IV LES DEUX DON QUICHOTTE
Il n'y a qu'un Cervantès, mais il y a deux Don Quichotte. Beaucoup, parmi les admirateurs du premier, ignorent le second ou le méconnaissent sur la foi de Cervantès lui-même, qui termine ainsi son dernier chapitre :
« Oui, pour moi seul naquit
Don Quichotte et moi pour lui. Il sut opérer et moi écrire. Il n'y a que nous seuls qui ne fassions qu'un, en dépit de l'écrivain supposé de Tordésillas, qui osa ou qui oserait écrire avec une plume d'autruche grossière et mal affilée les exploits de mon valeureux chevalier. »
L'écrivain supposé de Tordésillas signait Fernandez Avellaneda : on n'a pu jusqu'ici l'identifier.
En 1514 parut à
Tarragone le second volume de l'ingénieux hidalgo
Don Quichotte de la manche contenant le récit de sa troisième sortie et la cinquième partie de ses aventures.
Depuis 1605, Cervantès avait laissé son héros dans la cage de
bois, ramené à son village sous l'escorte du barbier et du curé. Il éprouva un violent dépit à voir son uvre continuée par un intrus et il se hâta de publier sa seconde partie (1615). Les derniers chapitres débordent de rancoeur contre le coucou littérateur qui venait si audacieusement planter sa plume dans le nid de son invention.
Par un fanatisme rare et curieux, les admirateurs de Cervantès décrièrent la contrefaçon d'Avellanada et même brûlèrent
nombre d'exemplaires : ce qui la rend fort rare, quoiqu'elle ait eu deux éitions, outre celle de
Tarragone.
Or, il se trouve, aux yeux du lecteur indépendant, que le pseudo Cervantès a un talent réel. Il dit dans son prologue :
« L'
histoire de
Don Quichotte est presque entièrement une comédie ; elle ne peut et ne doit donc pas aller sans prologue. Voilà pourquoi j'écris celui-ci en tête de cette seconde partie des hauts faits du héros... Sans doute Cervantès ne trouvera pas ici la supériorité de son talent, ni l'abondance de relations fidèles qui se rencontre sous sa main. Ici, je mets
sa main. Cervantès nous apprend qu'il n'en a qu'une ; aussi pouvons-nous dire de lui qui parle tant et de tant de choses, que vieux par l'âge quoique jeune d'
esprit, il a plus de langue que de mains. Sans doute encore Cervantès se plaindra de mon travail, il dira que je lui enlève le profit de la seconde partie, du moins il reconnaîtra que nous tendons tous deux à une même fin qui est de combattre à outrance les livres de chevalerie... La suite qu'on va lire diffère beaucoup de l'uvre de Cervantès d'autant que mon
humeur est le contraire de la sienne... »
Le lecteur s'intéressera probablement à l'analyse de ce curieux ouvrage.
Don Quichotte persuadé qu'il devait subir un enchantement de soixante et dix années se résig et par de pieuses lectures prépare son salut, se plaint à
La Fleur des saints où il est question de saints errants et mendiants.
Sancho apporte, entre temps, un roman de chevalerie que lisaient les jeunes gens d'Argamasilla et l'imagination de l'hidalgo de nouveau s'enflamme. Des seigneurs de
Grenade se rendant aux tournois de Saragosse séjournent dans le bourg ; l'un d'eux loge chez
Don Quichotte et lui laisse à garder une armure milanaise.
Comme
Achille à Scyros se révèle à la
vue d'une
épée, notre héros ne résiste pas à la
vue du harnois chevaleresque ; il l'endosse, il a tôt fait de convaincre Sancho et voilà le
preux et son écuyer en chemin pour Saragosse.
Comme autrefois, la moindre rencontre devient fantastique ou romanesque, les auberges semblent des manoirs et Maritorne apparaît une princesse réduite en esclavage par un sorcier.
Bientôt
Don Quichotte s'intitule le
chevalier sans amour, il renie Dulcinée du Toboso ; et comme auparavant il voulait faire confesser aux passants que sa maîtresse était la perle du monde, maintenant, il entend contraindre les gens à déclarer qu'aucune femme ne mérite d'être aimée. Il s'en prend au gardien d'une melonnière qui le met en mauvais point ; et continue sa route, après sa convalescence.
Le Sancho de Avellaneda manque un peu d'ingénuité, il parle de tuer à Saragosse une grosse de
géants et de Fierabras, de rapporter six
géants en saumure et de faire tous les habitants du village, au moins,
chanoines de Tolède !
A peine arrivé,
Don Quichotte s'érige en justicier, il tente de délivrer un homme condamné au fouet. On l'emprisonne et il ne doit sa délivrance qu'au seigneur de
Grenade, celui qui lui avait laissé l'armure milanaise et qui, reconnaissant son hôte aux cris que pousse Sancho devant la prison, parle au
juge, délivre l'hidalgo et lui offre à son tour l'hospitalité.
L'ingénieux visionnaire trouve chez les amis du seigneur de
Grenade un accueil indulgent. Il court la bague, en reçoit le prix, pour l'offrir à la plus indigne d'être aimée, parce qu'il s'appelle maintenant le chevalier sans
amour.
Comme le
preux voit un
géant qui le provoque à combattre à Madrid sous quarante
jours serait long à conter ; mais il accepte le cartel et se met en route. De nombreuses rencontres fournissent des épisodes et des dissertations. Des soldats, des
chanoines, passent, picaresques et pittoresques. A Ségovie, Sancho affiche partout les défis de son maître et pour cela tâte de la prison ; mais l'humeur chevaleresque le prend par contagion et il sauve une vieille aubergiste liée demi-nue à un
arbre par des brigands. Laconversion de Sancho à l'héroïsme, quoique peu sincère et peu profonde, gâte sa physionomie de bas jouisseur et de raisonneur terre à terre. Il n'est pas dans le caractère de l'écuyer de chercher querelle et d'obliger son adversaire à s'en aller faire amende honorable, corde au cou, à Mme Sancho, ou de prendre la vieille aubergiste pour la reine Zénobie.
A Alcala, le trio rencontre à l'auberge une troupe de comédiens qui joue
L'imposture punie de Lope de Vega. Cette imposture est celle d'un fils dénaturé qui accuse sa propre mère d'adultère avec un domestique.
Don Quichotte s'indigne et provoque l'acteur qui joue le mauvais fils.
Alcala est le théâtre d'autres clémences. Au bruit d'une fanfare, qui pour
Don Quichotte annonce toujours un tournoi, il s'arme de pied en cap et sort, la lance au poing.
Les étudiants promènent un char
allégorique où trônent les
Vertus qui ne sont que des étudiants costumés, mais qui paraissent à
Don Quichotte des princesses opprimées. Naturellement il veut les délivrer et se fait assommer une fois de plus.
Nous suivons notre visionnaire à Madrid où il retrouve le seigneur de
Grenade. Celui-ci
amène l'hidalgo dans son palais, et de concert avec ses amis il feint de le prendre au sérieux.
Quand on a accepté le cartel d'un
géant, on ne l'oublie pas ; et notre héros, au
jour dit, se trouve en présence d'un
géant de carton qu'
anime un laquais. Il s'avance avec sa bravoure habituelle, le cartonnage s'effondre pour laisser voir une
dame en grand apparat. C'est Barberine, fille du roi de Tolède, qui lui demande, an nom de son père, l'aide de sa fameuse
épée.
Le seigneur de
Grenade et ses amis s'inquiètent cependant des effets de leur
mystification qui achève d'affoler l'illuminé de la Manche.
Ce qu'il trouve de mieux est de mener
Don Quichotte à l'hospice des fous sous
couleur de le présenter au roi de Tolède. Auparavant la reine Zénobie a été mise au
couvent et Sancho a pris du service dans une maison où l'on mange bien.
Celui qui appelait
Don Quichotte le Benjamin des
enfants de son
esprit n'aurait jamais eu ni le mauvais cur ni le mauvais
goût de le mettre parmi les aliénés.
Avellaneda se proposait-il de continuer sa contrefaçon ? Il semble l'annoncer en écrivant :
« On assure que notre héros sortit de l'asile tout à fait guéri mais sa fantaisie le reprit bientôt ; il acheta un
cheval, attendu que Rossinante avait fini ses
jours au service de l'asile et il parcourut la Vieille-Castille où lui arriva des aventures inouïes sous le nom de
chevalier des misères. Il se trouvera une plume meilleure que la nôtre pour les rendre célèbres. »
On admire de l'excellent comique dans cet ouvrage ignoré et méprisé à tort. M. Salva a dit : « Si le
Don
Quichotte de Cervantès n'existait pas, celui d'Avellaneda serait le meilleur roman de l'Espagne. » Germond de Lavigne avait annoncé une traduction de ce fameux
apocryphe, qui supporte la lecture et pourrait aisément passer pour l'uvre de Cervantès.
Récemment, une manifestation Honorait le blessé de Lépante. L'occasion était belle pour réformer le
jugement des manuels littéraires. On
lit partout que Cervantès écrivit son livre pour ruiner le prestige des romans de chevalerie et disperser au souffle du bon sens la fantasmagorie
idéaliste. Devant la critique, Cervantès représente un homme plein de
goût et de raison qui s'élève, à la Boileau, contre un genre
faux et qui se moque de la matière chevaleresque comme Molière du ton précieux. Malheureusement les commentateurs ont été paresseux et ne lurent jamais l'uvre entière de Cervantès.
En 1615, en dédiant la seconde partie du
Don
Quichotte au comte de Lemos, il annonçait
Persilès
et Sigismonde qu'il considérait comme son chef-d'uvre
et qui, de l'avis des Espagnols, est écrit avec infiniment plus de soin
et de correction. On tient, au delà des monts, le
Persilès
comme l'ouvrage le plus classique de toute la littérature espagnole. Eh
bien ! le
Persilès objet de tant
de soins et sujet de tant d'orgueil est un roman de chevalerie aussi extravagant
que ceux brûlés par la nièce, le curé et le barbier,
et digne de prendre place auprès des Amadis. Ce livre très touffu,
plein de singularités, de prestiges et de sentiments
platoniciens, mériterait
une analyse. Il abonde en épisodes et contient trop d'actions diverses
pour supporter la narration. Toutefois, il démontre que Cervantès
pensait comme
Don Quichotte et non comme Sancho. Sa vie réelle, héroïque
et misérable fut celle d'un aventurier enthousiaste écrasé
par le sort. Valet de
chambre du
cardinal Acquavura, simple soldat après
trois campagnes, estropié à vingt-huit ans, esclave au bagne d'Alger,
Cervantès a connu toutes les misères et le
Don Quichotte qu'on prend
pour un colossal et radieux éclat de rire n'est autre chose que le ricanement
d'un désespéré, la plus étonnante plainte que l'individualisme
accablé ait fait entendre.
L'auteur a rêvé, comme son héros, d'aller
par le monde, « redressant toutes sortes de torts et s'exposant à
tant de rencontres et à tant de périls, qu'il acquit vu les surmontant
une éternelle renommée. »
Pour comprendre une critique, il faut connaître le
texte : et on s'est mépris sur
Don Quichotte parce qu'on se méprenait sur Amadis.
Amadiex (
aime Dieu), comme Aimons (
aimons),
Aymar (
aime art), est un parfait, c'est-à-dire un hérétique,
le pauvre de
Lyon, ancêtre du mouvement
franciscain et qui annonce le pauvre
d'Assise. Que signifie donc le chevalier à la Triste Figure, cette caricature
de Tristan ? Et comment concilier ces deux uvres écrites simultanément,
le
Don Quichotte et le
Persilès ?
Vers 1600, le grand espoir des hérétiques était
perdu. L'opposition gibeline achevait de se déformer, sous l'impulsion
luthérienne, et la secte désabusée, vaincue, dispersée,
chargea Cervantès de promulguer,
urbi et orbi, le désarmement
général. Cette
bulle de licenciement emprunta la forme littéraire,
puisque toute la
propagande albigeoise l'a revêtue. Mais cette fois, l'écriture
s'élevait à une telle perfection, le roman
sectaire se trouva être
un tel chef-d'uvre qu'il eut un sort beaucoup plus beau et plus durable que
son objet.
Lorsque
Montesquieu, le plus léger des hommes sérieux,
écrivait dans les
Lettres persanes
: « Les Espagnols n'ont qu'un bon livre, celui qui a montré le ridicule
de tous les autres », il voyait le talent comique et ignorait totalement
les uvres des troubadours et leur sens caché, et par conséquent
jugeait mal de leur parodie.
Si on répugne à voir dans le
Don
Quichotte une uvre inspirée par un mot d'ordre maçonnique,
elle garderait encore toute sa portée comme l'expression d'un poète
exceptionnellement malheureux et qui exhale sa rancur.
Nous savons que Cervantès était d'un caractère
ombrageux. Sa vie ne fut qu'une série ininterrompue de déboires.
En la racontant, il aurait produit un récit d'aventures, d'un intérêt
restreint il préféra se venger de cet
idéalisme qui l'avait
perdu et il blasphéma son
idéal, il bafoua ses illusions de
jeunesse,
il produisit sa propre caricature avec une telle intensité que l'humanité
amusée ne cessera jamais l'éclat de rire qui a salué cette
sinistre
composition.
Il ne s'agit pas, comme il paraît aux vignettes du
livre, d'une
conception démodée de la chevalerie, d'un homme qui
se trompe d'époque et veut refaire, au
XVIème siècle, des
gestes trop antérieurs et en désaccord avec le temps et les murs.
Le conflit s'élève beaucoup plus haut ; il pose l'antinomie de l'
idéalisme
individuel et du collectif social.
Don Quichotte en son cur vaut tous les
preux : son
courage égale celui du Cid et des chevaliers de l'Ardente
Epée,
mais son
armet n'est qu'un plat à barbe, son bras déçoit
perpétuellement son vu et il prend les marionnettes pour des Sarrasins.
Il est fou : mais il est fou de justice, de
charité, de vaillance. Les
héros n'ont été que des
Don Quichotte plus forts et à
leur place.
Abandonnant la relation du poème avec les étapes
de la conscience latine et les phases de la croyance et ne retenant que le sens
de cette comédie, nous obtenons la plus effroyable proposition du
pessimisme : l'
idéal individuel est utile et nuisible.
Non seulement ce chercheur de gloire ne récolte que
des huées, mais ce défaiseur de torts et réparateur d'
iniquités
ne fait aucun bien, et malgré son pur zèle, ne sauve ni n'aide personne.
L'
idéalisme ne représente socialement que du désordre : cela
est vrai, et toutefois singulièrement dangereux à déclarer.
Les
sectateurs de Mammon dès lors relèvent la tête : Cervantès
les a justifiés. Si on regarde profondément, on s'aperçoit
que tout est vil autour de
Don Quichotte. Le ridicule chevalier à la triste
figure incarne des vertus et même la sublimité, tandis que l'humanité
obtuse et grossière roule ses flots de médiocrité.
C'est parce que
Don Quichotte reste sympathique irrésistiblement,
qu'un partisan de l'
Eglise orthodoxe, sous le nom d'Avellaneda, chercha à
lui enlever le produit de sa seconde partie et à mener le héros
au cabanon.
Sous l'
armet de Mambrin, Tristan de Léonois était
encore très reconnaissable et nul en 1615 ne pouvait, s'y tromper ; mais
les orthodoxes, comme les hérétiques, avaient intérêt
à ne pas révéler le sens véritable d'un ouvrage qui
satisfaisait à la fois le parti romain par le ridicule jeté sur
la secte et la secte elle-même par le rayonnement d'intérêt
auréolant l'ingénieux hidalgo.
Walter Scott, en donnant le
Don Quichotte comme un chef-d'uvre de l'
esprit humain, savait-il
de quelle muse était inspiré ce poème comique qui termine
dans un éclat de bouffonnerie apparente cette immense littérature
des troubadours qui régna pendant cinq cents ans sur l'imagination occidentale.
« Je ne pardonnerai jamais à Cervantès
d'avoir fait
Don Quichotte ridicule », dit quelque part Mme Sophie Gay,
sans songer que l'homme aux rubans verts est un avatar de
Don Quichotte, malgré
les étroites bienséances dans lesquelles il se meut.
La gloire de Cervantès brillera d'un nouvel éclat,
le
jour où, après rire, quelqu'un découvrira que sa Comédie
humaine est, philosophiquement, le Bible dit Pessimisme.
L'auteur des
Lettres persanes
ignorait que Cervantès, en adressant la seconde partie de son
Ingénieux
hidalgo au
duc de Lemnos, annonçait
Persilès
et Sigismonde comme le « Benjamin de son intelligence ».
Ce
Persilès est un roman de chevalerie et ne le cède à aucun pour l'hérésie. Le blessé de Lépante
considérait
Persilès, comme son chef-d'uve et c'est à beaucoup près, le mieux écrit de ses ouvrages.
Après cela, que reste-t-il de l'opinion courante ?
Miguel de Saavedra éprouva toutes les infortunes :
il fut
Don Quichotte en chair et en os. Au lieu de nous raconter son
histoire
qui n'eût été qu'un roman d'aventures, il incarna le conflit de l'
idéalisme et de la réalité sous les traits d'un visionnaire et il écrivit, sous une apparence drôlatique, le plus violent des pamphlets contre la Providence.
Comme Sainte-Beuve lui-même ne voit Rabelais qu'en petit roi d'
Yvetot, entre les pots, buvant et riant à plein ventre, la critique a rangé le
Don Quichotte parmi les
compositions destinées au désopilement des rates.
Cervantès n'avait aucun motif de rire,
sinon celui de parler avec impunité. Sans s'arrêter aux hardiesses contre les institutions de l'époque, il jeta aux quatre vents du
ciel la plus redoutable des négations.
Qu'est-ce que
Don Quichotte ? Le
mystique qui se conforme héroïquement au plus haut
idéal qu'il conçoit. Il est vieux, il est laid, il monte une rosse, il parle un langage grotesquement ampoulé, et veut faire confesser aux marchands que Dulcinée est la plus belle princesse du monde. Certes, il y a de quoi s'esclaffer pour des muletiers. Il y a de quoi pleurer pour d'autres hommes. Le génie n'est-il pas ]'éternel
Don Quichotte qui provoque les passants occupés de leurs affaires, pour leur imposer sa vision de beauté ou de justice ?
Don Quichotte est le héros auquel manque la
force et qui aborde le domaine de l'action à l'état de rêve.
Hercule débile qui se fait assommer, c'est la plus noble dupe de ce monde qui appartient à Sancho et à sa lignée, en toute légitimité.
Il existe des dessins de Léonard où le maître a cherché la vieillesse caricaturale d'un beau type. Cervantès a peint l'agonie d'une
idéalité et de quelle
idéalité, de celle qui étincela avec le
glaive de
Godefroy et de
saint Louis !
Au siècle dernier, le prodigieux Wagner, dans son uvre suprême, a ressuscité
Don Quichotte sous les traits de Parsifal et personne ne l'a reconnu. Le fol, le pur ingénu ne commence-t-il pas, « atteignant au vol tout ce qui vole », par tuer le
cygne, par
frapper Kundry ? Mais il est jeune, il rencontre Guernemanz qui le fait assister à l'office du Graal, au lieu d'être armé chevalier par l'aubergiste facétieux.
L'hidalgo ne voit pas le monde extérieur. Sa vision s'interpose sans cesse devant la réalité. Contemplatif qui s'entête à l'action, il ne produit que du désordre et de la risée partout où il passe et, même en se sacrifiant, il ne parvient pas à faire le bien. L'
âme de
Don Quichotte, sublime en ses élans, n'enfante rien à cet homme, d'une pureté d'intention incomparable, déshonore la chevalerie et la voue aux brocards. Est-il un spectacle plus désespérant que la stérilité d'un tel effort ? Combien portent en eux une pensée dont ils ne trouveront jamais l'expression, un héroïsme qui ne rencontrera pas son occasion, un noble vu qui avortera en extravagance ! Quelle est amère cette caricature du héros, cette figure du chevalier burlesque et que de larmes le captif d'Alger a dû verser pour écrire une si rageuse
diatribe contre son propre
idéal ! Sa vie suffit à nous prouver qu'il rêva de gloire, de justice : il fut vraiment chevaleresque et très malheureux.
C'est un lieu commun de l'expérience que le bien est difficile à faire. On ne réalise de l'
idéal qu'avec une complicité des circonstances et le désir n'implique pas la vocation. Elle résulte d'une proportion entre la volonté et la puissance.
Don Quichotte vient à contre temps et il avorte.
Un
jour quelqu'un s'avisera de relire ce livre autrement qu'un roman, autrement qu'on
lit Gil Blas ou
Francion et son étonnement, sera vif de trouver dans ces pages d'abord hilarantes la plus amère, la plus rageuse, la plus effroyable expression du pessimisme.
Les Espagnols, qu'il faut croire dans leur propre cause, prétendent que cette satire de l'
idéalité avait affaibli parmi eux le
point d'honneur, lisez le point d'
idéalité.
Quelles qu'aient été les épreuves de la Queste, Parsifal purifie Amfortas, sauve Kundry et ramène la paix à Monsalvat.
Don Quichotte voulait, lui aussi, servir le Graal, il le voulait d'un cur pur et fou ; et son nom sert d'épithète pour déconsidérer la chevalerie.
Après avoir ri du chevalier à la triste figure, il faut se demander si on n'a pas eu son heure de don-quichottisme. Si on ne la trouve pas dans son passé, il convient de baisser la tête, car cette heure est peut-être celle où l'homme atteint le plus haut degré de la conscience.
FIN