Vers la fin du seizième siècle, époque
où les gens de loi étaient déjà assez mal famés
en Angleterre, il y avait à Lancastre, d'autres disent à Londres,
un notaire décrié entre tous par les industries productives qu'il
joignait aux actes de son ministère. Talbot était son nom. Né
à Worcester, en 1555, il s'était appliqué dans sa
jeunesse
à l'étude de l'ancienne langue anglaise, et y était devenu
fort habile. Nul ne s'entendait mieux que lui à déchiffrer les vieux
titres, à ressusciter, au profit de ses clients, des droits enterrés
dans la poussière des greffes. Non seulement il pouvait lire toutes sortes
d'écritures anciennes, mais il excellait à les imiter. Ce dernier
talent l'exposa à des sollicitations dangereuses que, pour son malheur,
il ne sut pas toujours repousser. Trop bien récompensé, son zèle
ne connaissait plus de bornes : Talbot en vint à falsifier des titres,
et même à en fabriquer dans l'intérêt de ses clients.
Poursuivi à raison de ces faits, et convaincu de
faux, il fut banni de
la ville. Les magistrats, voulant faire sur lui une leçon à tous
ses confrères, avaient même ordonné qu'on lui coupât
les deux oreilles, et cet arrêt fut exécuté
[Note
de l'auteur : Morhof, Epistola ad Langelottum de metallorum transmutatione.].
Ce fut sans doute dans cette circonstance que Talbot changea
de nom, afin d'échapper à la notoriété, peu recommandable,
de son aventure. Le fugitif résolut de se retirer dans le pays de Galles,
dont il entendait parfaitement la langue. Il s'arrêta dans un village des
montagnes. A l'auberge où il était descendu, on lui montra, comme
objet curieux, un vieux manuscrit que les habitants ne pouvaient parvenir à
déchiffrer. L'ayant examiné, l'ex-notaire reconnut au premier coup
d'il, qu'il était écrit dans l'ancienne langue du pays et
avait pour objet la transmutation des métaux. Sans laisser paraître
une curiosité qui eût éveillé des défiances,
il s'enquit de l'origine de ce livre et apprit qu'on l'avait trouvé dans
le tombeau d'un
évêque catholique inhumé autrefois dans une
église du voisinage. La découverte de ce manuscrit se rapportait
à une des dernières et des plus tristes périodes de ces guerres
religieuses qui marquèrent le passage de l'Angleterre du
catholicisme au
protestantisme. Sous la reine Elisabeth, la fureur
impie de l'
exaltation religieuse
entraînait quelques fanatiques jusqu'à violer les sépultures.
C'est un excès de ce genre qui avait amené la découverte
du manuscrit. L'aubergiste de ce village s'imaginant, comme tout le monde, que
l'
évêque étant mort extrêmement riche, on pouvait trouver
des trésors cachés dans son tombeau, avait brisé, avec l'aide
de ses amis, le pieux monument. Mais leur attente
sacrilège fut trompée,
car le tombeau ne contenait rien de précieux. On y trouva seulement un
manuscrit accompagné de deux petites boules d'ivoire. Furieux de voir leurs
espérances déçues, ils jetèrent avec violence une
de ces boules qui, en se brisant, laissa échapper une poudre rouge très
lourde contenue dans son intérieur. La plus grande partie de cette poudre
fut ainsi perdue. L'autre boule, également creuse et soudée comme
la première, contenait une poudre blanche qui fut dédaignée,
et, par cette raison, conservée entièrement. Tout ce butin parut
si peu de chose, qu'on le laissa à l'aubergiste moyennant un coup de vin.
Le seul parti que ce dernier en tirait se réduisait, comme on l'a vu plus
haut, à le montrer aux étrangers qui s'arrêtaient dans sa
maison. Quant à la boule restée intacte, elle était depuis
abandonnée par l'aubergiste comme un jouet pour l'amusement de ses
enfants.
L'ex-notaire faisait cas de ces deux objets, car il avait
lu dans le manuscrit que les deux boules étaient d'une valeur importante.
Il en offrit généreusement une guinée, qui fut acceptée
avec empressement par l'aubergiste, heureux de céder pour ce beau grain
de mil cette
relique inutile.
Talbot, dans beaucoup d'ouvrages
hermétiques, est
qualifié de savant. On a déjà vu en quoi consistait sa science
: c'était celle d'un bon archiviste et d'un
paléographe trop habile.
Mais il ne possédait pas la première notion de chimie ou de philosophie
transmutatoire. Tout en lisant à merveille son vieux manuscrit, il était
donc dépourvu de tout moyen d'en tirer parti, et, pour mettre en valeur
son acquisition, il avait besoin de trouver un associé
expert dans les
travaux
hermétiques.
Son ancien ami, le docteur Jean Dée, homme
honorable autant que savant, lui parut propre à tenir ce rôle. Il
lui écrivit, et, sur sa réponse favorable, il alla le trouver à
Londres. On sait positivement qu'il fit ce voyage sous le nom de Kelley, et c'est
pour la première fois que, dans le récit de ses aventures, on le
trouve désigné sous ce nom d'emprunt. Cette précaution d'un
pseudonyme adopté pour entrer à Londres, semblerait indiquer que
cette dernière ville, et non Lancastre, avait été le théâtre
de ses malheurs avec la justice.
Le docteur Dée n'eut pas de peine à reconnaître
la nature et la valeur de la trouvaille de son ami. C'était, bel et bien,
une riche provision de pierre philosophale, ou, pour parler d'une manière
plus conforme aux faits, un
composé aurifère dans lequel l'or, dissimulé
par une combinaisaon chimique, permettait de reproduire tous les prodiges attribués
à cet
arcane fameux. En effet, un premier essai, exécuté
chez un orfèvre, réussit à merveille. Toutefois, les deux
associés jugèrent imprudent de continuer leurs opérations
à Londres : Kelley y craignait sans cesse pour Talbot. Ils quittèrent
donc la ville et s'embraquèrent pour l'Allemagne
[Note
de l'auteur : Morhof, Epistola ad Langelottum de metallorum transmutatione.].
Nous ne les retrouvons qu'en 1585, à Prague, capitale
de la Bohême, et on peut le dire aussi de l'
alchimie, qui, pendant une succession
de trois empereurs dans ce siècle et le suivant, rencontra dans cette ville
des encouragements, des honneurs et des persécutions du plus grand éclat.
Kelley y arrivait tout formé, car, pendant le voyage, il avait été
intié par son ami aux principes de l'art, et n'avait plus besoin de son
maître que pour modérer son ardeur excessive. A Prague, toutes les
représentations de ce sage mentor furent oubliées. Les conseils
de la sagesse auraient cependant été bien utiles à cet alchimiste
de hasard ; ils auraient servi à tempérer l'impatience indiscrète
avec laquelle il multipliait ses projections. Mais Kelley n'écoutait rien
; le succès lui avait tourné la tête. Il soufflait pour l'entretien
de ses folles dépenses ; il soufflait pour tous les besoins de ses fantaisies
effrénées ; et non content de souffler pour lui-même, il soufflait
pour ses amis, pour les seigneurs, et en général pour tous ceux
qui pouvaient l'approcher assez pour lui dire qu'ils l'admiraient. Le train extraordinaire
de ses dépenses et le bruit de ses opérations faisaient l'entretien
de la ville entière. On l'invitait dans les assemblées pour lui
demander des projections, qu'il exécutait d'ailleurs sans se faire prier,
et qu'il réitérait même volontiers quand on savait élever
à propos quelques doutes sur son art. Il fit ainsi, par complaisance, beaucoup
d'or et d'
argent qu'il distribuait aux spectateurs de ses opérations. Il
se montrait surtout généreux envers les grands personnages, et l'on
cite entre autres le maréchal de Rosemberg, qui reçut de lui un
peu de pierre philosophale. C'était à qui s'emparerait, pour l'exploiter
à son tour, de ce véritable
Midas, vaniteux et sans oreilles.
De ce qui précède, il résulte que l'élève
émancipé du docteur Dée fit beaucoup d'or à Prague.
Ce fait, qui n'a plus rien de mervilleux si l'on admet avec nous que la poudre
trouvée dans le tombeau de l'
évêque n'était qu'une
combinaison aurifère, est attesté par un grand nombre d'
historiens
qui donnent divers détails sur ses projections. La mieux confirmée,
comme la plus singulière de ses transmutations, est celle qui fut exécutée
dans la maison du médecin impérial Thadée de Hayek (Agecius).
On prétend qu'avec une seule goutte d'une
huile rouge, il changea une livre
de mercure en bel or ; on trouva au fond du creuset un petit
rubis, qu'il assura
provenir de la quantité surabondante de pierre philosophale employée
à l'opération. Sans l'interprétation du fait présentée
par l'
adepte, on ne peut guère mettre en doute cette
histoire, rapportée
par des écrivains sérieux
[Note de l'auteur
: Gassendus, de Metallis. L'auteur de la Recreatio mentalis.
Mathæus de Branslau, de la Médecine universelle.],
et corroborée par un important témoignage, celui du médecin
Nicolas Barnaud, qui vivait alors dans la maison de Hayek, et qui a fait lui-même
de l'or avec l'aide de Kelley
[Note de l'auteur : Libavii
censura sententiarum scholæ Parisiensis.]. Un morceau du
métal provenant de cet essai fut conservé par les héritiers du médecin
Hayek, qui le montraient à qui voulait le voir.
Sur le bruit de tous ces prodiges, Kelley fut appelé
à la cour d'Allemagne. Il fit devant l'empereur Maximilien II une projection
qui n'était, dit-on, que la répétition de la précédente,
et qui eut de même un grand succès. Ravi de rencontrer enfin cette
merveilleuse teinture qu'il cherchait lui-même depuis si longtemps, l'empereur
Maximilien II prit la résolution de s'attacher ce précieux souffleur.
Kelley fut comblé de faveurs et nommé maréchal de Bohême,
ce qui ne laissa pas d'exciter quelque jalousie parmi les seigneurs de la cour.
D'un autre côté, à mesure que l'
adepte s'élevait dans
les honneurs, la modération lui devenait plus difficile, et, moins que
jamais, il était disposé à écouter les sages avis
du bon docteur Dée. Un
jour, dans un moment sans doute, où son orgueil
ordinaire était encore
exalté par l'ivresse, il osa se donner, ce
qu'il n'avait jamais fait jusque-là, pour un véritable
adepte, et
poussa l'imprudence jusqu'à se vanter de savoir préparer la poudre
qui servait à ses opérations. Dans ce moment d'oubli, il venait
de fournir à ses
ennemis le moyen de le perdre.
Les courtisans, jaloux de sa fortune, n'eurent point de peine
à faire comprendre à l'empereur tout l'intérêt qu'il
avait à mettre la main sur ce trésor vivant. L'empereur n'était
que trop disposé à écouter cet avis. Tant que l'on put espérer
de l'alchimiste la révélation de son secret, on n'usa pas envers
lui d'une grande rigueur. On se contenta de le faire garder à
vue, après
lui avoir intimé l'ordre, sous peine de prison, de fabriquer pour Sa Majesté
Impériale plusieurs livres de sa poudre philosophale ; Kelley, pour de
très bonnes raisons, ayant refusé d'obéir, fut enfermé
dans la château de Zobeslan.
Une ressource restait au
faux alchimiste, c'était
de recourir aux lumières du docteur Dée. Confiant dans cet espoir,
il s'engagea à satisfaire au désir du prince si on lui rendait la
liberté. Les portes de sa prison s'ouvrirent ; on le ramena à Prague,
et il commença à travailler de concert avec son ami. Mais, quoique
très savant sur beaucoup de matières, l'excellent docteur était
loin d'être un
adepte expérimenté. S'il avait pu, à
l'aide de ses connaissances chimiques, comprendre, sur le manuscrit de l'
évêque,
la manière de faire usage de la poudre, il n'avait point trouvé
dans ce manuscrit la manière de la préparer. Toutes leurs tentatives,
les nombreuses opérations qu'ils exécutèrent ensemble dans
le laboratoire de l'empereur, restèrent donc vaines.
On assure que, dans leur désespoir, les deux amis
se décidèrent alors à appeler à leur aide les
esprits
infernaux ; on a même trouvé les prières et les évocations
qu'ils adressèrent à l'
esprit du mal. Mais l'abbé Lenglet
du
Fresnoy nous apprend que les démons ne savent pas de semblables secrets,
ou que, s'ils les savent, ils sont trop rusés pour les découvrir,
surtout à de tels personnages : les démons restèrent sourds
à l'appel des deux alchimistes.
Cependant le temps s'écoulait ; la situation de Kelley
était déplorable, car il était dans l'impossibilité
de tenir la promesse qu'il avait faite à l'empereur, et, quoique libre
en apparence, il se voyait trop bien gardé pour espérer de réussir
dans une tentative de fuite. Un
jour, égaré par la fureur et le
désespoir, il tua un certain George Hunkler, qui était chargé
de le surveiller, et aggrava sa position par ce meurtre odieux et inutile.
Après ce coup, on enchaîna Kelley, qui fut conduit
au château de Zerner, où on le garda de très près.
Quoique les écrivains auxquels nous empruntons les faits de son
histoire
ne nous fournissent aucune date qui permette de
fixer la duée de cete seconde
captivité, elle dut être fort longue. Kelley en consacra les premiers
mois à écrire un traité latin sur la
Pierre
des sages, qu'il envoya à l'empereur le 14
octobre 1596.
A ce mémoire était jointe une lettre où il se plaignait beaucoup
que le maréchal de Bohême fût, pour la seconde fois, détenu
dans une prison de Bohême. Mais, si éloquent qu'il fût, ce
rapprochement ne fit pas sur l'
esprit du monarque l'effet que l'auteur en attendait.
Il en advint autant de l'assurance qu'il renouvela de dévoiler enfin son
secret si on lui rendait la
liberté. On ne se laissa pas prendre à
cette promesse ; on ne voulut pas lui fournir l'occasion de donner une suite à
cette première comédie qui s'était terminée par un
assassinat.
Heureusement pour le prisonnier, le docteur Dée avait
trouvé le moyen d'intéresser à son sort la reine d'Angleterre
Elisabeth. Le bruit de ses projections, parvenu jusqu'à Londres, avait
déjà éveillé l'attention de la cour et disposé
d'avance les
esprits en sa faveur. Elisabeth fit réclamer l'alchimiste
comme un de ses sujets. On lui répondit par un refus, qui ne pouvait d'ailleurs
passer pour un manque d'égards envers la reine, car ce n'était point
le caprice du prince, mais la justice du pays qui retenait Kelley dans les prisons
de l'empire.
Certains
historiens s'expriment autreent sur ce dernier fait.
D'après eux, Elisabeth, instruite par la renommée des prodiges que
deux de ses sujets opéraient à l'étranger, les aurait rappelés
en Angleterre à une époque où Kelley était libre aussi
bien que son ami. Mais, craignant toujours pour sa
liberté s'il exposait
à
toucher de nouveau les terres de sa patrie, Kelley aurait refusé
d'obéir, tandis que le docteur Dée serait retourné à
Londres, où, malgré son impuissance à composer la pierre
philosophale, il aurait été, pour prix de son obéissance,
comblé des bienfaits de la reine
[Note de l'auteur
: Lenglet du Fresnoy, Histoire de la philosophie hermétique.].
On peut choisir entre ces deux versions, ou même, ce qui ne paraît
pas impossible, essayer de les concilier. Il se peut, en effet, que les choses
se soient d'abord passées conformément à ce dernier récit,
et qu'ensuite le docteur Dée, ayant appris à Londres la nouvelle
infortune de son
compagnon, ait supplié Elisabeth d'intervenir pour sa
délivrance, ce qui aurait amené la réclamation de cette princesse
et le refus de l'empereur d'Allemagne.
Ce qui est certain, c'est qu'en 1589 Jean Dée retourna
seul en Angleterre, où il vécut et mourut en paix, bien que, vers
ses dernières années, la petite pension qu'il tenait des bontés
d'Elisabeth lui eût été retirée par le roi Jacques
Ier.
Quant à son
compagnon Kelley, qui était demeuré
entre les mains de l'empereur, ses amis ne voulurent pas l'abandonner, et résolurent
de faire une tentative pour le tirer de la prison de Zerner. On parvint à
placer une corde, au moyen de laquelle il devait descendre jusqu'au pied de la
tour du château ; là, quelques gentilshommes l'attendaient, ayant
tout disposé pour assurer sa fuite. Par malheur, la corde se rompit : Kelley
tomba et se cassa la jambe. Le cri d'effroi qu'il n'avait pu retenir en se
voyant
précipité, attira les gardiens. On le remit dans sa prison ; il
y mourut, des suites de sa chute, en 1597. Il n'avait que quarante-deux ans. Le
poète, ou plutôt le versificateur Mardochée de
Delle, célébra
la fin tragique de cet aventurier dans des vers qui témoignent de l'entière
croyance de l'empereur aux capacités
hermétiques de Kelley.
Cette opinion, pourtant, était fort gratuite, et l'ex-notaire
de Lancastre ne saurait, à aucun titre, figurer parmi les notabilités
de l'
alchimie. Il ne fallait rien de moins que le concours d'un singulier hasard
pour faire de l'homme dont nous venons de parler une espèce de saint de
la
légende hermétique. Kelley n'eut rien de saillant que son orgueil.
Il sacrifia sa
liberté et même sa vie à l'attrait de la réputation,
et sa vanité seule l'a sauvé de l'oubli auquel le condamnait son
ignorance philosophique.
Le
Traité de la pierre des
sages, que Kelley envoya de sa prison à l'empereur, en 1596,
a été imprimé dans le recueil d'
Elias Ashmole [Note
de l'auteur : Theatrum britannicum chemicum, Londres, 1652].
L'éditeur pense que ce traité n'est autre chose que le manuscrit
même de l'
évêque anglais, que Kelley aurait tout simplement
traduit en latin. Le même Ashmole possédait encore le manuscrit d'un
journal très curieux, où le docteur Dée et son
compagnon
avaient écrit,
jour par
jour, le détail de leurs opérations
et noté la quantité d'or qu'ils avaient fait ensemble dans les villes
d'Allemagne. Cet agenda, qui renfermait beaucoup de notes intéressantes
pour leur
histoire, a été publié par Méric Casaubon,
longtemps après la mort de Dée, arrivée en 1604.
Louis
Figuier, L'alchimie et les alchimistes - Chapitre
II - Pages 231-240