LIVRE SECOND
Le Mystère royal ou l'Art de soumettre les puissances
CHAPITRE III : La Solidarité dans le Mal
Dans son livre du mouvement perpétuel des
âmes, le Grand Rabbin Isaac de Loria dit qu'il faut employer avec
une grande vigilance l'heure qui précède le sommeil. Pendant
le sommeil, en effet, l'
âme perd pour un temps sa vie individuelle
pour se plonger dans la lumière universelle qui, comme nous l'avons
dit, se manifeste par deux courants contraires. L'être qui s'endort
s'abandonne aux étreintes du
serpent d'Esculape, du
serpent vital
et régénérateur, ou se laisse lier par les nuds
empoisonnés du hideux Python. Le sommeil est un
bain dans la
lumière de la vie ou dans le phosphore de la mort. Celui qui
s'endort avec des pensées de justice se
baigne dans les mérites
des justes, mais celui qui se livre au sommeil avec des pensées
de haine ou de mensonge se
baigne dans la mer inerte où reflue
l'infection des méchants.
La nuit est comme l'
hiver qui
couve et prépare
les
germes. Si nous avons semé de l'ivraie, nous ne récolterons
pas du
froment. Celui qui s'endort dans l'
impiété ne se
réveille pas dans la bénédiction divine. On dit
que la nuit porte conseil. Oui sans doute. Bon conseil au juste, funeste
impulsion au méchant. Telles sont les doctrines de Rabbi Isaac
de Loria.
Nous ne savons jusqu'à quel point on doit
admettre cette
influence réciproque des êtres plongés
dans le sommeil et dirigée de telle sorte, par des attractions
involontaires, que les bons améliorent les bons et que les méchants
détériorent ceux qui leur sont semblables. Il serait plus
consolant de penser que la douceur des justes rayonne sur les méchants
pour les calmer et que le trouble des méchants ne peut rien sur
l'
âme des justes. Ce qui est certain, c'est que les mauvaises
pensées agitent le sommeil et le rendent par conséquent
malsain, et qu'une bonne conscience dispose merveilleusement le sang
à se rafraîchir et à se reposer dans le sommeil.
Il est très probable toutefois que le rayonnement
magnétique déterminé pendant le
jour par les habitudes
et la volonté ne cesse pas pendant la nuit. Ce qui le prouve,
ce sont les rêves où il nous semble souvent que nous agissons
suivant nos plus secrets désirs. Celui-là seul, dit saint
Augustin, a véritablement conquis la vertu de
chasteté
qui impose la modestie même à ses songes.
Tous les astres sont aimantés et tous les
aimants célestes agissent et réagissent les uns sur les
autres dans les systèmes planétaires, dans les groupes
des univers et dans toute l'immensité ! Il en est de même
des êtres vivants, sur la terre.
La nature et la
force des
aimants est déterminée
par l'
influence réciproque des formes sur la
force et de la
force
sur les formes. Ceci a besoin d'être sérieusement examiné
et médité.
La beauté qui est l'
harmonie des formes
est toujours accompagnée d'une grande puissance d'attraction
; mais il est des beautés discutables et discutées.
Il est des beautés de convention conformes
à certains
goûts et à certaines passions. On eût
trouvé à la cour de Louis XV que la
Vénus de Milo
avait une taille épaisse et de grands pieds. En Orient, les sultanes
favorites sont obèses et dans le royaume de Siam, on achète
les femmes au poids.
Les hommes n'en sont pas moins disposés
à faire des folies pour la beauté vraie ou imaginaire
qui les subjugue. Il est donc des formes qui nous enivrent et qui exercent
sur notre raison l'empire des
forces fatales. Quand nos
goûts
sont dépravés, nous nous éprenons de certaines
beautés imaginaires qui sont réellement des laideurs.
Les Romains de la décadence aimaient le front bas et les yeux
batraciens de Messaline. Chacun se fait ici-bas un paradis à
sa manière. Mais ici commence la justice. Le paradis des êtres
dépravés est toujours et nécessairement un enfer.
Ce sont les dispositions de la volonté qui
font la valeur des actes. Car c'est la volonté qui détermine
la fin qu'on se propose, et c'est toujours le but voulu et atteint qui
fait la nature des uvres. C'est selon nos uvres que
Dieu
nous jugera, au dire de l'
Evangile, et non selon nos actes. Les actes
préparent, commencent, poursuivent et achèvent les uvres.
Ils sont bons lorsque l'uvre est bonne. Si c'est le contraire,
ils sont mauvais. Nous ne voulons pas dire ici que la fin justifie les
moyens, mais qu'une fin honnête nécessite des moyens honnêtes
et donne du mérite aux actes les plus indifférents de
leur nature.
Ce que vous approuvez vous le faites, ou vous le
faites faire en encourageant à le faire. Si votre principe est
faux, si votre but est
inique, tous ceux qui pensent comme vous agissent
comme vous agiriez à leur place ; et lorsqu'ils réussissent,
vous pensez qu'ils ont bien fait. Si vos actions semblent être
d'un honnête homme tandis que votre but est celui d'un scélérat,
vos actions deviennent mauvaises. Les prières de l'hypocrite
sont plus
impies que les blasphèmes du mécréant.
En deux mots, tout ce qu'on fait pour l'injustice est injuste ; tout
ce qu'on fait pour la justice est juste et bon.
Nous avons dit que les êtres humains sont
des
aimants qui agissent les uns sur les autres. Cette aimantation,
naturelle d'abord, déterminée ensuite dans son mode par
les habitudes de la volonté, groupe les êtres humains par
phalanges et par séries, autrement peut-être que le supposait
Fourier. Il est donc vrai de dire avec lui que les attractions sont
proportionnelles aux destinées, mais il avait tort de ne pas
distinguer entre les attractions fatales et les attractions factices.
Il croyait aussi que les méchants sont les incompris de la société,
tandis que ce sont eux au contraire qui ne comprennent pas la société
et qui ne veulent pas la comprendre. Qu'eut-il fait dans son phalanstère
de gens dont l'attraction, proportionnelle suivant lui à leur
destinée, eût été de troubler et de démolir
le phalanstère ?
Dans notre livre intitulé
La
Science des Esprits, nous avons donné la classification
des bons et des mauvais
esprits suivant les traditions kabbalistiques.
Quelques lecteurs superficiels auront dit peut-être : Pourquoi
ces noms plutôt que d'autres ? Quel
esprit descendu du
ciel, ou
quelle
âme remontée de l'abîme a pu révéler
ainsi les secrets hiérarchiques de l'autre monde ? Tout ceci
n'est que de la haute fantaisie et en disant cela, ces lecteurs se seront
trompés. Cette classification n'est pas arbitraire, et si nous
supposons l'existence de tels ou tels
esprits dans l'autre monde, c'est
qu'ils existent très certainement dans celui-ci. L'
anarchie,
le préjugé, l'obscurantisme, le dol, l'
iniquité,
la haine, sont opposés à la sagesse, à l'autorité,
à l'intelligence, à l'honneur, à la bonté
et à la justice. Les noms hébreux de Kether, Chocmah,
Binah ; ceux de Thamiel, de Sathaniel, etc., opposés à
ceux d'Hajoth, d'Haccadosch, d'Aralim et d'Ophanim ne signifient pas
autre chose.
Il en est ainsi de tous les grands mots et de tous
les termes obscurs des dogmes anciens et modernes ; en dernière
analyse, on y retrouve toujours les principes de l'éternelle
et incorruptible raison. Il est évident, il est certain que les
multitudes ne sont pas encore mûres pour le règne de la
raison et que les élus fous ou les plus fourbes les égarent
tour à tour par des croyances aveugles. Et folie pour folie,
je trouve plus de véritable socialisme dans celle de Loyola que
dans celle de Proud'hon.
Proud'hon affirme que l'athéisme est une
croyance, la plus mauvaise de toutes, il est vrai, et c'est pour cela
qu'il en fait la sienne. Il affirme que
Dieu c'est le mal, que l'ordre
social, c'est l'
anarchie, que la propriété c'est le vol
! Quelle société est possible avec de tels principes ?
La société de
Jésus est établie sur les
principes contraires, ou sur les erreurs contraires peut-être,
et depuis plusieurs siècles, elle subsiste et elle est assez
forte encore pour faire tête longtemps aux partisans de l'
anarchie.
Elle n'est pas équilibrante, il est vrai,
mais elle sait encore jeter dans la balance des poids plus lourds que
ceux de notre ami Proud'hon.
Les hommes sont plus solidaires dans le mal qu'ils
ne le supposent. Ce sont les Proud'bon qui font les Veuillot. Les allumeurs
des bûchers de Constance ont dû répondre devant
Dieu
des massacres de Jean Zisca. Les
protestants sont responsables des massacres
de la
Saint-Barthélemy, puisqu'ils avaient égorgé
des
catholiques. C'est peut-être en réalité
Marat
qui a tué Robespierre, comme c'est Charlotte Corday qui a fait
exécuter ses amis les Girondins. Madame Dubarry, traînée
à la boucherie nationale comme une tête de bétail
beuglante et rétive, ne s'imaginait sans doute pas qu'elle avait
à
expier le supplice de Louis XVI. Car souvent nos plus grands
crimes sont ceux que nous ne comprenons pas. Lorsque
Marat disait que
c'est un devoir d'humanité de verser un peu de sang pour empêcher
une
effusion de sang plus grande, il empruntait cette maxime, devinez
à qui ? Au doux et pieux Fénelon.
Dernièrement, on a publié des lettres
inédites de Madame Elisabeth, et, dans une de ces lettres, l'angélique
princesse déclare que tout est perdu si le roi n'a pas le courage
de faire tomber trois têtes. Lesquelles ? Elle ne le dit pas,
peut-être celles de Philippe d'
Orléans, de Lafayette et
de
Mirabeau ! Un prince de sa famille, un honnête homme et un
grand homme. Peu importe qui d'ailleurs, la douce princesse voulait
trois têtes. Plus tard,
Marat en demandait trois cent mille ;
entre l'
ange et le démon, il n'y avait qu'une différence
de quelques zéros.