée pour paraître. Canterel en fit donc exécuter un certain nombre de
copies artificielles, ayant chacune son épine en bonne place.
Puis on se procura, pour les utiliser une à une, des enveloppes
identiques à celle du
jour néfaste, indélébilement maculée, dont la
suscription fut, sur toutes, exactement reproduite à la main. Chacune,
au moment de servir, recevrait, avant d'être cachetée, une lettre en
papier blanc qui lui donnerait à souhait de l'épaisseur et de la
consistance.
Dès lors,
Alban, heureux surtout de revoir Ethelfleda en pleine raison
pendant les rapides instants qui précédaient la remise du pli, ne put se
lasser du court spectacle renouvelable offert à son avidité. Il y jouait
lui-même son rôle en compagnie de deux figurants, l'un très vieux,
l'autre adolescent, qui remplaçaient Casimir et le groom. Un rayon
factice était projeté sur la lanterne par une lampe électrique, qu'on
s'abstenait d'allumer quand, l'heure et la pureté du
ciel s'y prêtant à
la fois, le
soleil lui-même éclairait de façon satisfaisante et stable
la rouge carte
géographique. Avant chaque séance on collait
soigneusement, par tous les points d'une de ses deux faces, une fragile
petite outre neuve de
couleur chair, plate et ronde, sur l'endroit le
plus charnu qu'offrait la première phalange du pouce droit d'Ethelfleda.
A l'heure dite, l'épine d'une des roses-thé artificielles, la crevant
sans peine, en faisait couler un liquide rouge imitant le sang.
La tige d'une
fleur fausse n'étant guère lavable, chaque
rose ne servait
qu'une fois de même que chaque enveloppe, bonne à jeter après le
maculage rouge.
*
* *
8° Un jeune homme, François-Charles Cortier suicidé mystérieux
introduit à
Locus Solus dans des conditions très spéciales.
Les actes que Canterel obtint du cadavre provoquèrent la découverte
d'une précieuse confession manuscrite, qui permit de rebâtir clairement
en pensée un drame retentissant, jusqu'alors environné d'ombre.
A une date lointaine déjà, un homme de lettres, François-Jules Cortier,
veuf depuis peu et père de deux jeunes
enfants, François-Charles et
Lydie, avait acquis près de
Meaux, pour y vivre toute l'année en
travailleur profond dont l'absorbant labeur exigeait une calme ambiance,
une
villa s'élevant solitaire au milieu d'un vaste
jardin.
Doté d'un front remarquablement saillant dont il tirait orgueil,
François-Jules préconisait au profit de sa gloire la science
phrénologique. Dans son cabinet, une large étagère noire était pleine de
crânes bien rangés, sur les curiosités desquels il pouvait savamment
discourir.
Un après-midi de
janvier, comme l'écrivain se mettait à la tâche, Lydie,
alors âgée de neuf ans, vint demander affectueuse ment la faveur de
jouer auprès de lui, en montrant par la vitre des flocons de neige qui,
tombant dru, la cloîtraient au logis. Elle tenait une
poupée-avocate,
jouet qui, forme palpable d'un propos à l'ordre du
jour, faisait fureur
cette année-là, où pour la première fois on voyait des femmes au
barreau.
François-Jules adorait sa fille et redoublait de tendresse envers elle
depuis qu'il s'était, à regret, privé de François-Charles, placé
récemment à onze ans, en
vue de fortes études, interne dans un lycée de
Paris.
Il dit « oui » en embrassant l'
enfant, non sans lui faire promettre la
plus silencieuse sagesse.
Soucieuse de ne pas devenir un cause de distractions, Lydie alla
s'asseoir à terre, derrière la table, grande et chargée, où s'accoudait
son père, qui dès lors ne pouvait la voir.
Jouant sans bruit avec sa poupée, elle fut apitoyée, en songeant à la
neige, par l'impression de fraîcheur que donnait à ses doigts la figure
de porcelaine et, vite, comme s'il se fût agi de quelque personne
transie, coucha l'avocate sur le dos devant l'âtre tout proche où
flambait un grand
feu.
Mais bientôt, la
chaleur faisant
fondre leur
colle, les deux veux de
verre, presque en même temps, tombèrent au fond de la tête.
L'
enfant, chagrinée, ressaisit la poupée, qu'elle dressa devant ses
regards pour examiner de près les effets de l'accident.
L'avocate se détachait alors sur le mur paré de l'étagère noire, et
Lydie, malgré elle, fut soudain frappée du rapport d'expression établi
entre les têtes de morts exposées et le
rose visage artificiel par la
commune vacuité des orbites.
Elle prit un des crânes et, tout heureuse d'avoir trouvé un
jeu nouveau,
s'imposa la tâche attrayante de compléter une fois, par tous les moyens
inventables, la ressemblance observée.
Ainsi que l'exigeaient l'austérité de la tenue et le sérieux de la
profession, toute la chevelure de l'avocate se tassait en arrière, sans
apprêt, dans une résille sévère, excluant frisure et chignon.
Fabriqué, vu l'ordre secondaire de sa destination, à l'aide de quelque
méthode économique trop sommaire pour atteindre à la précision, le léger
filet, non exempt de raideur, dépassait en avant sous la toque, en
s'appliquant sur le front nu.
Lydie jugea que son premier devoir était de copier sur le crâne cet
entrecroisement de lignes ténues, qui, au point de
vue de
l'identification entreprise, tirait une grave importance de sa proximité
si grande avec les deux vides orbitaires, où siégeaient les fondements
de l'analogie en cause.
La fillette, qui, sous la direction de sa gouvernante, s'exerçait à de
fins travaux d'aiguille, avait en poche un petit nécessaire à broderie.
Elle en tira le poinçon, dont la pointe, guidée avec
force par sa main,
traça en divers sens, dans l'os frontal du crâne, de fines et courtes
raies obliques. Maille par maille, une sorte de filet finit par se
graver ainsi sur toute la région voulue, non sans trahir, par
l'imperfection de ses étranges zigzags, l'amusante maladresse de
l'enfance.
Il fallait maintenant au crâne une toque pareille à celle de l'avocate.
Sous la table de travail, une corbeille à papier regorgeait de vieux
journaux anglais.
Esprit curieux et enthousiaste, avide d'approfondir toutes les
littératures dans leur texte original, François-Jules avait poussé fort
loin l'étude de maintes langues vivantes ou mortes.
Pendant le cours presque entier du mois précédent, il s'était chaque
jour procuré le
Times, où abondaient alors les plus sérieux
commentaires sur un événement qui le passionnait.
Un voyageur anglais, Dunstan Ashurst, venait de rentrer à Londres après
une longue exploration polaire, remarquable, à défaut du moindre pas
gagné vers le nord, par la glorieuse découverte de plusieurs terres
nouvelles.
Notamment, lors d'une reconnaissance pédestre tentée à travers la
banquise loin de son navire pris par les glaces, Ashurst, sur son chemin
hasardeux, avait trouvé une île absente de toutes les cartes. Près du
rivage, sur le sommet d'un monticule, une caisse de fer gisait au pied
d'un mât rouge, planté là pour en signaler la présence. Forcée, elle
livra uniquement un grand parchemin vieux et obscur couvert d'étranges
caractères manuscrits.
A peine réinstallé dans la capitale anglaise, Ashurst montra le document
à de savants linguistes qui en tentèrent la traduction.
Rédigée en
vieux norois avec signature et date encore nettes,
l'antique pièce, tout en
runes, émanait du navigateur norvégien
Gundersen, qui, parti pour le pôle vers l'an 860, n'avait jamais reparu.
Comme il était remarquable qu'à une époque aussi reculée on eût pu
fouler déjà l'île au mât rouge perchée à une latitude qui, pour être
atteinte de nouveau, avait exigé par la suite plusieurs siècles
d'efforts le monde entier s'enthousiasma soudain pour le document,
d'autant plus apte à semer partout l'effervescence que beaucoup de ses
lignes, presque effacées, donnaient lieu à des interprétations
contradictoires.
Tous les journaux du globe s'appesantirent sur l'absurde question du
jour, surtout ceux d'outre-Manche. Le
Times, en plus des versions
multiples proposées par de compétents
esprits, réussit même à donner
quotidiennement de fac-similaires passages du parchemin, sous la
forme voulue par les mesures du texte original de quelques lignes très
étendues, dominant, sous un titre d'article large d'une demi-page, les
trois colonnes invariablement consacrées au célèbre sujet.
François-Jules, qui, très versé dans la connaissance du vieux norois et
des
runes, s'était vite enflammé pour le problème, découpait toutes ces
reproductions fidèles pour les porter sur lui et y pâlir à chaque moment
perdu écrivant au dos de chacune, afin d'éviter toute confusion, ses
remarques la concernant, dont il surchargeait à l'
encre les lignes
imprimées quelconques s'y trouvant échues.
Le grimoire finit par s'élucider entièrement et révéla en détails, sans
toutefois en éclaircir le dénouement tragique, un voyage boréal qui, vu
le temps lointain de son accomplissement, semblait miraculeux.
L'incident étant clos, François-Jules, le matin même, avait, au cours
d'un rangement, jeté pêle-mêle au panier coupures et exemplaires du
Times.
Lydie prit au hasard, dans la corbeille, un numéro du célèbre journal,
attirant en même temps, sans le vouloir, trois coupures runiques, à demi
engagées dans l'intérieur de l'épais dernier pli.
Détachant une feuille intacte, elle la fronça partout
perpendiculairement à une circulaire portion lisse ménagée en son
milieu puis eut recours aux ciseaux de son nécessaire pour ne laisser
que la
hauteur voulue à la toque ainsi ébauchée.
Pour l'étroit bord vertical indispensable au parachèvement de l'objet,
Lydie utilisa les trois bandes à
runes, qui, l'ayant frappée par leur
forme allongée, semblaient s'offrir à elle comme pour lui éviter un
surcroît de découpage.
Armée, grâce au nécessaire, d'un dé puis d'une aiguille que traversait
un long fil blanc, elle put, en cousant, ceindre entière ment le bas
extrême de la toque avec le bord supérieur, choisi par instinct, des
trois minces rubans de papier bien juxtaposés non sans dissimuler
chaque fois, en lui octroyant la
vue intérieure, le côté gribouillé par
les annotations de son père.
Le travail terminé, elle posa la fragile coiffure sur le crâne et,
satisfaite de la ressemblance obtenue, entreprit de réparer le désordre
du tapis. Le nécessaire, peu à peu, recouvra son contenu, partout
éparpillé, puis fut remis en poche et le journal mutilé, bientôt replié
naturellement, réintégra le panier. Quant à l'encombrant et chaotique
résidu plissé de la toque tombé sous l'effort de ses ciseaux, Lydie
jugea plus décent de le
brûler et, prenant soin, vu la petitesse de ses
bras, de se glisser derrière le garde-feu pour pouvoir viser juste, en
jeta l'inutile masse au milieu de l'âtre.
Voyant, après une brève attente, que tout prenait à souhait, elle se
tourna légèrement pour sortir de son torride enclos.
Mais à cet instant, par suite d'un déploiement du à la
combustion, tout
un coin enflammé du papier, après avoir pointé en l'
air, s'inclina
obliquement hors du brasier, en imitant le mouvement de quelque vasistas
en train de s'ouvrir grâce aux charnières de sa base horizontale.
Le
feu de ce brandon avancé se communiqua, par-derrière, aux courtes
jupes de Lydie, qui ne découvrit l'accident qu'au bout de plusieurs
secondes, alors que de larges
flammes commençaient à l'environner.
A ses cris, François-Jules dressa la tête puis se mit debout, livide.
Embrassant la pièce du regard pour y trouver le meilleur élément de
sauvetage, il bondit sur la fillette et, l'enlevant a deux mains sans
souci de ses propres brûlures, courut l'envelopper étroitement dans un
des gros rideaux de la fenêtre. Mais, attisées au vent de
l'indispensable course, les
flammes grondèrent pendant un long moment,
malgré les efforts insensés du malheureux père, qui, les yeux hors des
orbites, s'acharnait à rendre de tous cités l'emmaillotement plus
hermétique. Après l'extinction, enfin obtenue, Lydie, transportée dans
son
lit, fut condamnée par deux médecins mandés en hâte.
Prise de délire, la fillette contait sans cesse, en les commentant, les
moindres choses faites par elle entre l'affectueux « oui » de son père et
le fatal embrasement.
Elle succomba le soir même.
François-Jules, fou de douleur, mit pieusement, pour toujours, sur la
cheminée de son cabinet non sans l'abri d'un globe de verre le crâne
aux marques frontales, coiffé de sa toque fragile. Symbolisant la
dernière belle heure de son
enfant bien aimée, ces deux objets étaient
devenus pour lui des
reliques inestimables.
Peu après ce drame horrible, François-Jules, avec de nouveaux pleurs,
vit mourir poitrinaire contaminé par sa femme, décédée un an avant
lui son meilleur ami, le poète Raoul Aparicio, auquel le liait, depuis
les bancs du lycée, la plus fraternelle affection.
Aparicio, que la maladie avait endetté, laissait une fille, Andrée, qui,
exacte contemporaine et grande camarade de la pauvre Lydie, ne
conservait de proche qu'un oncle sans fortune ayant femme et
enfants.
Père encore pantelant de chagrin, François-Jules pour pouvoir en
s'illusionnant croire au retour de la disparue, prit chez lui
l'indigente orpheline, qui, douce et ravissante, lui inspirait une vive
tendresse. Nature aimante, François-Charles, que de fréquents sanglots
secouaient encore à la pensée de Lydie, apprit avec joie la venue de
cette sur nouvelle.
Les ans passèrent, développant la beauté d'Andrée Aparicio, devenue à
seize ans une merveilleuse adolescente au
corps souple, avec de lourds
cheveux d'or illuminant un fin visage éclatant, parc d'admirables yeux
verts immenses et candides. Et François-Jules vit alors, avec effroi,
son affection paternelle pour l'orpheline faire place à une passion
dévorante, insensée.
Malgré l'absence de tout lien de parenté, sa conscience le blâmait
d'aimer cette
enfant qui, élevée par lui, l'appelait
père, et il garda
secret son nouveau sentiment.
Maîtrisant ses désirs, il goûtait le profond bonheur de vivre sous le
même toit qu'Andrée, de la voir et de l'entendre chaque
jour et de se
sentir, matin et soir, chancelant d'ivresse en la baisant au front.
A dix-huit ans, par l'épanouissement complet de sa
jeunesse, Andrée mit
le comble au trouble de François-Jules, qui, ne pouvant se contenir
davantage, projeta une immédiate démarche matrimoniale.
Rien, en somme, n'allait matériellement à l'encontre de l'union rêvée. A
défaut de tout
amour, un élan de gratitude envers l'homme qui l'avait
recueillie ferait acquiescer Andrée, sans doute heureuse, d'ailleurs, de
voir une situation venir au-devant de sa pauvreté.
Choisissant pour lui-même la carrière suivie par son père, qui lui avait
transmis ses dons d'écrivain, François-Charles travaillait alors tout le
jour en
vue de la licence ès lettres. Après le dîner, quittant
François-Jules et Andrée, il consacrait, seul dans sa
chambre, une
grande heure encore à l'étude puis allait par le dernier train coucher
en plein
Paris pour se rendre de bon matin dans les bibliothèques, ne
regagnant ensuite
Meaux qu'à la brune.
Un soir, pendant le labeur de son fils, non sans d'effrayants battements
de cur, François-Jules dit, balbutiant presque :
« Andrée... chère
enfant... te voici d'âge à te marier... Je veux te
parler d'un projet... renfermant le bonheur de ma vie... Mais, hélas !...
je ne sais... si tu accepteras... »
Rougissante, la jeune fille tressaillait de joie, se méprenant à ses
paroles.
Elle et François-Charles s'étaient de tout temps réciproquement adorés.
Enfants, par les
jours de vacances, ils égayaient la maison ou le
jardin
du bruit de leurs
jeux mêlés de purs baisers. Adolescents, ils se
confiaient leurs rêves, discutaient de communes lectures. Et
dernièrement, se sentant tout l'un pour l'autre, ils s'étaient juré de
s'unir, n'attendant qu'un moment propice pour s'ouvrir à François-Jules,
dont l'enthousiaste approbation ne leur semblait pas douteuse.
Andrée, pensant que l'allusion contenue dans la phrase énoncée pouvait
seulement viser son
hymen avec François-Charles, répondit sur-le-champ :
« Père, soyez heureux, car d'avance vos désirs s'étaient réalisés. Aimée
de François-Charles que j'aime, je me suis promise à lui, qui déjà m'a
choisie. »
Selon François-Jules, jusqu'alors sans ombrage, François-Charles et
Andrée, grandis ensemble, ne s'accordaient mutuellement que la
chaste
tendresse habituée à régner entre le
frère et la sur.
Foudroyé, il vit accourir son fils à un prompt appel explicite lancé
joyeusement par Andrée puis reçut sans perdre contenance les
remerciements de l'heureux couple.
Bientôt le jeune homme partit pour la gare, et, béni encore par Andrée
jusqu'au seuil de sa
chambre, François-Jules, une fois seul, subit une
crise terrible.
Souligné par une complète ressemblance de trait et d'allure, le
contraste que formait avec son déclin propre l'écrasante
jeunesse de son
fils exaspérait ses tortures jalouses.
« Elle l'aime !... » râlait-il, rendu fou par l'image de François-Charles
prenant Andrée.
Durant de longues heures, il arpenta sa
chambre, crispant les mains et
gémissant tout bas.
Tout à coup la
conception d'un plan téméraire lui rendit l'espoir.
Malgré son fils désormais dressé entre eux deux, avouant humblement son
amour, il supplierait Andrée de devenir sa femme, en lui montrant que de
sa réponse dépendait la vie ou la mort du bienfaiteur de son enfance.
Par pitié, elle consentirait...
Sa résolution prise, une indomptable
envie lui vint de tenter à
l'instant la démarche. Oh ! mettre fin à ses tourments atroces... vite...
vite... sentir un seul mot d'elle changer son enfer en indicible
félicité !
Et livide, chancelant, hagard, il gravit un étage puis entra chez
Andrée.
Il faisait petit
jour. La jeune fille dormait, angéliquement belle, ses
cheveux d'or épars autour de son cou nu.
Eveillée par les pas de François-Jules s'approchant, elle lui sourit
d'abord.
Mais, se rendant compte soudain de l'excentricité de l'heure et de
l'anomalie de la visite, elle conçut une intense frayeur,
qu'augmentèrent l'aspect terrifiant et les traits décomposés de
l'insomniaque.
« Père, qu'avez-vous ?... » dit-elle. « D'où vient votre pâleur ?
Ce que j'ai ? » bégaya le malheureux.
Et, par mots entrecoupés, il lui dépeignit son irréfrénable
amour.
« Tu seras ma femme, Andrée », dit-il, joignant les mains, «
sinon...
oh !... je mourrai, moi... moi... ton bienfaiteur. »
Anéantie, la pauvre
enfant se croyait la proie d'un
cauchemar.
« J'aime François-Charles », murmura-t-elle ; « je ne veux être qu'à lui... »
Ces paroles, rencontrant la sensibilité à vif de François-Jules, furent
pareilles au fer rouge appliqué sur la plaie.
« Oh ! non... non... pas à lui... à moi... à moi... » s'écria-t-il, le
geste et le regard suppliants.
Elle répéta, d'une voix plus ferme :
« J'aime François-Charles ; je ne veux être qu'à lui. »
Cette phrase maudite sonnant de nouveau à ses oreilles acheva d'égarer
François-Jules, qui eut plus nettement que jamais la vision, si
effroyable pour lui, de son fils possédant Andrée.
Il dit, les lèvres tremblantes : « Non... pas à lui... non... non... à
moi... à moi... » et tâcha d'étreindre la jeune fille, affolé par le cou
nu et les formes exquises devinées sous une fine batiste.
La malheureuse tenta un cri. Mais à deux mains il lui saisit la gorge,
répétant, sur un ton terrible :
« Non... pas à lui... à moi... à moi... »
Ses doigts, serrant longtemps, ne se détendirent qu'après la mort.
Puis il se rua sur le cadavre.
Une heure après, réintégrant sa
chambre, François-Jules, redevenu
lui-même, fut terrifié par l'horreur de son crime. Au torturant chagrin
d'avoir tué son
idole se mêlaient, dans son
esprit, l'effroi du
châtiment et l'angoisse de voir la pire des hontes souiller son nom et
rejaillir sur son fils.
Puis l'infortuné s'apaisa, en songeant que, tout s'étant passé en
silence, aucun témoignage ne pourrait surgir et que, n'ayant jamais
rien laissé transpirer de son
amour, il défierait aisément le soupçon
derrière sa vie entière d'irréprochable honneur. A huit heures, la
servante habituée à réveiller chaque
jour Andrée donna l'alarme, et
François-Jules fit lui-même appeler la justice.
L'examen attentif des lieux fournit l'absolue certitude que nul pendant
la nuit ne s'était immiscé dans la demeure où deux hommes seulement
avaient couché, François-Jules d'une part, de l'autre Thierry
Foucqueteau, jeune domestique engagé depuis peu.
François-Jules semblant hors de cause, on suspecta unanime ment Thierry,
qui, malgré ses ardentes révoltes, fut arrêté sous prévention
d'assassinat suivi de viol.
Accouru de
Paris à un pressant appel de son père,
François Charles,
devant le cadavre outragé de celle qui devait ensoleiller sa vie, hurla
de douleur comme un dément.
L'affaire suivit son cours, et aux assises, où l'on admit l'absence de
préméditation, Thierry, contre lequel conspiraient toutes les
apparences, fut, en dépit de ses véhémentes dénégations, condamné au
bagne perpétuel.
Convaincue de son innocence, sa mère,
Pascaline Foucqueteau, honnête
fermière des environs de
Meaux, lui jura, lorsqu'il partit, d'avoir pour
seul but désormais sa réhabilitation.
Miné par le remords, François-Jules, qu'obsédait nuit et
jour l'image du
pauvre forçat subissant mille tourments à sa place, perdit le sommeil et
la santé ; son foie, que de tout temps il avait eu pour organe faible,
s'attaqua dès lors grièvement et le conduisit en peu d'années jusqu'au
seuil du tombeau.
Se
voyant perdu, il voulut rédiger une confession qui pût, après sa
mort, faire innocenter Thierry, dont jamais les atroces maux
immérités
n'avaient cessé de le hanter.
Forcé à se taire de son vivant par l'épouvante des suites judiciaires et
pénales qu'aurait eues pour lui son aveu et par la perspective du trop
complet éclaboussement qu'eût octroyé à
François Charles l'odieux
scandale de son procès, il acceptait l'idée d'un franc mea-culpa
posthume.
Mais il résolut d'enfermer son écrit, afin de pallier la honte appelée à
s'en dégager, dans quelque sûre cachette qui, célébrant elle-même sa
gloire, ne pût se découvrir qu'au terme d'une série de manuvres
propres à faire sans cesse
toucher du doigt des particularités
honorifiques pour lui.
Il avait jadis remporté le plus grand succès de sa carrière avec une
alerte comédie jouée toute une saison à
Paris.
Au début de son souper de centième, il avait ouvert en le sortant des
plis de sa serviette, un écrin où, montrant une largeur égale aux deux
tiers de sa
hauteur, brillait à plat, tout en pierres précieuses serties
dans une plaque d'or, un petit
fac-similé de son affiche du
jour même,
commandé à un joaillier d'art par tous ses amis cotisés. Grâce à une
dense multitude d'émeraudes offrant deux tons distincts, le texte se
détachait nettement en vert foncé sur un fond vert pâle. Dans treize
blancs emplacements rectangulaires de tailles diverses
dus à de la
poussière de
diamant apparaissaient treize noms d'acteurs, dont douze en
lettres bleues plus ou moins grosses, faites de saphirs assemblés et
un, le premier et le plus énorme, en
voyants caractères rouges
comprenant des masses de
rubis. Cette formule enviée : «
100e
représentation de » trônait dans le haut.
François-Jules pensa que, choisi pour cachette, cet objet, commémorant
le plus triomphal
jour de sa vie, pourrait, mieux que tout autre,
envelopper de gloire la
boue de sa confession.
Sur ses ordres longs et précis, un habile orfèvre parisien, par un
complet évidage, changea invisiblement en une sorte de boîte plate à
l'extrême l'élégante plaque d'or dont le dessus chargé de pierreries
devint un couvercle à glissières ne pouvant se manuvrer qu'après le
jeu de certain système d'arrêt actionnable par une pression de l'ongle
sur un
rubis à ressort de la grande vedette. Le coupable se jura
d'enfouir là ses terribles aveux.
Quant aux agissements devant peu à peu conduire à la trouvaille de
l'écrit, François-Jules décida qu'en partie ils auraient trait à
certaines conséquences d'un lointain fait historique.
En 1347, peu après le fameux siège de
Calais, Philippe VI de
Valois
voulut récompenser l'héroïsme des six bourgeois qui, pieds nus et la
corde au cou, étaient volontairement allés vers Édouard III en croyant
marcher à la mort et, satisfaisant ainsi aux exigences du monarque
ennemi, avaient sauvé la ville d'une
destruction certaine, pour ne
devoir ensuite leur grâce imprévue qu'à l'intercession de Philippine de
Hainaut.
D'abord disposé à leur conférer la noblesse, Philippe VI jugea le don
exagéré en songeant que l'aventure, tout en plaçant haut leur courage
puisqu'ils pensaient livrer leur vie, avait en somme bien tourné, sans
leur causer le moindre dommage.
Or, à une prouesse d'un pareil genre, accomplie au surplus par des
notables de condition aisée, ne pouvait convenir qu'un prix honorifique,
vu l'exclusion forcée de toute pensée ayant pour objet quelque
rémunération pécuniaire.
Choisissant un moyen terme, le roi se promit de décerner aux six héros,
tout en les maintenant dans leur
roture, certains privilèges
nobiliaires.
Il existait plusieurs grandes familles dans chacune desquelles tous les
aînés de la branche
primordiale prenaient invariablement le même prénom,
inscrit sur les parchemins officiels avec tel aspect évocateur dévolu à
l'une de ses lettres ; il s'agissait, suivant les cas, soit d'un
t
affectant la forme d'une
épée debout sur sa pointe, soit d'un
o
changé en
bouclier par des fioritures intérieures tantôt d'un
z
qu'une subtile dislocation métamorphosait en éclair d'orage, tantôt
d'un
i figurant un
cierge allumé ici d'un
c devenu faucille, là
d'un
s créant un cours d'
eau. L'intéressé, en signant, savait avec
routine exécuter promptement la lettre vignette. Celle-ci, sorte de
complément aux divers attributs du blason, constituait une distinction
d'un genre particulièrement rare et apprécié, à laquelle s'ajoutait
toujours la très insigne prérogative d'être admis à recevoir le
sacrement du
mariage des mains d'un
évêque portant la
subtunique rouge vêtement qui, ostensiblement plus long que la
tunique
pontificale le recouvrant, était réservé aux plus hautes
solennités ecclésiastiques.
Recourant à cette double institution, le roi fit partiellement
illustrer, suivant sa propre fantaisie, le principal prénom de chacun
des six
Calaisiens, en le déclarant transmissible sous son nouvel aspect
par voie de primogéniture, avec l'habituelle conséquence matrimoniale
touchant la subtunique.
Or, dans le groupe fameux comptait un certain
François
Cortier, qui, ancêtre direct de François-Jules, avait vu sa cédille
changée par Philippe VI en aspic infléchi. Depuis lors, dans sa
descendance, tous les aînés, appelés
François avec
adjonction fréquente d'un second prénom distinctif, avaient, en
signant gros, donné à l'annexe du premier
c l'apparence animale
requise et jusqu'au milieu du grand siècle, d'où date sa
suppression, la subtunique
épiscopale avait présidé au
mariage
de chacun.
L'exemple de Philippe VI fut suivi par ses successeurs, et, au cours de
l'
histoire, des bourgeois, à maintes reprises, après différents hauts
faits, reçurent, sans pour cela changer de caste, d'aristocratiques
avantages.
Aussi, quand sous Louis XV il écrivit son colossal ouvrage sur les
Armoiries, prérogatives et distinctions des grandes familles
françaises,
Saint-Marc de Laumon, sur vingt-cinq tomes, n'en consacra
que vingt-trois à la noblesse, réservant l'avant-dernier à la plus
marquante portion de la
roture à privilèges et le dernier au restant.
Puis l'auteur projeta d'établir une disparité au tirage en réservant aux
tomes de la noblesse un luxueux papier bis refusé à ceux de la
roture ;
mais, à la réflexion, il ne condamna finalement que le dernier seul au
banal papier blanc, jugeant le pénultième digne encore d'un riche
porte-texte. Dans les vingt trois premiers volumes, aux meilleures
maisons, dont les
armoiries donnaient lieu aux reproductions les plus
belles, fut réservé, comme plus avantageux et commode pour le regard,
l'endroit des feuillets, qui, paginés d'un seul côté, exigeaient, pour
la désignation de l'une ou l'autre de leurs deux faces, l'adjonction à
leur numéro d'ordre d'un des mots
recto et
verso par lesquels
s'établissait avec netteté pour les noms, ainsi classés utilement en
deux catégories, une marque de prépondérance ou d'infériorité. Après une
courte hésitation de
Saint-Marc de Laumon, les deux tomes sur la
roture,
pour l'unité de l'ouvrage, reçurent une entière application de
l'inhabituelle méthode, bien qu'étrangers à la cause première de son
adoption cause purement esthétique basée sur la beauté plus ou moins
grande promise aux images
héraldiques ; toutefois le vingt-quatrième
garda sur le dernier son avantage complet, les noms occupant les rectos
de celui-ci valant moins que ceux portés aux versos de celui-là. Vu leur
importance et surtout leur insurpassable ancienneté d'inauguration, ce
fut
page 1, recto, tome XXIV, en un paragraphe explicite, que
figurèrent, avec le déterminant trait d'héroïsme de l'aïeul, les deux
privilèges de la famille Cortier, dont le chef d'alors, flatté de la
circonstance, acquit un exemplaire global de l'encombrant ouvrage, qui,
accaparant à lui seul tout un rayon de bibliothèque, s'était depuis lors
soigneusement transmis de père en fils jusqu'à François-Jules.
Celui-ci, très fier de son origine, si vieille et
illustre, tenait à
s'en servir comme correctif d'
opprobre, en rendant nécessaire à la
rencontre du pot aux
roses un examen copieux du rehaussant
paragraphe qu'il plaça sous ses yeux pour rédiger ainsi, sur feuille
volante, une limpide formule, non sans souligner deux termes
spécialement honorifiques :
«
Prendre dans l'ouvrage de Saint-Marc de Laumon le tome bis
de la
roture et choisir au recto
de la page 1, dans l'alinéa des Cortier,
les lettres
17, 30 43 51 74 102 120 173 219 250 303 348 360 et 412. »
Empruntées à bon escient aux mots les plus saillants du glorieux texte à
remémorer, ces lettres, juxtaposées, constituaient cette courte sentence
si clairement désignative : «
Vedette en rubis » qui, incitant à scruter
obstinément le provocant nom rouge de l'affiche-bijou, déterminerait à
coup sûr la découverte du ressort, suivie de près par celle de la
cachette.
Exprès, François-Jules avait ordonné à l'orfèvre de situer, au cours de
son travail, l'initial point de manuvre dans le gros nom aux reflets
pourpres, qui, prédominant et seul de sa
couleur, était facile à
indiquer laconiquement sans
équivoque possible.
Mais, de la formule même, François-Jules voulait que la trouvaille
atténuât son
infamie, en faisant une réclame forcée à certain objet
éminemment palliateur, qui n'était autre que le crâne sous globe dont le
front aux marques bizarres et la toque légère lui rappelaient de manière
si tragique les suprêmes agissements de sa fille Lydie.
Le fait, presque enfantin, d'avoir pieusement conservé cette
relique ne
trahissait-il pas en effet, à sa haute louange, un touchant
amour
paternel appelant la sympathie ?
Examinant l'émouvant souvenir, il chercha un moyen de faire participer
du même coup à la révélation de la formule l'étrange toque et le réseau
frontal, qui, en tant que créés par Lydie, devaient plus que le reste,
vu l'
esprit du projet, être signalés à l'attention.
Bientôt, son idée fixe d'associer réseau et toque pour une tâche commune
lui fit apercevoir une sorte de ressemblance entre les mailles
gauchement gravées sur os et les
runes parant le bord vertical du
couvre-chef improvisé.
Inspiré par cette remarque, François-Jules, déplaçant le globe, approcha
la tête de mort puis, s'armant d'un couteau dont la pointe lui servit
de burin et le tranchant de grattoir, se livra sur le rets grossier à un
long travail transformateur, ajoutant ici, effaçant là, non sans
utiliser le plus possible les traits anciens. Il parvint ainsi à camper
sur le front du crâne, tout en la gardant française, la formule entière
en caractères runiques, lisibles quoique penchés en tous sens, déformés
et soudés. Chacun des deux mots soulignés dans le modèle, qu'il eut soin
de
brûler, fut habilement mis entre
guillemets, et, vu l'inexistence du
moindre chiffre runique, les numéros figurèrent en toutes lettres. La
besogne achevée, il restait encore quelques mailles, qui simple ment se
passèrent d'emploi. Réinstallé à son poste, le crâne, toujours coiffé de
la toque, reçut de nouveau l'abri du globe. Tout en conservant un aspect
général de filet délié, les signes du front offraient avec les
avoisinantes
runes sur papier un rapport assez frappant pour rendre
presque sûr un futur éveil d'attention et, partant, mettre en repos la
conscience du coupable non sans laisser cependant flotter autour du
monstrueux secret de rassérénantes chances d'éternelle irrévélation.
D'une fine écriture serrée qui recouvrit plusieurs feuilles,
François-Jules écrivit alors sa confession sur du
colombophile, papier
ultra-mince réservé aux messages qu'emportent les pigeons. Véridiquement
il exposa tout
ab ovo, sans omettre finalement le pour quoi des
curieuses étapes destinées à précéder la palpation de son manuscrit,
qui, bien plié, fut enseveli sans peine dans son étroite cachette d'or à
pierreries.
Ne supportant depuis longtemps qu'une alimentation dérisoire,
François-Jules venait d'atteindre à un degré de faiblesse qui le
contraignit à prendre le
lit. Il garda auprès de lui la
clef de son
cabinet
fermé, pour préserver le front modifié du crâne-relique de toute
remarque prématurée propre à faire découvrir son secret avant sa
mort qui survint au bout de deux semaines.
Quand arriva le moment des classements qui suivent tout décès,
François-Charles,
entrant un soir, après son repas, dans le cabinet de
son père, s'assit à la table de travail, encombrée de paperasses qu'il
commença de voir une à une.
Après deux heures de triage ininterrompu, il s'accorda un temps de repos
et, se levant, non sans porter une cigarette à ses lèvres, marcha, en
quête de
feu, vers une boîte de la régie ouverte sur la cheminée. La
première bouffée obtenue, comme il secouait l'allumette pour l'éteindre
et la jeter ensuite dans les cendres, ses yeux tombèrent distraitement
sur le crâne à la toque, bien éclairé par certain lustre électrique
suspendu au milieu du plafond.
Apte à être saisi par le moindre aspect
insolite d'un objet familier à
ses regards depuis son enfance, François-Charles sentit soudain son
attention éveillée par les marques frontales, qui, jadis quelconques,
formaient maintenant une série de signes étranges, ressemblant, il le
remarqua de suite, à ceux du bord de la légère coiffure.
Intrigué, il mit l'abri de verre à l'écart et, emportant le crâne avec
sa toque, vint se rasseoir à la table. Là, pouvant commodément, de près,
examiner le front à loisir, il s'aperçut qu'en effet le réseau, par
suite de modifications subtiles, constituait plusieurs lignes de texte
runique.
Se sentant sur la voie de quelque révélation émanant sans nul doute de
celui qu'il pleurait, François-Charles éprouva une
impatiente curiosité,
d'ailleurs pure de toute appréhension, car son père avait toujours
incarné à ses yeux la droiture et l'honneur.
Lettré trop accompli pour ignorer les
runes, il eut vite fait de
transcrire en caractères français, sur une petite ardoise à crayon blanc
ornant la table, l'énoncé mystérieux non sans mettre entièrement en
majuscules attirantes les deux mots que des
guillemets recommandaient à
l'attention. Il alla prendre alors, dans une grande bibliothèque voisine
de la cheminée, le volume désigné puis, une fois réinstallé, obtint au
bas de l'ardoise, en faisant dans le paragraphe des Cortier la sélection
de lettres voulue, la brève sentence : « Vedette en
rubis. »
Devant lui brillait l'affiche-bijou, qui, de tout temps, couchée dans un
écrin ouvert, avait orné la table de François-Jules.
Il s'en saisit puis, au moyen d'une loupe qui traînait à portée de sa
main parmi plumes et crayons, éplucha le marquant nom rouge.
A la longue, il découvrit dans la plaque d'or une imperceptible entaille
circulaire entourant de très près l'un des
rubis, qui, sous un léger
effort aussitôt tenté par lui du bout de l'ongle, s'enfonça pour se
relever une fois libre.
Dès lors, posant la loupe, il n'eut besoin que de quelques tâtonnements
pour trouver le restant du secret, et la plaque, doucement ouverte,
livra son contenu.
Jetant de loin dans l'âtre sa cigarette achevée, François-Charles, très
intéressé au vu de l'écriture paternelle, se mit à lire l'atroce
confession.
Peu à peu sa face se décomposa, tandis que ses membres tremblaient.
Andrée, sa compagne chérie, sa fiancée, aimée de son père, tuée puis
violée par lui !...
Une sorte d'hébétude suivit chez lui l'achèvement de la lecture.
Puis d'infernales angoisses l'étreignirent. Fils d'assassin ! Ces mots,
il croyait les sentir stigmatiser son front.
Incapable de survivre à sa honte, il décida de mourir dans la nuit même.
Mais quel parti adopter touchant la confession ? Propre dénonciateur de
son père s'il abandonnait au grand
jour ce document trouvé par lui,
auteur, s'il l'anéantissait, d'une éternisation de tortures à l'endroit
d'un innocent, François-Charles semblait, de toutes manières, condamné à
un rôle odieux.
Seule lui restait la ressource de tout remettre en l'état primitif.
Ainsi passif, il laisserait l'exacte somme de hasard acceptée par son
père présider au déterrement du secret, qui demeurerait ouaté par les
divers remparts d'honneur dont la pensée l'attendrissait au milieu de
ses affres.
Sur une demi-page blanche subsistant au bout de la confession,
François-Charles, voulant, par
scrupule de conscience, qu'on pût un
jour
connaître et juger sa conduite, consigna d'abord les faits de sa
terrible soirée puis, non sans leurs motifs, ses projets immédiats
concernant le réensevelissement des aveux et son suicide.
Complété de la sorte, le document réintégra l'affiche-bijou, bientôt
fermée et remise à plat sur l'interne velours de son écrin.
Puis, ayant replacé dans la bibliothèque le volume de
Saint Marc de
Laumon et tout effacé sur l'ardoise, François-Charles rétablit sous son
globe, au milieu de la cheminée, le crâne toujours paré de sa fragile
coiffure.
Dès lors, sortant de sa poche un revolver chargé, que la prudence, vu
l'isolement de son habitation, lui prescrivait de porter toujours, il
ouvrit son gilet et tomba mort, une balle dans le cur, tandis qu'on
accourait au bruit de la
détonation.
Le lendemain, la nouvelle fit grand fracas dans les environs.
Pascaline Foucqueteau, cramponnée à l'idée de la réhabilitation de son
fils, soupçonna l'existence de quelque mystérieux rapport entre
l'assassinat d'Andrée et ce suicide qu'aucun ne pouvait expliquer.
Sachant, par des articles de presse, tout ce que Canterel tirait des
morts, elle songea que, facticement ranimé, François-Charles devrait
logiquement revivre, comme ayant été plus frappantes pour lui que nulles
autres, les minutes, sans doute grosses de révélations précieuses pour
la cause de Thierry, durant lesquelles tels faits l'avaient poussé à se
détruire.
Grâce à de fiévreuses démarches, publiant partout son idée, elle obtint
de la justice que le
corps, en
vue d'un supplément d'instruction, fût
transporté d'office de la maison de
Meaux, où l'on mit les scellés,
jusqu'à
Locus Solus malgré la résistance de la famille, composée de
proches cousins qu'effrayait, par ses menaces de scandale, la troublante
éventualité d'une révision de l'affaire Foucqueteau.
François-Charles apprêté par Canterel, choisit pour renaître, comme
l'indiquait certain tragique geste final de brusque chute, les derniers
moments de sa vie, durant lesquels, tout le prouvait dans son attitude,
il avait, à coup sûr, été constamment solitaire, fait qui, défendant
d'espérer sur eux la moindre source verbale de renseignements
directs alors qu'ultérieurement nul récit, et pour cause, ne pouvait en
avoir été tracé à quiconque par le suicidé rendait fort difficile leur
complète reconstitution.
Apprenant du moins sans peine, par ceux qui avaient trouvé le cadavre,
en quel lieu précis s'était déroulée la scène intrigante, Canterel,
notant mathématiquement tous les pas et mouvements de son sujet, se
rendit à la maison meldoise, où on leva pour lui les scellés.
Parvenu au cabinet de travail, il comprit, avec ses notes et un peu de
raisonnement, que François-Charles avait d'abord marché vers la
cheminée, où il s'était saisi de la tête-de-mort-avocate.
L'attention attirée vers cet objet, Canterel, dont le savoir immense
n'était pas sans embrasser les
runes, reconnut de suite les signes
couvrant le bord de la toque, auxquels lui parurent étrangement
ressembler ceux du front.
Ôtant le globe à son tour, il vit, de près, que c'était bien des
caractères runiques qu'offrait l'osseuse surface rayée et bientôt eut
clairement sous les yeux, copiée de sa main en lettres françaises sur
son calepin de poche, la formule conductrice.
Par la même subtile filière que François-Charles, sur les cadavériques
manigances duquel ses notes précises, sans cesse consultées, lui
facilitaient sa tâche, Canterel finit par atteindre la confession, qu'il
remit à la justice, après avoir lu en entier à
Pascaline Foucqueteau
rayonnante les longs aveux du père et le sombre post-scriptum du fils.
Ramené du bagne, Thierry, dont le procès fut succinctement révisé pour
la forme, reconquit, avec lustre, la
liberté en même temps que
l'honneur.
Pascaline manquait de paroles pour remercier Canterel de l'artificielle
résurrection de François-Charles, sans laquelle les fameuses
runes
crâniennes, dont le déchiffrage constituait pour son fils-martyr la
seule porte vers le relèvement, eussent peut-être passé inaperçues longtemps encore,
sinon toujours.
Prenant en horreur tout ce qui se rapportait au crime révoltant dont l'auteur était de leur sang, les cousins-héritiers, se gardant bien de réclamer à Canterel le cadavre méprisé du fils de l'assassin, vendirent à l'encan le contenu de la
villa de
Meaux, qui fut d'ailleurs vieille et indigne de regrets ignominieusement vouée par eux à une complète démolition.
Désireux de mettre au point la scène qui avait attiré, comme étant évidemment la plus saillante en effet de toute son existence, le choix du suicide, Canterel acquit à la vente presque tout le contenu du cabinet de François-Jules et put ainsi reconstituer les lieux dans la
glacière.
D'après un journal qui en
fac-similé l'avait publiée in extenso, il fit, en prescrivant l'imitation de l'écriture et de la signature, copier sans post-scriptum la terrible confession sur des feuilles de papier
colombophile destinées à prendre place dans l'affiche-bijou non sans
exiger, pour les utiliser successivement, maints exemplaires de la dernière, forcée de présenter à chaque expérience une vierge demi-page que le mort remplirait.
Dès lors il contraignit souvent
feu François-Charles à recommencer son dramatique soir suprême, sur la prière de
Pascaline et de Thierry, qui ne pouvaient se lasser de venir contempler les agissements auxquels,
somme toute, ils devaient leur bonheur. C'était le fatal revolver lui-même qui servait, chaque fois chargé à blanc.
*
* *
Enveloppé de fourrures, un aide de Canterel mettait ou enlevait aux huit morts leur autoritaire bouchon de vitalium et faisait au besoin se succéder les scènes sans interruption en ayant régulièrement soin d'
animer tel sujet un peu avant de réengourdir tel autre.
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(3) Marinette, compagne du marin.