Prétendre décrire une personnalité
aussi complexe, riche et énigmatique que celle de Jacques Bergier en un article
est une entreprise bien hasardeuse. Il faut se faire une raison : dans la présente
étude, tous les aspects du personnage ne seront pas évoqués. On a souvent rencontré
son nom au détour de livres sur les civilisations disparues, sur la parapsychologie,
sur l'
alchimie, peut-être même dans des
anthologies de littérature de science-fiction.
Mais on a rarement lu ses livres, pour la bonne et simple raison qu'on les trouve
difficilement, et finalement le personnage, le
mythe Bergier a souvent pris le
pas sur l'homme véritable... C'est que Jacques Bergier prête facilement à la caricature,
ce qui fut d'ailleurs concrétisé par le célèbre papa de
Tintin, le dessinateur
Hergé, qui le croque sous les traits du professeur Esdanitoff dans son album
Vol
714 pour Sydney.
Bergier joua d'ailleurs
toute sa vie durant sur cette image de personnage haut en
couleurs, d'original
inclassable, de savanturier à la fois barbouze et
enfant, de remueur d'idées
saugrenues
et d'
histoires impossibles.
On cite toujours, lorsqu'on
veut cerner le personnage, le texte de ses cartes de visite : "
Jacques Bergier,
amateur d'insolite et scribe des miracles". Sur les miracles d'ailleurs,
il n'hésitait pas à dire : "
Ce qui est vraiment miraculeux au
sujet des miracles, c'est qu'ils existent". Il y a aussi un miracle chez
Bergier : son existence même !
Accent cassé,
haché, mécanique et certainement pas mélodieux, démarche
cahotique et branlante d'
enfant maladroit, et visage de professeur Tournesol déjanté,
Bergier avait vraiment toute la panoplie du personnage. Jusqu'à son passé de résistant
lié à divers réseaux de renseignements, jusqu'à son hypermnésie : sa mémoire
fabuleuse
qui lui permettait de lire et de retenir en quelques minutes un livre entier,
jusqu'à son amitié avec un homme à mille
lieues de lui ressembler, voire tout
son contraire : Louis Pauwels.
Les
années de formation Jacques Bergier naît en 1912 à Odessa ;
il est le rejeton d'une famille juive ayant déjà quelques personnages
dans sa lignée. Très tôt, il développe une faculté de lecture
impressionnante, il
lit n'importe où, y compris dans les synagogues
lors des prières. Mais en 1920, la famille quitte le pays, car
l'avenir semble sombre, rythmé par les batailles entre Blancs,
Rouges et Verts (
anarchistes et paysans)... Toute la famille
part donc et finit par atterrir en Pologne, dans la petite ville
reculée de Krzemieniec. Bergier y reste jusqu'en 1925 ; il ne
va pas à l'école mais continue à lire de lui-même tout ce qui
lui tombe sous la main, avec déjà une préférence pour la littérature
de "science-fiction", en même temps qu'un rabbin lui prodigue
une éducation
religieuse dont il gardera surtout une fascination
pour la Cabale, ses mystères et ses
légendes.
Mais des problèmes financiers obligent
la famille à émigrer encore, et cette fois l'on se dirige vers
la France, où l'on retrouve des cousins éloignés à
Paris. Une
chose le déçoit dès son arrivée : le manque de livres et de
bibliothèques ! En quelques années, Bergier s'investit de plus
en plus en politique, il participe à des manifestations
anarchistes
et s'enflamme pour le communisme. Il entre au lycée
Saint-Louis
et se consacre aux mathématiques. C'est à cette époque qu'il
découvre les revues américaines de science-fiction, qu'on trouve
alors pour trois sous dans les bacs d'occasion des librairies.
Edgar Rice Burroughs, Abraham Merritt et Jack London titillent
son imagination, mais ce sont surtout les contes gothiques,
fantastiques et vertigineux d'Howard Phillips Lovecraft qui
le passionnent. En 1930, il s'inscrit à l'
École Supérieure de
Chimie, en même temps qu'à la Sorbonne afin de suivre des cours
de mathématiques. Il assure ses frais d'études en faisant des
traductions de l'anglais et de l'allemand au français, car Bergier
développe aussi un remarquable don pour les langues.
Comme il le commente lui-même
dans son autobiographie Je ne suis pas une
légende : «
Peu à peu, les bons livres
s'accumulaient dans mon placard, et les idées fantastiques dans ma mémoire ».
Et parmi celles-ci, l'idée que l'énergie nucléaire serait un
jour maîtrisée par
l'humanité. Et celle que l'
alchimie, cet art ancien considéré alors comme l'ancêtre
maladroit et encombré de
mythes de la chimie, pourrait en fait être bien plus
que cela, une véritable discipline à la fois scientifique et spirituelle, produisant
des résultats tangibles... Bergier rate finalement son diplôme de l'Institut de
Chimie mais obtient sa licence en chimie et mathématiques de la Sorbonne.
En 1937, il entre dans l'équipe du laboratoire de chimie
physique du professeur Helbronner, savant déjà connu pour ses travaux sur la liquéfaction
des gaz, qui lui valurent la médaille d'or de l'Institut Franklin en 1922. Nourri
par de longues discussions avec l'irascible Helbronner, Bergier rêve alors de
fonder un empire industriel de l'atome, tout en construisant la journée des appareils
de laboratoire. Mais il n'oublie pas pour autant que du côté de l'Allemagne, un
nouvel homme politique au discours violemment antisémite obtient de plus en plus
de suffrages...
L'épreuve du feu Dès 1935, Bergier s'investit
dans la lutte antinazie, en distribuant par exemple des tracs à la sortie des
cinémas et des théâtres, lors de voyages d'affaire en Allemagne, avec le soutien
du parti communiste allemand. Il ressent évidemment la débâcle française de 1940
comme une grave catastrophe, non seulement pour la civilisation, mais aussi et
surtout pour sa propre carrière personnelle : son rêve d'empire financier basé
sur l'exploitation de l'atome s'envole irrémédiablement. Dépité mais pas abattu,
Bergier décide alors de rester en France pour organiser une résistance. Il voyage
à
Lyon et à
Toulouse, imprime des tracts, prépare et réalise des attentats à la
bombe,
brûle des archives de la Gestapo, et diffuse même autour de lui un manuel
de la guérilla. Enfin, il devient l'un des dirigeants du réseau de résistance
Marco Polo, et finit par obtenir la localisation exacte de la base de missiles
de Pennemünde, qui sera bombardée par l'armée alliée.
Mais en 1943, il est finalement arrêté par la Gestapo à
Lyon. Il ne cède pas à
la torture et ne donne aucun nom, on l'envoie alors dans le camp de concentration
de Neue Bremme, en Sarre. Il y est placé dans la section "Retour Indésirable".
Mais au grand étonnement de ses tortionnaires et des autres prisonniers, il va
survivre aux pires épreuves. Plusieurs fois on le considère comme mort, mais il
finit toujours pas sortir du coma. Il résiste notamment à une atroce torture :
avec quelques autres prisonniers, on le couche dans la neige, totalement nu, pendant
plusieurs heures. Bergier explique qu'il put supporter cette épreuve en se réfugiant
dans le monde abstrait des formules mathématiques, effaçant toute autre réalité
sur le moment... De même, lorsqu'après seulement quatre heures de sommeil les
gardes sonnent le réveil, Bergier se réfugie mentalement dans le passé pour y
récupérer en quelques secondes ses indispensables heures de repos...
En 1944, ce prisonnier récalcitrant qui ne veut décidément
pas mourir est transféré au camp de Mauthausen. Une fois installé, il participe
à une sorte de résistance interne dont il prend rapidement la tête, aidé de deux
autres déportés, le communiste allemand Franz Dehlem et Gregory Fedorov, futur
successeur de Béria en
Union Soviétique après la guerre. Le camp de Mauthausen
tombe en mai 1945, en grande partie grâce aux préparatifs de ce groupe de résistance.
Après guerre, Bergier devient un conseiller incontournable du gouvernement et
traîne du côté des services secrets. Poursuite de criminels de guerre, espionnage
et contre-espionnage, recherche de secrets militaires constituent alors son quotidien...
Bergier et l'Alchimie C'est en 1938
que Jacques Bergier s'intéresse pour la première fois à l'
alchimie. C'est Helbronner
lui-même qui lui en parle et l'emmène rencontrer un employé d'une usine de gaz
de la banlieue parisienne : rien moins que le célèbre alchimiste Fulcanelli, auteur
des deux livres
Le mystère des cathédrales
et
Les demeures philosophales. Au cours
de la discussion, si l'on en croit Bergier, Fulcanelli disserte sur les grands
dangers auxquels peut aboutir la recherche atomique. Si l'homme maîtrise l'énergie
nucléaire, c'est toute la civilisation qui est menacée d'auto-destruction. Cette
fameuse discussion est racontée dans
Le Matin des Magiciens.
Après guerre, Bergier va lui-même tenter des expériences
alchimiques, et prétend avoir pu synthétiser de l'
argent et de l'or en petites
quantités, mais aussi du
béryllium. Le
béryllium est l'élément principal de l'émeraude,
et Bergier relève (dans son autobiographie) que le texte principal de l'art alchimique
n'est autre que...
La Table d'Emeraude,
du
mythique Hermès Trismégiste. Après la succès du
Matin des Magiciens,
Bergier entre en contact avec un alchimiste allemand qui lui fournit quelques
onces de "poudre de projection". D'après quelques papiers personnels de Bergier
datant de cette époque, la poudre en question fonctionnait parfaitement. Peut-être
est-ce le même alchimiste allemand qui signe plus tard le livre
L'Alchimie,
science et sagesse, aux éditions Planète, sous le nom de Titus
Burckhardt.
Le
Matin des Magiciens et Planète
C'est au milieu des années 50 que Bergier rencontre Louis Pauwels.
René Alleau les présente l'un à l'autre. Pauwels cherchait un homme de science
capable de l'aider pour la rédaction de certains articles. Les deux hommes n'ont
réellement rien en commun. Pauwels est un intellectuel, un littéraire qui a connu
une période guénonienne, c'estdire antiprogressiste, alors que Bergier ne jure
que par la méthode scientifique, méprisant tout autre attitude face au monde.
Mais malgré ces différences une grande amitié naît tout de suite entre eux, au
point qu'ils consacrent les cinq années suivantes à la rédaction d'un énorme et
inclassable livre,
Le Matin des Magiciens,
sorti chez Gallimard en 1960.
Le
Matin des Magiciens marque un véritable tournant dans la vie de
Bergier. Il devient soudain très célèbre.
Pas question de résumer ici en quelques
lignes ce pavé
baroque et érudit qu'est
Le Matin des
Magiciens, disons simplement que les auteurs y abordent en profondeur
des sujets aussi différents que la parapsychologie, les civilisations disparues,
les racines
occultes du nazisme et l'obscurantisme scientiste du XIXème siècle,
dont ils regrettent qu'il n'ait pas disparu avec son siècle. Quelle est la part
de Bergier dans ce livre fameux, qui a connu jusqu'à aujourd'hui une dizaine de
rééditions en France ? Si l'on en croit Bergier lui-même, le travail s'organisait
selon un rituel bien établi : le soir, les deux amis se réunissaient et discutaient
ensemble. Bergier racontait à Pauwels les plus fantastiques
histoires et anecdotes,
tirées de ses dossiers personnels. Le lendemain matin, Pauwels rédigeait le manuscrit
en se basant sur la soirée passée.
C'est dans ce
livre que Bergier rapporte son entrevue avec le mystérieux Fulcanelli en 1938.
Dans un autre chapitre, il décrit la fameuse expérience de télépathie réalisée
par l'armée américaine dans les années 50 à bord du sous-marin Nautilus. En
février
1960, avant que le livre ne soit sorti, la revue
Science & Vie avait déjà
publié un article relatant la même prétendue expérience, sous la plume de Gérard
Messadié. On considère aujourd'hui cette rumeur comme totalement infondée, car
aucun document officiel américain déclassifié n'en a jamais fait état.
Voilà un des aspects les plus discutables et les plus géniaux
de Bergier : citer des faits extraordinaires, en refusant toujours de divulguer
ses sources, pour raisons de sécurité.
A la suite
de ce livre-événement, Pauwels et Bergier, aidés principalement du maquettiste
Pierre Chapelot et de Jacques Mousseau, lancent la revue
Planète. Il s'agit
principalement de combler l'attente des centaines de milliers de lecteurs du livre.
Très vite et contre toute attente, la revue obtient un véritable succès, et devient
rapidement un phénomène de société. Bergier l'alimente principalement en articles
sur les recherches parapsychologiques en URSS et aux USA, ainsi que d'études sur
"l'
histoire invisible", c'estdire sur les agissements et opérations plus
ou moins secrètes de services gouvernementaux.
Bergier et la science-fiction Jacques
Bergier s'est très tôt intéressé à la littérature de science-fiction. Au début
des années 30 il découvre les "pulps" américains, que l'on achète alors en
occasion à
Paris chez Gibert-Joseph. Il devient vite un fan de Howard Philips
Lovecraft (1890-1937), et ne tarde pas à entretenir une correspondance avec "le
solitaire de Providence". Successivement paraissent dans la revue
Weird
Tales deux lettres de Bergier, "
From a French reader" en mars
1936, et "
From a French enthousiast" en septembre 1937.
En 1955 Bergier signe la préface à la traduction française du recueil
Démons et merveilles, aux Editions des
Deux
Rives. C'est ce même texte quelque peu remanié et développé qui paraît dans
le premier numéro de la revue du réalisme fantastique,
Planète, en 1961,
sous le titre : "
Lovecraft, ce grand génie venu d'ailleurs".
La science-fiction n'est pas seulement un loisir pour Bergier,
il y voit toute une manière de penser et de comprendre le monde. Pour Bergier,
la SF, plus qu'une suite de visions rêveuses, est une préfiguration de ce qui
attend l'humanité. On peut se rendre compte de l'importance qu'il donne à ce genre
littéraire en citant l'extrait d'une courte lettre adressée aux
frères Bogdanoff
en septembre 1975 : "
La SF est le contraire de la littérature. La littérature
est faite par des ratés pour des ratés. La SF par contre décrit la victoire. Victoire
sur le temps, sur l'espace, sur l'hostilité de l'univers, victoire acquise grâce
à la technique."
La fin du réalisme fantastique
L'aventure du réalisme fantastique s'achève au début des années 70. Les
événements de mai 68 ont profondément divisé la rédaction, c'estdire principalement
Pauwels, Bergier, Pierre Chapelot, Jacques Mousseau, Gabriel Veraldi, Aimé Michel...
Un
Nouveau Planète, lancé fin 1968, tiendra 25 numéros sans jamais atteindre
le succès du premier
Planète. Bergier quitte rapidement la direction de
ce
Nouveau Planète car il n'apprécie pas la nouvelle politique éditoriale.
En 1970 tout de même, il publie avec Louis Pauwels
L'homme
éternel, premier tome d'une série de cinq volumes d'un
Manuel
d'Embellissement de la Vie. Bergier attend beaucoup de ce livre,
conçu comme un nouveau
Le Matin des Magiciens
mieux référencé et plus rigoureux, focalisé sur le thème de l'archéologie mystérieuse
et des civilisations disparues.
Malheureusement,
le livre n'a pas le succès qu'espérait Bergier. Pauwels abandonne tout simplement
le projet au grand
dam de son ami, incapable d'entamer les quatre autres volumes
sans l'aide de son partenaire...
La brouille entre
les deux créateurs du réalisme fantastique ne cesse plus de grandir, au point
qu'ils n'entretiennent pratiquement plus de relations à la mort de Bergier en
1978.
Les
livres post-réalisme fantastique
Après la fin du mouvement réaliste fantastique et l'abandon par Pauwels
du
Manuel d'Embellissement de la Vie,
Bergier va écrire ses propres livres de style réaliste fantastique. Il se persuade
que la formule d'un petit livre par thème est bien plus intéressante en fin de
compte que le gros essai encyclopédique à la manière du
Le
Matin des Magiciens. D'autant plus que Bergier est bien conscient
de ne pas avoir le talent littéraire de Pauwels.
Vont donc paraître successivement une petite dizaine de livres dont les titres
sont aussi maladroits que les contenus sont intéressants...
Les extraterrestres dans l'histoire (1970)
Bergier y passe en revue plusieurs événements
et
histoires bien étranges, mais sans jamais cependant affirmer clairement qu'il
puisse s'agir de preuves de l'existence d'extraterrestres. Il le suggère souvent,
mais simplement comme une hypothèse bien séduisante...
Un chapitre est consacré aux traces d'objets métalliques retrouvés lors
de fouilles et pouvant indiquer l'existence de civilisations disparues ayant possédé
une haute technologie, un autre est consacré à la plaine de Nazca et aux ruines
incas, un autre aux cartes de Piri Reis... L'un des chapitres les plus intéressants
est certainement "
Les visiteurs du Moyen-Âge", où Bergier étudie les
témoignages d'apparitions "d'êtres lumineux" entre l'an 1000 et le début
du XVIème siècle, en se basant sur les textes de Facius
Cardan et John Dee par
exemple. Bergier y retrace aussi l'
histoire du fameux manuscrit codé indéchiffrable
de
Roger Bacon, ou "
Manuscrit Voynich" (du nom de son dernier acquéreur)...
Les livres maudits (1971)
Certainement l'un des livres les plus passionnants
de Bergier. Il y développe l'idée d'un groupement secret, qu'il appelle "les
Hommes
en Noir", dont la tâche serait de faire disparaître tout livre traitant de
choses dont l'humanité ne devrait pas être avertie. En fait, cette hasardeuse
hypothèse est un beau prétexte pour passer en revue toute une littérature "aberrante",
dont on a du mal à savoir si Bergier la prend vraiment au sérieux, ou comme simple
objet de fascination.
Ainsi sont étudiés successivement
la
légende du livre de
Thot, les ouvrages brûlés dans la Bibliothèque d'
Alexandrie,
les improbables
Stances de Dzian, la
Stéganographie
de l'abbé Trithème, la
Monade hiéroglyphique
de John Dee, le manuscrit Voynich (dont l'
histoire se développe cette fois pendant
tout un chapitre), le manuscrit Mathers (et donc l'
histoire de la fameuse Golden
Dawn), le mystérieux
Excalibur, dernier
livre qu'aurait écrit Ron Hubbard et qui ne fut jamais publié (à cette occasion,
Bergier est un des premiers à s'inquiéter de la montée en puissance de la Scientologie),
l'
histoire du professeur Russe Filippov retrouvé mort dans son laboratoire en
1903 alors qu'il travaillait sur son dernier livre
La
révolution par la science ou la fin des guerres. Enfin, Bergier
retrace l'
histoire d'un ouvrage qui n'a rien de maudit,
La
double hélice, par le professeur Watson : bien que ce soit aujourd'hui
un classique, ce livre fut abondamment décrié à sa sortie, et victime d'une sorte
de censure de fait, tout simplement parce qu'il était trop révolutionnaire pour
une partie de la communauté scientifique de l'époque.
L'intérêt de ce livre se trouve autant dans les ouvrages étudiés, que dans le
portrait de personnages hauts en
couleurs tels Helena P. Blavatsky, John Dee ou
Samuel Mathers.
Le livre de l'inexplicable
(1972) Cette fois Jacques Bergier
a travaillé en collaboration avec le groupe américain INFO (INFormations FOrtéennes).
Le livre de l'inexplicable est une forme d'
hommage et de continuation du travail
de l'infatigable Charles Hoy Fort, un des maîtres de Bergier, auteur entre autres
du fameux
Livre des Damnés (1921). On
ne trouve qu'une fois la signature de Bergier parmi toutes les études que contient
cette petite encyclopédie de l'étrange, outre les préfaces aux articles. Sous
le titre "
Le miracle de Robozer", Bergier retrace un événement s'étant
déroulé en 1663 dans la région de Moscou, et dont les archives d'un
monastère
orthodoxe ont gardé la mémoire. A lire la description du phénomène, deux boules
de lumière ayant "incendié" un lac pendant plusieurs minutes pour finir par
disparaître, laissant derrière elles des poissons morts et une couche rougeâtre
sur la surface, on ne peut s'empêcher de penser aux
histoires modernes d'OVNI
plongeant ou sortant des lacs, malgré la mise en garde humoristique de Bergier
: "
On est prié de ne pas me dire, sous peine de châtiments corporels, que c'est
une soucoupe volante qui s'est écrasée à Robozer."
Même si Le livre de l'inexplicable est de plutôt bonne facture,
force est
de constater que Bergier a surtout servi de caution. Le livre est signé de son
nom alors qu'il n'a fait sans doute que rassembler et sélectionner les articles
des membres du groupe INFO, et rajouter quelques textes pour faire bonne figure.
Les articles en question vont d'ailleurs du bon au moins bon. Notons surtout pour
tous les amateurs d'OVNI l'article "
Etranges lumières dans les colonies américaines
de S. M. Britannique au XVIIème siècle", "
La clinique lapidée d'Arcachon"
pour les amateurs de parapsychologie, et enfin "
Le presbytère hanté de Borley"
pour se rendre compte que Bergier n'était pas un naïf.
Les dernières lignes du livre donnent une idée de l'état d'
esprit qui présida
à sa rédaction : «
Si la négation systématique est aussi nocive pour la recherche
que la crédulité la plus naïve, le doute et la méfiance s'imposent. Il faut toujours
se méfier, il faut toujours contrôler. 99 cas sur 100 s'effondreront, mais le
centième devra être retenu et pourra être utilisé. »
Les maîtres secrets du temps (1974) Encore un titre bien vendeur, pour un livre qui est surtout
une collection de portraits de personnages historiques rendus
fabuleux par le
talent de conteur de Bergier. A la base de ce livre, il y a, encore, une hypothèse
hasardeuse qu'on ne doit considérer que comme un prétexte, et non comme une affirmation
péremptoire. En bref, des personnages qui semblent venir du futur ont vécu dans
les siècles passés, et avaient une avance extraordinaire pour leur époque. On
peut déjà trouver la même idée dans
Le Matin des Magiciens.
Une fois cette hypothèse posée (n'oublions pas que Bergier
est toujours resté un grand admirateur de Lovecraft), on découvre une galerie
de personnages passionnants et énigmatiques. Entre autres le
légendaire Fo-Hi,
empereur immortel de l'Empire du
Soleil Levant, le magicien du XIIIème siècle
Michael
Scot (qui prétendait notamment qu'il était possible d'en savoir plus sur
les motivations des hommes grâce à l'étude de leurs rêves), Leonard de Vinci (et
ses manuscrits écrits à l'envers), l'étonnant visionnaire Roger Boscovich et enfin
l'excentrique savant Oliver Heaviside et ses "mathématiques symboliques".
Visa pour une autre terre (1974)
Le sommaire de ce volume laisse rêveur
quant aux capacités imaginatives de Bergier : "
villes inconnues, continents
invisibles, les immortels parmi nous...". Mais malgré ces accroches,
il y est surtout question de "portes induites" menant vers d'autres mondes,
puis de l'existence supposée ou avérée de sociétés secrètes, et de leurs buts
au sein de l'humanité.
Mais tout le livre est surtout
un vaste et passionnant exercice d'imagination. Sur la description de possibles
"autres univers", on peut citer ce passage, qui rappellera certainement des
souvenirs aux lecteurs de l'astrophysicien Jean-Pierre Petit : «
Les enclaves
de l'inconnu influencent notre vie. Par leur intermédiaire, nous pouvons influencer
d'autres univers et ces univers autres peuvent nous influencer. Le mécanisme est
assez semblable à ce qui se passe dans le jeu d'échecs pour un fou pouvant simplement
parcourir des cases blanches et un fou adverse ne pouvant parcourir que des cases
noires. Ils ne peuvent pas s'influencer directement : c'est exactement la situation
de deux univers différents. »
Un autre passage
de ce livre mérite d'être cité, car Bergier y précise sa manière d'envisager son
sujet : «
Comme toutes les idées contenues dans ce livre, je présente (l'idée
selon laquelle la Terre puisse être une surface topologique) comme un jeu de l'esprit,
une façon d'aller au-delà des frontières ordinaires de notre imagination et de
s'élargir les idées. »
C'est certainement
cette même démarche qui présida à la rédaction des autres livres de cette période
post-réalisme fantastique, comme on peut aisément s'en rendre compte à leur lecture.
Enfin, on ne peut passer outre la géniale définition
que donne Bergier de l'inconnu, dans une introduction titrée "
Le pudding magique"
: «
Au risque de choquer les philosophes, je dirais que l'image du monde est
celle d'un pudding contenant des fruits confits. Dans la grande masse du connu
apparaissent soudain des fragments de l'inconnu qui sont impossibles à déloger
et qui sont très différents de la structure générale de l'univers. »
La guerre secrète de l'occulte
(1978) Bergier aborde ici le sujet
des pouvoirs supposés de l'
esprit humain,
voyance, télépathie et télékinésie principalement.
Mais il ne se contente pas de passer en revue ces "pouvoirs", et consacre
surtout beaucoup de chapitres à la manière dont divers gouvernements ont pu s'intéresser,
voire utiliser, ces facultés.
Bergier ne cessa jamais
d'entretenir des relations amicales avec d'anciens de divers services de renseignements
ainsi qu'avec des "barbouzes", en France, en URSS et ailleurs. D'où quelques
sources d'information bien intéressantes sur ce genre de sujet. Et Bergier reste
lucide, malgré son penchant pour les hypothèses fantastiques. Ainsi quelques chapitres
sont consacrés aux manipulations de population à l'aide d'
éléments "occultes",
par exemple le Yi King en Chine (utilisé pour faire la
propagande d'adversaires
de Mao qui firent circuler la rumeur selon laquelle le Yi King avait annoncé sa
chute prochaine), ou l'existence de vampires aux Philippines (rumeur lancée pour
maquiller des crimes, sans doute gouvernementaux...).
Un chapitre intitulé "
L'occulte au Pentagone et à la NASA"
mérite le détour. Bergier y explique comment on y utilise le "
mythe de la soucoupe
volante" à des fins d'espionnage ou de contrôle de l'opinion publique. Il
faut noter que Bergier resta toute sa vie convaincu que les OVNI n'existaient
pas, sans doute parce qu'il considérait que si des extraterrestres avaient
croisé
notre route (ce qu'il n'était pas loin de penser), ils ne l'auraient pas fait
dans de vulgaires casseroles volantes, mais par des moyens bien plus subtils (voir
sur le sujet
Blumroch l'Admirable ou le déjeuner du surhomme,
de Louis Pauwels).
Le livre du
mystère (1978) Sur le même principe
que pour
Le livre de l'inexplicable, Bergier,
cette fois aidé de son ami Georges H.
Gallet, prête son nom à une compilation
d'articles tirés du magazine italien
Giornale dei Misteri.
Malheureusement, si
Le livre de l'inexplicable
était réalisé avec rigueur et sérieux, on ne peut pas en dire autant pour ce volume...
Le
Giornale dei Misteri était une sorte d'
Ici Paris de l'étrange,
colportant toutes les rumeurs les plus délirantes, sans trop de soucier de vérifier
ses sources. Bergier est bien conscient de cette triste réalité, comme il le laisse
clairement entendre dans la préface, où il compare les approches du groupe INFO
et du Giornale
dei Misteri : "
On doit bien convenir, sans vouloir blesser le
moins du monde nos amis italiens, que la psychologie latine est différente sinon
opposée à la psychologie anglo-saxonne. Autant les Américains (...) sont, dans
l'ensemble, sceptiques dans leur pragmatisme, autant les Italiens (...) ont tendance,
de par leur tempérament chaleureux, à admettre davantage."
Au final,
Le livre du mystère
reste une belle compilation d'
histoires fabuleuses et de théories improbables,
laissant peu de place à des enquêtes plus sérieuses. Tout ce qui porte la marque
de l'
Ange du Bizarre y est catalogué : monstre du Loch Ness, Yétis, hommes volants,
ruines mystérieuses, disparitions inexplicables, momifications étranges,
lycanthropie...
Toute une partie de l'ouvrage est même consacré aux OVNI, de l'affaire des Masques
de
Plomb aux lettres Ummites, en passant par le Livre d'
Enoch et les bizarreries
observées lors des missions lunaires américaines ! Un comble lorsqu'on sait que
Bergier ne portait aucun crédit à ce dossier...
L'homme Jacques Bergier Deux livres permettent de mieux cerner
l'individu Bergier. Tout d'abord l'
hommage que lui rend son
ami Louis Pauwels dans
Blumroch
l'admirable ou Le déjeuner du surhomme,
puis sa propre autobiographie,
Je
ne suis pas une légende.
Blumroch l'admirable
ou Le déjeuner du surhomme (1976)
D'après Gabriel Veraldi, biographe de Louis Pauwels, ce livre
est "
un monument d'amitié". Pauwels y dresse le portrait cocasse,
fabuleux et tendre de son ami Bergier.
Sur le principe
de la discussion philosophique (à l'instar du
Neveu de
Rameau, de Diderot), on assiste au "
déjeuner du surhomme"
Joseph Blumroch, c'estdire Bergier lui-même, questionné par Pauwels. Beaucoup
de sujets sont abordés, avec une prédominance du thème de l'homme futur, le "mutant",
sujet cher à Bergier. Mais ce livre vaut aussi par la description physique et
psychologique de Bergier.
Son humour ainsi que ses facultés imaginatives y sont
admirablement soulignés, et même si les traits sont sans doute un peu exagérés,
le portrait reste dans l'ensemble très fidèle. Joseph Blumroch n'est pas tout
à fait Jacques Bergier, mais correspond tout à fait en tout cas à l'image qu'il
s'était construit de "
scribe des miracles" aux
histoires incroyables
et aux théories vertigineuses.
Je
ne suis pas une légende (1977)
Toujours d'après Gabriel Veraldi, cette autobiographie de Jacques Bergier mélange
«
de façon déroutante pour les lecteurs et pénible pour ses amis, la vérité
et la fabulation, la sagacité et le délire ».
Reste tout de même une collection d'anecdotes et de souvenirs passionnants pour
tout lecteur, en particulier les chapitres consacrés à ses années de résistance
puis de prisonnier en camp de concentration. On mesure alors à quel point Bergier
pouvait utiliser l'humour comme une arme, lorsqu'il évoque notamment la survie
à Mathausen. Un chapitre consacré à
La Très Sainte Alchimie
est à conseiller à tous les amateurs de cette discipline, et le chapitre "
La
lèpre, c'est très publique" est un véritable festival de l'humour Bergier.
Il faut noter enfin qu'un 19ème chapitre était prévu,
consacré aux années
Planète. Mais, certainement sous la pression de son
entourage, Bergier décida finalement de supprimer cette partie, qui paraît-il
était plus qu'outrageante pour les animateurs et les lecteurs de la revue du réalisme
fantastique. C'est sans doute à cela que fait allusion Veraldi (
compagnon de Pauwels
et Bergier lors de l'aventure
Planète) lorsqu'il parle de "
fabulation"
et de "
délire"...
Un
pamphlet de Jacques Bergier : Le mythe de la girafe Voici un texte écrit par Jacques Bergier en 1965 et intitulé
"
La girafe n'existe pas". Il s'agit d'une réponse humoristique au
livre de l'
Union Rationaliste Le Crépuscule des Magiciens,
qui attaquait violemment le réalisme fantastique, sa revue
Planète et ses
principaux acteurs.
Contre les attaques souvent très agressives (et débordant
largement du cadre strictement scientifique) du livre de l'
Union Rationaliste,
la rédaction de
Planète décida de répondre d'abord par l'humour, et c'est
ce qui fut fait dans le n°23 de la revue. On trouve donc entre autres textes (dont
une étude de Pauwels démontrant que le cinéma n'est qu'un
mythe socio-culturel
et n'a aucune existence réelle) cette étude de Jacques Bergier.
LA
GIRAFE N'EXISTE PAS
(par Jacques Bergier, 1965)
La science contre
les mythes
Pour un
esprit bien
rompu aux méthodes scientifiques modernes, la vraie démonstration de la
non-existence de la girafe réside dans le fait que la girafe n'existe pas. Ce
genre de raisonnement est appelé "la méthode de Lavoisier" : on sait que
le fondateur de la chimie avait démontré de cette façon l'inexistence des météorites
en déclarant "
qu'il ne peut pas tomber des pierres du ciel, parce qu'il n'y
a pas de pierres dans le ciel".
Dans les
temps modernes, cette méthode a été brillamment employée
par M. Simon Newcomb qui démontra que les avions ne peuvent pas voler parce
qu'un aéronef plus lourd que l'
air est impossible et M. Imbert Nergal,
qui démontra que les phénomènes parapsychologiques n'existent
pas parce qu'il n'y a pas de phénomènes parapsychologiques. D'autres
savants ont exercé la même besogne de salubrité, ce qui fait qu'un Américain
appelé Charles Fort a pu faire tout un volume, intitulé
Le
livre des Damnés, consacré aux faits ainsi expulsés
à juste titre du
corps de la Science.
Parmi ces
faits damnés, la
légende de l'
animal appelé "girafe" est particulièrement
frappante.
Le voyageur arabe Al Kwraismi a, pour
la première fois, décrit cette bête mythologique au cou extrêmement allongé. Depuis,
de nombreux voyageurs ont prétendu avoir vu ou même photographié des girafes.
Et la revue
Planète n'a pas hésité, pour abuser ses lecteurs trop confiants,
à accréditer ce
mythe pernicieux, en dépit des mises en garde du grand savant
André Parinaud.
Il est donc intéressant d'examiner
comment une telle
légende peut avoir pris naissance. Plusieurs explications sont
possibles :
1 - L'explication optique
: On sait que les déserts, où l'on
a signalé des girafes, sont également les lieux de nombreux mirages. Ces mirages
sont
dus au phénomène d'inversion. Ce phénomène consiste en ceci : pour des raisons
bien connues des météorologistes, il arrive qu'une couche d'
air froid se trouve
superposée à une couche d'
air chaud qui aurait dû se trouver au dessus de la couche
d'
air froid. La différence de densité des deux couches d'
air produit alors une
courbure des rayons de lumière et un mirage. Un objet est alors vu à un endroit
où il n'est pas, ou sous une forme modifiée. Très fréquemment l'inversion fait
apparaître un objet sous une forme allongée comme les miroirs déformants des foires.
Il est donc parfaitement admissible qu'un
animal tout à fait ordinaire et bien
connu, une
licorne par exemple, puisse apparaître à l'explorateur sous une forme
invraisemblable et allongée et donner ainsi naissance à la
légende de la girafe.
2 - L'explication par la soif :
Le mirage qui a donné naissance à la girafe
peut également être d'une origine purement psychologique. Perdu dans le désert
et assoiffé, l'explorateur peut, dans un état de semi-conscience, rêver qu'il
a un cou extrêmement long lui permettant d'atteindre l'oasis la plus proche. Quoi
de plus naturel que de le voir aussi imaginer un
animal impossible qui a
justement
le cou d'une longueur invraisemblable ?
3
- L'explication psychanalytique :
Un psychanalyste allemand éminent, Herr Professor Hegebur, dans son ouvrage
Prolégomènes
à l'introduction d'une approche de la connaissance de la girafe,
fait observer très
justement que le long cou de la girafe n'est autre qu'un
symbole
phallique. C'est là également une explication plausible du
mythe de la girafe.
On sait que c'est de la même façon qu'on a réfuté la naïve superstition de certains
sauvages selon laquelle le suc du champignon penicillium notatum pouvait avoir
une action curative sur les maladies. Ce champignon est de toute évidence un
symbole
phallique. L'existence d'un produit extrait du penicillium notatum appelé "pénicilline"
et auquel on attribue des vertus curatives merveilleuses est, bien entendu, pure
superstition.
Nous voyons ainsi que le
mythe de
la girafe peut parfaitement trouver son explication dans des considérations soit
optiques, soit de physiologie, soit de psychanalyse. La méthode scientifique moderne
n'aura pas de difficultés à démentir aussi les autres affirmations
saugrenues
d'excentriques dans le genre de Charles Fort.
Il est bien connu qu'il ne peut pas y avoir
de faits qui n'aient été déjà décrits dans les nombreux et excellents
ouvrages publiés par l'
Union Rationaliste (16 rue de l'Ecole
Polytechnique). Tout fait non décrit dans ces ouvrages (apparitions
dans le
ciel, signaux mystérieux reçus par radio des espaces
interstellaires, cancers des pare-brise, chutes de pierre) peut
certainement être réduit à des illusions ou à des hallucinations
collectives.
Signalons, pour terminer, un fait curieux qui montre
à quel point la sagesse populaire rejoint la méthode scientifique. Un
fermier américain à qui on avait montré un dessin représentant la prétendue
girafe s'est écrié : «
Il n'y a pas d'animal comme ça ! »
N'est-ce point merveilleux de voir à quel point le gros bon sens populaire
rejoint ainsi la rigueur de la méthode scientifique ?