Dans le numéro de
juin 1954,
Mercurius in Libra a rendu compte du livre récent de Louis Pauwells
Monsieur
Gurdjieff. Sa conclusion en est fort prudemment exprimée
par une citation imagée de Tchoang-Tseu. Je désire mettre plus fortement
en
relief les dangers de pratiques que certains disent inspirées des doctrines
hindoues ou thibétaines (plus ou moins déviées), et dégager
les raisons profondes de ces dangers.
Je ne prétends
pas donner une solution définitive, ni complète, à ce problème
complexe. Ma contribution, modeste, sera d'indiquer aux chercheurs qualifiés
une voie qui leur permettra de mieux explorer un domaine resté singulièrement
mystérieux.
*
* * J'ai
exposé comment
[Note de l'auteur : "Tradition et Hylozoïsme"-
Le Symbolisme, N° 298.], la pensée étant considérée
comme un phénomène du même type que la lumière, le
cerveau constitue un émetteur d'ondes porteuses de corpuscules dits
idéons
[Note de l'auteur : D'autres auteurs, et mon ami le Professeur P.
Chevallier, usent du mot "psychons" pour désigner les mêmes
corpuscules encore hypothétiques.], qui peuvent être réfléchies,
réfractées ou polarisées par les objets sur lesquels elles
sont projetées. Elles peuvent alors revenir au cerveau (et peut-être
à d'autres centres nerveux jouant comme lui le rôle de récepteurs),
et les altérations subies sont capables de fournir des
éléments
d'information sur l'objet réfléchissant, réfractant ou polarisant.
Dans l'immense majorité des cas, ces messages en retour,
ces "
échos", n'atteignent pas le niveau du "
conscient".
Ils ne provoquent alors que des réactions diffuses qui, si elles ne s'évanouissent
pas purement et simplement, sont obscurément emmagasinées et pourront,
par accumulation et association avec d'autres apports, contribuer dans les cas
favorables à l'éclosion de certaines "
intuitions".
Ces intuitions sont en fait des "
interprétations"
des messages apportés par les échos. Mais, n'étant ni raisonnées
ni contrôlées, ces interprétations sont généralement
incomplètes et plus ou moins entachées d'erreur.
Je considère que les ascèses traditionnelles, tout comme
la vieille
rhabdomancie et la moderne radiesthésie dans leurs domaines
particuliers, constituent
justement des méthodes, des techniques capables
de raisonner et de contrôler ces interprétations, donc de fournir
à des sujets bien doués et correctement entraînés,
le moyen de déchiffrer plus fidèlement les messages enregistrés.
*
* * Pour
illustrer cette thèse, je prends le cas du "sourcier" à
la recherche d'une nappe d'
eau.
Son cerveau projette des ondes porteuses d'idéons.
Quand elles rencontrent une nappe, elles sont réfléchies, réfractées
ou polarisées de telle sorte que leurs échos provoquent chez l'opérateur
qui les reçoit des réactions nerveuses aboutissant à des
contractions musculaires du bras et de la main. La baguette ou le pendule ne sont
que des amplificateurs rendant visibles ces réactions.
Le principe de ce mécanisme étant bien compris, abordons
le problème des ascèses qui se proposent de donner à ceux
qui les pratiquent la faculté de commander dans la machine humaine le fonctionnement
d'organes que la nature a placés normalement hors du contrôle de
l'intellect et de la volonté.
L'
ascète
possédant les dons nécessaires est d'abord soumis à un entraînement
visant à le rendre capable de s'abstraire du milieu extérieur, de
tendre comme un "rideau de fer" entre ce milieu et sa propre personne
sur laquelle il peut alors concentrer toute son attention, condition majeure du
travail auquel il devra se consacrer.
Parvenu à
ce stade, il s'exercera à se libérer des servitudes de la pensée
discursive. Il établira en lui quelque chose comme un profond silence intérieur
grâce auquel il "
s'écoutera vivre" en quelque sorte
: il sera alors en état de percevoir les "
échos"
de sa pensée projetée "
à l'état naissant"
sur telle partie, sur tel organe de son propre
corps.
Cet organe, dont il n'a qu'une superficielle et très vague notion dans
l'existence normale, lui devient directement perceptible, et son fonctionnement
lui étant désormais sensible ne sera plus régi par les seuls
réflexes, mais pourra dépendre aussi de la volonté consciente.
Tel est, en un schéma très simplifié,
l'économie générale des divers systèmes d'ascèse
créateurs des états dits "
supérieurs" ou
"
transcendants" qui seraient une préparation à
la "
libération totale" ou "
retour à Brahma".
En vérité, il n'y a là rien de surnaturel,
de merveilleux ou d'
occulte. C'est l'application de l'adage savoir pour pouvoir
et, en l'espèce, plus précisément de cette variante : connaître
les moyens d'action de la nature et les utiliser pour agir sur elle (mais non
contre elle). C'est le secret transmis d'une manière voilée et diffuse
par certaines
initiations.
*
* * La
question qui doit être examinée maintenant est : quelles seront les
conséquences de l'intrusion de la volonté consciente dans des fonctions
vitales que la nature a organisées en les soustrayant à son contrôle
?
La Vie (qui est le véritable Grand Architecte
de l'Univers, qui n'a rien créé, mais tout édifié
non selon un plan préétabli, mais au gré d'un processus expérimental
étalé sur des millions, des milliards d'années processus
qui a mis en
jeu,
sinon toutes les chances possibles, au moins toutes celles de
suffisante probabilité), la Vie, dis-je, a, du fait même du caractère
de son action, réalisé pour chaque être la construction architecturale
qui lui assure les meilleures conditions de développement et de durée
dans son milieu.
De cette
conception hylozoïste
de l'évolution, il découle que si, à l'origine, le hasard
a seul présidé à l'élaboration .des constructions
architecturales de la Vie, son rôle s'est progressivement réduit,
amenuisé à mesure que le
jeu des chances a éliminé
les solutions instables et insuffisantes et que l'organisation est devenue plus
parfaite. L'intelligence apparente de la Vie Grand Architecte est la résultante
de l'établissement expérimental d'un
équilibre et d'une coordination
commandés par la nature des choses.
Donc, si la construction architecturale
qu'est l'être humain s'est trouvée réalisée
en mettant les fonctions vitales essentielles hors du contrôle
de la volonté consciente, il s'ensuit logiquement que
cette solution comporte le maximum de chances de stabilité
et de durée.
La réponse à la question
ci-dessus semblerait donc devoir être totalement négative.
Il convient cependant d'être prudent. Une conclusion radicale
condamnerait la médecine qui peut apparaître elle
aussi comme une intervention de la volonté consciente
dans les fonctions vitales
[Note
de l'auteur : On rejoindrait ainsi la thèse des "Témoins
du Christ revenu" et l'on sait où cela conduit.].
Mais, fondée sur une longue suite d'observations et d'expériences,
elle ne doit intervenir légitimement que pour corriger
les troubles de l'organisme, et la saine méthode consistera
non à violenter la nature, mais à l'aider à
rétablir la santé du malade.
[Note
de l'auteur : C'est ce qu'exprimait Ambroise Paré : «
Je le pansai ; Dieu le guérit ».] Du point de
vue hylozoïste, il conviendra donc avant
de passer condamnation, d'examiner si l'ascèse considérée
repose sur les mêmes bases d'observation et d'expérience et si elle
se donne aussi pour objectif de remédier aux défaillances, non seulement
spirituelles et morales, mais physiques, avec le même souci de collaboration
avec la nature, et de se poser la question : comment et sous quel contrôle
cette ascèse exerce son action ?
*
* *
Une remarque importante trouve sa place ici. L'évolution des êtres
provoquée par la faculté organisatrice de la Vie est évidemment
déterminée à tout moment par les conditions antérieures
du milieu et par l'hérédité. Etant donnée la lenteur
du processus, il y a conséquemment un retard entre les réalisations
de la Vie et leurs causes. L'
adaptation au milieu est déjà dépassée
quand elle devient effective. Ce "
déphasage" est le fait
de tous les empirismes, et celui de la Vie n'y échappe pas : il est d'ailleurs
aussi le moteur qui assure la continuité de l'évolution. Il peut
même arriver que ce déphasage prenne des allures explosives quand
certains facteurs viennent à croître en progression géométrique
alors que d'autres ne varient qu'en
progression arithmétique. C'est peut-être
là la cause de certaines mutations brusques, de grandes transformations
qui, à certaines époques, ont profondément modifié
l'aspect de notre planète. L'apparition de la vie sous son aspect biologique
est probablement la résultante d'un de ces déphasages explosifs.
C'est alors que s'est amorcée autour de la
Terre la formation de ce que
le P. Teilhard de Chardin a dénommé la "biosphère".
Dans la couche supérieure de cette biosphère constituée par
l'humanité, nous assistons visiblement au développement d'une autre
poussée explosive : elle résulte .du développement à
loi exponentielle des facultés de l'homme sur certains plans (particulièrement
en sciences et en techniques) alors que son développement sur d'autres
plans (moral, spirituel) paraît presque stationnaire ou ne s'effectue que
selon une loi linéaire à faible raison. En résultera-t-il
l'avènement de ce que le Père appelle la "noosphère"
? (expression qui me paraît singulièrement optimiste en raison
justement
de la quasi-stagnation au moins apparente du "noos" proprement dit).
Si cette
vue de l'
esprit correspond à
une réalité, on peut inférer que les ascèses
découlant vraiment de la Tradition telle que je l'ai
définie dans de précédents articles (celle
qui résume les lois évolutives) peuvent s'insérer
valablement dans le proces sus du développement de la
conscience seconde (conscience de conscience) qui est la condition
de cet enfantement.
*
* *
Toutefois, si intéressante qu'elle puisse être par les
horizons qu'elle
ouvre, la remarque qui précède déborde le cadre de la présente
étude, et j'y rentre pour conclure sur son objet, qui n'est point de peser
les chances d'une anticipation, mais de voir un peu plus clair dans une question
actuelle.
La pratique des ascèses, des
yogas,
est-elle bénéfique ou non ? Ce qui précède permet
seulement de dire que si les méthodes proposées sont authentiquement
traditionnelles, donc
fruit d'observations et d'expériences millénaires,
elles sont la réplique, le reflet fidèle des méthodes mêmes
de la Vie, elles vont dans le sens de son évolution. Elles doivent donc
être bénéfiques à condition qu'elles soient correctement
appliquées.
Mais comment reconnaître une
tradition authentique ? Parmi celles qui s'offrent à nous en est-il une
qui le soit sans mélange ? Le mode en grande partie oral de leur transmission,
le mode
symbolique de leur expression qui permet plusieurs interprétations
rend la réponse singulièrement hasardeuse. Hasardeuse aussi la réponse
à la seconde question : l'application de la méthode est-elle correcte
?
En dernière analyse, on se trouve conduit à
conclure que dans la présente période tout repose sur la valeur
personnelle du maître, du "guru". Tout repose d'abord sur son
degré de connaissance, sur son expérience, sur sa prudence. Tout
repose surtout sur sa
charité (au sens plein), car rien ne se fait sans
amour.
[Note de l'auteur : C'est ce qui semble avoir manqué à Gurdjieff.] C'est là une réponse décevante.
Je crois que c'est la seule réponse actuellement honnête.
Elle me conduit à formuler une fois de plus le vu
que les hommes de science ne négligent plus, ne dédaignent
plus les problèmes de la Tradition. Je sais ce que certains
de leurs aspects ont d'abord de rebutant pour des
esprits rompus
aux disciplines scientifiques. Je comprends la lassitude exprimée
par Jean Rostand dans son livre récent :
Ce
que je crois. N'étant rattaché
à aucune tradition, peut-être est-il passé
à côté de la vraie question. Je demande
à tous les Jean Rostand de ne point céder à
la lassitude et de consacrer une part de leur effort au problème
traditionnel.
Je pense que l'allure à tendance explosive de l'évolution humaine
est l'annonce d'une ère nouvelle. L'humanité sort de la petite enfance.
Il faudra la traiter demain non en bébé tenu en lisière et
bercé de beaux contes voilés, mais en adolescente capable de comprendre,
de marcher seule, de choisir sa route.
Encore faut-il
que les abords des sentiers possibles soient débroussaillés par
une science sans oeillères retrouvant, "
restituant" la
Tradition et prenant le relais des traditions obscurcies et devenues par trop
aléatoires, ce qui les rend dangereuses en certaines mains.