France-Spiritualités : Robert Vanloo, bonjour et merci de nous accorder cette entrevue. Pourriez-vous, dans un premier temps, nous expliquer comment vous avez été amené à vous intéresser à l'histoire de la Rose-Croix ?
Robert Vanloo : Tout d'abord, je vous remercie vivement pour m'avoir accordé
cette entrevue. Je tiens également à profiter de cette occasion
pour féliciter toute l'équipe de France-Spiritualités concernant
la qualité de son site et de son magazine, qui témoignent d'une
objectivité et d'un sérieux de bon aloi dans un domaine où
l'on rencontre parfois beaucoup de futilité. Je ne doute pas que les chercheurs
en quête de véritable spiritualité y trouveront en ce début
de nouveau millénaire des pistes sûres de réflexion sur les
différents courants d'une tradition dont notre
Europe est si riche.
Pour répondre à votre question, je dois avouer que la Rose-Croix est un sujet qui me passionne depuis mon adolescence. Nous étions alors au
Collège un petit groupe de camarades fort intéressés par les recherches sur la tradition et l'hermétisme. C'était l'époque où venait de paraître
Le Matin des Magiciens de Pauwels et Bergier et où l'on trouvait la revue "
Planète" dans tous les kiosques, autant de publications qui suscitaient bien des questionnements au milieu de cette euphorie insouciante des "
golden sixties". Depuis, ma route a
croisé celle de bien d'autres chercheurs, membres ou non d'organisations fraternelles, qui m'ont permis d'approfondir ces questions et incité à poursuivre mes propres recherches, notamment en ce qui concerne l'
histoire de la Rose-Croix. C'est finalement grâce à
Serge Caillet que je me suis décidé
à livrer aux lecteurs les résultats de mes premiers travaux,
qui ont fait l'objet de l'ouvrage
Les Rose-Croix
du Nouveau Monde. Aux sources du rosicrucianisme moderne,
paru aux Editions Claire Vigne en 1996 et maintenant épuisé.
France-Spiritualités : Vos recherches vous amènent-elles à l'histoire de la Rose-Croix ou aux courants rosicruciens ?
Robert Vanloo : Il existe une Rose-Croix essentielle qui n'appartient à aucune organisation. Celle-ci a vu le
jour au début du XVIIe
siècle grâce à la foi de quelques chrétiens
passionnés qui, tel un
Paracelse, un Studion, un Andreæ,
un Maier, un
Comenius (
portrait) ou un Fludd, rêvaient d'un monde meilleur où chacun pourrait pratiquer librement la forme de spiritualité qui lui convenait, y compris dans le cadre d'une doctrine
hermétique ou kabbalistique. Elle implique un nécessaire travail sur soi de régénération afin de devenir ce "
re-natus" dont parle la Tradition ou bien un chrétien "
cosmoxène" pour reprendre le terme d'Andreae, ainsi que des vertus d'
amour et de compréhension de son prochain. Mais nous ne pouvons provoquer seuls cette égénération ou réintégration en notre état divin d'avant la chute adamique : elle est en fin de compte un don de l'Esprit-Saint.
Cet
idéal de la Rose-Croix a inspiré depuis bien des chercheurs
et a été à l'origine de très nombreux courants rosicruciens,
sans oublier bien sûr la
franc-maçonnerie qui fut fortement influencée
(voyez à cet égard les très belles pages consacrées
au degré Rose-Croix par Alain Pozarnik dans
Le
Secret de la Rose. De la perfection à l'amour, paru chez
Dervy). On ne peut donc effectivement étudier la Rose-Croix sans faire
référence aux courants rosicruciens auxquels elle donna lieu par
la suite. Comme je l'indiquais dans la réponse précédente,
mon étude des courants rosicruciens commença d'abord par ce qu'on
appelle les "résurgences" modernes de la Rose-Croix, dont la
plupart nous sont venues des Etats-Unis au début du siècle dernier.
J'ai pu mettre à
jour de nouveaux documents inédits sur l'origine
de ces mouvements, grâce à de patientes recherches ; évidemment,
cela a donné lieu à quelques controverses, heureusement en cours
d'apaisement, car certaines de ces résurgences n'étaient pas prêtes
à admettre que l'on mette en cause leur
histoire "
officielle",
patiemment construite et polie au fil des décennies. J'estime que, dans
ce domaine, il vaut mieux reconnaître les erreurs du passé et reconstruire
sur des bases saines, plutôt que vouloir à tout prix revendiquer
des filiations mirifiques depuis «
la plus haute antiquité
» ou bien d'exceptionnelles mais hypothétiques rencontres qu'aucun
chercheur sérieux ne voudra jamais prendre en considération.
France-Spiritualités : Que pensez-vous des réflexions de René Guénon sur ce sujet ?
Robert Vanloo : Guénon a eu le grand mérite de la rigueur et d'imposer des critères stricts dans l'approche du phénomène traditionnel. Il est clair, en ce sens, et compte tenu de ce que je disais précédemment,
qu'aucune organisation ne peut s'approprier la Rose-Croix. On peut dire qu'il
existe des mouvements rosicruciens qui parlent de la Rose-Croix. Ils peuvent être
utiles à certaines personnes au cours de leur quête intérieure
et offrent l'avantage de nombreux contacts fraternels, ce qui peut être
une aide dans une société fort individualiste. Mais ces mouvements
ne constituent pas en eux-mêmes la voie vers la réintégration,
et il convient donc de ne pas confondre une méthode avec le but à
atteindre. La voie dont il est ici question est un cheminement solitaire. Krishnamurti,
longtemps membre de la Société
Théosophique et qui refusa
de devenir le nouveau "messie" qu'on voulait faire de lui, l'a suffisamment
répété tout au long de ses conférences : «
ll
n'y a pas de chemin qui conduise à la vérité. La vérité doit être découverte, mais il n'y a pas de formule pour cette découverte. Ce qui est mis en formules n'est pas vrai. Vous devez vous lancer sur la mer inconnue, et cette mer inconnue n'est autre que vous-même. Vous devez partir à la découverte de vous-même, mais non pas selon un plan déterminé, ou en suivant l'exemple de quelqu'un, car alors il n'y a pas de découverte...
La connaissance de soi est le commencement de la sagesse dans la tranquillité
et le silence de l'incommensurable » (extrait de
Commentaires
sur la Vie). A cet égard, je pense que les critiques que
l'on adresse à Krishnamurti d'être contre la "Tradition"
ne sont pas totalement justifiées. Ce que rejette avant tout Krishnamurti,
c'est la structure trop souvent surannée et dépassée de mouvements
traditionalistes, qu'ils soient d'Orient ou d'Occident, qui privilégient
la "forme" au détriment du "cheminement intérieur"
proprement dit, cette structure servant parfois de prétexte aux responsables
de ces mouvements pour exercer un pouvoir sans partage auprès de leurs
disciples (notion de "maître", de "guru" ou de "mouvement" en dehors duquel l'individu n'est plus en mesure de trouver seul ses propres repères et de vivre sans limitations, par lui-même, sa propre expérience intérieure).
France-Spiritualités : Quel regard portez-vous sur l'uvre
de Frances A. Yates ?
Robert Vanloo : L'uvre de Frances A. Yates a
constitué un tournant dans l'approche d'une meilleure connaissance des
origines de la Rose-Croix. Cette universitaire britannique a en effet consacré
toute son existence à mieux faire connaître, non seulement à
ses étudiants, mais aussi à un large public, la période si
complexe et si riche du règne de la Reine Elisabeth Ière d'Angleterre.
Son ouvrage sur
La Lumière des Rose-Croix
constitue à cet égard un document exceptionnel, car elle fut la
première à oser parler d'une signification politique quant à
l'émergence du phénomène rosicrucien. Certes, elle a un peu
"surévalué" le rôle qu'aurait pu jouer l'hermétiste
et cosmopoliticien John Dee dans la genèse du
mythe Rose-Croix, comme je
le montre dans mon dernier livre paru chez Dervy sur
L'utopie
Rose-Croix, mais la recherche a pu grandement progresser grâce
à ses travaux, qui ont permis de montrer que l'aspect "initiatique"
de la Rose-Croix, au sens où on l'entend aujourd'hui, était finalement
fort secondaire et accessoire lorsqu'on entendit parler pour la première
fois de l'Auguste
Fraternité.
France-Spiritualités : Que pensez-vous de la thèse de Roland Edighoffer, Rose-Croix et Société idéale. Johann Valentin Andreæ, publiée aux Editions Arma Artis en 1982 ?
Robert Vanloo : Tout comme les travaux de Yates, ceux de
Roland Edighoffer ont permis de mieux apprendre à connaître la Rose-Croix
des origines et à comprendre le rôle éminent joué par
le pasteur
luthérien Johann Valentin Andreæ dans la création
du personnage éponyme de Christian Rose-Croix et, par conséquent,
du
mythe rosicrucien. L'ouvrage en question est un monument, que toute personne
intéressée par l'
histoire de la Rose-Croix devrait lire, car il
explique parfaitement ce climat si particulier qui régnait en Allemagne
au début du
XVIIe siècle, fait non seulement de rivalités
doctrinales entre
calvinistes et
luthériens, mais aussi et surtout de mise
en cause de l'
hégémonie du pape à Rome. Je fais d'ailleurs
très souvent référence, dans mon propre ouvrage, aux travaux
d'Edighoffer, les documents que j'ai pu mettre à
jour venant appuyer la
thèse défendue par lui dès le début des années
80 concernant la volonté manifeste d'un renouveau politique, social et
culturel en
Europe, ainsi que voulu par les élites de la nouvelle foi
évangélique, en opposition au conservatisme
catholique romain.
France-Spiritualités : Selon vous, la Fama Fraternitatis peut-elle être réellement attribuée à Johann Valentin Andreæ ?
Robert Vanloo : L'opinion communément
admise de nos
jours est qu'Andreæ a bien créé lui-même
le personnage de Christian Rose-Croix, tel que celui-ci est présenté
dans les
Noces Chymiques de Christian Rosenkreuz,
ce texte constituant à mon sens une
allégorie dont le sens politique
paraît évident ainsi que je le montre, preuves à l'appui,
dans
L'Utopie Rose-Croix. La rédaction
des
Noces serait antérieure à
celle de la
Fama et de la
Confessio
rosicruciennes, le jeune Andreae s'étant ouvert de ses préoccupations
politiques, quelques années après avoir créé ce "
Chrétien
Rose-Croix ", à ses amis Hesz et Hölzel, tous deux fortement
influencés par l'uvre prophétique de Simon Studion, d'où
le projet dans la
Fama de constituer sous
l'
égide du personnage charismatique de C.R.-C. déjà dessiné
dans les
Noces chymiques une confrérie
chrétienne qui aurait pu préparer la voie à la nouvelle foi
évangélique.
Le texte de la
Fama
serait donc bien dans ce cas une œuvre
collégiale, et les copies manuscrites
du premier manifeste Rose-Croix auraient commencé à être diffusées
en 1610 afin de sonder les réactions qu'une telle initiative pouvait entraîner
en
Europe. Informé par ses divers
agents de l'existence du manuscrit de
la
Fama, le landgrave Maurice de Hesse-Cassel,
féru d'hermétisme, aurait alors perçu rapidement l'intérêt
de ce texte dans le cadre du projet d'
Union évangélique, au sein
de laquelle il entendait jouer un rôle décisif, d'où l'édition
imprimée de la
Fama en 1614 à
Cassel auprès de son éditeur attitré, Wessel, accompagnée
de la
Reformatio de Boccalini et d'une
introduction significative, afin de servir les desseins politiques de l'
Union
protestante. Je renvoie vos lecteurs intéressés par cette question
à mon livre, où tous ces aspects sont clairement expliqués,
car il n'est pas possible d'entrer ici dans trop de détails.
France-Spiritualités : Quelle place accordez-vous à Tommaso Campanella dans l'histoire
de la Rose-Croix ?
Robert Vanloo : Certes, l'
utopie rosicrucienne n'est pas
nouvelle en soi et puise à des modèles plus anciens, tel notamment
celui de Thomas More, qui imagina une île gouvernée par des sages,
où chacun partagerait son temps entre travail et culture, modèle
qui s'inscrit cependant dans une perspective résolument conservatrice,
puisque par exemple l'économie sociale se fonde sur l'esclavagisme, qui
trouve ici une justification métaphysique. La
Cité
du Soleil de Campanella n'échappe pas à ce même
modèle et maintient, autre exemple, la femme à l'écart de
la vie de la cité. D'ailleurs, le simple fait pour elle de se farder implique
une condamnation à mort ! Campanella a donc une vision très élitiste
et totalitaire de cette nouvelle société. Autre exemple : afin d'améliorer
la race des Solariens, strictement triés sur base de leur profil astrologique,
Campanella n'exclut pas l'eugénisme et l'
euthanasie... La caste dirigeante,
que l'auteur compare à celle des
brahmanes de l'Inde, est constituée
de
prêtres, véritables intermédiaires entre le monde céleste
et le monde des hommes, qui décident des règles de la cité.
L'autorité spirituelle et le pouvoir temporel ne font qu'un, et le citoyen
est complètement soumis à cette autorité et à ce pouvoir,
sans aucun recours possible. La "Christianopolis" ou cité utopique
chrétienne de
Johann Valentin Andreæ se démarque assez peu
dans sa forme des
utopies précédentes, et elle se présente
également sous l'aspect d'une île où les habitants vivent
en autarcie. Tous les citoyens dépendent d'une classe
aristocratique dirigeante
et travaillent pour la communauté. Mais il n'y a plus d'
absolutisme à
proprement parler comme dans la
Cité du Soleil
de Campanella, uvre à l'égard de laquelle Andreæ était
assez critique, même s'il s'en
inspire sur certains points.
Concernant l'
utopie rosicrucienne proprement dite, telle qu'elle transparaît
de la
Fama et de la
Confessio,
il convient de relever que, tout comme l'honnête homme de la Renaissance,
les Rose-Croix ne semblent pas connaître de frontières physiques
ou étatiques. Ainsi, de retour d'Orient, Christian Rose-Croix propose d'abord
son programme de réforme aux Espagnols qui ne peuvent évidemment
que le refuser puisqu'étant gouvernés par un pouvoir
catholique
peu ouvert aux changements avant d'essayer de le mettre en uvre en Allemagne, patrie du fondateur de la Confrérie. On constate à cet égard que tous les protagonistes ayant eu à voir de près ou de loin avec l'affaire Rose-Croix sont des
Européens convaincus : ils en ont fréquenté les routes et les universités, du
Septentrion jusqu'au Midi, comme cela était pratique courante pour tous les lettrés en
Europe depuis le
Moyen-Age.
Quant à la confusion entre autorité
spirituelle et pouvoir temporel, il convient de se référer à
Paracelse, auquel les fondateurs de la Rose-Croix vouaient un respect tout particulier
et dont les propos se démarquent très clairement de ceux de Campanella
: «
Louez tous Dieu, vous qui vivez dans une bergerie, pour ce que l'un
ne doit pas être plus que l'autre. Et comme le bélier qui est un
mouton à la tête du troupeau et conduit les autres, ainsi est l'empereur...
Et de même que le bélier doit se salir comme les autres moutons,
se nourrir de la même pâture qu'eux, de même qu'il n'a pas une
meilleure situation qu'eux, de même l'empereur. Donc chacun reste l'égal
de l'autre et on ne trouvera pas parmi nous de pouvoirs temporel et spirituel
ou d'autres charges semblables. C'est pourquoi nous louons le nom de Dieu. Car
il est si bon qu'il l'a voulu ainsi et qu'il a fait en sorte qu'aucun homme ne
soit méprisé. »
France-Spiritualités : Dans votre dernier
ouvrage, intitulé L'utopie Rose-Croix, du XVIIe siècle à nos jours, vous citez à plusieurs reprises l'Ordre de la Jarretière.
Pensez-vous que celui-ci puisse avoir un lien avec l'Ordre de la Rose-Croix ?
Robert Vanloo : L'Ordre de la Jarretière utilise dans sa tradition et
dans son décorum de nombreux
symboles en relation avec l'
alchimie, en particulier
la
rose, l'
emblème de l'Ordre étant une
rose rouge surmontée
de la devise «
Honni soit qui mal y pense ». Yates a la première
abordé cette question de la relation éventuelle entre l'Ordre de
la Jarretière et la naissance du
mythe rosicrucien. Elle remarque qu'il
est possible que
Johann Valentin Andreæ ait pu être influencé
par les imposantes cérémonies qui se déroulèrent en
1605 à Stuttgart et dans le Würtemberg à l'occasion de la réception
du
duc Frédéric dans l'Ordre. Ce point n'est certes pas à
négliger, le jeune Johann Valentin étant certainement encore plus
attentif à cette question qu'il portait lui-même des
roses dans ses
armoiries. En fait, tous les principaux princes soutenant l'
Union évangélique contre Rome avaient été faits chevaliers dans l'Ordre de la Jarretière par la reine Elizabeth d'Angleterre, en particulier le jeune électeur
palatin Frédéric V. Mais ce jeune "
lion du Palatinat" marqué
du signe de la
rose, dont Studion et Hesz prévoyaient dans leurs calculs
la victoire en 1620, ne fut que le "
lion d'un hiver" celui
de son court règne sur la Bohême qui entraîna la fin de
tous les espoirs
évangéliques quant à un changement politique
prochain dans l'Empire.
Pourtant, dans l'imagerie populaire,
le nom de Frédéric V et de son
épouse Elisabeth resteront
définitivement associés à celui des
calvinistes et des Rose-Croix.
En effet, pour le public, l'amalgame était assez facile à faire
entre le
calvinisme et la
rose puisque le jeune Frédéric arborait
partout son insigne de l'Ordre de la Jarretière, y compris sur les actes
officiels de son nouveau royaume, et que tous ceux qui se réclamaient de
la Rose-Croix soutenaient à l'évidence le projet de réforme
évangélique, même s'ils désapprouvaient certainement
les excès
calvinistes. D'ailleurs, j'ai récemment découvert
que, sur les champs de bataille d'
Europe, en 1620 et plus tard, le comte Ernest
de Mansfeld, un des trois généraux de l'
Union évangélique
avec Christian d'Anhalt et le comte de Thurn, qui se présentait comme «
l'Attila des prêtres et traqueur des Jésuites », faisait
chanter en allemand par ses soldats : «
Nous sommes les enfants de la
Croix et de la Rose, les défenseurs d'une juste cause » !
France-Spiritualités : Pourquoi avoir utilisé le mot "utopie"
dans le titre de votre dernier ouvrage, précédemment cité
?
Robert Vanloo : A vrai dire, quand j'ai mis en chantier le livre en 1996,
j'envisageais comme titre :
L'hermétisme politique
des Rose-Croix. Lorsque nous avons approché du nouveau millénaire,
la question d'un renouveau de l'
utopie s'est posée dans tous les media quel projet de société pour le
XXIe siècle ? et la
Bibliothèque Nationale de France a consacré une importante exposition
à ce sujet, qui s'est tenue sur le site François-Mitterrand du 4
au 9
juillet 2000 (voir le magnifique catalogue en
couleurs de 368 pages publié
à cette occasion par la BNF en collaboration avec la maison d'édition
Fayard, intitulé
Utopie, la quête de la
société idéale en Occident). Comme il était
beaucoup question dans mon travail de l'
utopie politique et sociale des Rose-Croix,
j'ai estimé que ce titre serait plus parlant que celui précédemment
retenu, étant entendu que j'accorde à l'
utopie une
dimension largement
positive, ainsi que signalé par l'
épigraphe de Lamartine au début
de mon livre : «
Les utopies ne sont souvent que des idéologies
prématurées ».
France-Spiritualités : Trouve-t-on, selon vous, des traces de cette utopie Rose-Croix dans la grande aventure de la construction européenne ?
Robert Vanloo : Oui, bien sûr ! Dans une réponse précédente, j'ai montré de quelle façon l'
utopie rosicrucienne était beaucoup plus proche des idées sociales et politiques de
Paracelse que de celles fort conservatrices d'un Campanella. Plusieurs hermétistes au début du siècle dernier, qui se réclamaient de la tradition rosicrucienne, voire martiniste, furent eux aussi des
Européens convaincus. Je pense en particulier à Saint-Yves d'Alveydre (
portrait), un proche de Papus, dont le projet synarchique correspond très précisément à la façon dont s'est construite l'
Europe depuis la Communauté du
Charbon et de l'
Acier, puis le Marché Commun, au début des années cinquante, après les douloureuses épreuves de la Seconde Guerre Mondiale. Sans oublier
François Jollivet-Castelot, qui fut un des premiers
militants en faveur de la création des Etats-Unis d'
Europe. Tout
ceci est expliqué de façon détaillée dans
le livre. Qui aurait pu penser, il y a seulement cinquante ans, que
nous disposerions au début du
XXIe siècle d'un traité
d'
Union européenne et d'une monnaie unique, l'euro ? Quel changement
dans les mentalités en un laps de temps finalement assez court
au regard de l'
histoire...
France-Spiritualités : Quels rapports a-t-il existé entre les Rose-Croix et les
premiers Francs-Maçons ?
Robert Vanloo : La Rose-Croix du début
du
XVIIe siècle a eu une
influence considérable sur les origines
de la
franc-maçonnerie anglo-saxonne, grâce notamment à
Comenius
qui connaissait parfaitement les manifestes rosicruciens et fut en relation avec
Johann Valentin Andreæ. Certains
historiens allemands de la Rose-Croix,
tel
Hans Schick, ont de ce fait cru pouvoir déceler dans l'uvre de
Comenius l'origine des
idéaux de fraternité et de
démocratie
au sein de la
franc-maçonnerie anglaise naissante, ce dernier étant
présenté comme une sorte d'intermédiaire privilégié
entre la pensée rosicrucienne d'Andreae et de son cercle d'amis, et ceux
qui parrainèrent la naissance de la
franc-maçonnerie symbolique
en Angleterre, comme Hartlib et
Dury : «
En résumé, nous
devons constater que, non seulement par ses écrits, mais aussi grâce
à ses plans organisationnels et à son influence personnelle, Comenius
a permis à l'héritage spirituel d'Andreæ c'est-à-dire
l'idéal d'une amélioration du monde sur une base pansophique de se répandre en Angleterre et d'y trouver une terre propice. Il constitue
le lien le plus important et le plus direct aussi bien entre le père de
la pensée Rose-Croix, J. V. Andreæ, et les instigateurs et amis des
premières loges en Angleterre, qu'entre l'idéologie rosicrucienne
authentique et la franc-maçonnerie anglaise. »
France-Spiritualités : Dernière question : avez-vous d'autres ouvrages en préparation
?
Robert Vanloo : Je travaille actuellement à un projet de roman historique
retraçant la vie du célèbre médecin
hermétique
brabançon Jean-Baptiste van Helmont (1579-1644), qui se retira
pendant sept années à Vilvorde afin de pouvoir se consacrer
entièrement à la recherche de la Pierre philosophale sous
sa forme liquide, l'Alkahest, ainsi qu'à la mise au point de
nouveaux traitements ou procédés destinés à
mieux soigner les maux de ses contemporains. Il est considéré
comme l'un des précurseurs de la chimie moderne : on lui doit
notamment la découverte du gaz. Ce roman, qui se trouve à
un stade déjà bien avancé, permettra au lecteur
de découvrir au fil des pages la vie quotidienne à Bruxelles
et aux Pays-Bas espagnols dans la première moitié du XVIIe
siècle, sous le règne des
archiducs Albert et Isabelle,
où l'
Inquisition restait plus vigilante que jamais. Ses
conceptions
sur le
magnétisme animal valurent d'ailleurs au médecin
d'être arrêté et d'échapper de peu à
un emprisonnement à vie pour cause d'hérésie. Cette
uvre sera également porteuse d'un enseignement philosophique
sur la nécessité du «
connais-toi toi-même
» et la valeur intrinsèque de l'intuition, Van Helmont
expliquant comment lui-même est parvenu à atteindre cet
état de compréhension intérieure et dissertant
longuement sur les origines et la destinée de l'
âme...
J'envisage également à plus long terme un ouvrage sur
le
symbolisme hermétique de la Rose-Croix, sous le double aspect
historique et herméneutique.
France-Spiritualités : Robert Vanloo, merci beaucoup d'avoir pris le temps de nous accorder cette entrevue.