CHAPITRE LII :
TOXICOLOGIE
C'était bien réellement M. le comte de Monte-Cristo qui venait d'entrer chez Mme de
Villefort, dans l'intention de rendre à M. le procureur du roi la visite qu'il lui avait faite, et à ce nom toute la maison, comme on le comprend bien, avait été mise en émoi.
Mme de
Villefort, qui était au salon lorsqu'on annonça le comte, fit aussitôt venir son fils pour que l'
enfant réitérât ses remerciements au comte, et Edouard, qui n'avait cessé d'entendre parler depuis deux
jours du grand personnage, se hâta d'accourir, non par obéissance pour sa mère, non pour remercier le comte, mais par curiosité et pour faire quelque remarque à l'aide de laquelle il pût placer un de ces lazzis qui faisaient dire à sa mère : « Ô le méchant
enfant ! Mais il faut bien que je lui pardonne, il a tant d'
esprit ! »
Après les premières politesses d'usage, le comte s'informa de M. de
Villefort.
« Mon mari dîne chez M. le Chancelier, répondit la jeune femme ; il vient de partir à l'instant même, et il regrettera bien, j'en suis sûre, d'avoir été privé du bonheur de vous voir. »
Deux visiteurs qui avaient précédé le comte dans le salon, et qui le dévoraient des yeux se retirèrent après le temps raisonnable exigé à la fois par la politesse et par la curiosité.
« A propos, que fait donc ta sur
Valentine ? dit Mme de
Villefort à Edouard ; qu'on la prévienne afin que j'aie l'honneur de la présenter à M. le comte.
Vous avez une fille, madame ? demanda le comte, mais ce doit être une
enfant ?
C'est la fille de M. de
Villefort, répliqua la jeune femme ; une fille d'un premier
mariage, une grande et belle personne.
Mais mélancolique », interrompit le jeune Edouard en arrachant, pour en faire une aigrette à son chapeau, les plumes de la queue d'un magnifique ara qui criait de douleur sur son perchoir doré.
Mme de
Villefort se contenta de dire :
« Silence, Edouard !
« Ce jeune étourdi a presque raison, et répète là ce qu'il m'a bien des fois entendue dire avec douleur car Mlle de
Villefort est, malgré tout ce que nous pouvons faire pour la distraire, d'un caractère triste et d'une humeur taciturne qui nuisent souvent à l'effet de sa beauté. Mais elle ne vient pas ; Edouard, voyez donc pourquoi cela.
Parce qu'on la cherche où elle n'est pas.
Où la cherche-t-on ?
Chez grand-papa Noirtier.
Et elle n'est pas là, vous croyez ?
Non, non, non, non, non, elle n'y est pas, répondit Edouard en chantonnant.
Et où est-elle ? Si vous le savez, dites-le.
Elle est sous le grand marronnier », continua le méchant garçon, en présentant, malgré les cris de sa mère, des mouches vivantes au perroquet, qui paraissait fort friand de cette sorte de gibier.
Mme de
Villefort étendait la main pour sonner, et pour indiquer à la femme de
chambre le lieu où elle trouverait
Valentine, lorsque celle-ci entra. Elle semblait triste, en effet, et en la regardant attentivement on eût même pu voir dans ses yeux des traces de larmes.
Valentine, que nous avons, entraîné par la rapidité du récit, présentée à nos lecteurs sans la faire connaître, était une grande et svelte jeune fille de dix-neuf ans, aux
cheveux châtain clair, aux yeux bleu foncé, à la démarche
languissante et empreinte de cette exquise distinction qui caractérisait sa
mère ; ses mains blanches et effilées, son cou nacré, ses joues marbrées de fugitives
couleurs, lui donnaient au premier aspect l'
air d'une de ces belles Anglaises qu'on a comparées assez poétiquement dans leurs allures à des
cygnes qui se mirent.
Elle entra donc, et,
voyant près de sa mère l'étranger dont elle avait tant entendu parler déjà, elle salua sans aucune minauderie de jeune fille et sans
baisser les yeux, avec une grâce qui redoubla l'attention du comte.
Celui-ci se leva.
« Mlle de
Villefort, ma belle-fille, dit Mme de
Villefort à Monte-Cristo, en
se penchant sur son sofa et en montrant de la main
Valentine.
Et monsieur le comte de Monte-Cristo, roi de la Chine, empereur de la
Cochinchine », dit le jeune drôle en lançant un regard sournois à sa sur.
Pour cette fois, Mme de
Villefort pâlit, et faillit s'irriter contre ce fléau
domestique qui répondait au nom d'Edouard ; mais, tout au contraire, le comte
sourit et parut regarder l'
enfant avec complaisance, ce qui porta au comble la
joie et l'enthousiasme de sa mère.
« Mais, madame, reprit le comte en renouant la conversation et en regardant
tour à tour Mme de
Villefort et
Valentine, est-ce que je n'ai pas déjà eu
l'honneur de vous voir quelque part, vous et mademoiselle ? Tout à l'heure j'y
songeais déjà ; et quand mademoiselle est entrée, sa
vue a été une lueur de plus
jetée sur un souvenir confus, pardonnez-moi ce mot.
Cela n'est pas probable, monsieur ; Mlle de
Villefort aime peu le monde, et
nous sortons rarement, dit la jeune femme.
Aussi n'est-ce point dans le monde que j'ai vu mademoiselle, ainsi que vous,
madame, ainsi que ce charmant espiègle. Le monde parisien, d'ailleurs, m'est
absolument inconnu, car, je crois avoir eu l'honneur de vous le dire, je suis à
Paris depuis quelques
jours. Non, si vous permettez que je me rappelle...
attendez... »
Le comte mit sa main sur son front comme pour concentrer tous ses
souvenirs :
« Non, c'est au-dehors... c'est... je ne sais pas... mais il me semble que ce
souvenir est inséparable d'un beau
soleil et d'une espèce de fête
religieuse...
mademoiselle tenait des
fleurs à la main ; l'
enfant courait après un beau paon
dans un
jardin, et vous, madame, vous étiez sous une treille en berceau...
Aidez-moi donc, madame ; est-ce que les choses que je vous dis là ne vous
rappellent rien ?
Non, en vérité, répondit Mme de
Villefort ; et cependant il me semble,
monsieur, que si je vous avais rencontré quelque part, votre souvenir serait
resté présent à ma mémoire.
Monsieur le comte nous a vus peut-être en Italie, dit timidement
Valentine.
En effet, en Italie... c'est possible, dit Monte-Cristo. Vous avez voyagé en
Italie, mademoiselle ?
Madame et moi, nous y allâmes il y a deux ans. Les médecins craignaient pour
ma poitrine et m'avaient recommandé l'
air de Naples. Nous passâmes par
Bologne,
par
Pérouse et par Rome.
Ah ! c'est vrai, mademoiselle, s'écria Monte-Cristo, comme si cette simple
indication suffisait à
fixer tous ses souvenirs. C'est à
Pérouse, le
jour de la
Fête-Dieu, dans le
jardin de l'hôtellerie de la Poste, où le hasard nous a
réunis, vous, mademoiselle, votre fils et moi, que je me rappelle avoir eu
l'honneur de vous voir.
Je me rappelle parfaitement
Pérouse, monsieur, et l'hôtellerie de la Poste,
et la fête dont vous me parlez, dit Mme de
Villefort ; mais j'ai beau interroger
mes souvenirs ; et, j'ai honte de mon peu de mémoire, je ne me souviens pas
d'avoir eu l'honneur de vous voir.
C'est étrange, ni moi non plus, dit
Valentine en levant ses beaux yeux sur
Monte-Cristo.
Ah ! moi, je m'en souviens, dit Edouard.
Je vais vous aider, madame, reprit le comte. La journée avait été brûlante ;
vous attendiez des
chevaux qui n'arrivaient pas à cause de la solennité.
Mademoiselle s'éloigna dans les profondeurs du
jardin, et votre fils disparut,
courant après l'
oiseau.
Je l'ai attrapé, maman ; tu sais, dit Edouard, je lui ai arraché trois plumes
de la queue.
Vous, madame, vous demeurâtes sous le berceau de vigne ; ne vous souvient-il
plus, pendant que vous étiez assise sur un banc de pierre et pendant que, comme
je vous l'ai dit, Mlle de
Villefort et monsieur votre fils étaient absents,
d'avoir causé assez longtemps avec quelqu'un ?
Oui vraiment, oui, dit la jeune femme en rougissant, je m'en souviens, avec
un homme enveloppé d'un long manteau de laine... avec un médecin, je crois.
Justement, madame ; cet homme, c'était moi ; depuis quinze
jours j'habitais
dans cette hôtellerie j'avais guéri mon valet de
chambre de la fièvre et mon
hôte de la jaunisse, de sorte que l'on me regardait comme un grand docteur. Nous
causâmes longtemps, madame, de choses différentes, du Pérugin, de Raphaël, des
murs, des costumes, de cette fameuse aqua-tofana, dont quelques personnes, vous
avait-on dit, je crois, conservaient encore le secret à
Pérouse.
Ah ! c'est vrai, dit vivement Mme de
Villefort avec une certaine inquiétude,
je me rappelle.
Je ne sais plus ce que vous me dîtes en détail, madame, reprit le comte avec
une parfaite tranquillité, mais je me souviens parfaitement que, partageant à
mon sujet l'erreur générale, vous me consultâtes sur la santé de Mlle de
Villefort.
Mais cependant, monsieur, vous étiez bien réellement médecin, dit Mme de
Villefort, puisque vous avez guéri des malades.
Molière ou Beaumarchais vous répondraient, madame, que c'est
justement parce
que je ne l'étais pas que j'ai, non point guéri mes malades, mais que mes
malades ont guéri ; moi, je me contenterai de vous dire que j'ai assez étudié à
fond la chimie et les sciences naturelles, mais en amateur seulement... vous
comprenez. »
En ce moment six heures sonnèrent.
« Voilà six heures, dit Mme de
Villefort, visiblement agitée ; n'allez-vous pas
voir,
Valentine, si votre grand-père est prêt à dîner ? »
Valentine se leva, et, saluant le comte, elle sortit de la
chambre sans
prononcer un mot.
« Oh ! mon
Dieu, madame, serait-ce donc à cause de moi que vous congédiez Mlle
de
Villefort ? dit le comte lorsque
Valentine fut partie.
Pas le moins du monde, reprit vivement la jeune femme, mais c'est l'heure à
laquelle nous faisons faire à M. Noirtier le triste repas qui soutient sa triste
existence. Vous savez, monsieur, dans quel état lamentable est le père de mon
mari ?
Oui, madame, M. de
Villefort m'en a parlé ; une paralysie, je crois.
Hélas ! oui ; il y a chez ce pauvre vieillard absence complète du mouvement,
l'
âme seule veille dans cette machine humaine, et encore pâle et tremblante, et
comme une lampe prête à s'éteindre. Mais pardon, monsieur, de vous entretenir de
nos infortunes domestiques, je vous ai interrompu au moment où vous me disiez
que vous étiez un habile chimiste.
Oh ! je ne disais pas cela, madame, répondit le comte avec un sourire ; bien
au contraire, j'ai étudié la chimie parce que, décidé à vivre particulièrement
en Orient, j'ai voulu suivre l'exemple du roi Mithridate.
Mithridates, rex Ponticus, dit l'étourdi en découpant des silhouettes
dans un magnifique album, le même qui déjeunait tous les matins avec une tasse
de poison à la crème.
Edouard ! méchant
enfant ! s'écria Mme de
Villefort en arrachant le livre
mutilé des mains de son fils, vous êtes insupportable, vous nous étourdissez.
Laissez-nous, et allez rejoindre votre sur
Valentine chez bon-papa
Noirtier.
L'album... dit Edouard.
Comment, l'album ?
Oui : je veux l'album...
Pourquoi avez-vous découpé les dessins ?
Parce que cela m'amuse.
Allez-vous-en ! allez !
Je ne m'en irai pas si l'on ne me donne pas l'album, fit, en s'établissant
dans un grand fauteuil, l'
enfant, fidèle à son habitude de ne jamais céder.
Tenez, et laissez-nous tranquilles », dit Mme de
Villefort.
Et elle donna l'album à Edouard, qui partit accompagné de sa mère.
Le comte suivit des yeux Mme de
Villefort.
« Voyons si elle
fermera la porte derrière lui », murmura-t-il.
Mme de
Villefort ferma la porte avec le plus grand soin derrière l'
enfant ; le
comte ne parut pas s'en apercevoir.
Puis, en jetant un dernier regard autour d'elle, la jeune femme revint
s'asseoir sur sa
causeuse.
« Permettez-moi de vous faire observer, madame, dit le comte avec cette
bonhomie que nous lui connaissons, que vous êtes bien sévère pour ce charmant
espiègle.
Il le faut bien, monsieur, répliqua Mme de
Villefort avec un véritable
aplomb de mère.
C'est son Cornelius Nepos que récitait M. Edouard en parlant du roi
Mithridate, dit le comte, et vous l'avez interrompu dans une citation qui prouve
que son précepteur n'a point perdu son temps avec lui, et que votre fils est
fort avancé pour son âge.
Le fait est, monsieur le comte, répondit la mère flattée doucement, qu'il a
une grande facilité et qu'il apprend tout ce qu'il veut. Il n'a qu'un défaut,
c'est d'être très volontaire ; mais, à propos de ce qu'il disait, est-ce que vous
croyez, par exemple, monsieur le comte, que Mithridate usât de ces précautions
et que ces précautions pussent être efficaces ?
J'y crois si bien, madame, que, moi qui vous parle, j'en ai usé pour ne pas
être empoisonné à Naples, à Palerme et à Smyrne, c'est-à-dire dans trois
occasions où, sans cette précaution, j'aurais pu laisser ma vie.
Et le moyen vous a réussi ?
Parfaitement.
Oui, c'est vrai ; je me rappelle que vous m'avez déjà raconté quelque chose
de pareil à
Pérouse.
Vraiment ! fit le comte avec une surprise admirablement jouée ; je ne me
rappelle pas, moi.
Je vous demandais si les poisons agissaient également et avec une semblable
énergie sur les hommes du Nord et sur les hommes du Midi, et vous me répondîtes
même que les tempéraments froids et lymphatiques des
Septentrionaux ne
présentaient pas la même aptitude que la riche et énergique nature des gens du
Midi.
C'est vrai, dit Monte-Cristo ; j'ai vu des Russes dévorer, sans être
incommodés, des substances végétales qui eussent tué infailliblement un
Napolitain ou un Arabe.
Ainsi, vous le croyez, le résultat serait encore plus sûr chez nous qu'en
Orient, et au milieu de nos brouillards et de nos
pluies, un homme s'habituerait
plus facilement que sous une chaude latitude à cette absorption progressive du
poison ?
Certainement ; bien entendu, toutefois, qu'on ne sera prémuni que contre le
poison auquel on se sera habitué.
Oui, je comprends ; et comment vous habitueriez-vous, vous, par exemple, ou plutôt comment vous êtes-vous habitué ?
C'est bien facile. Supposez que vous sachiez d'avance de quel poison on doit user contre vous... Supposez que ce poison soit de la... brucine,
exemple...
La brucine se tire de la fausse angusture, je crois, dit Mme de
Villefort.
Justement, madame, répondit Monte-Cristo ; mais je crois qu'il ne me reste pas grand-chose à vous apprendre ; recevez mes compliments : de pareilles connaissances sont rares chez les femmes.
Oh ! je l'avoue, dit Mme de
Villefort, j'ai la plus violente passion pour les
sciences occultes qui parlent à l'imagination comme une
poésie, et se résolvent en chiffres comme une équation algébrique ; mais continuez, je vous prie : ce que vous me dites m'intéresse au plus haut point.
Eh bien, reprit Monte-Cristo, supposez que ce poison soit de la brucine, par exemple, et que vous en preniez un milligramme le premier
jour, deux
milligrammes le second, eh bien, au bout de dix
jours vous aurez un centigramme ;
au bout de vingt
jours, en augmentant d'un autre milligramme, vous aurez trois
centigrammes, c'est-à-dire une dose que vous supporterez sans inconvénient, et qui serait déjà fort dangereuse pour une autre personne qui n'aurait pas pris les mêmes précautions que vous ; enfin, au bout d'un mois, en buvant de l'
eau dans la même carafe, vous tuerez la personne qui aura bu cette
eau en même temps que vous, sans vous apercevoir autrement que par un simple malaise qu'il y ait eu une substance vénéneuse quelconque mêlée à cette
eau.
Vous ne connaissez pas d'autre contrepoison ?
Je n'en connais pas.
J'avais souvent lu et relu cette
histoire de Mithridate, dit Mme de
Villefort pensive, et je l'avais prise pour une
fable.
Non, madame ; contre l'habitude de l'
histoire, c'est une vérité. Mais ce que
vous me dites là madame, ce que vous me demandez n'est point le résultat d'une
question capricieuse, puisqu'il y a deux ans déjà vous m'avez fait des questions
pareilles, et que vous me dites que depuis longtemps cette
histoire de
Mithridate vous préoccupait.
C'est vrai, monsieur, les deux études favorites de ma
jeunesse ont été la
botanique et la minéralogie, et puis, quand j'ai su plus tard que l'emploi des
simples expliquait souvent toute l'
histoire des peuples et toute la vie des
individus d'Orient, comme les
fleurs expliquent toute leur pensée amoureuse,
j'ai regretté de n'être pas homme pour devenir un Flamel, un Fontana ou un
Cabanis.
D'autant plus, madame, reprit Monte-Cristo, que les Orientaux ne se bornent
point, comme Mithridate, à se faire des poisons une cuirasse, ils s'en font
aussi un poignard ; la science devient entre leurs mains non seulement une arme
défensive, mais encore fort souvent offensive ; l'une sert contre leurs
souffrances physiques, l'autre contre leurs
ennemis ; avec l'opium, avec la
belladone, avec la fausse angusture, le
bois de
couleuvre, le laurier-cerise,
ils endorment ceux qui voudraient les réveiller. Il n'est pas une de ces femmes,
égyptienne, turque ou grecque, qu'ici vous appelez de bonnes femmes, qui ne
sache en fait de chimie de quoi stupéfier un médecin, et en fait de psychologie
de quoi épouvanter un
confesseur.
Vraiment ! dit Mme de
Villefort, dont les yeux brillaient d'un
feu étrange à
cette conversation.
Eh ! mon
Dieu ! oui, madame, continua Monte-Cristo, les drames secrets de
l'Orient se nouent et se dénouent ainsi, depuis la plante qui fait aimer jusqu'à
la plante qui fait mourir ; depuis le breuvage qui ouvre le
ciel jusqu'à celui
qui vous plonge un homme dans l'enfer. Il y a autant de nuances de tous genres
qu'il y a de caprices et de bizarreries dans la nature humaine, physique et
morale ; et je dirai plus, l'art de ces chimistes sait accommoder admirablement
le remède et le mal à ses besoins d'
amour ou à ses désirs de vengeance.
Mais, monsieur, reprit la jeune femme, ces sociétés orientales au milieu
desquelles vous avez passé une partie de votre existence sont donc fantastiques
comme les contes qui nous viennent de leur beau pays ? un homme y peut donc être
supprimé impunément ? c'est donc en réalité la Bagdad ou la Bassora de M.
Galland ? Les sultans et les vizirs qui régissent ces sociétés, et qui
constituent ce qu'on appelle en France le gouvernement, sont donc sérieusement
des Haroun-al-Raschid et des Giaffar qui non seulement pardonnent à un
empoisonneur, mais encore le font premier ministre si le crime a été ingénieux,
et qui, dans ce cas, en font graver l'
histoire en lettres d'or pour se divertir
aux heures de leur ennui ?
Non, madame, le fantastique n'existe plus même en Orient : il y a là-bas
aussi, déguisés sous d'autres noms et cachés sous d'autres costumes, des
commissaires de police, des
juges d'instruction, des procureurs du roi et des
experts. On y pend, on y décapite et l'on y empale très agréablement les
criminels ; mais ceux-ci en fraudeurs adroits, ont su dépister la justice humaine
et assurer le succès de leurs entreprises par des combinaisons habiles. Chez
nous, un niais possédé du démon de la haine ou de la cupidité, qui a un
ennemi à
détruire ou un grand-parent à annihiler, s'en va chez un épicier, lui donne un
faux nom qui le fait découvrir bien mieux que son nom véritable, et achète, sous
prétexte que les rats l'empêchent de dormir, cinq à six
grammes d'
arsenic s'il
est très adroit, il va chez cinq ou six épiciers, et n'en est que cinq ou six
fois mieux reconnu ; puis, quand il possède son spécifique, il
administre à son
ennemi, à son grand-parent, une dose d'
arsenic qui ferait crever un mammouth ou
un mastodonte, et qui, sans rime ni raison, fait pousser à la victime des
hurlements qui mettent tout le quartier en émoi. Alors arrive une nuée d'
agents
de police et de gendarmes, on envoie chercher un médecin qui ouvre le mort et
récolte dans son estomac et dans ses entrailles l'
arsenic à la cuiller. Le
lendemain, cent journaux racontent le fait avec le nom de la victime et du
meurtrier. Dès le soir même, l'épicier ou les épiciers vient ou viennent dire :
« C'est moi qui ai vendu l'
arsenic à monsieur. » Et plutôt que de ne pas
reconnaître l'acquéreur, ils en reconnaîtront vingt ; alors le niais criminel est
pris, emprisonné, interrogé, confronté, confondu, condamné et guillotiné ; ou si
c'est une femme de quelque valeur, on l'enferme pour la vie. Voilà comme vos
Septentrionaux entendent la chimie, madame. Desrues cependant était plus fort
que cela, je dois l'avouer.
Que voulez-vous ! monsieur, dit en riant la jeune femme, on fait ce qu'on
peut. Tout le monde n'a pas le secret des Médicis ou des Borgia.
Maintenant, dit le comte en haussant les épaules, voulez-vous que je vous
dise ce qui cause toutes ces inepties ? C'est que sur vos théâtres, à ce dont
j'ai pu juger du moins en lisant les pièces qu'on y joue, on voit toujours des
gens avaler le contenu d'une fiole ou mordre le chaton d'une bague et tomber
raides morts : cinq minutes après, le rideau baisse ; les spectateurs sont
dispersés. On ignore les suites du meurtre ; on ne voit jamais ni le commissaire
de police avec son écharpe, ni le caporal avec ses quatre hommes, et cela
autorise beaucoup de pauvres cerveaux à croire que les choses se passent ainsi.
Mais sortez un peu de France, allez soit à
Alep soit au
Caire, soit seulement à
Naples et à Rome, et vous verrez passer par la rue des gens droits, frais et
roses dont le Diable
boiteux, s'il vous effleurait de son manteau, pourrait vous
dire : « Ce monsieur est empoisonné depuis trois semaines, et il sera tout à fait
mort dans un mois. »
Mais alors, dit Mme de
Villefort, ils ont donc retrouvé le secret de cette
fameuse aqua-tofana que l'on me disait perdu à
Pérouse.
Eh, mon
Dieu ! madame, est-ce que quelque chose se perd chez les hommes ! Les
arts se déplacent et font le tour du monde les choses changent de nom, voilà
tout, et le vulgaire s'y trompe ; mais c'est toujours le même résultat, le poison
porte particulièrement sur tel ou tel organe ; l'un sur l'estomac, l'autre sur le
cerveau, l'autre sur les intestins. Eh bien, le poison détermine une toux, cette
toux une fluxion de poitrine ou telle autre maladie cataloguée au livre de la
science, ce qui ne l'empêche pas d'être parfaitement mortelle, et qui, ne le
fût-elle pas, le deviendrait grâce aux remèdes que lui administrent les naïfs
médecins, en général fort mauvais chimistes, et qui tourneront pour ou contre la
maladie, comme il vous plaira, et voilà un homme tué avec art et dans toutes les
règles, sur lequel la justice n'a rien à apprendre, comme disait un horrible
chimiste de mes amis, l'excellent abbé Ademonte de Taormine, en
Sicile, lequel
avait fort étudié ces phénomènes nationaux.
C'est effrayant, mais c'est admirable, dit la jeune femme
immobile
d'attention ; je croyais, je l'avoue, toutes ces
histoires des inventions du
Moyen Âge ?
Oui, sans doute, mais qui se sont encore perfectionnées de nos
jours. A quoi
donc voulez-vous que servent le temps, les encouragements, les médailles, les
croix, les prix Montyon, si ce n'est pour mener la société vers sa plus grande
perfection ? Or, l'homme ne sera parfait que lorsqu'il saura créer et détruire
comme
Dieu, il sait déjà détruire, c'est la moitié du chemin de fait.
De sorte, reprit Mme de
Villefort revenant invariablement à son but, que les
poisons des Borgia, des Médicis, des
René, des Ruggieri, et plus tard
probablement du
baron de Trenk, dont ont tant abusé le drame moderne et le
roman...
Etaient des objets d'art, madame, pas autre chose, répondit le comte.
Croyez-vous que le vrai savant s'adresse banalement à l'individu même ? Non pas.
La science aime les ricochets, les tours de
force, la fantaisie, si l'on peut
dire cela. Ainsi, par exemple cet excellent abbé Adelmonte, dont je vous parlais
tout à l'heure, avait fait, sous ce rapport, des expériences étonnantes.
Vraiment !
Oui, je vous en citerai une seule. Il avait un fort beau
jardin plein de
légumes, de
fleurs et de
fruits ; parmi ces légumes, il choisissait le plus
honnête de tous, un chou, par exemple. Pendant trois
jours il arrosait ce chou
avec une
dissolution d'
arsenic ; le troisième
jour, le chou tombait malade et
jaunissait, c'était le moment de le
couper ; pour tous il paraissait mûr et
conservait son apparence honnête : pour l'abbé Adelmonte seul il était
empoisonné. Alors, il apportait le chou chez lui, prenait un lapin—l'abbé
Adelmonte avait une collection de lapins, de
chats et de cochons d'Inde qui ne
le cédait en rien à sa collection de légumes, de
fleurs et de fruits—l'abbé
Adelmonte prenait donc un lapin et lui faisait manger une feuille de chou, le
lapin mourait. Quel est le
juge d'instruction qui oserait trouver à redire à
cela, et quel est le procureur du roi qui s'est jamais avisé de dresser contre
M. Magendie ou M.
Flourens un réquisitoire à propos des lapins, des cochons
d'Inde et des
chats qu'ils ont tués ?
Aucun. Voilà donc le lapin mort sans que la
justice s'en inquiète. Ce lapin mort, l'abbé Adelmonte le fait vider par sa
cuisinière et jette les intestins sur un fumier. Sur ce fumier, il y a une
poule, elle becquette ces intestins, tombe malade à son tour et meurt le
lendemain. Au moment où elle se débat dans les convulsions de l'agonie, un
vautour passe (il y a beaucoup de
vautours dans le pays d'Adelmonte), celui-là
fond sur le cadavre, l'emporte sur un rocher et en dîne. Trois
jours après, le
pauvre
vautour, qui, depuis ce repas, s'est trouvé constamment indisposé, se
sent pris d'un étourdissement au plus haut de la nue ; il roule dans le vide et
vient tomber lourdement dans votre vivier, le brochet, l'anguille et la murène
mangent goulûment, vous savez cela, ils mordent le
vautour... Eh bien, supposez
que le lendemain l'on serve sur votre table cette anguille, ce brochet ou cette
murène, empoisonnés à la quatrième
génération, votre convive, lui, sera
empoisonné à la cinquième et mourra au bout de huit ou dix
jours de douleurs
d'entrailles, de maux de cur, d'abcès au pylore. On fera l'autopsie, et les
médecins diront : « Le sujet est mort d'une tumeur au foie ou d'une fièvre
typhoïde. »
Mais, dit Mme de
Villefort, toutes ces circonstances, que vous enchaînez les
unes aux autres peuvent être rompues par le moindre accident ; le
vautour peut ne
pas passer à temps ou tomber à cent pas du vivier.
Ah ! voilà
justement où est l'art : pour être un grand chimiste en Orient, il
faut diriger le hasard ; on y arrive. »
Mme de
Villefort était rêveuse et écoutait.
« Mais, dit-elle, l'
arsenic est indélébile ; de quelque façon qu'on l'absorbe,
il se retrouvera dans le
corps de l'homme, du moment où il sera entré en
quantité suffisante pour donner la mort.
Bien ! s'écria Monte-Cristo, bien ! voilà
justement ce que je dis à ce bon
Adelmonte.
« Il réfléchit, sourit, et me répondit par un proverbe
sicilien, qui est
aussi, je crois, un proverbe français : « Mon
enfant, le monde n'a pas été fait en
un
jour, mais en sept ; revenez dimanche. »
« Le dimanche suivant, je revins ; au lieu d'avoir arrosé son chou avec de
l'
arsenic, il l'avait arrosé avec une
dissolution de sel à bas de strychnine,
strychnos colubrina, comme disent les savants. Cette fois le chou n'avait
pas l'
air malade le moins du monde ; aussi le lapin ne s'en défia-t-il point,
aussi cinq minutes après le lapin était-il mort ; la poule mangea le lapin, et le
lendemain elle était trépassée. Alors nous fîmes les
vautours, nous emportâmes
la poule et nous l'ouvrîmes. Cette fois tous les symptômes particuliers avaient
disparu, et il ne restait que les symptômes généraux. Aucune indication
particulière dans aucun organe ; exaspération du système nerveux, voilà tout, et
trace de congestion cérébrale, pas davantage ; la poule n'avait pas été
empoisonnée, elle était morte d'apoplexie. C'est un cas rare chez les poules, je
le sais bien, mais fort commun chez les hommes. »
Mme de
Villefort paraissait de plus en plus rêveuse.
« C'est bien heureux, dit-elle, que de pareilles substances ne puissent être
préparées que par des chimistes, car, en vérité, la moitié du monde
empoisonnerait l'autre.
Par des chimistes ou des personnes qui s'occupent de chimie, répondit
négligemment Monte-Cristo.
Et puis, dit Mme de
Villefort s'arrachant elle-même et avec effort à ses
pensées, si savamment préparé qu'il soit, le crime est toujours le crime : et
s'il échappe à l'investigation humaine, il n'échappe pas au regard de
Dieu. Les
Orientaux sont plus forts que nous sur les cas de conscience, et ont prudemment
supprimé l'enfer ; voilà tout.
Eh ! madame, ceci est un
scrupule qui doit naturellement naître dans une
âme
honnête comme la vôtre, mais qui en serait bientôt déraciné par le raisonnement.
Le mauvais côté de la pensée humaine sera toujours résumé par ce paradoxe de
Jean-Jacques Rousseau, vous savez : « Le mandarin qu'on tue à cinq mille
lieues en
levant le bout du doigt. » La vie de l'homme se passe à faire de ces choses-là,
et son intelligence s'épuise à les rêver. Vous trouvez fort peu de gens qui s'en
aillent brutalement planter un couteau dans le cur de leur semblable ou qui
administrent, pour le faire disparaître de la surface du globe, cette quantité
d'
arsenic que nous disions tout à l'heure. C'est là réellement une excentricité
ou une bêtise. Pour en arriver là, il faut que le sang se chauffe à trente-six
degrés, que le pouls batte à quatre-vingt-dix pulsations, et que l'
âme sorte de
ses limites ordinaires ; mais si, passant, comme cela se pratique en
philologie,
du mot au synonyme mitigé, vous faites une simple élimination ; au lieu de
commettre un
ignoble assassinat, si vous écartez purement et simplement de votre
chemin celui qui vous gêne, et cela sans choc, sans violence, sans l'appareil de
ces souffrances, qui, devenant un supplice, font de la victime un
martyr, et de
celui qui agit un
carnifex dans toute la
force du mot ; s'il n'y a ni sang, ni
hurlements, ni contorsions, ni surtout cette horrible et compromettante
instantanéité de l'accomplissement, alors vous échappez au coup de la loi
humaine qui vous dit : « Ne trouble pas la société ! » Voilà comment procèdent et
réussissent les gens d'Orient, personnages graves et flegmatiques, qui
s'inquiètent peu des questions de temps dans les conjonctures d'une certaine
importance.
Il reste la conscience, dit Mme de
Villefort d'une voix émue et avec un
soupir étouffé.
Oui, dit Monte-Cristo, oui, heureusement, il reste la conscience, sans quoi
l'on serait fort malheureux. Après toute action un peu vigoureuse, c'est la
conscience qui nous sauve car elle nous fournit mille bonnes excuses dont seuls
nous sommes
juges ; et ces raisons, si excellentes qu'elles soient pour nous
conserver le sommeil, seraient peut-être médiocres devant un tribunal pour nous
conserver la vie. Ainsi Richard III, par exemple, a dû être merveilleusement
servi par la conscience après la suppression des deux
enfants d'Edouard IV, en
effet, il pouvait se dire : « Ces deux
enfants d'un roi cruel et persécuteur, et
qui avaient hérité les vices de leur père, que moi seul ai su reconnaître dans
leurs inclinations
juvéniles ; ces deux
enfants me gênaient pour faire la
félicité du peuple anglais, dont ils eussent infailliblement fait le malheur. »
Ainsi fut servie par sa conscience Lady Macbeth, qui voulait, quoi qu'en ait dit
Shakespeare, donner un trône, non à son mari, mais à son fils. Ah ! l'
amour
maternel est une si grande vertu, un si puissant mobile, qu'il fait excuser bien
des choses ; aussi, après la mort de Duncan Lady Macbeth eut-elle été fort
malheureuse sans sa conscience. »
Mme de
Villefort absorbait avec avidité ces effrayantes maximes et ces
horribles paradoxes débités par le comte avec cette naïve ironie qui lui était
particulière.
Puis après un instant de silence :
« Savez-vous, dit-elle, monsieur le comte, que vous êtes un terrible
argumentateur, et que vous voyez le monde sous un
jour quelque peu livide !
Est-ce donc en regardant l'humanité à travers les
alambics et les cornues que
vous l'avez jugée telle ? Car vous aviez raison, vous êtes un grand chimiste, et
cet
élixir que vous avez fait prendre à mon fils, et qui l'a si rapidement
rappelé à la vie...
Oh ! ne vous y fiez pas, madame, dit Monte-Cristo, une goutte de cet
élixir a suffi pour rappeler à la vie cet
enfant qui se mourait, mais trois gouttes eussent poussé le sang à ses poumons de manière à lui donner des battements de cur ; six lui eussent coupé la respiration, et causé une syncope beaucoup plus grave que celle dans laquelle il se trouvait ; dix enfin l'eussent foudroyé. Vous savez, madame, comme je l'ai écarté vivement de ces flacons auxquels il avait l'imprudence de
toucher ?
C'est donc un poison terrible ?
Oh ! mon
Dieu, non ! D'abord, admettons ceci, que le mot poison n'existe pas, puisqu'on se sert en médecine des poisons les plus violents, qui deviennent, par la façon dont ils sont
administrés, des remèdes salutaires.
Qu'était-ce donc alors ?
C'était une savante préparation de mon ami, cet excellent abbé Adelmonte, et dont il m'a appris à me servir.
Oh ! dit Mme de
Villefort, ce doit être un excellent antispasmodique.
Souverain, madame, vous l'avez vu, répondit le comte, et j'en fais un usage fréquent, avec toute la prudence possible, bien entendu, ajouta-t-il en
riant.
Je le crois, répliqua sur le même ton Mme de
Villefort. Quant à moi, si nerveuse et si prompte à m'évanouir, j'aurais besoin d'un docteur Adelmonte pour
m'inventer des moyens de respirer librement et me tranquilliser sur la crainte
que j'éprouve de mourir un beau
jour suffoquée. En attendant, comme la chose est
difficile à trouver en France, et que votre abbé n'est probablement pas disposé à faire pour moi le voyage de
Paris, je m'en tiens aux antispasmodiques de M. Planche, et la menthe et les gouttes d'Hoffmann jouent chez moi un grand rôle. Tenez, voici des pastilles que je me fais faire exprès ; elles sont à double dose. »
Monte-Cristo ouvrit la boîte d'écaille que lui présentait la jeune femme, et respira l'odeur des pastilles en amateur digne d'apprécier cette préparation.
« Elles sont exquises, dit-il, mais soumises à la nécessité de la déglutition, fonction qui souvent est impossible à accomplir de la part de la personne évanouie. J'aime mieux mon spécifique.
Mais, bien certainement, moi aussi, je le préférerais d'après les effets que j'en ai vus surtout ; mais c'est un secret sans doute, et je ne suis pas assez indiscrète pour vous le demander.
Mais moi, madame, dit Monte-Cristo en se levant, je suis assez galant pour vous l'offrir.
Oh ! monsieur.
Seulement rappelez-vous une chose : c'est qu'à petite dose c'est un remède, à forte dose c'est un poison. Une goutte rend la vie, comme vous l'avez vu ; cinq ou six tueraient infailliblement, et d'une façon d'autant plus terrible, qu'étendues dans un verre de vin, elles n'en changeraient aucunement le
goût. Mais je m'arrête, madame, j'aurais presque l'
air de vous conseiller. »
Six heures et demie venaient de sonner, on annonça une amie de Mme de
Villefort, qui venait dîner avec elle.
« Si j'avais l'honneur de vous voir pour la troisième ou quatrième fois, monsieur le comte, au lieu de vous voir pour la seconde, dit Mme de
Villefort ; si j'avais l'honneur d'être votre amie, au lieu d'avoir tout bonnement le bonheur d'être votre obligée, j'insisterais pour vous retenir à dîner, et je ne me laisserais pas
battre par un premier refus.
Mille grâces, madame, répondit Monte-Cristo, j'ai moi-même un engagement auquel je ne puis manquer. J'ai promis de conduire au spectacle une princesse grecque de mes amies, qui n'a pas encore vu le Grand Opéra, et qui compte sur moi pour l'y mener.
Allez, monsieur, mais n'oubliez pas ma recette.
Comment donc, madame ! il faudrait pour cela oublier l'heure de conversation que je viens de passer près de vous : ce qui est tout à fait impossible.
Monte-Cristo salua et sortit.
Mme de
Villefort demeura rêveuse.
« Voilà un homme étrange, dit-elle, et qui m'a tout l'
air de s'appeler, de son nom de
baptême, Adelmonte. »
Quant à Monte-Cristo, le résultat avait dépassé son attente.
«
Allons, dit-il en s'en allant, voilà une bonne terre, je suis convaincu que le grain qu'on y laisse tomber n'y avorte pas. »
Et le lendemain, fidèle à sa promesse, il envoya la recette demandée.