CHAPITRE IV
Triste maison d'un riche
Pendant que la
Karysta se dirigeait vers le nord
pour une destination connue seulement de son capitaine, il se passait à
Corfou un fait qui, pour être d'ordre privé, n'en devait pas moins
attirer l'attention publique sur les principaux personnages de cette
histoire.
On sait que, depuis 1815, par suite des traités qui
portent cette date, le groupe des îles Ioniennes avait été
placé sous le
protectorat de l'Angleterre, après avoir accepté
celui de la France jusqu'en 1814. (2)
De tout ce groupe qui comprend Cérigo, Zante, Ithaque,
Céphalonie, Leucade, Paxos et Corfou, cette dernière île,
la plus
septentrionale, est aussi la plus importante. C'est l'ancienne Corcyre.
Or, une île qui eut pour roi Alcinoüs, l'hôte généreux
de
Jason et de
Médée, qui, plus tard, accueillit le sage
Ulysse,
après la
guerre de Troie, a bien droit à tenir une place considérable
dans l'
histoire ancienne. Après avoir été en lutte avec
les
Francs, les Bulgares, les Sarrasins, les Napolitains, ravagée au
seizième siècle par Barberousse, protégée au dix-
huitième par le comte de Schulembourg, et, à la fin du premier
empire, défendue par le général Donzelot, elle était
alors la résidence d'un Haut Commissaire anglais.
A cette époque, ce Haut Commissaire était
sir Frederik
Adam, gouverneur des îles Ioniennes. En
vue des éventualités
que pouvait provoquer la lutte des Grecs contre les Turcs, il avait toujours
sous la main quelques frégates destinées à faire la police
de ces mers. Et il ne fallait pas moins que des bâtiments de haut bord
pour maintenir l'ordre dans cet archipel, livré aux Grecs, aux Turcs,
aux porteurs de lettres de marque, sans parler des
pirates, n'ayant d'autre
commission que celle qu'ils s'arrogeaient de piller à leur
convenance
les navires de toute nationalité.
On rencontrait alors à Corfou un certain nombre d'étrangers,
et, plus particulièrement, de ceux qui avaient été attirés,
depuis trois ou quatre ans, par les diverses phases de la guerre de l'Indépendance.
C'était de Corfou que les uns s'embarquaient pour aller rejoindre. C'était
à Corfou que venaient s'installer les autres, auxquels d'excessives fatigues
imposaient un repos de quelque temps.
Parmi ces derniers, il convient de citer un jeune Français.
Passionné pour cette noble cause, depuis cinq ans, il avait pris une
part active et glorieuse aux principaux événements dont la péninsule
hellénique était le théâtre.
Henry d'Albaret, lieutenant de vaisseau de la marine royale,
un des plus jeunes officiers de son grade, maintenant en congé illimité,
était venu se ranger, dès le début de la guerre, sous le
drapeau des Philhellènes français. Âgé de vingt-neuf
ans, de taille moyenne, d'une constitution robuste, qui le rendait propre à
supporter toutes les fatigues du métier de marin, ce jeune officier,
par la grâce de ses manières, la distinction de sa personne, la
franchise de son regard, le charme de sa physionomie, la sûreté
de ses relations, inspirait dès l'abord une sympathie qu'une plus longue
intimité ne pouvait qu'accroître.
Henry d'Albaret appartenait à une riche famille,
parisienne d'origine. Il avait à peine connu sa mère.
Son père
était mort à peu près à l'époque de sa majorité,
c'est-à-dire deux ou trois ans après sa sortie de l'école
navale. Maître d'une assez belle fortune, il n'avait point pensé
que ce fût une raison d'abandonner son métier de marin. Au contraire.
Il continua donc à suivre cette carrière l'une des plus
belles qui soient au monde et il était lieutenant de vaisseau
quand le pavillon grec fut arboré en face du croissant turc dans la Grèce
du Nord et le
Péloponnèse.
Henry d'Albaret n'hésita pas. Comme tant d'autres
braves jeunes gens irrésistiblement entraînés par ce mouvement,
il accompagna les volontaires que des officiers français allaient guider
jusqu'aux confins de l'
Europe orientale. Il fut de ces premiers Philhellènes
qui versèrent leur sang pour la cause de l'indépendance. Dès
l'année 1822, il se trouvait parmi ces glorieux vaincus de Maurocordato,
à la fameuse bataille d'Arta, et, parmi les vainqueurs, au premier siège
de Missolonghi. Il était là, l'année suivante, quand succomba
Marco Botsaris. Pendant l'année 1824, il prit part, non sans éclat,
à ces combats maritimes qui vengèrent les Grecs des victoires
de Méhémet-Ali. Après la défaite de Tripolitza,
en 1825, il commandait un parti de réguliers sous les ordres du colonel
Fabvier. En
juillet 1826, il se battait à Chaidari, où il sauvait
la vie d'Andronika Starkos, que foulaient aux pieds les
chevaux de Kioutagi
bataille terrible dans laquelle les Philhellènes firent d'irréparables pertes.
Cependant, Henry d'Albaret ne voulut point abandonner son chef, et, peu de temps après, il le rejoignit à Méthènes.
A ce moment, l'Acropole d'Athènes était défendue par le commandant Gouras, ayant quinze cents hommes sous ses ordres. Là, dans cette citadelle, s'étaient réfugiés cinq cents femmes et
enfants, qui n'avaient pu fuir au moment où les Turcs s'emparaient
de la ville. Gouras avait des vivres pour un an, un matériel de quatorze
canons et de trois obusiers, mais les munitions allaient lui manquer.
Fabvier résolut alors de ravitailler l'Acropole.
Il demanda des hommes de bonne volonté pour le seconder dans cet audacieux
projet. Cinq cent trente répondirent à son appel ; parmi eux,
quarante Philhellènes ; parmi ces quarante et à leur tête,
Henry d'Albaret. Chacun de ces hardis partisans se munit d'un sac de poudre,
et, sous les ordres de Fabvier, ils s'embarquèrent à Méthènes.
Le 13 décembre, ce petit
corps débarque presque
au pied de l'Acropole. Un rayon de
lune le signale. La fusillade des Turcs l'accueille.
Fabvier crie : « En avant ! » Chaque homme, sans abandonner son
sac de poudre, qui peut le faire sauter d'un instant à l'autre, franchit
le fossé et pénètre dans la citadelle, dont les portes
sont ouvertes. Les assiégés repoussent victorieusement les Turcs.
Mais Fabvier est blessé, son second est tué, Henry d'Albaret tombe,
frappé d'une balle. Les réguliers et leurs chefs étaient
maintenant enfermés dans la citadelle avec ceux qu'ils étaient
venus secourir si hardiment et qui ne voulaient plus les en laisser sortir.
Là, le jeune officier, souffrant d'une blessure qui
fort heureusement n'était pas grave, dut partager les misères
des assiégés, réduits à quelques rations d'orge
pour toute nourriture. Six mois se passèrent, avant que la capitulation
de l'Acropole, consentie par Kioutagi, lui rendît la
liberté. Ce
fut seulement le 5
juin 1827 que Fabvier, ses volontaires et les assiégés
purent quitter la citadelle d'Athènes et s'embarquer sur des navires
qui les transportèrent à Salamine.
Henry d'Albaret, très faible encore, ne voulut point
s'arrêter dans cette ville et il fit voile pour Corfou. Là, depuis
deux mois, il se refaisait de ses fatigues, en attendant l'heure d'aller reprendre
son poste au premier rang, lorsque le hasard vint donner un nouveau mobile à
sa vie, qui n'avait été jusqu'alors que la vie d'un soldat.
Il y avait à Corfou, à l'extrémité
de la Strada Reale, une vieille maison de peu d'apparence, moitié grecque,
moitié italienne d'aspect. Dans cette maison demeurait un personnage,
qui se montrait peu, mais dont on parlait beaucoup. C'était le banquier
Elizundo. Etait-ce un sexagénaire ou un septuagénaire, on n'aurait
pu le dire. Depuis une vingtaine d'années, il habitait cette sombre demeure,
dont il ne sortait guère. Mais, s'il n'en sortait pas, bien des gens
de tous pays et de toute condition clients assidus de son comptoir
l'y venaient visiter. Très certainement, il se faisait des affaires considérables
dans cette maison de banque, dont l'honorabilité était parfaite.
Elizundo passait, d'ailleurs, pour être extrêmement riche. Nul crédit,
dans les îles Ioniennes et jusque chez ses confrères dalmates de
Zara ou de Raguse, n'aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite, acceptée
par lui, valait de l'or. Sans doute, il ne se livrait pas imprudemment. Il paraissait
même très serré en affaires. Les références,
il les lui fallait excellentes, les garanties, il les voulait complètes
; mais sa caisse semblait inépuisable. Circonstance à noter, Elizundo
faisait presque tout lui-même, n'employant qu'un homme de sa maison, dont
il sera parlé plus tard, pour tenir les écritures sans importance.
Il était à la fois son propre caissier et son propre teneur de
livres.
Pas une traite qui ne fût libellée, pas une lettre qui
n'eût été écrite de sa main. Aussi, jamais un commis
du dehors ne s'était-il assis au bureau du comptoir. Cela ne contribuait
pas peu à assurer le secret de ses affaires.
Quelle était l'origine de ce banquier ? On le disait
Illyrien ou Dalmate ; mais, à cet égard, on ne savait rien de
précis. Muet sur son passé, muet sur son présent, il ne
frayait point avec la société corfiote. Lorsque le groupe avait
été placé sous le
protectorat de la France, son existence
était déjà ce qu'elle était restée depuis
qu'un gouverneur anglais exerçait son autorité sur les îles
Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre à la lettre ce qui se
disait de sa fortune, que le bruit public chiffrait par centaines de millions
; mais il devait être, il était très riche, bien que son
train fût celui d'un homme modeste dans ses besoins et ses
goûts.
Elizundo était veuf, il l'était même
lorsqu'il vint s'établir à Corfou avec une petite fille, alors
âgée de deux ans. Maintenant, cette petite fille, qui se nommait
Hadjine, en avait vingt-deux, et vivait dans cette demeure, toute aux soins
du ménage.
Partout, même en ces pays de l'Orient, où la
beauté des femmes est incontestée, Hadjine Elizundo eût
passé pour remarquablement belle, et cela malgré la gravité
de sa physionomie un peu triste. Comment en eût-il été autrement
dans ce milieu où s'était écoulé son jeune âge,
sans une mère pour la guider, sans une compagne avec laquelle elle pût
échanger ses premières pensées de jeune fille ? Hadjine
Elizundo était de taille moyenne mais élégante. Par son
origine grecque, qu'elle tenait de sa mère, elle rappelait le type de
ces belles jeunes femmes de
Laconie, qui l'emportent sur toutes celles du
Péloponnèse.
Entre la fille et le père, l'intimité n'était
pas et ne pouvait être profonde. Le banquier vivait seul, silencieux,
réservé un de ces hommes qui détournent le plus
souvent la tête et voilent leurs yeux comme si la lumière les blessait.
Peu communicatif, aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie publique,
il ne se livrait jamais, même dans ses rapports avec les clients de sa
maison. Comment Hadjine Elizundo eût-elle éprouvé quelque
charme à cette existence murée, puisque, entre ces murs, c'est
à peine si elle trouvait le cur d'un père !
Heureusement, près d'elle, il y avait un être
bon, dévoué,
aimant, qui ne vivait que pour sa jeune maîtresse,
qui s'attristait de ses tristesses, dont la physionomie s'éclairait s'il
la voyait sourire. Toute sa vie tenait dans celle d'Hadjine. A ce portrait,
on pourrait croire qu'il s'agit d'un brave et fidèle
chien, un de ces
« aspirants à l'humanité », a dit Michelet, «
un humble ami », a dit Lamartine. Non ! ce n'était qu'un homme,
mais il eût mérité d'être
chien. Il avait vu naître
Hadjine, il ne l'avait jamais quittée, il l'avait bercée
enfant,
il la servait jeune fille.
C'était un Grec, nommé Xaris, un
frère
de lait de la mère d'Hadjine, qui l'avait suivie après son
mariage
avec le banquier de Corfou. Il était donc depuis plus de vingt ans dans
la maison, occupant une situation au-dessus de celle d'un simple serviteur,
aidant même Elizundo, lorsqu'il ne s'agissait que de quelques écritures
à passer.
Xaris, comme certains types de la
Laconie, était
de haute taille, large d'épaules, d'une
force musculaire exceptionnelle.
Belle figure, beaux yeux francs, nez long et arqué que soulignaient de
superbes moustaches noires. Sur sa tête, la calotte de laine sombre ;
à sa ceinture, l'élégante fustanelle de son pays.
Lorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les besoins
du ménage, soit pour se rendre à l'
église catholique de
Saint-Spiridion, soit pour aller respirer quelque peu de cet
air marin qui n'arrivait
guère jusqu'à la maison de la Strada Reale, Xaris l'accompagnait.
Bien des jeunes Corfiotes l'avaient ainsi pu voir sur l'Esplanade et même
dans les rues du faubourg de Kastradès qui s'étend le long de
la baie de ce nom. Plus d'un avait tenté d'arriver jusqu'à son
père. Qui n'eût été entraîné par la
beauté de la jeune fille, et peut-être aussi par les millions de
la maison Elizundo ? Mais, à toutes les propositions de ce genre, Hadjine
avait répondu négativement. De son côté, le banquier
ne s'était jamais entremis pour modifier sa résolution. Et pourtant,
l'honnête Xaris eût donné, pour que sa jeune maîtresse
fût heureuse en ce monde, toute la part de bonheur auquel un dévouement
sans bornes lui donnait droit dans l'autre !
Telle était donc cette maison sévère,
triste, comme isolée dans un coin de la capitale de l'ancienne Corcyre
; tel, cet intérieur au milieu duquel les hasards de sa vie allaient
introduire Henry d'Albaret.
Ce furent des rapports d'affaires qui s'établirent,
tout d'abord, entre le banquier et l'officier français. En quittant
Paris,
celui-ci avait pris des traites importantes sur la maison Elizundo. Ce fut à
Corfou qu'il vint les
toucher. Ce fut de Corfou qu'il tira ensuite tout l'
argent
dont il eut besoin pendant ses campagnes de Philhellène. A plusieurs
reprises, il revint dans l'île, et c'est ainsi qu'il fit la connaissance
d'Hadjine Elizundo. La beauté de la jeune fille l'avait frappé.
Son souvenir le suivit sur les champs de bataille de la
Morée et de l'
Attique.
Après la reddition de l'Acropole, Henry d'Albaret
n'eut rien de mieux à faire que de revenir à Corfou. Il était
mal remis de sa blessure. Les fatigues excessives du siège avaient altéré
sa santé. Là, tout en vivant en dehors de la maison du banquier,
il y trouva chaque
jour une hospitalité de quelques heures, qu'aucun
étranger n'avait pu jusqu'alors obtenir.
Il y avait trois mois environ que Henry d'Albaret vivait
ainsi. Peu à peu, ses visites à Elizundo, qui ne furent d'abord
que des visites d'affaires, devinrent plus intéressées en devenant
quotidiennes. Hadjine plaisait beaucoup au jeune officier. Comment ne s'en serait-elle
pas aperçue, en le trouvant si assidu près d'elle, tout entier
au charme de l'entendre et de la voir ! De son côté, ces soins
que nécessitait l'état de sa santé fort compromise, elle
n'avait point hésité à les lui rendre. Henry d'Albaret
ne put se trouver que très bien d'un pareil régime.
D'ailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie que lui
inspirait le caractère si franc, si aimable, d'Henry d'Albaret, auquel
il s'attachait, lui, de plus en plus.
« Tu as raison, Hadjine, répétait-il
souvent à la jeune fille. La Grèce est ta patrie comme elle est
la mienne, et il ne faut pas oublier que, si ce jeune officier a souffert, c'est
en combattant pour elle !
Il m'aime ! » dit-elle un
jour à Xaris.
Et cela, la jeune fille le dit avec la simplicité
qu'elle mettait en toutes choses.
« Eh bien, il faut te laisser aimer ! répondit
Xaris. Ton père vieillit, Hadjine ! Moi, je ne serai pas toujours là
!... Où trouverais-tu, dans la vie, un plus sûr protecteur qu'Henry
d'Albaret ? »
Hadjine n'avait rien répondu. Il aurait fallu dire
que, si elle se savait aimée, elle aimait aussi. Une réserve toute
naturelle lui défendait d'avouer ce sentiment, même à Xaris.
Cependant, les choses en étaient là. Ce n'était
plus un secret pour personne dans la société corfiote. Avant même
qu'il en eût été officiellement question, on parlait du
mariage d'Henry d'Albaret et d'Hadfjine Elizundo, comme s'il eût été
décidé.
Il convient de faire observer que le banquier n'avait point
paru regretter les assiduités du jeune officier auprès de sa fille.
Ainsi que le disait Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement. Quelle que
fût la sécheresse de son cur, il devait craindre qu'Hadjine
ne restât seule dans la vie, bien qu'il sût à quoi s'en tenir
sur la fortune dont elle hériterait. Cette question d'
argent, d'ailleurs,
n'avait jamais été pour intéresser Henry d'Albaret. Que
la fille du banquier fût riche ou non, cela n'était pas de nature
à le préoccuper, même un instant. L'
amour qu'il éprouvait
pour cette jeune fille prenait naissance dans des sentiments bien autrement
élevés, non dans des intérêts vulgaires. C'était
pour sa bonté autant que pour sa beauté qu'il l'aimait. C'était
pour cette vive sympathie que lui inspirait la situation d'Hadjine dans ce triste
milieu. C'était pour la noblesse de ses idées, la grandeur de
ses
vues, pour l'énergie de cur dont il la sentait capable, si
jamais elle était mise à même de la montrer.
Et cela se comprenait bien, lorsque Hadjine parlait de la
Grèce opprimée et des efforts surhumains que ses
enfants faisaient
pour la rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gens ne pouvaient se rencontrer
que dans le plus complet accord.
Aussi, que d'heures émues ils passèrent en
causant de toutes ces choses dans cette langue grecque qu'Henry d'Albaret parlait
maintenant comme la sienne ! Quelle joie intimement partagée, lorsque
un succès maritime venait compenser les revers dont la
Morée ou
l'
Attique étaient le théâtre ! Il fallut qu'Henry d'Albaret
racontât en détail toutes les affaires auxquelles il avait pris
part, qu'il redît les noms des nationaux et des étrangers qui
s'illustraient
dans ces luttes sanglantes, et ceux de ces femmes que, libre d'elle-même,
Hadjine Elizundo eût voulu imiter Bobolina, Modena, Zacharias,
Kaïdos, sans oublier cette courageuse Andronika que le jeune officier avait
arrachée au massacre de Chaidari.
Et même, un
jour, Henry d'Albaret, ayant prononcé
le nom de cette femme, Elizundo, qui écoutait cette conversation, fit
un mouvement de nature à attirer l'attention de sa fille.
« Qu'avez-vous, mon père ? demanda-t-elle.
Rien », répondit le banquier.
Puis, s'adressant au jeune officier du ton d'un homme qui
veut paraître indifférent à ce qu'il dit :
« Vous avez connu cette Andronika ? demanda-t-il.
Oui, monsieur Elizundo.
Et savez-vous ce qu'elle est devenue ?
Je l'ignore, répondit Henry d'Albaret. Après
le combat de Chaidari, je pense qu'elle a dû regagner les provinces du
Magne qui est son pays natal. Mais, un
jour ou l'autre, je m'attends à
la voir reparaître sur les champs de bataille de la Grèce...
Oui ! ajouta Hadjine, là où il faut
être ! »
Pourquoi Elizundo avait-il fait cette question à
propos d'Andronika ? Personne ne le lui demanda. Il n'eût certainement
répondu que d'une façon évasive. Mais cela ne laissa pas
de préoccuper sa fille, peu au courant des relations du banquier. Pouvait-il
donc y avoir un lien quelconque entre son père et cette Andronika qu'elle
admirait ? D'ailleurs, en ce qui concernait la guerre de l'Indépendance,
Elizundo était d'une absolue réserve. A quel parti allaient ses
vux, aux oppresseurs ou aux opprimés ? Il eût été
difficile de le dire si tant est qu'il fût homme à faire
des vux pour quelqu'un ou pour quelque chose. Ce qui était certain,
c'est que son courrier lui apportait au moins autant de lettres expédiées
de la Turquie que de la Grèce.
Mais, il importe de le répéter, bien que le
jeune officier se fût dévoué à la cause des
Hellènes,
Elizundo ne lui en avait pas moins fait bon accueil dans sa maison.
Cependant, Henry d'Albaret ne pouvait y prolonger son séjour.
Remis maintenant de ses fatigues, il était décidé à
faire jusqu'au bout ce qu'il considérait comme un devoir. Il en parlait
souvent à la jeune fille.
« C'est votre devoir, en effet ! lui répondait
Hadjine. Quelque douleur que puisse me causer votre départ, Henry, je
comprends que vous devez rejoindre vos
compagnons d'armes ! Oui ! tant que la
Grèce n'aura pas retrouvé son indépendance, il faut lutter
pour elle !
Je partirai, Hadjine, je vais partir ! dit un
jour
Henry d'Albaret. Mais, si je pouvais emporter avec moi la certitude que vous
m'aimez comme je vous aime...
Henry, je n'ai aucun motif de cacher les sentiments
que vous m'
inspirez, répondit Hadjine. Je ne suis plus une
enfant, et
c'est avec le sérieux qui convient que j'envisage l'avenir. J'ai foi
en vous, ajouta-t-elle en lui tendant les mains, ayez foi en moi ! Telle vous
me laisserez en partant, telle vous me retrouverez au retour ! »
Henry d'Albaret avait pressé la main que lui donnait
Hadjine comme gage de ses sentiments.
« Je vous remercie de toute mon
âme ! répondit-il.
Oui ! nous sommes bien l'un à l'autre... déjà ! Et si notre
séparation n'en est que plus pénible, du moins emporterai-je cette
assurance avec moi que je suis aimé de vous !... Mais, avant mon départ,
Hadjine, je veux avoir parlé à votre père !... Je veux
être certain qu'il approuve notre
amour, et qu'aucun obstacle ne viendra
de lui...
Vous agirez sagement, Henry, répondit la
jeune fille. Ayez sa promesse comme vous avez la mienne ! »
Et Henry d'Albaret ne dut pas tarder à le faire,
car il s'était décidé à reprendre du service sous
le colonel Fabvier.
En effet, les choses allaient de mal en pis pour la cause
de l'indépendance. La convention de Londres n'avait encore produit aucun
effet utile, et l'on pouvait se demander si les puissances ne s'en tiendraient
pas, vis-à-vis du sultan, à des observations purement officieuses,
et par conséquent toutes
platoniques.
D'ailleurs, les Turcs, infatués de leurs succès,
paraissaient assez peu disposés à rien céder de leurs prétentions.
Bien que deux escadres, l'une anglaise, commandée par l'amiral Codrington,
l'autre française, sous les ordres de l'amiral de
Rigny, parcourussent
alors la mer
Egée, et, bien que le gouvernement grec fût venu s'installer
à
Egine pour y délibérer dans de meilleures conditions
de sécurité, les Turcs faisaient preuve d'une opiniâtreté
qui les rendait redoutables.
On le comprenait, du reste, en
voyant toute une flotte de
quatre- vingt-douze navires ottomans, égyptiens et tunisiens, que la
vaste rade de Navarin venait de recevoir à la date du 7 septembre. Cette
flotte portait un immense approvisionnement qu'Ibrahim allait prendre pour subvenir
aux besoins d'une expédition qu'il préparait contre les Hydriotes.
Or, c'était à Hydra qu'Henry d'Albaret avait
résolu de rejoindre le
corps des volontaires. Cette île, située
à l'extrémité de l'
Argolide, est l'une des plus riches
de l'Archipel. De son sang, de son
argent, après avoir tant fait pour
la cause des
Hellènes que défendaient ses intrépides marins,
Tombasis, Miaoulis, Tsamados, si redoutés des capitans turcs, elle se
voyait alors menacée des plus terribles représailles.
Henry d'Albaret ne pouvait donc tarder à quitter
Corfou, s'il voulait devancer à Hydra les soldats d'Ibrahim. Aussi, son
départ fut-il définitivement fixé au 21
octobre.
Quelques
jours avant, ainsi que cela avait été
convenu, le jeune officier vint trouver Elizundo et lui demanda la main de sa
fille. Il ne lui cacha pas qu'Hadjine serait heureuse qu'il voulût bien
approuver sa démarche. D'ailleurs, il ne s'agissait que d'obtenir son
assentiment. Le
mariage ne serait célébré qu'au retour
d'Henry d'Albaret.
Son absence, il l'espérait du moins, ne pouvait plus
être de longue durée.
Le banquier connaissait la situation du jeune officier,
l'état de sa fortune, la considération dont jouissait sa famille
en France. Il n'avait donc point à provoquer d'explication à cet
égard. De son côté, son honorabilité était
parfaite, et jamais le moindre bruit défavorable n'avait couru sur sa
maison. Au sujet de sa propre fortune, comme Henry d'Albaret ne lui en parla
même pas, il garda le silence. Quant à la proposition elle-même,
Elizundo répondit qu'elle lui agréait. Ce
mariage ne pouvait que
le rendre heureux, puisqu'il devait faire le bonheur de sa fille.
Tout cela fut dit assez froidement, mais l'important était
que cela eût été dit. Henry d'Albaret avait maintenant la
parole d'Elizundo, et, en échange, le banquier reçut de sa fille
un remerciement qu'il prit avec sa réserve accoutumée.
Tout semblait donc aller pour la plus grande satisfaction
des deux jeunes gens, et, il faut
ajouter, pour le plus parfait contentement
de Xaris. Cet excellent homme pleura comme un
enfant, et il eût volontiers
pressé le jeune officier sur sa poitrine !
Cependant, Henry d'Albaret n'avait plus que peu de temps
à rester près d'Hadjine Elizundo. C'était sur un
brick
levantin qu'il avait pris la résolution de s'embarquer, et ce
brick devait
quitter Corfou, le 21 du mois, à destination d'Hydra.
Ce que furent ces derniers
jours qui se passèrent
dans la maison de la Strada Reale, on le devine sans qu'il soit nécessaire
d'y insister. Henry d'Albaret et Hadjine ne se quittèrent pas d'une heure.
Ils causaient longuement dans la salle basse, au rez-de- chaussée de
la triste habitation. La noblesse de leurs sentiments donnait à ces entretiens
un charme pénétrant qui en adoucissait la note un peu sérieuse.
L'avenir, ils se disaient qu'il était à eux, si le présent,
pour ainsi dire, leur échappait encore. Ce fut donc ce présent
qu'ils voulurent envisager avec sang-froid. Tous deux en calculèrent
les chances, bonnes ou mauvaises, mais sans découragement, sans faiblesse.
Et, en parlant ainsi, ils ne cessaient de s'
exalter pour cette cause, à
laquelle Henry d'Albaret allait encore se dévouer.
Un soir, le 20
octobre, pour la dernière fois, ils
se redisaient ces choses, mais avec plus d'émotion peut-être. C'était
le lendemain que le jeune officier devait partir.
Soudain, Xaris entra dans la salle. Il ne pouvait parler.
Il était haletant. Il avait couru, et quelle course ! En quelques minutes,
ses robustes jambes l'avaient ramené, à travers toute la ville,
depuis la citadelle jusqu'à l'extrémité de la Strada Reale.
« Eh bien, que veux-tu ?... Qu'as-tu, Xaris ?... Pourquoi
cette émotion ?... demanda Hadjine.
Ce que j'ai... ce que j'ai !... Une nouvelle !...
Une importante... une grave nouvelle !
Parlez !... parlez !... Xaris ! dit à son
tour Henry d'Albaret, ne sachant s'il devait se réjouir ou s'inquiéter.
Je ne peux pas !... Je ne peux pas ! répondait
Xaris, que son émotion étranglait positivement.
S'agit-il donc d'une nouvelle de la guerre ? demanda
la jeune fille, en lui prenant la main.
Oui !... Oui !
Mais parle donc !... répétait-elle.
Parle donc, mon bon Xaris !... Qu'y a-t-il ? C'est ainsi qu'Henry d'Albaret
et Hadjine apprirent la nouvelle de la bataille navale du 20
octobre.
Le banquier Elizundo venait d'entrer dans la salle, au bruit
de cet envahissement de Xaris. Lorsqu'il sut ce dont il s'agissait, ses lèvres
se serrèrent involontairement, son front se contracta, mais il ne témoigna
ni satisfaction ni déplaisir, tandis que les deux jeunes gens laissaient
franchement déborder leur cur.
La nouvelle de la bataille de Navarin venait, en effet,
d'arriver à Corfou. A peine se fut-elle répandue dans toute la
ville qu'on en connut presque aussitôt les détails, apportés
télégraphiquement par les appareils aériens de la côte
albanaise.
Les escadres anglaise et française, auxquelles s'était
réunie l'escadre russe, comprenant vingt-sept vaisseaux et douze cent
soixante-seize canons, avaient attaqué la flotte ottomane en forçant
les passes de la rade de Navarin. Bien que les Turcs fussent supérieurs
en nombre, puisqu'ils comptaient soixante vaisseaux de toute grandeur, armés
de dix-neuf cent quatre-vingt- quatorze canons, ils venaient d'être vaincus.
Plusieurs de leurs navires avaient coulé ou sauté avec un grand
nombre d'officiers et de matelots. Ibrahim ne pouvait donc plus rien attendre
de la marine du sultan pour l'aider dans son expédition contre Hydra.
C'était là un fait d'une importance considérable.
En effet, il devait être le point de départ d'une nouvelle période
pour les affaires de Grèce. Bien que les trois puissances fussent décidées
d'avance à ne point tirer parti de cette victoire en écrasant
la Porte, il paraissait certain que leur accord finirait par arracher le pays
des
Hellènes à la domination ottomane, certain aussi que, dans
un temps plus ou moins court, l'autonomie du nouveau royaume serait faite.
Ainsi en jugea-t-on dans la maison du banquier Elizundo.
Hadjine, Henry d'Albaret, Xaris, avaient battu des mains. Leur joie trouva un
écho dans toute la ville. C'était l'indépendance que les
canons de Navarin venaient d'assurer aux
enfants de la Grèce.
Et tout d'abord, les desseins du jeune officier furent absolument
modifiés par cette victoire des puissances alliées, ou plutôt
car l'expression est meilleure par cette défaite de la
marine turque. Par suite, Ibrahim devait renoncer à entreprendre la campagne
qu'il méditait contre Hydra. Aussi n'en fut-il plus question.
De là, un changement dans les projets formés
par Henry d'Albaret avant cette date du 20
octobre. Il n'était plus nécessaire
qu'il allât rejoindre les volontaires accourus à l'aide des Hydriotes.
Il résolut donc d'attendre à Corfou les événements
qui allaient être la conséquence naturelle de cette bataille de
Navarin.
Quoi qu'il en fût, le sort de la Grèce ne pouvait
plus être douteux. L'
Europe ne la laisserait pas écraser. Avant
peu, dans toute la péninsule
hellénique, le croissant aurait cédé
la place au drapeau de l'indépendance. Ibrahim, déjà réduit
à occuper le centre et les villes littorales du
Péloponnèse,
serait enfin contraint à les évacuer.
Dans ces conditions, sur quel point de la péninsule
se fût dirigé Henry d'Albaret ? Sans doute, le colonel Fabvier
se préparait à quitter
Mitylène pour aller faire campagne
contre les Turcs dans l'île de Scio : mais ses préparatifs n'étaient
pas achevés, et ils ne le seraient pas avant quelque temps. Il n'y avait
donc pas lieu de songer à un départ immédiat.
C'est ainsi que le jeune officier jugea la situation. C'est
ainsi qu'Hadjine la jugea avec lui. Donc plus aucun motif pour remettre le
mariage.
Elizundo, d'ailleurs, ne fit aucune objection à ce qu'il s'accomplît
sans retard. Aussi, sa date fut-elle fixée à dix
jours de là,
c'est-à-dire à la fin du mois d'
octobre.
Il est inutile d'insister sur les sentiments que l'approche
de leur union fit naître dans le cur des deux fiancés. Plus
de départ pour cette guerre dans laquelle Henry d'Albaret pouvait laisser
la vie ! Plus rien de cette attente douloureuse pendant laquelle Hadjine eût
compté les
jours et les heures ! Xaris, s'il est possible, était
encore le plus heureux de toute la maison. Il se fût agi de son propre
mariage que sa joie n'aurait pas été plus débordante. Il
n'était pas jusqu'au banquier dont, malgré sa froideur habituelle,
la satisfaction ne fût visible. C'était l'avenir de sa fille assuré.
On convint que les choses seraient faites simplement, et
il parut inutile que la ville entière fût invitée à
cette cérémonie. Ni Hadjine, ni Henry d'Albaret n'étaient
de ceux qui veulent tant de témoins à leur bonheur. Mais cela
nécessitait toujours quelques préparatifs, dont ils s'occupèrent
sans ostentation.
On était au 23
octobre. Il n'y avait plus que sept
jours à attendre avant la célébration du
mariage. Il ne
semblait donc pas qu'il pût y avoir d'obstacle à redouter, de retard
à craindre. Et pourtant, un fait se produisit qui aurait très
vivement inquiété Hadjine et Henry d'Albaret, s'ils en eussent
eu connaissance.
Ce jour-là, dans son courrier du matin, Elizundo
trouva une lettre, dont la lecture lui porta un coup inattendu. Il la froissa,
il la déchira, il la brûla même ce qui dénotait
un trouble profond chez un homme aussi maître de lui que le banquier.
Et l'on aurait pu l'entendre murmurer ces mots :
« Pourquoi cette lettre n'est-elle pas arrivée
huit
jours plus tard. Maudit soit celui qui l'a écrite ! »
(2) Depuis 1864, les îles Ioniennes ont recouvré leur indépendance, et, divisées en trois nômachies, sont annexées au royaume
hellénique.