CHAPITRE IV : Les Nuées du Sanctuaire (2/2)
Monsieur Becker et Wilfrid regardèrent la jeune fille avec une sorte d'effroi.
- Croire, reprit Séraphîta de sa voix de Femme, car l'Homme venait de parler, croire est un don ! Croire, c'est sentir. Pour croire en
Dieu, il faut sentir
Dieu. Ce sens est une propriété lentement acquise par l'être, comme s'acquièrent les étonnants pouvoirs que vous admirez dans les grands hommes, chez les guerriers,
les artistes et les savants, chez ceux qui savent, chez ceux qui produisent,
chez ceux qui agissent. La pensée, faisceau des rapports que
vous apercevez entre les choses, est une langue intellectuelle qui s'apprend,
n'est-ce pas ? La Croyance, faisceau des vérités célestes,
est également une langue, mais aussi supérieure à
la pensée que la pensée est supérieure à
l'instinct. Cette langue s'apprend. Le Croyant répond par un
seul cri, par un seul geste ; la Foi lui met aux mains une
épée
flamboyante avec laquelle il tranche, il éclaire tout. Le
Voyant
ne redescend pas du
ciel, il le contemple et se tait. Il est une créature
qui croit et voit, qui sait et peut, qui aime, prie et attend. Résignée,
aspirant au royaume de la lumière, elle n'a ni le dédain
du Croyant, ni le silence du
Voyant ; elle écoute et répond.
Pour elle, le doute des siècles ténébreux n'est
pas une arme meurtrière, mais un fil conducteur ; elle accepte
le combat sur toutes les formes ; elle plie sa langue à tous
les langages ; elle ne s'emporte pas, elle plaint ; elle ne condamne
ni ne tue personne, elle sauve et console ; elle n'a pas l'acerbité
de l'agresseur, mais la douceur et la ténuité de la lumière
qui pénètre, échauffe, éclaire tout. A ses
yeux, le Doute n'est ni une
impiété, ni un blasphème,
ni un crime ; mais une transition d'où l'homme retourne sur ses
pas dans les Ténèbres ou s'avance vers la Lumière.
Ainsi donc, cher pasteur, raisonnons. Vous ne croyez pas en
Dieu. Pourquoi
?
Dieu, selon vous, est incompréhensible, inexplicable. D'accord.
Je ne vous dirai pas que comprendre
Dieu tout entier ce serait être
Dieu ; je ne vous dirai pas que vous niez ce qui vous semble inexplicable,
afin de me donner le droit d'affirmer ce qui me parait croyable. Il
est pour vous un fait évident qui se trouve en vous-même.
En vous la matière aboutit à l'intelligence ; et vous
pensez que l'intelligence humaine aboutirait aux ténèbres,
au doute, au néant ? Si
Dieu vous semble incompréhensible,
inexplicable, avouez du moins que vous voyez, en toute chose purement
physique, un conséquent et sublime ouvrier. Pourquoi sa logique
s'arrêterait-elle à l'homme, sa création la plus
achevée ? Si cette question n'est pas convaincante, elle exige
au moins quelques méditations. Si vous niez
Dieu, heureusement
afin d'établir vos doutes vous reconnaissez des faits à
double tranchant qui tuent tout aussi bien vos raisonnements que vos
raisonnements tuent
Dieu. Nous avons également admis que la Matière
et l'
Esprit étaient deux créations qui ne se comprenaient
point l'une l'autre, que le monde spirituel se composait de rapports
infinis auxquels donnait lieu le monde matériel fini ; que si
nul sur la terre n'avait pu s'identifier par la puissance de son
esprit
avec l'ensemble des créations terrestres, à plus forte
raison nul ne pouvait s'élever à la connaissance des rapports
que l'
esprit aperçoit entre ces créations. Ainsi, déjà
nous pourrions en finir d'un seul coup, en vous déniant la faculté
de comprendre
Dieu, comme vous déniez aux cailloux du Fiord la
faculté de se compter et de se voir. Savez-vous s'ils ne nient
pas l'homme, eux, quoique l'homme les prenne pour s'en bâtir sa
maison ? Il est un fait qui vous écrase, l'
infini ; si vous le
sentez en vous, comment n'en admettez-vous pas les conséquences
? Le fini peut-il avoir une entière connaissance de l'
infini
? Si vous ne pouvez embrasser les rapports qui, de votre aveu, sont
infinis, comment embrasseriez-vous la fin éloignée dans
laquelle ils se résument ? L'ordre dont la révélation
est un de vos besoins étant
infini, votre raison bornée
l'entendra-t-elle ? Et ne demandez pas pourquoi l'homme ne comprend
point ce qu'il peut percevoir, car il perçoit également
ce qu'il ne comprend pas. Si je vous démontre que votre
esprit
ignore tout ce qui se trouve à sa portée, m'accorderez-vous
qu'il lui soit impossible de concevoir ce qui la dépasse ? N'aurai-je
alors pas raison de vous dire : " - L'un des termes sous lesquels
Dieu
périt au tribunal de votre raison doit être vrai, l'autre
est
faux ; la création existant, vous sentez la nécessité
d'une fin, cette fin ne doit-elle pas être belle ? Or, si la matière
se termine en l'homme par l'intelligence, pourquoi ne vous contenteriez-vous
pas de savoir que la fin de l'intelligence humaine est la lumière
des
sphères supérieures auxquelles est réservée
l'intuition de ce
Dieu qui vous semble être un problème
insoluble ? Les espèces qui sont au-dessous de vous n'ont pas
l'intelligence des mondes, et vous l'avez ; pourquoi ne se trouverait-il
pas au-dessus de vous des espèces plus intelligentes que la vôtre
? Avant d'employer sa
force à mesurer
Dieu, l'homme ne devrait-il
pas être plus instruit qu'il ne l'est sur lui-même ? Avant
de menacer les étoiles qui l'éclairent, avant d'attaquer
les certitudes élevées ne devrait-il pas établir
les certitudes qui le touchent ? " Mais aux négations du Doute,
je dois répondre par des négations. Maintenant donc, je
vous demande s'il est ici-bas quelque chose d'assez évident par
soi-même à quoi je puisse
ajouter foi ? En un moment, je
vais vous prouver que vous croyez fermement à des choses qui
agissent et ne sont pas des êtres, qui engendrent la pensée
et ne sont pas des
esprits, à des abstractions vivantes que l'entendement
ne saisit sous aucune forme, qui ne sont nulle part, mais que vous trouvez
partout ; qui sont sans nom possible, et que vous avez nommées
; qui, semblables au
Dieu de chair que vous vous figurez, périssent
sous l'inexplicable, l'incompréhensible et l'absurde ; et je
vous demanderai comment, adoptant ces choses, vous réservez vos
doutes pour
Dieu. Vous croyez au Nombre, base sur laquelle vous asseyez
l'édifice de sciences que vous appelez exactes. Sans le Nombre,
plus de mathématiques. Eh ! bien, quel être mystérieux,
à qui serait accordée la faculté de vivre toujours,
pourrait achever de prononcer, et dans quel langage assez prompt dirait-il
le Nombre qui contiendrait les nombres
infinis dont l'existence vous
est démontrée par votre pensée ? Demandez-le au
plus beau des génies humains, il serait mille ans assis au bord
d'une table, la tête entre ses mains, que vous répondrait-il
? Vous ne savez ni où le Nombre commence, ni où il s'arrête,
ni quand il finira. Ici vous l'appelez le Temps, là vous l'appelez
l'Espace ; rien n'existe que par lui ; sans lui, tout serait une seule
et même substance, car lui seul différencie et qualifie.
Le Nombre est à votre
Esprit ce qu'il est à la matière,
un
agent incompréhensible. En ferez-vous un
Dieu ? Est-ce un
être ? Est-ce un souffle émané de
Dieu pour organiser
l'univers matériel où rien n'obtient sa forme que par
la Divisibilité qui est un effet du Nombre ? Les plus petites
comme les plus immenses créations ne se distinguent-elles pas
entre elles par leurs quantités, par leurs qualités, par
leurs
dimensions, par leurs
forces, tous attributs enfantés par
le Nombre ? L'
infini des Nombres est un fait prouvé pour votre
Esprit, dont aucune preuve ne peut être donnée matériellement.
Le Mathématicien vous dira que l'
infini des Nombres existe et
ne se démontre pas.
Dieu, cher pasteur, est un nombre doué
de mouvement, qui se sent et ne se démontre pas, vous dira le
Croyant. Comme l'Unité, il commence des Nombres avec lesquels
il n'a rien de commun. L'existence du Nombre dépend de l'Unité
qui, sans être un Nombre, les engendre tous.
Dieu, cher pasteur,
est une magnifique Unité qui n'a rien de commun avec ses créations,
et qui néanmoins les engendre ! Convenez donc avec moi que vous
ignorez aussi bien où commence, où finit le Nombre, que
vous ignorez où commence, où finit l'Eternité créée
? Pourquoi, si vous croyez au Nombre, niez-vous
Dieu ? La Création
n'est-elle pas placée entre l'
infini des substances inorganisées
et l'
infini des
sphères divines, comme l'Unité se trouve
entre l'
infini des fractions que vous nommez depuis peu les Décimales,
et l'
infini des Nombres que vous nommez les Entiers ! Vous seul sur
la terre comprenez le Nombre, cette première marche du péristyle
qui mène à
Dieu, et déjà votre raison y
trébuche.
Hé ! Quoi ? Vous ne pouvez ni mesurer la première
abstraction que
Dieu vous a livrée, ni la saisir, et vous voulez
soumettre à votre mesure les fins de
Dieu ? Que serait-ce donc
si je vous plongeais dans les abîmes du Mouvement, cette
force qui organise
le Nombre ? Ainsi quand je vous dirais que l'univers n'est que Nombre
et Mouvement, vous voyez que déjà nous parlerions un langage
différent. Je comprends l'un et l'autre, et vous ne les comprenez
point. Que serait-ce si j'ajoutais que le Mouvement et le Nombre sont
engendrés par la Parole ? Ce mot, la raison suprême des
Voyants et des Prophètes qui jadis entendirent ce souffle de
Dieu sous lequel tomba
saint Paul, vous vous en moquez, vous hommes
de qui cependant toutes les uvres visibles, les sociétés,
les monuments, les actes, les passions procèdent de votre faible
parole ; et qui sans le langage ressembleriez à cette espèce
si voisine du nègre, à l'homme des
bois. Vous croyez donc
fermement au Nombre et au Mouvement,
force et résultat inexplicables,
incompréhensibles à l'existence desquels je puis appliquer
le dilemme qui vous dispensait naguère de croire en
Dieu. Vous,
si puissant raisonneur, ne me dispenserez-vous point de vous démontrer
que l'
Infini doit être partout semblable à lui-même,
et qu'il est nécessairement un.
Dieu seul est
infini, car certes
il ne peut y avoir deux
infinis. Si, pour se servir des mots humains,
quelque chose qui soit démontrée ici-bas, vous semble
infinie, soyez certain d'y entrevoir une des faces de
Dieu. Poursuivons.
Vous vous êtes approprié une place dans l'
infini du Nombre,
vous l'avez accommodée à votre taille en créant,
si toutefois vous pouvez créer quelque chose, l'
arithmétique,
base sur laquelle repose tout, même vos sociétés.
De même que le Nombre, la seule chose à laquelle ont cru
vos soi-disant athées, organise les créations physiques
; de même l'
arithmétique, emploi du Nombre, organise le
monde moral. Cette numération devrait être absolue, comme
tout ce qui est vrai en soi ; mais elle est purement relative, elle
n'existe pas absolument, vous ne pouvez donner aucune preuve de sa réalité.
D'abord si cette Numération est habile à chiffrer les
substances organisées, elle est impuissante relativement aux
forces organisantes, les unes étant finies et les autres étant
infinies. L'homme qui conçoit l'
Infini par son intelligence,
ne saurait le manier dans son entier ; sans quoi, il serait
Dieu. Votre
Numération, appliquée aux choses finies et non à
l'
Infini, est donc vraie par rapport aux détails que vous percevez,
mais fausse par rapport à l'ensemble que vous ne percevez point.
Si la nature est semblable à elle-même dans les
forces
organisantes ou dans ses principes qui sont
infinis, elle ne l'est jamais
dans ses effets finis ; ainsi, vous ne rencontrez nulle part dans la
nature deux objets identiques : dans l'Ordre Naturel, deux et deux ne
peuvent donc jamais faire quatre, car il faudrait assembler des unités
exactement pareilles, et vous savez qu'il est impossible de trouver
deux feuilles semblables sur un même
arbre, ni deux sujets semblables
dans la même espèce d'
arbre. Cet axiome de votre numération,
faux dans la nature visible, est également
faux dans l'univers
invisible de vos abstractions, où la même variété
a lieu dans vos idées, qui sont les choses du monde visible,
mais étendues par leurs rapports ; ainsi, les différences
sont encore plus tranchées là que partout ailleurs. En
effet, tout y étant relatif au tempérament, à la
force, aux mœurs, aux habitudes des individus qui ne se ressemblent
jamais entre eux, les moindres objets y représentent des sentiments
personnels. Assurément, si l'homme a pu créer des unités,
n'est-ce pas en donnant un poids et un titre égal à des
morceaux d'or ? Eh ! bien, vous pouvez
ajouter le ducat du pauvre au
ducat du riche, et vous dire au trésor public que ce sont deux
quantités égales ; mais aux yeux du penseur, l'un est
certes moralement plus considérable que l'autre ; l'un représente
un mois de bonheur, l'autre représente le plus éphémère
caprice. Deux et deux ne font donc quatre que par une abstraction fausse
et monstrueuse. La fraction n'existe pas non plus dans la Nature, où
ce que vous nommez un fragment est une chose finie en soi ; mais n'arrive-t-il
pas souvent, et vous en avez des preuves, que le centième d'une
substance soit plus fort que ce que vous appelleriez l'entier ? Si la
fraction n'existe pas dans l'Ordre Naturel, elle existe encore bien
moins dans l'Ordre Moral, où les idées et les sentiments
peuvent être variés comme les espèces de l'Ordre
Végétal, mais sont toujours entiers. La théorie
des fractions est donc encore une insigne complaisance de votre
esprit.
Le Nombre, avec ses Infiniment petits et ses Totalités infinies,
est donc une puissance dont une faible partie vous est connue, et dont
la portée vous échappe. Vous vous êtes construit
une chaumière dans l'
Infini des nombres, vous l'avez ornée
d'
hiéroglyphes savamment rangés et peints, et vous avez
crié : - Tout est là ! Du Nombre pur, passons au Nombre
corporisé. Votre géométrie établit que la
ligne droite est le chemin le plus court d'un point à un autre,
mais votre astronomie vous démontre que
Dieu n'a procédé
que par des courbes. Voici donc dans la même science deux vérités
également prouvées : l'une par le témoignage de
vos sens agrandis du télescope, l'autre par le témoignage
de votre
esprit, mais dont l'une contredit l'autre. L'homme sujet à
erreur affirme l'une, et l'ouvrier des mondes, que vous n'avez encore
pris nulle part en faute, la dément. Qui prononcera donc entre
la géométrie rectiligne et la géométrie
curviligne ? entre la théorie de la droite et la théorie
de la courbe ? Si, dans son uvre, le mystérieux artiste
qui sait arriver miraculeusement vite à ses fins, n'emploie la
ligne droite que pour la
couper à
angle droit afin d'obtenir
une courbe, l'homme lui-même ne peut jamais y compter : le boulet,
que l'homme veut diriger en droite ligne, marche par la courbe, et quand
vous voulez sûrement atteindre un point dans l'espace, vous ordonnez
à la bombe de suivre sa cruelle parabole.
Aucun de vos savants
n'a tiré cette simple induction que la
Courbe est la loi des
mondes matériels, que la Droite est celle des mondes spirituels
: l'une est la théorie des créations finies, l'autre est
la théorie de l'
infini. L'homme, ayant seul ici bas la connaissance
de l'
infini, peut seul connaître la ligne droite ; lui seul a le sentiment
de la verticalité placé dans un organe spécial.
L'attachement pour les créations de la courbe ne serait-il pas
chez certains hommes l'indice d'une impureté de leur nature,
encore mariée aux substances matérielles qui nous engendrent
; et l'
amour des grands
esprits pour la ligne droite n'accuserait-il
pas en eux un pressentiment du
ciel ? Entre ces deux lignes est un abîme,
comme entre le fini et l'
infini, comme entre la matière et l'
esprit,
comme entre l'homme et l'idée, entre le mouvement et l'objet
mu, entre la créature et
Dieu. Demandez à l'
amour divin
ses ailes, et vous franchirez cet abîme ! Au-delà commence la
Révélation du Verbe. Nulle part les choses que vous nommez
matérielles ne sont sans profondeur ; les lignes sont les terminaisons
de solidités qui comportent une
force d'action que vous supprimez
dans vos
théorèmes, ce qui les rend
faux par rapport aux
corps pris dans leur entier ; de là cette constante
destruction
de tous les monuments humains que vous armez, à votre insu, de
propriétés agissantes. La nature n'a que des
corps, votre
science n'en combine que les apparences. Aussi la nature donne-t-elle
à chaque pas des démentis à toutes vos lois : trouvez-en
une seule qui ne soit désapprouvée par un fait ? Les lois
de votre Statique sont souffletées par mille accidents de la
physique, car un fluide renverse les plus pesantes
montagnes, et vous
prouve ainsi que les substances les plus lourdes peuvent être
soulevées par des substances impondérables. Vos lois sur
l'Acoustique et l'Optique sont annulées par les sons que vous
entendez en vous-mêmes pendant le sommeil et par la lumière
d'un
soleil électrique dont les rayons vous accablent souvent.
Vous ne savez pas plus comment la lumière se fait intelligence
en vous que vous ne connaissez le procédé simple et naturel
qui la change en
rubis, en saphir, en opale, en émeraude au cou
d'un
oiseau des Indes, tandis qu'elle reste grise et brune sur celui
du même
oiseau vivant sous le
ciel nuageux de l'
Europe, ni comment
elle reste blanche ici au sein de la nature polaire. Vous ne pouvez
décider si la
couleur est une faculté dont sont doués
les
corps, ou si elle est un effet produit par l'affusion de la lumière.
Vous admettez l'amertume de la mer sans avoir vérifié
si la mer est salée dans toute sa profondeur. Vous avez reconnu
l'existence de plusieurs substances qui traversent ce que vous croyez
être le vide ; substances qui ne sont saisissables sous aucune
des formes affectées par la matière, et qui se mettent
en
harmonie avec elle malgré tous les obstacles. Cela étant,
vous croyez aux résultats obtenus par la Chimie, quoiqu'elle
ne sache encore aucun moyen d'évaluer les changements opérés
par le flux ou par le reflux de ces substances qui s'en vont ou viennent
à travers vos cristaux et vos machines sur les filons insaisissables
de la
chaleur ou de la lumière, conduites, exportées par
les affinités du métal ou du silex vitrifié. Vous
n'obtenez que des substances mortes d'où vous avez chassé
la
force inconnue qui s'oppose à ce que tout se décompose
ici-bas, et dont l'attraction, la vibration, la cohésion et la
polarité ne sont que des phénomènes. La vie est
la pensée des
corps ; ils ne sont, eux, qu'un moyen de la
fixer,
de la contenir dans sa route ; si les
corps étaient des êtres
vivants par eux-mêmes, ils seraient cause et ne mourraient pas.
Quand un homme constate les résultats du mouvement général
que se partagent toutes les créations suivant leur faculté
d'absorption, vous le proclamez savant par excellence, comme si le génie
consistait à expliquer ce qui est. Le génie doit jeter
les yeux au-delà des effets ! Tous vos savants riraient, si vous
leur disiez : " Il est des rapports si certains entre deux êtres
dont l'un serait ici, l'autre à Java, qu'ils pourraient au même
instant éprouver la même sensation, en avoir la conscience,
s'interroger, se répondre sans erreur ! " Néanmoins il
est des substances minérales qui témoignent de sympathies
aussi lointaines que celles dont je parle. Vous croyez à la puissance
de l'électricité fixée dans l'
aimant, et vous niez
le pouvoir de celle que dégage l'
âme. Selon vous, la
lune,
dont l'
influence sur les marées vous paraît prouvée, n'en
a aucune sur les vents, ni sur la végétation, ni sur les
hommes ; elle remue la mer et ronge le verre, mais elle doit respecter
les malades ; elle a des rapports certains avec une moitié de
l'humanité, mais elle ne peut rien sur l'autre. Voilà
vos plus riches certitudes.
Allons plus loin ! Vous croyez à
la Physique ? Mais votre physique commence comme la
religion catholique,
par un acte de foi. Ne reconnaît-elle pas une
force externe, distincte
des
corps, et auxquels elle communique le mouvement ? Vous en voyez
les effets, mais qu'est-ce ? Où est-elle ? Quelle est son
essence,
sa vie ? A-t-elle des limites ? Et vous niez
Dieu !...
Ainsi, la plupart de vos axiomes scientifiques,
vrais par rapport à l'homme, sont
faux par rapport à l'ensemble.
La science est une, et vous l'avez partagée. Pour savoir le sens
vrai des lois phénoménales, ne faudrait-il pas connaître
les corrélations qui existent entre les phénomènes
et la loi d'ensemble ? En toute chose, il est une apparence qui frappe
vos sens ; sous cette apparence, il se meut une
âme : il y a le
corps et la faculté. Où enseignez-vous l'étude
des rapports qui lient les choses entre elles ? Nulle part. Vous n'avez
donc rien d'absolu ? Vos thèmes les plus certains reposent sur
l'analyse des Formes matérielles dont l'
Esprit est sans cesse
négligé par vous. Il est une science élevée
que certains hommes entrevoient trop tard, sans oser l'avouer. Ces hommes
ont compris la nécessité de considérer les
corps,
non-seulement dans leurs propriétés mathématiques,
mais encore dans leur ensemble, dans leurs affinités
occultes.
Le plus grand d'entre vous a deviné, sur la fin de ses
jours,
que tout était cause et effet réciproquement ; que les
mondes visibles étaient coordonnés entre eux et soumis
à des mondes invisibles. Il a gémi d'avoir essayé
d'établir des préceptes absolus ! En comptant ses mondes,
comme des grains de raisin semés dans l'éther, il en avait
expliqué la cohérence par les lois de l'attraction planétaire
et moléculaire ; vous avez salué cet homme ! Eh ! bien,
je vous le dis, il est mort au désespoir. En supposant égales
les
forces centrifuge et centripète qu'il avait inventées
pour se rendre raison de l'univers, l'univers s'arrêtait, et il
admettait le mouvement dans un sens indéterminé néanmoins
; mais en supposant ces
forces inégales, la confusion des mondes
s'ensuivait aussitôt. Ses lois n'étaient donc point absolues,
il existait un problème encore plus élevé. La liaison
des astres entre eux et l'action centripète de leur mouvement
interne ne l'a donc pas empêché de chercher le cep d'où
pendait sa grappe ? Le malheureux ! Plus il agrandissait l'espace, plus
lourd devenait son fardeau. Il vous a dit comment il y avait
équilibre
entre les parties ; mais où allait le tout ? Il contemplait l'étendue,
infinie aux yeux de l'homme, remplie par ces groupes de mondes dont
une portion minime est accusée par notre télescope, mais
dont l'immensité se révèle par la rapidité
de la lumière. Cette contemplation sublime lui a donné
la perception des mondes
infinis qui, plantés dans cet espace
comme des
fleurs dans une prairie, naissent comme des
enfants, croissent
comme des hommes, meurent comme des vieillards, vivent en s'assimilant
dans leur atmosphère les substances propres à les alimenter,
qui ont un centre et un principe de vie, qui se garantissent les uns
des autres par une aire ; qui, semblables aux plantes, absorbent et
sont absorbés, qui composent un ensemble doué de vie,
ayant sa destinée. A cet aspect, cet homme a tremblé !
Il savait que la vie est produite par l'union de la chose avec son principe,
que la mort ou l'inertie, qu'enfin la pesanteur est produite par une
rupture entre un objet et le mouvement qui lui est propre ; alors il
a pressenti le craquement de ces mondes, abîmés si
Dieu leur
retirait sa Parole. Il s'est mis à chercher dans l'Apocalypse
les traces de cette Parole ! Vous l'avez cru fou, sachez-le donc : il
cherchait à se faire pardonner son génie. Wilfrid, vous
êtes venu pour me prier de résoudre des équations,
de m'enlever sur un nuage de
pluie, de me plonger dans le Fiord, et
de reparaître en
cygne. Si la science ou les miracles étaient
la fin de l'humanité, Moïse vous aurait légué le
calcul des fluxions ; Jésus-Christ vous aurait éclairé
les obscurités de vos sciences ; ses apôtres vous auraient dit
d'où sortent ces immenses traînées de gaz ou de métaux
en
fusion, attachées à des noyaux qui tournent pour se
solidifier en cherchant une place dans l'éther, et qui entrent
quelquefois violemment dans un système quand elles se combinent
avec un
astre, le heurtent et le brisent par leur choc, ou le détruisent
par l'infiltration de leurs gaz mortels. Au lieu de vous faire vivre
en
Dieu,
saint Paul vous eût expliqué comment la nourriture
est le lien secret de toutes les créations et le lien évident
de toutes les Espèces animées. Aujourd'hui le plus grand
miracle serait de trouver le
carré égal au cercle, problème
que vous jugez impossible, et qui sans doute est résolu dans
la marche des mondes par l'intersection de quelque ligne mathématique
dont les enroulements apparaissent à l'œil des
esprits parvenus
aux
sphères supérieures. Croyez-moi, les miracles sont
en nous et non au dehors. Ainsi se sont accomplis les faits naturels
que les peuples ont crus surnaturels.
Dieu n'aurait-il pas été
injuste en témoignant sa puissance à des
générations,
et refusant ses témoignages à d'autres ? La verge d'
airain
appartient à tous. Ni Moïse, ni Jacob, ni
Zoroastre, ni Paul,
ni Pythagore, ni Swedenborg, ni les plus obscures Messagers, ni les
plus éclatants Prophètes de
Dieu, n'ont été
supérieurs à ce que vous pouvez être. Seulement
il est pour les nations des heures où elles ont la foi. Si la
science matérielle devait être le but des efforts humains,
avouez-le, les sociétés, ces grands foyers où les
hommes se sont rassemblés, seraient-ils toujours providentiellement
dispersés ? Si la civilisation était le but de l'Espèce,
l'intelligence périrait-elle ? resterait-elle purement individuelle
? La grandeur de toutes les nations qui furent grandes, était
basée sur des exceptions : l'exception cessée, morte fut
la puissance. Les
Voyants, les Prophètes, les Messagers n'auraient-ils
pas mis la main à la Science au lieu de l'appuyer sur la Croyance,
n'auraient-ils pas frappé sur vos cerveaux au lieu de
toucher
à vos
cœurs ? Tous sont venus pour pousser les nations à
Dieu ; tous ont proclamé la voie sainte en vous disant les simples
paroles qui conduisent au royaume des cieux ; tous embrasés d'
amour
et de foi, tous inspirés de cette parole qui plane sur les populations,
les enserre, les
anime et les fait lever, ne l'employaient à
aucun intérêt humain. Vos grands génies, des poètes,
des rois, des savants sont engloutis avec leurs villes et le
Désert
les a revêtus de ses manteaux de sable ; tandis que les noms de
ces bons pasteurs, bénis encore, surnagent aux désastres.
Nous ne pouvons nous entendre sur aucun point. Nous sommes séparés
par des abîmes : vous êtes du côté des ténèbres,
et moi je vis dans la vraie lumière. Est-ce cette parole que
vous avez voulue ? je la dis avec joie, elle peut vous changer. Sachez-le
donc, il y a les sciences de la matière et les sciences de l'
esprit.
Là où vous voyez des
corps, moi je vois des
forces qui
tendent les unes vers les autres par un mouvement générateur.
Pour moi, le caractère des
corps est l'indice de leurs principes
et le signe de leurs propriétés. Ces principes engendrent
des affinités qui vous échappent et qui sont liées
à des centres. Les différentes espèces où
la vie est distribuée, sont des sources incessantes qui correspondent
entre elles. A chacune sa production spéciale. L'homme est effet
et cause ; il est alimenté, mais il alimente à son tour.
En nommant
Dieu le créateur, vous le rapetissez ; il n'a créé,
comme vous le pensez, ni les plantes, ni les
animaux, ni les astres
; pouvait-il procéder par plusieurs moyens ? N'a-t-il pas agi
par l'unité de
composition ? Aussi, a-t-il donné des principes
qui devaient se développer, selon sa loi générale,
au gré des milieux où ils se trouveraient. Donc, une seule
substance et le mouvement ; une seule plante, un seul
animal, mais des
rapports continus. En effet, toutes les affinités sont liées
par des similitudes contiguës, et la vie des mondes est attirée
vers des centres par une aspiration affamée, comme vous êtes
poussés tous par la faim à vous nourrir. Pour vous donner
un exemple des affinités liées à des similitudes,
loi secondaire sur laquelle reposent les créations de votre pensée
; la musique, art céleste, est la mise en uvre de ce principe
: n'est-elle pas un ensemble de sons harmoniés par le Nombre
? Le son n'est-il pas une modification de l'
air, comprimé, dilaté,
répercuté ? Vous connaissez la
composition de l'
air :
azote, oxygène et carbone. Comme vous n'obtenez pas de son dans
le vide, il est clair que la musique et la voix humaine sont le résultat
de substances chimiques organisées qui se mettent à l'unisson
des mêmes substances préparées en vous par votre
pensée, coordonnées au moyen de la lumière, la
grande nourrice de votre globe : avez-vous pu contempler les amas de
nitre déposés par les neiges, avez-vous pu voir les décharges
de la foudre, et les plantes aspirant dans l'
air les métaux qu'elles
contiennent, sans conclure que le
soleil met en
fusion et distribue
la subtile
essence qui nourrit tout ici-bas ? Comme l'a dit Swedenborg,
la terre est un homme ! Vos sciences actuelles, ce qui vous fait grands
à vos propres yeux, sont des misères auprès des
lueurs dont sont inondés les
Voyants. Cessez, cessez de m'interroger,
nos langages sont différents. Je me suis un moment servi du vôtre
pour vous jeter un éclair de foi dans l'
âme, pour vous
donner un pan de mon manteau, et vous entraîner dans les belles régions
de la Prière. Est-ce à
Dieu de s'abaisser à vous
? n'est-ce pas vous qui devez vous élever à lui ? Si la
raison humaine a sitôt épuisé l'échelle de ses
forces en y étendant
Dieu pour se le démontrer sans y
parvenir, n'est-il pas évident qu'il faut chercher une autre
voie pour le connaître ? Cette voie est en nous-mêmes. Le
Voyant
et le Croyant trouvent en eux des yeux plus perçants que ne le
sont les yeux appliqués aux choses de la terre et aperçoivent
une
Aurore. Entendez cette vérité ? Vos sciences les plus
exactes, vos méditations les plus hardies, vos plus belles Clartés
sont des Nuées. Au-dessus, est le
Sanctuaire d'où jaillit
la vraie lumière.
Elle s'assit et garda le silence, sans que son
calme visage accusât la plus légère de ces trépidations
dont sont saisis les orateurs après leurs improvisations les
moins courroucées.
Wilfrid dit à monsieur Becker, en se penchant
vers son oreille : - Qui lui a dit cela ?
- Je ne sais pas, répondit-il.
- Il était plus doux sur le Falberg, se
disait Minna.
Séraphîta se passa la main sur les yeux
et dit en souriant : - Vous êtes bien pensifs, ce soir, messieurs.
Vous nous traitez, Minna et moi, comme des hommes à qui l'on
parle politique ou commerce, tandis que nous sommes de jeunes filles
auxquelles vous devriez faire des contes en prenant le thé, comme
cela se pratique dans nos veillées de Norwége. Voyons,
monsieur Becker, racontez-moi quelques-unes des
Saga que je ne sais
pas ?
Celle de Frithiof, cette chronique à laquelle vous croyez
et que vous m'avez promise. Dites-nous cette
histoire où le fils
d'un paysan possède un navire qui parle et qui a une
âme
? Je rêve de la frégate Ellida ! N'est-ce pas sur cette
fée à voiles que devraient naviguer les jeunes filles
?
- Puisque nous revenons à Jarvis, dit Wilfrid
dont les yeux s'attachaient à Séraphîta comme ceux d'un
voleur caché dans l'ombre s'attachent à l'endroit où
gît le trésor, dites-moi, pourquoi vous ne vous mariez pas?
- Vous naissez tous veufs ou veuves, répondit
elle, mais mon
mariage était préparé dès
ma naissance, et je suis fiancée...
- A qui ? dirent-ils tous à la fois.
- Laissez-moi mon secret, dit-elle. Je vous promets,
si notre père le veut, de vous convier à ces noces mystérieuses.
- Sera-ce bientôt ?
- J'attends.
Un long silence suivit cette parole.
- Le printemps est venu, dit Séraphîta,
le fracas des
eaux et des glaces rompues commence, ne venez-vous pas
saluer le premier printemps d'un nouveau siècle ?
Elle se leva suivie de Wilfrid, et ils allèrent
ensemble à une fenêtre que David avait ouverte. Après
le long silence de l'
hiver, les grandes
eaux se remuaient sous les glaces
et retentissaient dans le Fiord comme une musique, car il est des sons
que l'espace épure et qui arrivent à l'oreille comme des
ondes pleines à la fois de lumière et de fraîcheur.
- Cessez, Wilfrid, cessez d'enfanter de mauvaises
pensées dont le triomphe vous serait pénible à
porter. Qui ne lirait vos désirs dans les étincelles de
vos regards ? Soyez bon, faites un pas dans le bien ? N'est-ce pas aller
au-delà de l'aimer des hommes que de se sacrifier complètement
au bonheur de celle qu'on aime ? Obéissez-moi, je vous mènerai
dans une voie où vous obtiendrez toutes les grandeurs que vous
rêvez, et où l'
amour sera vraiment
infini.
Elle laissa Wilfrid pensif.
- Cette douce créature est-elle bien la
prophétesse qui vient de jeter des éclairs par les yeux,
dont la parole a tonné sur les mondes, dont la main a manié
contre nos sciences la
hache du doute ? Avons-nous veillé pendant
quelques moments ? se dit-il.
- Minna, dit Séraphîtüs en revenant
auprès de la fille du pasteur, les
aigles volent où sont
les cadavres, les
colombes volent où sont les sources vives,
sous les ombrages verts et paisibles. L'
aigle monte aux cieux, la
colombe
en descend.
Cesse de t'aventurer dans une région où tu
ne trouverais ni sources, ni ombrages. Si naguère tu n'as pu
contempler l'abîme sans être brisée, garde tes
forces pour
qui t'aimera. Va, pauvre fille, tu le sais, j'ai ma fiancée.
Minna se leva et vint avec Séraphîtüs
à la fenêtre où était Wilfrid. Tous trois
entendirent la Sieg bondissant sous l'effort des
eaux supérieures,
qui détachaient déjà des
arbres pris dans les glaces.
Le Fiord avait retrouvé sa voix. Les illusions étaient
dissipées. Tous admirèrent la nature qui se dégageait
de ses entraves et semblait répondre par un sublime accord à
l'
Esprit dont la voix venait de la réveiller.
Lorsque les trois hôtes de cet être mystérieux
le quittèrent, ils étaient remplis de ce sentiment vague
qui n'est ni le sommeil, ni la torpeur, ni l'étonnement, mais
qui tient de tout cela qui n'est ni le crépuscule, ni l'aurore,
mais qui donne soif de la lumière. Tous pensaient.
- Je commence à croire qu'elle est un
Esprit
caché sous une forme humaine, dit monsieur Becker.
Wilfrid, revenu chez lui, calme et convaincu, ne
savait comment lutter avec des
forces si divinement majestueuses.
Minna se disait : - Pourquoi ne veut-il pas que je l'aime ?