CHAPITRE IX
L'archipel en feu
L'île de Scio, plus généralement appelée Chio depuis cette époque, est située dans la mer
Egée, à l'ouest du golfe de Smyrne, près du littoral de l'Asie Mineure. Avec Lesbos au nord,
Samos au sud, elle appartient au groupe des Sporades, situé dans l'est de l'Archipel. Elle ne se développe pas sur moins de quarante
lieues de périmètre. Le mont Pélinéen, maintenant mont Elias, qui la domine, se dresse à une
hauteur de deux mille cinq cents pieds au- dessus du niveau de la mer.
Des principales villes que renferme cette île, Volysso,
Pitys,
Delphinium, Leuconia, Caucasa, Scio, sa capitale, est la plus importante.
C'était là que, le 30
octobre 1827, le colonel Fabvier avait débarqué un petit
corps expéditionnaire, dont l'effectif s'élevait à sept cents réguliers, deux cents cavaliers, quinze cents irréguliers à la solde des Sciotes, avec un matériel comprenant dix obusiers et dix canons.
L'intervention des puissances
européennes, après
le combat de Navarin, n'avait pas encore définitivement résolu
la question grecque. L'Angleterre, la France et la Russie ne voulaient, en effet,
donner au nouveau royaume que les limites mêmes que l'insurrection n'avait
jamais dépassées. Or, cette détermination ne pouvait convenir
au gouvernement
hellénique. Ce qu'il exigeait, c'étaient, avec
toute la Grèce continentale, la
Crète et l'île de Scio,
nécessaires à son autonomie. Aussi, tandis que Miaoulis prenait
la
Crète pour objectif, Ducas, la terre ferme, Fabvier débarquait
à Maurolimena, dans l'île de Scio, à la date indiquée
ci-dessus.
On comprend que les
Hellènes voulussent ravir aux
Turcs cette île superbe, magnifique joyau de ce chapelet des Sporades.
Son ciel, le plus pur de l'Asie Mineure, lui fait un climat merveilleux, sans
chaleurs
extrêmes, sans froids excessifs. Il la rafraîchit au souffle
d'une brise modérée, il la rend salutaire entre toutes les îles
de l'Archipel. Aussi, dans un hymne attribué à
Homère
que Scio revendique comme un de ses
enfants le poète l'appelle
la « très grasse ».
Vers l'ouest, elle distille des vins
délicieux qui rivaliseraient avec les meilleurs crus de l'antiquité,
et un miel qui peut le disputer à celui de l'Hymette.
Vers l'est, elle
fait mûrir des oranges et des citrons, dont la renommée se propage
jusqu'à l'
Europe occidentale.
Vers le sud, elle se couvre de ces diverses
espèces de lentisques qui produisent une précieuse gomme, le mastic,
si employé dans les arts et même en médecine grande
richesse du pays. Enfin, dans cette contrée, bénie des
dieux,
poussent avec les figuiers, les dattiers, les amandiers, les grenadiers, les
oliviers, tous les plus beaux types arborescents des zones méridionales
de l'
Europe.
Cette île, le gouvernement voulait donc l'englober
dans le nouveau royaume. C'est pourquoi le hardi Fabvier, en dépit de
tous les déboires dont il avait été
abreuvé par
ceux-là mêmes pour lesquels il venait verser son sang, s'était
chargé de la conquérir.
Cependant, durant les derniers mois de cette année,
les Turcs n'avaient cessé de continuer massacres et razzias à
travers la péninsule
hellénique, et cela, à la veille du
débarquement, à Nauplie, de Capo d'Istria. L'arrivée de
ce diplomate devait mettre fin aux querelles intestines des Grecs et concentrer
le gouvernement en une seule main. Mais, bien que la Russie dût déclarer
la guerre au sultan six mois après, et venir ainsi en aide à la
constitution du nouveau royaume, Ibrahim tenait toujours la partie moyenne et
les villes maritimes du
Péloponnèse. Et si, huit mois plus tard,
le 6
juillet 1828, il se préparait à quitter le pays, auquel il
avait fait tant de mal, si, en septembre de la même année, il ne
devait plus rester un seul Egyptien sur la terre de Grèce, ces hordes
sauvages n'en allaient pas moins ravager la
Morée pendant quelque temps
encore.
Toutefois, puisque les Turcs ou leurs alliés occupaient
certaines villes du littoral, aussi bien dans le
Péloponnèse que
dans la
Crète, on ne s'étonnera pas que les
pirates fussent nombreux
à courir les mers avoisinantes. Si le mal qu'ils causaient aux navires
faisant le commerce d'une île à l'autre était considérable,
ce n'était pas que les commandants de flottilles grecques, les Miaoulis,
les Canaris, les Tsamados, cessassent de les poursuivre ; mais ces
forbans étaient nombreux, infatigables, et il n'y avait plus aucune sécurité à traverser ces parages. De la
Crète à l'île de Métélin, de
Rhodes à Nègrepont, l'Archipel était en
feu.
Enfin, à Scio même, ces bandes, composées
du rebut de toutes les nations, écumaient les alentours de l'île,
et venaient en aide au pacha, renfermé dans la citadelle, dont le colonel
Fabvier allait commencer le siège dans de détestables conditions.
On s'en souvient, les négociants des îles Ioniennes
épouvantés de cet état de choses commun à toutes
les Echelles du Levant, s'étaient associés pour armer une corvette,
destinée à donner la chasse aux
pirates. Aussi, depuis cinq semaines,
la
Syphanta avait-elle quitté Corfou, afin de rallier les mers
de l'Archipel. Deux ou trois affaires, dont elle s'était heureusement
tirée, la capture de plusieurs navires, à bon droit suspects,
ne pouvaient que l'encourager à poursuivre résolument son uvre.
Signalé à maintes reprises dans les
eaux de Psara, de Scyros,
de Zéa, de Lemnos, de Paros, de Santorin, son commandant Stradena remplissait
sa tâche avec non moins de hardiesse que de bonheur. Seulement, il ne
semblait pas qu'il eût encore pu rencontrer cet insaisissable Sacratif,
dont l'apparition était toujours marquée par les plus sanglantes
catastrophes. On entendait souvent parler de lui, on ne le voyait jamais.
Or, il y avait quinze
jours au plus, vers le 13 novembre,
la
Syphanta venait d'être aperçue aux environs de Scio.
A cette date, le port de l'île reçut même une de ses prises,
et Fabvier fit prompte justice de son équipage de
pirates.
Mais, depuis cette époque, plus de nouvelles de la
corvette. Personne ne pouvait dire dans quels parages elle traquait actuellement
les écumeurs de l'Archipel. On avait même lieu d'être inquiet
sur son compte. Jusqu'alors, en effet, dans ces mers resserrées, toutes
semées d'îles, et par conséquent de points de relâche,
il était rare que plusieurs
jours s'écoulassent sans que sa présence
n'eût été signalée.
C'est dans ces circonstances, que, le 27 novembre, Henry
d'Albaret arriva à Scio, huit
jours après avoir quitté
Corfou. Il y venait rejoindre son ancien commandant, afin de continuer sa campagne
contre les Turcs.
La disparition d'Hadjine Elizundo l'avait frappé
d'un coup terrible. Ainsi, la jeune fille repoussait Nicolas Starkos comme un
misérable indigne d'elle, et elle se refusait à celui qu'elle
avait accepté, comme étant indigne de lui ! Quel mystère
y avait-il dans tout cela ? Où fallait-il le chercher ? Dans sa vie,
à elle, si calme, si pure ? Non, évidemment ! Etait-ce dans la
vie de son père ? Mais qu'y avait-il donc de commun entre le banquier
Elizundo et le capitaine Nicolas Starkos ?
A ces questions, qui eût pu répondre ? La maison
de banque était abandonnée. Xaris lui-même avait dû
la quitter en même temps que la jeune fille. Henry d'Albaret ne pouvait
compter que sur lui seul pour découvrir ces secrets de la famille Elizundo.
Il eut alors la pensée de fouiller la ville de Corfou,
puis l'île entière. Peut-être Hadjine y avait-elle cherché
refuge en quelque endroit ignoré ? On compte, en effet, un certain nombre
de villages, disséminés à la surface de l'île, où
il est facile de trouver un abri sûr. Pour qui veut se dérober
au monde et se faire oublier, Benizze, Santa Decca, Leucimne, vingt autres,
offrent de tranquilles retraites. Henry d'Albaret se jeta sur toutes les routes,
il chercha jusque dans les moindres hameaux quelque trace de la jeune fille
: il ne trouva rien.
Un indice, alors, lui donna à supposer qu'Hadjine
Elizundo avait dû quitter l'île de Corfou. En effet, au petit port
d'Alipa, dans l'ouest-nord-ouest de l'île, on lui apprit qu'un léger
speronare venait récemment de prendre la mer, après avoir attendu
deux passagers pour le compte desquels il avait été secrètement
frété.
Mais ce n'était là qu'un indice bien vague.
D'ailleurs, certaines
concordances de faits et de dates vinrent bientôt
donner au jeune officier un nouveau sujet de craintes.
En effet, lorsqu'il fut de retour à Corfou, il apprit
que la sacolève, elle aussi, avait quitté le port. Et, ce qui
ressortait de plus grave, c'est que ce départ s'était effectué
le
jour même où Hadjine Elizundo avait disparu. Devait-on voir
un lien entre ces deux événements ? La jeune fille, attirée
dans quelque piège en même temps que Xaris, avait-elle été
enlevée par
force ? N'était-elle pas maintenant au pouvoir du
capitaine de la
Karysta ?
Cette pensée brisa le cur d'Henry d'Albaret.
Mais que faire ? En quel point du monde rechercher Nicolas Starkos ? Au vrai,
qu'était-il, cet aventurier ? La
Karysta, venue on ne sait d'où,
partie pour on ne sait où, pouvait à bon droit passer à
l'état de bâtiment suspect ! Toutefois, dès qu'il fut redevenu
maître de lui- même, le jeune officier repoussa bien loin cette
pensée. Puisque Hadjine Elizundo se déclarait indigne de lui,
puisqu'elle ne voulait pas le revoir, quoi de plus naturel d'admettre qu'elle
s'était volontairement éloignée sous la protection de Xaris.
Eh bien, s'il en était ainsi, Henry d'Albaret saurait
la retrouver. Peut-être son
patriotisme l'avait-il poussée à
prendre part à cette lutte où s'agitait le sort de son pays ?
Peut-être, cette énorme fortune, dont elle était libre de
disposer, avait- elle voulu la mettre au service de la guerre de l'Indépendance
? Pourquoi n'aurait-elle pas suivi, sur le même théâtre,
les Bobolina, les Modena, les Andronika et tant d'autres, pour lesquelles son
admiration était sans bornes ?
Aussi, Henry d'Albaret, bien certain qu'Hadjine Elizundo
ne se trouvait plus à Corfou, se décida-t-il à reprendre
sa place dans le
corps des Philhellènes. Le colonel Fabvier était
à Scio avec ses réguliers. Il résolut d'aller le rejoindre.
Il quitta les îles Ioniennes, traversa la Grèce du Nord, passa
les golfes de Patras et de Lépante, s'embarqua au golfe d'
Egine, échappa,
non sans peine, à quelques
pirates qui écumaient la mer des Cyclades,
et arriva à Scio, après une rapide traversée.
Fabvier fit au jeune officier un cordial accueil, qui prouvait
combien il le tenait en haute estime. Ce hardi soldat voyait en lui, non seulement
un dévoué
compagnon d'armes, mais un ami sûr, auquel il
pouvait confier ses ennuis, et ils étaient grands. L'indiscipline des
irréguliers, qui formaient un chiffre important dans le
corps expéditionnaire,
la solde mal et même non payée, les embarras suscités par
les Sciotes eux-mêmes, tout cela gênait et retardait ses opérations.
Cependant le siège de la citadelle de Scio était
commencé. Toutefois, Henry d'Albaret arriva assez à temps pour
prendre part aux travaux d'approche. A deux reprises, les puissances alliées
enjoignirent au colonel Fabvier de cesser ses préparatifs ; le colonel,
ouvertement soutenu par le gouvernement
hellénique, ne tint aucun compte
de ces injonctions et continua imperturbablement son uvre.
Bientôt, ce siège fut converti en une sorte
de blocus, mais si insuffisamment
fermé que les provisions et les munitions
purent toujours être reçues par les assiégés. Quoi
qu'il en soit, peut-être Fabvier serait-il parvenu à s'emparer
de la citadelle, si son armée, que la famine affaiblissait de
jour en
jour, ne se fût répandue dans l'île pour piller et se nourrir.
Or, ce fut dans ces conditions qu'une flotte ottomane, composée de cinq
vaisseaux, put forcer le port de Scio et apporter aux Turcs un renfort de deux
mille cinq cents hommes. Il est vrai que, peu de temps après, Miaoulis
apparut avec son escadre pour venir en aide au colonel Fabvier, mais trop tard,
et il dut se retirer.
Avec l'amiral grec étaient arrivés quelques
bâtiments sur lesquels s'étaient embarqués un certain nombre
de volontaires, destinés à renforcer le
corps expéditionnaire
de Scio.
Une femme s'était jointe à eux.
Après avoir lutté jusqu'à la dernière
heure contre les soldats d'Ibrahim dans le
Péloponnèse, Andronika,
qui avait été du début, voulait aussi être de la
fin de la guerre. C'est pourquoi elle était venue à Scio, résolue,
s'il le fallait, à se faire tuer dans cette île, que les Grecs
prétendaient rattacher à leur nouveau royaume. C'eût été,
pour elle, comme une compensation du mal que son indigne fils avait fait en
ces lieux mêmes, lors des épouvantables massacres de 1822.
A cette époque, le sultan avait lancé contre
Scio cet arrêt terrible :
feu, fer, esclavage. Le capitan-pacha, Kara-Ali,
fut chargé de l'exécuter. Il l'accomplit. Ses hordes sanguinaires
prirent pied dans l'île.
Hommes au-dessus de douze ans, femmes au- dessus
de quarante, furent impitoyablement massacrés. Le reste, réduit
en esclavage, devait être emporté sur les marchés de Smyrne
et de la Barbarie. L'île entière fut ainsi mise à
feu et
à sang par la main de trente mille Turcs.
Vingt-trois mille Sciotes avaient été tués.
Quarante-sept mille furent destinés à être vendus.
C'est alors qu'intervint Nicolas Starkos. Ses
compagnons
et lui, après avoir pris leur part des tueries et du pillage, se firent
les principaux courtiers de ce trafic, qui allait livrer tout un troupeau humain
à l'avidité ottomane. Ce furent les navires de ce renégat,
qui servirent à transporter des milliers de malheureux sur les côtes
de l'Asie-Mineure et de l'Afrique. C'est par suite de ces odieuses opérations
que Nicolas Starkos avait été mis en rapport avec le banquier
Elizundo. De là, d'énormes bénéfices, dont la plus
grande somme revint au père d'Hadjine.
Or, Andronika ne savait que trop quelle part Nicolas Starkos
avait prise aux massacres de Scio, quel rôle il avait joué dans
ces épouvantables circonstances. C'est pourquoi elle avait voulu venir
là où elle eût été cent fois maudite, si on
eût su qu'elle était la mère de ce misérable. Il
lui semblait que de combattre dans cette île, que de verser son sang pour
la cause des Sciotes, ce serait comme une réparation, comme une
expiation
suprême des crimes de son fils.
Mais, du moment qu'Andronika avait débarqué
à Scio, il était difficile qu'Henry d'Albaret et elle ne se rencontrassent
pas un
jour ou l'autre. En effet, quelque temps après son arrivée,
le 15
janvier, Andronika se trouva inopinément en présence du
jeune officier qui l'avait sauvée sur le champ de bataille de Chaidari.
Ce fut elle qui alla à lui, ouvrant ses bras et s'écriant
:
« Henry d'Albaret !
Vous !... Andronika !... Vous ! dit le jeune officier.
Vous... que je retrouve ici ?
Oui ! répondit-elle. Ma place n'est-elle
pas là où il y a encore à lutter contre les oppresseurs
?
Andronika, répondit Henry d'Albaret, soyez
fière de votre pays ! Soyez fière de ses
enfants qui l'ont défendu
avec vous ! Avant peu, il n'y aura plus un seul soldat turc sur le sol de la
Grèce !
Je le sais, Henry d'Albaret, et que
Dieu me conserve
la vie jusqu'à ce
jour ! »
Et alors Andronika fut amenée à dire ce qu'avait
été son existence depuis que tous les deux s'étaient séparés
après la bataille de Chaidari. Elle raconta son voyage au
Magne, son
pays natal, qu'elle avait voulu revoir une dernière fois, puis sa réapparition
à l'armée du
Péloponnèse, enfin son arrivée
à Scio.
De son côté, Henry d'Albaret lui apprit dans
quelles conditions il était revenu à Corfou, quels avaient été
ses rapports avec le banquier Elizundo, son
mariage décidé et
rompu, la disparition d'Hadjine qu'il ne désespérait pas de retrouver
un
jour.
« Oui, Henry d'Albaret, répondit Andronika,
si vous ignorez encore quel mystère pèse sur la vie de cette jeune
fille, cependant, elle ne peut être que digne de vous ! Oui ! Vous la
reverrez, et vous serez heureux comme tous deux vous méritez de l'être
!
Mais dites-moi, Andronika, demanda Henry d'Albaret,
est-ce que vous ne connaissiez pas le banquier Elizundo ?
Non, répondit Andronika. Comment le connaîtrais-je et pourquoi me faites-vous cette question ?
C'est que j'ai eu plusieurs fois l'occasion de prononcer
votre nom devant lui, répondit le jeune officier, et ce nom attirait
son attention d'une façon assez singulière. Un
jour, il m'a demandé
si je savais ce que vous étiez devenue depuis notre séparation.
Je ne le connais pas, Henry d'Albaret, et le nom
du banquier Elizundo n'a même jamais été prononcé
devant moi !
Alors il y a là un mystère que je
ne puis m'expliquer et qui ne me sera jamais dévoilé, sans doute,
puisque Elizundo n'est plus ! »
Henry d'Albaret était resté silencieux. Ses
souvenirs de Corfou lui étaient revenus. Il se reprenait à songer
à tout ce qu'il avait souffert, à tout ce qu'il devait souffrir
encore loin d'Hadjine !
Puis, s'adressant à Andronika :
« Et lorsque cette guerre sera finie, que comptez
vous devenir ? lui demanda-t-il.
Dieu me fera, alors, la grâce de me retirer
de ce monde, répondit-elle, de ce monde où j'ai le remords d'avoir
vécu !
Le remords, Andronika ?
Oui ! »
Et ce que cette mère voulait dire, c'est que sa vie
seule avait été un mal, puisqu'un pareil fils était né
d'elle !
Mais, chassant cette idée, elle reprit :
« Quant à vous, Henry d'Albaret, vous êtes
jeune et
Dieu vous réserve de longs
jours ! Employez-les donc à
retrouver celle que vous avez perdue... et qui vous aime !
Oui, Andronika, et je la chercherai partout, comme,
partout aussi, je chercherai l'odieux rival qui est venu se jeter entre elle
et moi !
Quel était cet homme ? demanda Andronika.
Un capitaine, commandant je ne sais quel navire
suspect, répondit Henry d'Albaret, et qui a quitté Corfou aussitôt
après la disparition d'Hadjine !
Et il se nomme ?...
Nicolas Starkos !
Lui !... »
Un mot de plus, son secret lui échappait, et Andronika
se disait la mère de Nicolas Starkos ! Ce nom, prononcé si inopinément
par Henry d'Albaret, avait été pour elle comme un épouvantement.
Si énergique qu'elle fût, elle venait de pâlir affreusement
au nom de son fils. Ainsi donc, tout le mal fait au jeune officier, à
celui qui l'avait sauvée au risque de sa vie, tout ce mal venait de Nicolas
Starkos ! Mais Henry d'Albaret n'avait pas été sans se rendre
compte de l'effet que ce nom de Starkos venait de produire sur Andronika. On
comprend qu'il voulut la presser sur ce point.
« Qu'avez-vous ?... Qu'avez-vous ? s'écria-t-il.
Pourquoi ce trouble au nom du capitaine de la
Karysta ?... Parlez !...
parlez !... Connaissez-vous donc celui qui le porte ?
Non... Henry d'Albaret, non ! répondit Andronika,
qui balbutiait malgré elle.
Si !... Vous le connaissez !... Andronika, je vous supplie de m'apprendre quel est cet homme... ce qu'il fait... où il est en ce moment... où je pourrais le rencontrer !
Je l'ignore !
Non... Vous ne l'ignorez pas !... Vous le savez, Andronika, et vous refusez de me le dire... à moi... à moi !... Peut-être, d'un seul mot vous pouvez me lancer sur sa trace... peut-être sur celle d'Hadjine... et vous refusez de parler !
Henry d'Albaret, répondit Andronika d'une voix dont la fermeté ne devait plus se démentir, je ne sais rien !... J'ignore où est ce capitaine !... Je ne connais pas Nicolas Starkos ! »
Cela dit, elle quitta le jeune officier, qui resta sous
le coup d'une profonde émotion. Mais, depuis ce moment, quelque effort
qu'il fit pour rencontrer Andronika, ce fut inutile. Sans doute, elle avait
abandonné Scio pour retourner sur la terre de Grèce. Henry d'Albaret
dut renoncer à tout espoir de la retrouver.
D'ailleurs, la campagne du colonel Fabvier devait bientôt
prendre fin, sans avoir amené aucun résultat.
En effet, la désertion n'avait pas tardé à
se mettre dans le
corps expéditionnaire. Les soldats, malgré les
supplications de leurs officiers, désertaient et s'embarquaient pour
quitter l'île. Les artilleurs, sur lesquels Fabvier croyait pouvoir plus
spécialement compter, abandonnaient leurs pièces. Il n'y avait
plus rien à faire en face d'un tel découragement, qui atteignait
jusqu'aux meilleurs !
Il fallut donc lever le siège et revenir à
Syra, où s'était organisée cette malheureuse expédition.
Là, pour prix de son héroïque résistance, le colonel
Fabvier ne devait recueillir que des reproches, que des témoignages de
la plus noire ingratitude.
Quant à Henry d'Albaret, il avait formé le
dessein de quitter Scio en même temps que son chef. Mais vers quel point
de l'Archipel porterait-il ses recherches ? Il ne le savait pas encore, lorsqu'un
fait inattendu vint faire cesser ses hésitations.
La veille du
jour où il allait s'embarquer pour la
Grèce, une lettre lui arriva par la poste de l'île.
Cette lettre, timbrée de Corinthe, adressée
au capitaine Henry d'Albaret, ne contenait que cet avis :
« Il y a une place à prendre dans l'état-major
de la corvette
Syphanta, de Corfou. Conviendrait-il au capitaine d'Albaret
d'embarquer à son bord et de continuer la campagne commencée contre
Sacratif et les
pirates de l'Archipel ?
« La
Syphanta, pendant les premiers
jours de
mars, se tiendra dans les
eaux du cap Anapomera, au nord de l'île, et
son canot restera en permanence dans l'anse d'Ora, au pied du cap.
« Que le capitaine Henry d'Albaret fasse ce que lui
commandera son
patriotisme ! »
Nulle signature. Ecriture inconnue. Rien qui pût indiquer
au jeune officier de quelle part venait cette lettre.
En tout cas, c'étaient là des nouvelles de
la corvette, dont on n'entendait plus parler depuis quelque temps. C'était
aussi, pour Henry d'Albaret, l'occasion de reprendre son métier de marin.
C'était enfin la possibilité de poursuivre Sacratif, peut-être
d'en débarrasser l'Archipel, peut-être aussi et cela ne
fut pas sans influencer sa résolution une chance de rencontrer
dans ces mers Nicolas Starkos et la sacolève.
Le parti d'Henry d'Albaret fut donc immédiatement
arrêté : accepter la proposition que lui faisait ce billet anonyme.
Il prit congé du colonel Fabvier, au moment où celui-ci s'embarquait
pour
Syra ; puis, il fréta une légère embarcation et se
dirigea vers le nord de l'île.
La traversée ne pouvait être longue, surtout
avec un vent de terre qui soufflait du sud-ouest. L'embarcation passa devant
le port de Coloquinta, entre les îles Anossai et le cap Pampaca. A partir
de ce cap, elle se dirigea vers celui d'Ora et prolongea la côte, de manière à gagner l'anse du même nom. Ce fut là qu'Henry d'Albaret débarqua dans l'après-midi du 1er mars.
Un canot l'attendait, amarré au pied des roches. Au large, une corvette était en panne.
« Je suis le capitaine d'Albaret, dit le jeune officier au quartier-maître, qui commandait l'embarcation.
Le capitaine Henry d'Albaret veut-il rallier le bord ? demanda le quartier-maître.
A l'instant. »Le canot déborda. Enlevé
par ses six avirons, il eut rapidement franchi la distance qui le séparait
de la corvette un mille au plus. Dès qu'Henry d'Albaret fut arrivé
à la coupée de la
Syphanta par la hanche de tribord, un
long sifflet se fit entendre, puis, un coup de canon retentit, qui fut bientôt
suivi de deux autres. Au moment où le jeune officier mettait pied sur
le pont, tout l'équipage, rangé comme à une revue d'honneur,
lui présenta les armes, et les
couleurs corfiotes furent hissées
à l'extrémité de la corne de
brigantine.
Le second de la corvette s'avança alors, et, d'une voix forte, afin d'être entendu de tous :
« Les officiers et l'équipage de la
Syphanta,
dit-il, sont heureux de recevoir à son bord le commandant Henry d'Albaret ! »