XIII LE COFFRE-FORT DES MOINES
Simple engourdissement, pareil à celui que peut éprouver un boxeur atteint en quelque endroit sensible. Mais lorsque Raoul en sortit, il constata, sans la moindre surprise d'ailleurs, qu'il se trouvait dans la même situation que Beaumagnan, captif comme lui et, comme lui, adossé au bas du mur.
Et il n'eut guère plus de surprise à voir, devant la porte, étendue sur les deux chaises, Joséphine Balsamo, en proie à l'une de ces dépressions nerveuses que provoquaient chez elle les émotions trop violentes et trop prolongées. Le coup dont elle avait frappé Raoul avait déterminé la crise.
Son complice Léonard la soignait et lui faisait respirer des sels.
Il avait dû appeler l'un de ses complices, car Raoul vit entrer l'adolescent qu'il connaissait sous le nom de Dominique, et qui gardait la berline devant la maison de Brigitte Rousselin.
Diable ! dit le nouveau venu, en apercevant les deux captifs, il y a eu du grabuge. Beaumagnan ! D'
Andrésy ! la patronne n'y va pas de main morte. Résultat, une syncope, hein ?
Oui. Mais c'est presque fini.
Qu'est-ce qu'on va faire ?
La porter dans la voiture, et je la conduirai à la
Nonchalante.
Et moi ?
Toi, tu vas veiller ces deux-là, dit Léonard en désignant les captifs.
Bigre ! des clients peu commodes. J'aime pas ça.
Ils se mirent en devoir de soulever la Cagliostro. Mais, ouvrant les yeux, elle leur dit, d'une voix si basse qu'elle ne pouvait certes pas soupçonner que Raoul eût l'oreille assez fine pour saisir la moindre bribe de l'entretien :
Non. Je marcherai seule. Tu resteras ici, Léonard. Il est préférable que ce soit toi qui gardes Raoul.
Laisse-moi donc en finir avec lui ! souffla Léonard, tutoyant la Cagliostro. Il nous portera malheur, ce gamin-là.
Je l'aime.
Il ne t'aime plus.
Si. Il me reviendra. Et puis, quoi qu'il en soit, je ne le lâche pas.
Alors que décides-tu ?
La
Nonchalante doit être à Caudebec. Je vais m'y reposer jusqu'aux premières heures du
jour. J'en ai besoin.
Et le trésor ? Il faut du monde pour manuvrer une pierre de ce calibre.
Je ferai prévenir ce soir les
frères Corbut afin qu'ils me retrouvent demain matin à
Jumièges. Ensuite je m'occuperai de Raoul... à moins que... Ah ! ne m'en demande pas plus pour l'instant... Je suis brisée...
Et Beaumagnan ?
On le délivrera quand j'aurai le trésor.
Tu ne crains pas que Clarisse nous dénonce ? La gendarmerie aurait beau
jeu de cerner le vieux phare.
Absurde ! Crois-tu qu'elle va mettre les gendarmes aux trousses de son père et de Raoul ?
Elle se souleva sur sa chaise et retomba aussitôt, en gémissant. Quelques minutes s'écoulèrent. Enfin, avec des efforts qui semblaient l'épuiser, elle réussit à se tenir debout, et, appuyée sur Dominique, s'approcha de Raoul.
Il est comme étourdi, murmura-t-elle. Garde-le bien, Léonard, et l'autre aussi. Que l'un d'eux se sauve, et tout est compromis.
Elle s'en alla lentement. Léonard l'accompagna jusqu'à la vieille berline, et, un peu après, ayant cadenassé la barrière, revint avec un paquet de provisions. Puis on entendit le sabot des
chevaux sur la route pierreuse.
Raoul déjà vérifiait la solidité de ses liens, tout en se disant :
« Un peu faiblarde, en effet, la patronne ! 1° raconter, si bas que ce soit, ses petites affaires devant témoins ; 2° confier des gaillards comme Beaumagnan et moi à la surveillance d'un seul homme... voilà des fautes qui prouvent un mauvais état physique. »
Il est vrai que l'expérience de Léonard en pareille matière rendait malaisée toute tentative d'évasion.
Laisse tes cordes, lui dit Léonard en
entrant.
Sinon, je cogne...
Le redoutable geôlier multiplia d'ailleurs les précautions qui devaient lui faciliter sa tâche. Il avait réuni les extrémités des deux cordes qui attachaient les captifs, et les avait enroulées toutes deux au dossier d'une chaise placée par lui en
équilibre instable, et sur laquelle il déposa le poignard que lui avait donné Joséphine Balsamo. Que l'un des captifs bougeât et la chaise tombait.
Tu es moins bête que tu n'en as l'
air, lui dit Raoul.
Léonard grogna :
Un seul mot et je cogne.
Il se mit à manger et à boire, et Raoul risqua :
Bon appétit ! S'il en reste, ne m'oublie pas.
Léonard se leva, les poings tendus.
Suffit, vieux camarade, promit Raoul. J'ai un buf sur la langue. C'est moins nourrissant que ta charcuterie, mais je m'en contenterai.
Des heures passèrent. L'ombre vint.
Beaumagnan semblait dormir. Léonard fumait des pipes. Raoul monologuait et se gourmandait lui-même d'avoir été si imprudent avec Josine.
« J'aurais dû me méfier d'elle... Que de progrès à faire encore ! La Cagliostro est loin de me valoir, mais quelle décision ! Quelle vision claire de la réalité, et quelle absence de
scrupules ! Une seule tare, qui empêche le monstre d'être complet : son système nerveux de dégénérée. Et c'est heureux pour moi aujourd'hui puisque cela me permettra d'arriver avant elle au
Mesnil-sous-Jumièges. »
Car il ne mettait pas en doute la possibilité d'échapper à Léonard. Il avait remarqué que les liens de ses chevilles se relâchaient sous l'
influence de certains mouvements, et, comptant bien libérer sa jambe droite, il imaginait avec satisfaction l'effet d'un bon coup de chaussure sur le menton de Léonard. Dès lors, c'était la course éperdue vers le trésor.
Les ténèbres s'accumulaient dans la salle. Léonard alluma une bougie, fuma une dernière pipe et but un dernier verre de vin. Après quoi, il fut pris d'une somnolence qui lui fit faire quelques saluts de droite et de gauche. Par précaution, il tenait la bougie dans sa main, de sorte que la brûlure de la
cire qui coulait le réveillait de temps à autre. Un coup d'il à ses prisonniers, un autre à la double corde utilisée comme sonnette d'alarme, et il se rendormait.
Raoul continuait insensiblement, et non sans résultat, son petit travail de délivrance. Il devait être environ neuf heures du soir.
« Si je puis partir à onze heures, se disait-il, vers minuit je passe à
Lillebonne où je soupe ; vers trois heures du matin je débouche au lieu sacré, et, dès les premières lueurs de l'aube, je mets dans ma poche le coffre-fort des moines. Oui, dans ma poche ! pas besoin des
frères Corbut ni de personne. »
Mais, à dix heures et demie, il en était au même point. Si lâches que fussent les nuds, ils ne cédaient pas et Raoul commençait à désespérer, lorsque soudain il lui sembla entendre un bruit léger qui différait de tous ces frémissements dont se compose le grand silence nocturne, feuilles qui voltigent,
oiseaux qui remuent sur les branches, caprices du vent.
Cela se renouvela deux fois, et il eut la certitude que
cela entrait par la fenêtre latérale qu'il avait ouverte, et que Léonard avait repoussée avec négligence.
De fait, l'un des battants parut glisser en avant.
Raoul observa Beaumagnan. Il avait entendu et regardait aussi.
En face d'eux, Léonard s'éveilla, les doigts brûlés, reprit son petit manège de surveillance, et s'assoupit de nouveau. Là-bas le bruit, un instant suspendu, recommença, ce qui prouvait bien que chacun des mouvements du geôlier était attentivement suivi.
Quel événement se préparait donc ? La barrière étant close, il fallait qu'on eût franchi le mur que hérissaient des tessons de bouteilles, escalade qui n'était possible que pour un familier des lieux et par quelque brèche dégarnie de tessons. Qui ? un paysan ? un braconnier ? Etait-ce du secours ? Un ami de Beaumagnan ? ou quelque rôdeur ?
Une tête surgit, indistincte dans les ténèbres. Le rebord de la fenêtre, peu élevé, fut franchi aisément.
Tout de suite, Raoul discerna une silhouette de femme, et, aussitôt, avant même de voir, il sut que cette femme n'était autre que Clarisse.
Quelle émotion l'envahit ! Joséphine Balsamo s'était donc trompée, en supposant que Clarisse ne pourrait réagir ! Inquiète, retenue par la crainte des dangers qui le menaçaient surmontant sa lassitude et sa peur, la jeune fille avait dû se poster aux environs du vieux phare et attendre la nuit.
Et maintenant, elle tentait l'impossible pour sauver celui qui l'avait trahie si cruellement.
Elle fit trois pas. Nouveau réveil de Léonard qui, heureusement, lui tournait le dos. Elle s'arrêta, puis reprit sa marche dès qu'il se rendormit. Ainsi parvint-elle à son côté.
Le poignard de Joséphine Balsamo se trouvait sur la chaise. Elle l'y prit. Allait-elle
frapper ?
Raoul s'effraya. Le visage de la jeune fille, mieux éclairé, lui semblait contracté par une volonté farouche. Mais, leurs regards
s'étant rencontrés, elle subit les ordres silencieux qu'il lui imposait, et elle ne frappa point. Raoul se pencha un peu pour que la corde
qui le reliait à la chaise se détendît. Beaumagnan l'imita.
Alors, lentement, sans trembler, soulevant la corde avec une main, elle y entra le fil de la lame.
La chance voulut que l'
ennemi ne se réveillât pas. Clarisse l'eût tué infailliblement. Sans le quitter des yeux, obstinée
dans sa menace de mort, elle se baissa jusqu'à Raoul, et, à tâtons, chercha ses liens. Les poignets furent délivrés.
Il souffla :
Donne-moi le couteau.
Elle obéit. Mais une main fut plus rapide que celle de Raoul. Beaumagnan qui, lui aussi de son côté, patiemment, depuis des heures, avait attaqué ses cordes, saisit l'arme au passage.
Furieux, Raoul lui empoigna le bras. Si Beaumagnan achevait de se délier avant lui et prenait la fuite, Raoul perdait tout espoir de conquérir le trésor. La lutte fut acharnée, lutte
immobile, où chacun employait toute sa
force en se disant qu'au moindre bruit Léonard se réveillerait.
Clarisse, qui tremblait de peur, se mit à genoux, autant pour les supplier tous deux, que pour ne pas tomber à terre.
Mais la blessure de Beaumagnan, si légère qu'elle fût, ne lui permit pas de résister aussi longtemps. Il lâcha prise.
A ce moment, Léonard remua la tête, ouvrit un il, et regarda
le tableau qui s'offrait à lui, les deux hommes à moitié dressés, rapprochés l'un de l'autre et en posture de combat, et Clarisse d'Etigues à genoux.
Cela dura quelques secondes, quelques secondes effroyables,
car il n'y avait point de doute que Léonard,
voyant cette scène,
n'abattît ses
ennemis à coups de revolver. Mais il ne la vit pas.
Son regard, fixé sur eux, ne parvint pas à les
voir. La paupière
se referma sans que la conscience pût s'éveiller.
Alors Raoul coupa ses derniers liens. Debout, le poignard à la main, il était libre. Il chuchota, pendant que Clarisse se relevait :
Va... Sauve-toi...
Non, fit-elle, d'un signe de tête.
Et elle lui montra Beaumagnan, comme si elle n'eût pas consenti à laisser derrière elle, exposé à la vengeance de Léonard, cet autre captif.
Raoul insista. Elle fut inébranlable.
De guerre lasse, il tendit le couteau à son adversaire.
Elle a raison, souffla-t-il...
Soyons beau joueur. Tiens, débrouille-toi... Et désormais, chacun son
jeu, hein ?
Il suivit Clarisse. L'un après l'autre, ils enjambèrent la fenêtre. Une fois dans le clos, elle lui prit la main et le conduisit
jusqu'au mur, à un endroit où le faîte étant démoli, il y avait une brèche.
Aidée par lui, Clarisse passa.
Mais, quand il eut franchi le mur, il ne vit plus personne.
Clarisse, appela-t-il, où êtes-vous donc ?
Une nuit sans étoiles pesait sur les
bois. Ayant écouté, il entendit une course légère parmi les fourrés voisins.
Il y pénétra, heurta des branches et des ronces qui lui barrèrent la route, et dut revenir au sentier.
« Elle me fuit, pensa-t-il. Prisonnier, elle risque tout pour me délivrer.
Libre, elle ne consent plus à me voir. Ma trahison, la monstrueuse Joséphine Balsamo, l'abominable aventure, tout cela lui fait horreur. »
Mais, comme il regagnait son point de départ, quelqu'un dégringola du mur qu'il avait franchi. C'était
Beaumagnan qui s'enfuyait à son tour. Et tout de suite des coups de
feu jaillirent qui venaient de la même direction. Raoul n'eut que le
temps de se mettre à l'abri. Léonard, perché sur la brèche, tirait dans les ténèbres.
Ainsi, à onze heures du soir environ, les trois adversaires s'élançaient
en même temps vers la pierre de la Reine, située à onze
lieues de distance. Quels étaient leurs moyens individuels d'y parvenir ? Tout dépendait de cela.
D'une part il y avait Beaumagnan et Léonard, tous deux pourvus de complices et à la tête d'organisations puissantes. Que Beaumagnan
fût attendu par ses amis, que Léonard pût rejoindre la Cagliostro, et le butin appartenait au plus rapide. Mais Raoul était plus jeune et
plus vif. S'il n'avait pas commis la bêtise de laisser sa bicyclette à
Lillebonne, toutes les chances étaient pour lui.
Il faut avouer qu'il renonça instantanément à trouver
Clarisse et que la recherche du trésor devint son unique souci. En une heure, il franchit les dix kilomètres qui
le séparaient de
Lillebonne. A minuit, il réveillait le garçon de son hôtel, se restaurait en hâte, et, après avoir pris dans
une valise deux petites cartouches de dynamite qu'il s'était procurées quelques
jours auparavant, il enfourcha sa machine. Sur le guidon,
il avait enroulé un sac de toile destiné à recueillir les pierres précieuses.
Son calcul était celui-ci :
« De
Lillebonne au
Mesnil-sous-Jumièges, huit
lieues et demie...
J'y serai donc avant le lever du
jour. Aux premières lueurs, je trouve la borne et la fais éclater à la dynamite. Il est possible que la
Cagliostro ou Beaumagnan me surprennent au milieu de l'opération. En ce cas partage. Tant pis pour le troisième. »
Ayant dépassé
Caudebec-en-Caux, il suivit à pied la levée
de terre qui, parmi les prairies et les roseaux, menait à la Seine. De même qu'en cette fin de journée où il avait déclaré
son
amour à Joséphine Balsamo, la
Nonchalante était là, silhouette massive dans l'ombre épaisse.
Il vit un peu de lumière à la fenêtre voilée de la cabine que la jeune femme y occupait.
« Elle doit s'habiller, se dit-il. Ses
chevaux viendront la chercher... Peut-être Léonard hâtera-t-il l'expédition... Trop tard, madame ! »
Il repartit à toute allure. Mais, une demi-heure après, comme il
descendait une côte très dure, il eut l'impression que la roue de sa bicyclette s'empêtrait dans un obstacle, et il fut projeté violemment contre un tas de cailloux.
Aussitôt deux hommes surgirent, une lanterne fut braquée sur le talus
derrière lequel il se blottit, et une voix cria :
C'est lui ! ce ne peut être que lui !... je l'avais bien
dit : « Une corde tendue, et nous l'aurons quand il passera. »
C'était
Godefroy d'Etigues, et, tout de suite,
Bennetot
rectifia :
Nous l'aurons... s'il y consent, le brigand !
Comme une bête traquée, Raoul avait piqué
une tête dans un buisson de ronces et d'épines où il déchira
ses vêtements, et il s'était mis hors de portée. Les autres
jurèrent et sacrèrent en vain. Il était introuvable.
Assez cherché, dit une voix défaillante qui venait de la
voiture et qui était celle de Beaumagnan. L'essentiel, c'est
de démolir sa machine. Occupe-toi de cela,
Godefroy, et filons. Le
cheval
a suffisamment soufflé.
Mais vous, Beaumagnan, êtes-vous en état ?...
En état ou non, il faut arriver... Mais, pour
Dieu ! je perds tout
mon sang par cette damnée blessure... Le pansement ne tient pas.
Raoul entendit qu'on cassait les roues de sa bicyclette à coups de
talon.
Bennetot défit les voiles qui encapuchonnaient les deux lanternes, et le
cheval, cinglé d'un coup de fouet, partit au grand trot.
Raoul fila derrière la voiture.
Il enrageait. Pour rien au monde, il n'eût abandonné
la lutte. Il ne s'agissait plus seulement de millions et de millions, et d'une
chose qui donnerait à toute sa vie un sens magnifique ; il s'obstinait
aussi par amour-propre. Ayant déchiffré l'
énigme indéchiffrable,
il devait arriver le premier au but. N'être pas là, ne pas prendre
et laisser prendre, c'eût été, jusqu'au dernier de ses
jours,
une humiliation intolérable.
Aussi, sans tenir compte de sa fatigue, il courait à cent mètres
en arrière de la voiture, encouragé par cette idée que tout
le problème n'était pas résolu, que ses adversaires
seraient, au même titre que lui, contraints de chercher l'emplacement
de cette borne, et que, dans ces investigations, il reprendrait l'avantage.
D'ailleurs, la chance le favorisa. En approchant de
Jumièges, il avisa
un falot qui se balançait devant lui et perçut le bruit aigre d'une
sonnette, et, tandis que les autres avaient passé droit, s'arrêta.
C'était le curé de
Jumièges qui, accompagné
d'un
enfant, s'en revenait d'
administrer l'
extrême-onction. Raoul fit route
avec lui, s'enquit d'une auberge, et, au cours de la conversation, se donnant
pour un amateur d'archéologie, parla d'une pierre bizarre qu'on lui avait
indiquée.
Le dolmen de la Reine... quelque chose comme cela..., m'a-t-on dit.
Il est impossible que vous ne connaissiez pas cette curiosité, monsieur
l'abbé ?
Ma foi, monsieur, lui fut-il répondu, ça m'a tout l'
air
d'être ce que nous appelons par ici la pierre d'Agnès
Sorel.
Au
Mesnil-sous-Jumièges, n'est-ce pas ?
Justement, à une petite
lieue d'ici. Mais ce n'est nullement
une curiosité... tout au plus un amas de petites roches engagées
dans le sol, et dont la plus haute domine la Seine d'un mètre ou deux.
Un terrain communal, si je ne me trompe ?
Il y a quelques années, oui, mais la commune l'a vendu à
un de mes
paroissiens, le sieur Simon Thuilard, qui voulait arrondir sa prairie.
Tout frissonnant de joie, Raoul faussa compagnie au brave
curé. Il était pourvu de renseignements minutieux qui lui furent
d'autant plus utiles qu'il put éviter le gros bourg de
Jumièges,
et s'engager dans le lacis de chemins sinueux qui conduisent au
Mesnil. De la
sorte, ses adversaires étaient distancés.
« S'ils n'ont pas la précaution de se munir d'un guide,
pas de doute qu'ils ne s'égarent. Impossible de conduire une
voiture dans la nuit, au milieu de ce fouillis. Et puis, où se diriger
? Où trouver la pierre ? Beaumagnan est à bout de
forces et ce n'est
pas
Godefroy qui résoudra l'équation.
Allons, j'ai gagné
la partie. »
De fait, un peu avant trois heures, il passait sous une perche qui fermait la
propriété du sieur Simon Thuilard.
La lueur de quelques allumettes lui montra une prairie qu'il traversa en
hâte. Une digue qui lui sembla récente longeait le
fleuve. Il l'atteignit
par l'extrémité droite et revint vers la gauche. Mais, ne voulant
pas épuiser sa provision d'allumettes, il ne voyait plus rien.
Une bande plus blanche cependant rayait le
ciel à l'
horizon.
Il attendit, plein d'un émoi qui le pénétrait de douceur
et le faisait sourire. La borne était près de lui, à quelques
pas. Durant des siècles, à cette heure de nuit peut-être,
des moines étaient venus furtivement vers ce point de la vaste terre, pour
y enfouir leurs richesses. Un à un, les prieurs et les trésoriers
avaient suivi le souterrain qui conduisait de l'
Abbaye au
Manoir. D'autres,
sans doute, étaient arrivés sur des barques, par le vieux
fleuve
normand qui passait à
Paris, qui passait à
Rouen, et qui baignait
de ses flots trois ou quatre des sept
Abbayes sacrées.
Et voilà que lui, Raoul d'
Andrésy, allait participer au grand
secret ! Il héritait des mille et mille moines qui avaient travaillé
jadis, semé par toute la France, et récolté sans relâche
! Quel miracle ! Réaliser à son âge un pareil rêve !
Etre l'égal des plus puissants et régner parmi les dominateurs
!
Au
ciel pâlissant, la Grande Ourse s'effaçait.
On devinait, plutôt qu'on ne voyait, le point lumineux d'Alcor, l'étoile
fatidique qui correspondait dans l'immensité de l'espace au petit bloc
de granit sur lequel Raoul d'
Andrésy allait poser sa main de conquérant.
L'
eau clapotait contre la berge en vagues paisibles. La surface du
fleuve sortait
des ténèbres et luisait par plaques sombres.
Il remonta la digue. On commençait à discerner le contour et la
couleur des choses. Instant solennel !
Son cur battait violemment. Et soudain,
à trente pas de lui, il aperçut un tertre qui bossuait à
peine le plan égal de la prairie, et d'où émergeaient,
dans l'herbe qui les recouvrait, quelques têtes de la roche grise.
« C'est là..., murmura-t-il, troublé jusqu'au fond
de l'
âme... c'est là... je touche au but... »
Ses mains palpaient au fond de sa poche les deux cartouches
de dynamite, et ses yeux cherchaient
éperdument la pierre la plus haute
dont le curé de
Jumièges lui avait parlé. Etait-ce celle-ci
? ou celle-là ? Quelques secondes lui suffiraient pour introduire les cartouches
par les fissures que les plantes bouchaient. Trois minutes plus tard, il enfouirait
les
diamants et les
rubis dans le sac qu'il avait détaché de son
guidon. S'il en restait des miettes parmi les décombres, tant mieux pour
ses
ennemis !
Il avançait cependant, pas à pas, et, à mesure qu'il
avançait, le même tertre prenait une apparence qui n'était
point conforme à ce qu'attendait Raoul. Nulle pierre plus haute...
Nul sommet qui pût jadis permettre à celle qu'on appelait la
Dame de Beauté de venir s'asseoir et de guetter au tournant du
fleuve
l'arrivée des barques royales. Rien de saillant. Au contraire... Que
s'était-il donc produit ? Quelque crue subite du
fleuve, ou quelque
orage avait-il récemment modifié ce que les intempéries
séculaires
avaient respecté ? Ou bien...
En deux bonds, Raoul franchit les dix pas qui le séparaient de la butte.
Un
juron lui échappa. L'affreuse vérité s'offrait
à ses regards. La partie centrale du monticule était éventrée.
La borne, la borne
légendaire était bien là, mais disjointe,
brisée, morcelée, ses débris rejetés aux pentes d'une
fosse béante où se voyaient des cailloux noircis et des mottes d'herbe
brûlée qui fumaient encore.
Pas une pierre précieuse.
Pas une parcelle d'or et d'
argent.
L'
ennemi avait passé...
En face de l'effroyable spectacle, Raoul ne demeura certes pas plus d'une
minute.
Immobile, sans une parole, il avisa distraitement, et releva machinalement
tous les vestiges et toutes les preuves du travail effectué quelques heures
auparavant, aperçut des empreintes de talons féminins, mais refusa
d'en tirer une conclusion logique. Il s'éloigna de quelques mètres,
alluma une cigarette et s'assit au revers de la digue.
Il ne voulait plus penser. La défaite, et surtout la façon dont
elle lui avait été infligée, était trop pénible
pour qu'il consentît à en étudier les effets et les causes.
En ces cas-là, on doit s'exercer à l'indifférence
et au sang-froid.
Mais les événements de la veille et de la soirée
précédente, malgré tout, s'imposaient à lui. Qu'il
le voulût ou non, les actes de Joséphine Balsamo se déroulaient
dans son
esprit. Il la voyait se raidissant contre le mal et recouvrant toute
l'énergie nécessaire en un pareil moment. Se reposer, quand l'heure
du
destin sonnait ?
Allons donc ? Est-ce qu'il s'était reposé, lui
? Et Beaumagnan, si meurtri qu'il fût, s'était-il accordé
le moindre répit ? Non, une Joséphine Balsamo ne pouvait commettre
une telle faute. Avant que la nuit fût tombée, elle arrivait dans
cette même prairie avec ses
acolytes, et, en plein
jour, puis à la
lueur de lanternes, elle dirigeait les travaux.
Et quand, lui, Raoul, il l'avait devinée, derrière les vitres
voilées de sa cabine, elle ne se préparait pas à l'expédition
suprême, mais elle en revenait, une fois de plus victorieuse, parce qu'elle
ne permettait jamais aux petits hasards, aux vaines hésitations et aux
scrupules superflus, de faire obstacle entre elle et l'accomplissement immédiat
de ses projets.
Plus de vingt minutes, se délassant de sa fatigue
au
soleil qui surgissait des collines opposées, Raoul examina l'âpre
réalité où sombraient ses rêves de domination ; et
il fallait qu'il fût bien absorbé pour ne pas entendre le bruit d'une
voiture qui s'arrêta dans le chemin, et pour ne voir les trois hommes qui
en descendirent, qui soulevèrent la perche et traversèrent la prairie,
qu'au moment où l'un d'eux, arrivé devant la butte, poussait un
cri de détresse.
C'était Beaumagnan. Ses deux amis, d'Etigues et
Bennetot,
le soutenaient.
Si la déception de Raoul avait été profonde, quel ne fut
pas l'accablement de l'homme qui avait joué toute sa vie sur
cette affaire du trésor mystérieux ! Livide, les yeux hagards, du
sang sur le linge qui bandait sa blessure, il regardait stupidement comme le plus
affreux des spectacles le terrain dévasté où la pierre miraculeuse
avait été violée.
On eût dit que le monde s'effondrait devant lui et qu'il contemplait
un
gouffre plein d'épouvante et d'horreur.
Raoul s'avança et murmura :
C'est
elle.
Beaumagnan ne répondit pas. Pouvait-on douter que
ce fût elle ? Est-ce que l'image de cette femme ne se confondait pas avec
tout ce qui était ici-bas désastre, bouleversement, cataclysme,
souffrance infernale ? Avait-il besoin, comme le firent ses
compagnons, de se
jeter à terre et de fouiller dans le
chaos pour y découvrir une
parcelle oubliée du trésor ? Non ! non ! après le passage
de la sorcière, il n'y avait plus que poussière et que
cendre !
Elle était le grand fléau qui dévaste et qui tue. Elle était
l'incarnation même du Satan. Elle était le néant et la mort
!
Il se dressa, toujours théâtral et romantique en ses attitudes les
plus naturelles, promena autour de lui des yeux douloureux, puis, subitement,
ayant fait un signe de
croix, il se frappa la poitrine d'un grand coup de
poignard, de ce poignard qui appartenait à Joséphine Balsamo.
Le geste fut si brusque et si inattendu que rien n'eût
pu le prévenir. Avant même que ses amis et que Raoul eussent compris,
Beaumagnan s'écroulait dans la fosse, parmi les débris de ce qui
avait été le coffre-fort des moines. Ses amis se précipitèrent
sur lui. Il respirait encore, et il balbutia :
Un
prêtre... un
prêtre...
Bennetot s'éloigna en hâte. Des paysans accouraient. Il les
interrogea et sauta dans la voiture.
A genoux, près de la fosse,
Godefroy d'Etigues priait
et se frappait la poitrine... Sans doute Beaumagnan lui avait-il révélé
que Joséphine Balsamo vivait encore et connaissait tous ses crimes. Cela,
et le suicide de Beaumagnan le rendait fou. La terreur creusait son visage.
Raoul se pencha sur Beaumagnan et lui dit :
Je vous jure que je la retrouverai. Je vous jure que je lui reprendrai
les richesses.
La haine et l'
amour persistaient au cur du moribond. Seules de telles paroles
pouvaient prolonger son existence de quelques minutes. A l'heure de
l'agonie, dans l'effondrement de tous ses rêves, il se rattachait
désespérément à tout ce qui était représailles
et vengeance.
Ses yeux appelaient Raoul qui s'inclina davantage et entendit
le bégaiement :
Clarisse... Clarisse d'Etigues... il faut l'
épouser...
Ecoute... Clarisse n'est pas la fille du
baron... il me l'a avoué...
c'est la fille d'un autre qu'elle aimait...
Raoul prononça gravement :
Je vous jure de l'
épouser... je vous le jure...
Godefroy..., appela Beaumagnan.
Le
baron continuait à prier. Raoul lui frappa l'épaule et le
courba au-dessus de Beaumagnan qui bredouilla :
Clarisse épousera d'
Andrésy... je le veux...
Oui... oui..., fit le
baron, incapable de résistance.
Jure-le.
Je le jure.
Sur ton salut éternel ?
Sur mon salut éternel.
Tu lui donneras ton
argent pour qu'il nous venge...
toutes les richesses que tu as volées... Tu le jures ?
Sur mon salut éternel.
Il connaît tous tes crimes. Il en a les preuves. Si tu n'obéis
pas, il te dénoncera.
J'obéirai.
Sois maudit, si tu mens.
La voix de Beaumagnan s'exhalait en souffles rauques où les mots devenaient
de plus en plus indistincts. Couché près de lui, Raoul les recueillait
avec peine.
Raoul, tu la poursuivras... il faut lui arracher les bijoux... C'est
le démon... Ecoute... J'ai découvert... au
Havre...
elle a un bateau... le
Ver-Luisant... Ecoute...
Il n'avait plus la
force de parler. Cependant, Raoul entendit encore :
Va-t'en... tout de suite... cherche-la... dès aujourd'hui...
Les yeux se fermèrent.
Le râle commençait.
Godefroy d'Etigues ne cessait de se marteler la poitrine,
à genoux au creux de la fosse.
Raoul s'en alla.
Le soir, un journal de
Paris publiait en dernière heure :
«
M. Beaumagnan, avocat bien connu dans les cercles
militants royalistes, et dont on avait déjà, par erreur, annoncé
la mort en Espagne, s'est tué ce matin au village normand de Mesnil-sous-Jumièges,
sur les bords de la Seine.
Les raisons de ce suicide sont absolument mystérieuses.
Deux de ses amis, MM. Godefroy d'Etigues et Oscar de Bennetot, qui l'accompagnaient,
racontent que cette nuit ils couchaient au château de Tancarville où
ils étaient invités pour quelques jours, lorsque M. Beaumagnan les
réveilla. Il était blessé et dans un état d'agitation
extrême. Il exigea de ses amis qu'on attelât et qu'on se rendît
aussitôt à Jumièges, et de là au Mesnil-sous-Jumièges.
Pourquoi ? Pourquoi cette expédition dans une prairie isolée ? Pourquoi
ce suicide ? Autant de questions auxquelles il leur est impossible de rien comprendre.
»
Le surlendemain, les journaux du
Havre inséraient une série de nouvelles que cet article résume assez fidèlement :
«
L'autre nuit, le prince Lavorneff, venu au Havre pour mettre à l'essai un yacht de plaisance qu'il avait récemment acheté, a été le témoin d'un drame terrifiant. Il revenait vers les côtes françaises, lorsque des flammes s'élevèrent, et qu'une explosion se fit entendre à un demi-mille de distance tout au plus. Notons en passant que cette explosion fut entendue de plusieurs endroits de la côte.
Aussitôt le prince Lavorneff dirigea son yacht vers le lieu du sinistre, où il finit par découvrir quelques épaves qui surnageaient. L'une d'elles portait un matelot que l'on put recueillir. Mais on eut à peine le temps de l'interroger et d'apprendre de lui que le bateau s'appelait le Ver-Luisant et appartenait à la comtesse de Cagliostro. Tout de suite il plongea de nouveau, en criant : "C'est elle... c'est elle"
De fait, à la lueur des lanternes, on aperçut une autre épave à laquelle se cramponnait une femme dont la tête flottait sur l'eau.
L'homme réussit à la rejoindre et à la soulever, mais elle s'accrocha si désespérément à lui qu'elle paralysa ses mouvements et qu'on les vit disparaître. Toutes les recherches furent inutiles.
De retour au Havre, le prince Lavorneff a fait sa déposition que confirmèrent les quatre hommes de son équipage... »
Et le journal ajoutait :
«
Les derniers renseignements portent à croire que la comtesse de Cagliostro était une aventurière bien connue sous le nom de la Pellegrini, et qui portait aussi à l'occasion le nom de Balsamo. Traquée par la police qui a failli deux ou trois fois la capturer dans des localités du pays de Caux où elle opérait en ces derniers temps, elle aura résolu de passer à l'étranger, et c'est ainsi qu'elle aura péri avec tous ses complices dans le naufrage de son yacht, le Ver-Luisant.
Nous mentionnerons, en outre, sous toutes réserves, un bruit d'après lequel il y aurait corrélation étroite entre certaines aventures de la comtesse de Cagliostro et le drame mystérieux du Mesnil-sous-Jumièges. On parle de trésor déterré et volé, de conspiration, de documents séculaires.
Mais ici nous entrons dans le domaine de la fable. Arrêtons-nous et laissons la justice éclaircir cette affaire. »
L'après-midi du
jour où ces lignes paraissaient, c'est-à-dire exactement soixante heures après le drame du
Mesnil-sous-Jumièges, Raoul entrait dans le bureau du
baron Godefroy, à la Haie d'Etigues, dans ce même bureau où, quatre mois auparavant, une nuit, il avait pénétré. Que de chemin parcouru depuis et de combien d'années l'adolescent qu'il était alors avait vieilli !
Devant un guéridon, les deux cousins fumaient et buvaient de grands verres de cognac.
Sans préambule, Raoul expliqua :
Je viens réclamer la main de Mlle d'Etigues et je suppose...
Il n'était guère en tenue pour une demande en
mariage.
Pas de chapeau ni de casquette. Sur le dos, une vieille vareuse de matelot. Aux jambes un pantalon trop court qui laissait voir ses pieds nus dans des espadrilles sans rubans.
Mais la tenue de Raoul pas plus que l'objet de sa démarche n'intéressaient
Godefroy d'Etigues. Les yeux caves, le visage encore plus tourmenté, il allongea vers Raoul un paquet de journaux en gémissant :
Vous avez lu ? La Cagliostro ?
Oui, je sais..., dit Raoul.
Il exécrait cet homme, et il ne put s'empêcher de lui dire :
Tant mieux pour vous, hein ? La mort définitive de Joséphine Balsamo, c'est une chose qui doit vous délivrer d'un rude poids
!
Mais la suite ?... les conséquences ? balbutia le
baron.
Quelles conséquences ?
La justice ? Elle essaiera de débrouiller l'affaire. Déjà, à propos du suicide de Beaumagnan, on parla de la Cagliostro. Si la justice renoue tous les fils de l'affaire, elle ira plus loin, jusqu'au bout.
Oui, plaisanta Raoul, jusqu'à la veuve Rousselin, jusqu'à l'assassinat du sieur Jaubert, c'est-à-dire jusqu'à vous et jusqu'au cousin
Bennetot.
Les deux hommes frissonnèrent. Raoul les apaisa :
Soyez tranquilles, tous les deux. La justice n'éclaircira pas toutes ces sombres
histoires, pour cette bonne raison qu'elle tâchera, au contraire, de les enterrer. Beaumagnan était protégé par des puissances qui n'aiment ni le scandale ni le grand
jour. L'affaire sera étouffée. Ce qui m'inquiète beaucoup plus, ce n'est pas l'uvre de la justice...
Quoi ? fit le
baron.
C'est la vengeance de Joséphine Balsamo.
Puisqu'elle est morte...
Même morte, elle est à redouter. Et c'est pourquoi je suis venu. Il y a, au fond du verger, un petit pavillon de garde inhabité. Je m'y installe... jusqu'au
mariage. Avertissez Clarisse de ma présence et dites-lui de ne recevoir personne... pas même moi. Elle voudra bien cependant accepter ce cadeau de fiançailles que je vous prie de lui offrir de ma part.
Et Raoul tendit au
baron stupéfait un énorme saphir, d'une pureté incomparable et taillé comme on taillait jadis les pierres précieuses...