CHAPITRE II : Séraphîta
Pendant la soirée, David rentra dans le salon.
- Je sais qui vous m'annoncez, lui dit SERAPHITA d'une voix endormie. Wilfrid peut entrer.
En entendant ces mots, un homme se présenta
soudain, et vint s'asseoir auprès d'elle.
- Ma chère Séraphîta, souffrez-vous
? Je vous trouve plus pâle que de coutume.
Elle se tourna lentement vers lui, après
avoir chassé ses
cheveux en arrière comme une jolie femme
qui, accablée par la migraine, n'a plus la
force de se plaindre.
- J'ai fait, dit-elle, la folie de traverser le
Fiord avec Minna ; nous avons monté sur le Falberg.
- Vous vouliez donc vous tuer ? dit-il avec l'effroi
d'un amant.
- N'ayez pas peur, bon Wilfrid, j'ai eu bien soin
de votre Minna.
Wilfrid frappa violemment de sa main la table,
se leva, fit quelques pas vers la porte en laissant échapper
une exclamation pleine de douleur, puis il revint et voulut exprimer
une plainte.
- Pourquoi ce tapage, si vous croyez que je souffre
? dit Séraphîta.
- Pardon, grâce ! répondit-il en s'agenouillant.
Parlez-moi durement, exigez de moi tout ce que vos cruelles fantaisies
de femme vous feront imaginer de plus cruel à supporter ; mais,
ma bien-aimée, ne mettez pas en doute mon
amour. Vous prenez
Minna comme une
hache, et m'en frappez à coups redoublés.
Grâce !
- Pourquoi me dire de telles paroles, mon ami,
quand vous les savez inutiles ?
répondit-elle en lui jetant des regards qui finissaient par devenir
si doux que Wilfrid ne voyait plus les yeux de Séraphîta, mais
une fluide lumière dont les tremblements ressemblaient aux dernières
vibrations d'un chant plein de mollesse italienne.
- Ah ! L'on ne meurt pas d'angoisse, dit-il.
- Vous souffrez ? reprit-elle d'une voix dont les
émanations produisaient au
cœur de cet homme un effet semblable
à celui des regards. Que puis-je pour vous ?
- Aimez-moi comme je vous aime.
- Pauvre Minna ! répondit-elle.
- Je n'apporte jamais d'armes, cria Wilfrid.
- Vous êtes d'une humeur massacrante, fit
en souriant Séraphîta. N'ai-je pas bien dit ces mots comme ces
Parisiennes de qui vous me racontez les
amours ?
Wilfrid s'assit, se croisa les bras, et contempla Séraphîta d'un
air sombre.
- Je vous pardonne, dit-il, car vous ne savez ce
que vous faites.
- Oh ! reprit-elle, une femme, depuis
Eve, a toujours
fait sciemment le bien et le mal.
- Je le crois, dit-il.
- J'en suis sûre, Wilfrid. Notre instinct
est précisément ce qui nous rend si parfaites. Ce que
vous apprenez, vous autres, nous le sentons, nous.
- Pourquoi ne sentez-vous pas alors combien je
vous aime.
- Parce que vous ne m'aimez pas.
- Grand
Dieu !
- Pourquoi donc vous plaignez-vous de vos angoisses
? demanda-t-elle.
- Vous êtes terrible ce soir, Séraphîta.
Vous êtes un vrai démon.
- Non, je suis douée de la faculté
de comprendre, et c'est affreux. La douleur, Wilfrid, est une lumière
qui nous éclaire la vie.
- Pourquoi donc alliez-vous sur le Falberg ?
- Minna vous le dira, moi je suis trop lasse pour
parler. A vous la parole, à vous qui savez tout, qui avez tout
appris et n'avez rien oublié, vous qui avez passé par
tant d'épreuves sociales. Amusez-moi, j'écoute.
- Que vous dirai-je, que vous ne sachiez ? D'ailleurs
votre demande est une raillerie. Vous n'admettez rien du monde, vous
en brisez les nomenclatures, vous en foudroyez les lois, les mœurs,
les sentiments, les sciences, en les réduisant aux proportions
que ces choses contractent quand on se pose en dehors du globe.
- Vous voyez bien, mon ami, que je ne suis pas
une femme. Vous avez tort de m'aimer. Quoi ! Je quitte les régions
éthérées de ma prétendue
force, je me fais
humblement petite, je me courbe à la manière des pauvres
femelles de toutes les espèces, et vous me rehaussez aussitôt
! Enfin je suis en pièces, je suis brisée, je vous demande
du secours, j'ai besoin de votre bras, et vous me repoussez. Nous ne
nous entendons pas.
- Vous êtes ce soir plus méchante
que je ne vous ai jamais
vue.
- Méchante ! dit-elle en lui lançant
un regard qui fondait tous les sentiments en une sensation céleste.
Non, je suis souffrante, voilà tout. Alors quittez-moi, mon ami.
Ne sera-ce pas user de vos droits d'homme ? Nous devons toujours vous
plaire, vous délasser, être toujours gaies, et n'avoir
que les caprices qui vous amusent. Que dois-je faire, mon ami ? Voulez-vous
que je chante, que je danse, quand la fatigue m'ôte l'usage de la voix
et des jambes ? Messieurs, fussions-nous à l'agonie, nous devons
encore vous sourire ! Vous appelez cela, je crois, régner. Les
pauvres femmes ! Je les plains. Dites-moi, vous les abandonnez quand
elles vieillissent, elles n'ont donc ni
cœur ni
âme ? Eh ! bien,
j'ai plus de cent ans, Wilfrid, allez-vous-en ! Allez aux pieds de Minna.
- Oh ! Mon éternel
amour !
- Savez-vous ce que c'est que l'éternité
? Taisez-vous, Wilfrid. Vous me désirez et vous ne m'aimez pas.
Dites-moi, ne vous rappelé-je pas bien quelque femme coquette
?
- Oh ! Certes, je ne reconnais plus en vous la
pure et céleste jeune fille que j'ai
vue pour la première
fois dans l'
église de Jarvis.
A ces mots, Séraphîta se passa les mains
sur le front, et quand elle se dégagea la figure, Wilfrid fut
étonné de la
religieuse et sainte expression qui s'y était
répandue.
- Vous avez raison, mon ami. J'ai toujours tort
de mettre les pieds sur votre terre.
- Oui, chère Séraphîta, soyez mon
étoile, et ne quittez pas la place d'où vous répandez
sur moi de si vives lumières.
En achevant ces mots, il avança la main
pour prendre celle de la jeune fille, qui la lui retira sans dédain
ni colère. Wilfrid se leva brusquement, et s'alla placer près
de la fenêtre, vers laquelle il se tourna pour ne pas laisser
voir à Séraphîta quelques larmes qui lui roulèrent
dans les yeux.
- Pourquoi pleurez-vous ? lui dit-elle. Vous n'êtes
plus un
enfant, Wilfrid.
Allons, revenez près de moi, je le veux.
Vous me boudez quand je devrais me fâcher. Vous voyez que je suis
souffrante, et vous me forcez, je ne sais par quels doutes, de penser,
de parler, ou de partager des caprices et des idées qui me lassent.
Si vous aviez l'intelligence de ma nature, vous m'auriez fait de la
musique, vous auriez endormi mes ennuis ; mais vous m'aimez pour vous
et non pour moi.
L'orage qui bouleversait le
cœur de Wilfrid fut
soudain calmé par ces paroles ; il se rapprocha lentement pour
mieux contempler la séduisante créature qui gisait étendue
à ses yeux, mollement couchée, la tête appuyée
sur sa main et accoudée dans une pose décevante.
- Vous croyez que je ne vous aime point, reprit-elle.
Vous vous trompez. Ecoutez-moi, Wilfrid. Vous commencez à savoir
beaucoup, vous avez beaucoup souffert. Laissez-moi vous expliquer votre
pensée. Vous vouliez ma main ? Elle se leva sur son séant,
et ses jolis mouvements semblèrent jeter des lueurs. - Une jeune
fille qui se laisse prendre la main ne fait-elle pas une promesse, et
ne doit-elle pas l'accomplir ? Vous savez bien que je ne puis être
à vous. Deux sentiments dominent les
amours qui séduisent
les femmes de la terre. Ou elles se dévouent à des êtres
souffrants, dégradés, criminels, qu'elles veulent consoler,
relever, racheter ; ou elles se donnent à des êtres supérieurs,
sublimes, forts, qu'elles veulent adorer, comprendre, et par lesquels
souvent elles sont écrasées. Vous avez été
dégradé, mais vous vous êtes épuré
dans les
feux du repentir, et vous êtes grand aujourd'hui ; moi
je me sens trop faible pour être votre égale, et suis trop
religieuse pour m'humilier sous une puissance autre que celle d'En-Haut.
Votre vie, mon ami, peut se traduire ainsi, nous sommes dans le nord,
parmi les nuées où les abstractions ont cours.
- Vous me tuez, Séraphîta, lorsque vous
parlez ainsi, répondit-il. Je souffre toujours en vous
voyant
user de la science monstrueuse avec laquelle vous
dépouillez
toutes les choses humaines des propriétés que leur donnent
le temps, l'espace, la forme, pour les considérer mathématiquement
sous je ne sais quelle expression pure, ainsi que le fait la géométrie
pour les
corps desquels elle abstrait la solidité.
- Bien, Wilfrid, je vous obéirai. Laissons
cela. Comment trouvez-vous ce tapis de peau d'ours que mon pauvre David
a tendu là ?
- Mais très-bien.
- Vous ne me connaissiez pas cette Doucha greka
!
C'était une espèce de pelisse en
cachemire doublée en peau de renard noir, et dont le nom signifie
chaude à l'
âme.
- Croyez-vous, reprit-elle, que, dans aucune cour,
un souverain possède une fourrure semblable ?
- Elle est digne de celle qui la porte.
- Et que vous trouvez bien belle ?
- Les mots humains ne lui sont pas applicables,
il faut lui parler de
cœur à
cœur.
- Wilfrid, vous êtes bon d'endormir mes douleurs
par de douces paroles... que vous avez dites à d'autres.
- Adieu.
- Restez. Je vous aime bien vous et Minna, croyez-le
! Mais je vous confonds en un seul être. Réunis ainsi,
vous êtes un
frère ou, si vous voulez, une sœur pour moi.
Mariez-vous, que je vous voie heureux avant de quitter pour toujours
cette
sphère d'épreuves et de douleurs. Mon
Dieu, de simples
femmes ont tout obtenu de leurs amants ! Elles leur ont dit : - Taisez-tous
! Ils ont été muets. Elles leur ont dit : - Mourez ! Ils
sont morts. Elles leur ont dit : - Aimez-moi de loin ! Ils sont restés
à distance comme les courtisans devant un roi. Elles leur ont
dit : - Mariez-vous ! Ils se sont mariés. Moi, je veux que vous
soyez heureux, et vous me refusez. Je suis donc sans pouvoir ? Eh !
bien, Wilfrid, écoutez, venez plus près de moi, oui, je
serais fâchée de vous voir
épouser Minna ; mais
quand vous ne me verrez plus, alors... promettez-moi de vous unir, le
ciel vous a destinés l'un à l'autre.
- Je vous ai délicieusement écoutée,
Séraphîta. Quelque incompréhensibles que soient vos paroles,
elles ont des charmes. Mais que voulez-vous dire ?
- Vous avez raison, j'oublie d'être folle,
d'être cette pauvre créature dont la faiblesse vous plaît.
Je vous tourmente, et vous êtes venu dans cette sauvage contrée
pour y trouver le repos, vous, brisé par les impétueux
assauts d'un génie méconnu, vous, exténué
par les patients travaux de la science, vous qui avez presque trempé
vos mains dans le crime et porté les chaînes de la justice humaine.
Wilfrid était tombé demi-mort sur
le tapis, mais Séraphîta souffla sur le front de cet homme qui
s'endormit aussitôt paisiblement à ses pieds.
- Dors, repose-toi, dit-elle en se levant.
Après avoir imposé ses mains au-dessus
du front de Wilfrid, les phrases suivantes s'échappèrent
une à une de ses lèvres, toutes différentes d'accent,
mais toutes mélodieuses et empreintes d'une bonté qui
semblait émaner de sa tête par ondées nuageuses,
comme les lueurs que la déesse
profane verse
chastement sur le
berger bien-aimé durant son sommeil.
« Je puis me montrer à toi, cher Wilfrid,
tel que je suis, à toi qui es fort.
« L'heure est venue, l'heure où les brillantes
lumières de l'avenir jettent leurs reflets sur les
âmes,
l'heure où l'
âme s'agite dans sa
liberté.
« Maintenant il m'est permis de te dire combien
je t'aime. Ne vois-tu pas quel est mon
amour, un
amour sans aucun propre
intérêt, un sentiment plein de toi seul, un
amour qui te
suit dans l'avenir, pour t'éclairer l'avenir ? car cet
amour
est la vraie lumière. Conçois-tu maintenant avec quelle
ardeur je voudrais te savoir quitte de cette vie qui te pèse,
et te voir plus près que tu ne l'es encore du monde où
l'on aime toujours. N'est-ce pas souffrir que d'aimer pour une vie seulement
? N'as-tu pas senti le
goût des éternelles
amours ? Comprends-tu
maintenant à quels ravissements une créature s'élève,
alors qu'elle est double à aimer celui qui ne trahit jamais l'
amour,
celui devant lequel on s'agenouille en adorant.
« Je voudrais avoir des ailes, Wilfrid, pour t'en
couvrir, avoir de la
force à te donner pour te faire entrer par
avance dans le monde où les plus pures joies du plus pur attachement
qu'on éprouve sur cette terre feraient une ombre dans le
jour
qui vient incessamment éclairer et réjouir les
cœurs.
« Pardonne à une
âme amie, de t'avoir
présenté en un mot le tableau de tes fautes, dans la charitable
intention d'endormir les douleurs aiguës de tes remords. Entends les
concerts du pardon ! Rafraîchis ton
âme en respirant l'aurore
qui se lèvera pour toi par delà les ténèbres
de la mort. Oui, ta vie à toi, est par delà !
« Que mes paroles revêtent les brillantes
formes des rêves, qu'elles se parent d'images, flamboient et descendent
sur toi.
Monte, monte au point où tous les hommes se voient distinctement,
quoique pressés et petits comme des grains de sable au bord des
mers. L'humanité s'est déroulée comme un simple
ruban ; regarde les diverses nuances de cette
fleur des
jardins célestes
? vois-tu ceux auxquels manque l'intelligence, ceux qui commencent à
s'en colorer, ceux qui sont éprouvés, ceux qui sont dans
l'
amour, ceux qui sont dans la sagesse et qui aspirent au monde de lumière
?
« Comprends-tu par cette pensée visible
la destinée de l'humanité ? d'où elle vient, où
elle va ? Persiste en ta voie ! En atteignant au but de ton voyage,
tu entendras sonner les clairons de la toute-puissance, retentir les
cris de la victoire, et des accords dont un seul ferait trembler la
terre, mais qui se perdent dans un monde sans orient et sans occident.
« Comprends-tu, pauvre cher éprouvé,
que, sans les engourdissements, sans les voiles du sommeil, de tels
spectacles emporteraient et déchireraient ton intelligence, comme
le vent des tempêtes emporte et déchire une faible toile,
et raviraient pour toujours à un homme sa raison ? Comprends-tu
que l'
âme seule, élevée à sa toute-puissance,
résiste à peine, dans le rêve, aux dévorantes
communications de l'
Esprit ?
« Vole encore à travers les
sphères
brillantes et lumineuses, admire, cours. En volant ainsi, tu te reposes,
tu marches sans fatigue. Comme tous les hommes, tu voudrais être
toujours ainsi plongé dans ces
sphères de parfums, de
lumière où tu vas, léger de tout ton
corps évanoui,
où tu parles par la pensée !
Cours, vole, jouis un moment
des ailes que tu conquerras, quand l'
amour sera si complet en toi que
tu n'auras plus de sens, que tu seras tout intelligence et tout
amour
! Plus haut tu montes et moins tu conçois les abîmes ! il n'existe
point de précipices dans les cieux. Vois celui qui te parle,
celui qui te soutient au-dessus de ce monde où sont les abîmes.
Vois, contemple-moi encore un moment, car tu ne me verras plus qu'imparfaitement,
comme tu me vois à la
clarté du pâle
soleil de la
terre. »
Séraphîta se dressa sur ses pieds, resta,
la tête mollement inclinée, les
cheveux épars, dans
la pose aérienne que les sublimes peintres ont tous donnée
aux Messagers d'en haut : les plis de son vêtement eurent cette
grâce indéfinissable qui arrête l'artiste, l'homme
qui traduit tout par le sentiment, devant les délicieuses lignes
du voile de la Polymnie antique. Puis elle étendit la main, et
Wilfrid se leva. Quand il regarda Séraphîta, la blanche jeune
fille était couchée sur la peau d'ours, la tête
appuyée sur sa main, le visage calme, les yeux brillants. Wilfrid
la contempla silencieusement, mais une crainte respectueuse animait
sa figure, et se trahissait par une contenance timide.
- Oui, chère, dit-il enfin comme s'il répondait
à une question, nous sommes séparés par des mondes
entiers. Je me résigne, et ne puis que vous adorer. Mais que
vais-je devenir, moi pauvre seul ?
- Wilfrid, n'avez-vous pas votre Minna ?
Il baissa la tête.
- Oh ! ne soyez pas si dédaigneux : la femme
comprend tout par l'
amour ; quand elle n'entend pas, elle sent ; quand
elle ne sent pas, elle voit ; quand elle ne voit, ni ne sent, ni n'entend,
eh ! bien, cet
ange de la terre vous devine pour vous protéger,
et cache ses protections sous la grâce de l'
amour.
- Séraphîta, suis-je digne d'appartenir
à une femme ?
- Vous êtes devenu soudain bien modeste,
ne serait-ce pas un piége ? Une femme est toujours si touchée
de voir sa faiblesse glorifiée ! Eh, bien, après demain
soir, venez prendre le thé chez moi ; le bon monsieur Becker
y sera ; vous y verrez Minna, la plus candide créature que je
sache en ce monde. Laissez-moi maintenant, mon ami, j'ai ce soir de
longues prières à faire pour
expier mes fautes.
- Comment pouvez-vous pécher ?
- Pauvre cher, abuser de sa puissance, n'est-ce
pas de l'orgueil ? je crois avoir été trop orgueilleuse
aujourd'hui.
Allons, partez. A demain.
- A demain, dit faiblement Wilfrid en jetant un
long regard sur cette créature de laquelle il voulait emporter
une image ineffaçable.
Quoiqu'il voulût s'éloigner, il demeura
pendant quelques moments debout, occupé à regarder la
lumière qui brillait par les fenêtres du château
suédois.
- Qu'ai-je donc vu ? se demandait-il. Non, ce n'est
point une simple créature, mais toute une création. De
ce monde, entrevu à travers des voiles et des nuages, il me reste
des retentissements semblables aux souvenirs d'une douleur dissipée,
ou pareils aux éblouissements causés par ces rêves
dans lesquels nous entendons le gémissement des
générations
passées qui se mêle aux voix harmonieuses des
sphères
élevées où tout est lumière et
amour. Veillé-je
? Suis-je encore endormi ? Ai-je gardé mes yeux de sommeil, ces
yeux devant lesquels de lumineux espaces se reculent indéfiniment,
et qui suivent les espaces ? Malgré le froid de la nuit, ma tête
est encore en
feu.
Allons au
presbytère ! Entre le pasteur et
sa fille, je pourrai rasseoir mes idées.
Mais il ne quitta pas encore la place d'où
il pouvait plonger dans le salon de Séraphîta. Cette mystérieuse
créature semblait être le centre rayonnant d'un cercle
qui formait autour d'elle une atmosphère plus étendue
que ne l'est celle des autres êtres : quiconque y entrait, subissait
le pouvoir d'un tourbillon de clartés et de pensées dévorantes.
Obligé de se débattre contre cette inexplicable
force,
Wilfrid n'en triompha pas sans de grands efforts ; mais, après
avoir franchi l'enceinte de cette maison, il reconquit son
libre arbitre,
marcha précipitamment vers le
presbytère, et se trouva
bientôt sous la haute voûte en
bois qui servait de péristyle
à l'habitation de monsieur Becker. Il ouvrit la première
porte garnie de nver, contre laquelle le vent avait poussé
la neige, et frappa vivement à la seconde en disant : - Voulez-vous
me permettre de passer la soirée avec vous, monsieur Becker ?
- Oui, crièrent deux voix qui confondirent
leurs intonations.
En
entrant dans le parloir, Wilfrid revint par
degrés à la vie réelle. Il salua fort affectueusement
Minna, serra la main de monsieur Becker, promena ses regards sur un
tableau dont les images calmèrent les convulsions de sa nature
physique, chez laquelle s'opérait un phénomène
comparable à celui qui saisit parfois les hommes habitués
à de longues contemplations. Si quelque pensée vigoureuse
enlève sur ses ailes de
Chimère un savant ou un poète,
et l'isole des circonstances extérieures qui l'enserrent ici-bas,
en le lançant à travers les régions sans bornes
où les plus immenses collections de faits deviennent des abstractions,
où les plus vastes ouvrages de la nature sont des images ; malheur
à lui si quelque bruit soudain frappe ses sens et rappelle son
âme voyageuse dans sa prison d'os et de chair. Le choc de ces
deux puissances, le
Corps et l'
Esprit, dont l'une participe de l'invisible
action de la foudre, et dont l'autre partage avec la nature sensible
cette molle résistance qui défie momentanément
la
destruction ; ce combat, ou mieux cet horrible accouplement engendre
des souffrances inouïes. Le
corps a redemandé la
flamme qui le
consume, et la
flamme a ressaisi sa proie. Mais cette
fusion ne s'opère
pas sans les bouillonnements, sans les explosions et les tortures dont
les visibles témoignages nous sont offerts par la Chimie quand
se séparent deux principes
ennemis qu'elle s'était plu
à réunir. Depuis quelques
jours, lorsque Wilfrid entrait
chez Séraphîta, son
corps y tombait dans un
gouffre. Par un seul
regard, cette singulière créature l'entraînait en
esprit
dans la
sphère où la Méditation entraîne le savant,
où la Prière transporte l'
âme religieuse, où
la Vision emmène un artiste, où le Sommeil emporte quelques
hommes ; car à chacun sa voix pour aller aux abîmes supérieurs,
à chacun son guide pour s'y diriger, à tous la souffrance
au retour. Là seulement se déchirent les voiles et se
montre à nu la Révélation, ardente et terrible
confidence d'un monde inconnu, duquel l'
esprit ne rapporte ici-bas que
des lambeaux. Pour Wilfrid, une heure passée près de Séraphîta
ressemblait souvent au songe qu'affectionnent les thériakis,
et où chaque papille nerveuse devient le centre d'une jouissance
rayonnante. Il sortait brisé comme une jeune fille qui s'est
épuisée à suivre la course d'un
géant. Le
froid commençait à calmer par ses flagellations aiguës
la trépidation morbide que lui causait la combinaison de ses
deux natures violemment disjointes ; puis, il revenait toujours au
presbytère,
attiré près de Minna par le spectacle de la vie vulgaire
duquel il avait soif, autant qu'un aventurier d'
Europe a soif de sa
patrie, quand la nostalgie le saisit au milieu des féeries qui
l'avaient séduit en Orient. En ce moment, plus fatigué
qu'il ne l'avait jamais été, cet étranger tomba
dans un fauteuil, et regarda pendant quelque temps autour de lui, comme
un homme qui s'éveille. Monsieur Becker, accoutumé sans
doute, aussi bien que sa fille, à l'apparente bizarrerie de leur
hôte, continuèrent tous deux à travailler.
Le parloir avait pour ornement une collection des
insectes et des coquillages de la Norwége. Ces curiosités,
habilement disposées sur le fond jaune du sapin qui boisait les
murs, y formaient une riche tapisserie à laquelle la fumée
de tabac avait imprimé ses teintes fuligineuses. Au fond, en
face de la porte principale, s'élevait un poêle énorme
en fer forgé qui, soigneusement frotté par la servante,
brillait comme s'il eût été d'
acier poli. Assis
dans un grand fauteuil en tapisserie, près de ce poêle,
devant une table, et les pieds dans une espèce de chancelière,
monsieur Becker lisait un in-folio placé sur d'autres livres
comme sur un pupitre ; à sa gauche étaient un broc de
bière et un verre ; à sa droite brûlait une lampe
fumeuse entretenue par de l'
huile de poisson. Le ministre paraissait
âgé d'une soixantaine d'années. Sa figure appartenait
à ce type affectionné par les pinceaux de Rembrandt :
c'était bien ces petits yeux vifs, enchâssés par
des cercles de rides et surmontés d'épais sourcils grisonnants,
ces
cheveux blancs qui s'échappent en deux lames floconneuses
de
dessous un bonnet de velours noir, ce front large et chauve, cette
coupe de visage que l'ampleur du menton rend presque carrée ;
puis ce calme profond qui dénote à l'observateur une puissance
quelconque, la
royauté que donne l'
argent, le pouvoir tribunitien
du bourgmestre, la conscience de l'art, ou la
force cubique de l'
ignorance
heureuse. Ce beau vieillard, dont l'embonpoint annonçait une
santé robuste, était enveloppé dans sa robe de
chambre en drap grossier simplement orné de la lisière.
Il tenait gravement à sa bouche une longue pipe en écume
de mer, et lâchait par temps égaux la fumée du tabac
en en suivant d'un il distrait les fantasques tourbillons, occupé
sans doute à s'assimiler par quelque méditation digestive
les pensées de l'auteur dont les uvres l'occupaient. De
l'autre côté du poêle et près d'une porte qui communiquait
à la cuisine, Minna se voyait indistinctement dans le
brouillard
produit par la fumée, à laquelle elle paraissait habituée.
Devant elle, sur une petite table, étaient les ustensiles nécessaires
à une ouvrière : une pile de serviettes, des bas à
raccommoder, et une lampe semblable à celle qui faisait reluire
les pages blanches du livre dans lequel son père semblait absorbé.
Sa figure fraîche à laquelle des contours délicats imprimaient
une grande pureté s'harmonisait avec la candeur exprimée
sur son front blanc et dans ses yeux clairs. Elle se tenait droit sur
sa chaise en se penchant un peu vers la lumière pour y mieux
voir, et montrait à son insu la beauté de son corsage.
Elle était déjà vêtue pour la nuit d'un peignoir
en toile de coton blanche. Un simple bonnet de
percale, sans autre ornement
qu'une ruche de même étoffe, enveloppait sa chevelure.
Quoique plongée dans quelque contemplation secrète, elle
comptait, sans se tromper, les fils de sa serviette, ou les mailles
de son bas. Elle offrait ainsi l'image la plus complète, le type
le plus vrai de la femme destinée aux uvres terrestres,
dont le regard pourrait percer les nuées du
sanctuaire, mais
qu'une pensée à la fois humble et charitable maintient
à
hauteur d'homme. Wilfrid s'était jeté sur un
fauteuil, entre ces deux tables, et contemplait avec une sorte d'ivresse
ce tableau plein d'harmonies auquel les nuages de fumée ne messeyaient
point. La seule fenêtre qui éclairât ce parloir pendant
la belle saison était alors soigneusement close. En guise de
rideaux, une vieille tapisserie, fixée sur un bâton, pendait
en formant de gros plis. Là, rien de pittoresque, rien d'éclatant,
mais une simplicité rigoureuse, une bonhomie vraie, le laissez-aller
de la nature, et toutes les habitudes d'une vie domestique sans troubles
ni soucis. Beaucoup de demeures ont l'apparence d'un rêve, l'éclat
du plaisir qui passe semble y cacher des ruines sous le froid sourire
du luxe ; mais ce parloir était sublime de réalité,
harmonieux de
couleur, et réveillait les idées
patriarcales
d'une vie pleine et recueillie. Le silence n'était troublé
que par les trépignements de la servante occupée à
préparer le souper, et par les frissonnements du poisson séché
qu'elle faisait frire dans le
beurre salé, suivant la méthode
du pays.
- Voulez-vous fumer une pipe ? dit le pasteur en
saisissant un moment où il crut que Wilfrid pouvait l'entendre.
- Merci, cher monsieur Becker, répondit-il.
- Vous semblez aujourd'hui plus souffrant que vous
ne l'êtes ordinairement, lui dit Minna frappée de la faiblesse
que trahissait la voix de l'étranger.
- Je suis toujours ainsi quand je sors du château.
Minna tressaillit.
- Il est habité par une étrange personne,
monsieur le pasteur, reprit-il après une pause. Depuis six mois
que je suis dans ce village, je n'ai point osé vous adresser
de questions sur elle, et suis obligé de me faire violence aujourd'hui
pour vous en parler. J'ai commencé par regretter bien vivement
de voir mon voyage interrompu par l'
hiver, et d'être forcé
de demeurer ici ; mais depuis ces deux derniers mois, chaque
jour les
chaînes qui m'attachent à Jarvis, se sont plus fortement rivées,
et j'ai peur d'y finir mes
jours. Vous savez comment j'ai rencontré
Séraphîta, quelle impression me firent son regard et sa voix,
enfin, comment je fus admis chez elle qui ne veut recevoir personne.
Dès le premier
jour, je revins ici pour vous demander des renseignements
sur cette créature mystérieuse. Là commença
pour moi cette série d'enchantements...
- D'enchantements ! s'écria le pasteur en
secouant les cendres de sa pipe dans un plat grossier plein de sable
qui lui servait de crachoir. Existe-t-il des enchantements ?
- Certes, vous qui lisez en ce moment si consciencieusement
le livre des INCANTATIONS de Jean Wier, vous comprendrez l'explication
que je puis vous donner de mes sensations, reprit aussitôt Wilfrid.
Si l'on étudie attentivement la nature dans ses grandes révolutions
comme dans ses plus petites œuvres, il est impossible de ne pas reconnaître
l'impossibilité d'un enchantement, en donnant à ce mot
sa véritable signification. L'homme ne crée pas de
forces,
il emploie la seule qui existe et qui les résume toutes, le mouvement,
souffle incompréhensible du souverain fabricateur des mondes.
Les espèces sont trop bien séparées pour que la
main humaine puisse les confondre ; et le seul miracle dont elle était
capable s'est accompli dans la combinaison de deux substances ennemies.
Encore la poudre est-elle germaine de la foudre ! Quant à faire
surgir une création, et soudain ? Toute création exige
le temps, et le temps n'avance ni ne recule sous le doigt. Ainsi, en
dehors de nous, la nature plastique obéit à des lois dont
l'ordre et l'exercice ne seront intervertis par aucune main d'homme.
Mais, après avoir ainsi fait la part de la Matière, il
serait déraisonnable de ne pas reconnaître en nous l'existence
d'un monstrueux pouvoir dont les effets sont tellement incommensurables
que les
générations connues ne les ont pas encore parfaitement
classés. Je ne vous parle pas de la faculté de tout abstraire,
de contraindre la Nature à se renfermer dans le Verbe, acte gigantesque
auquel le vulgaire ne réfléchit pas plus qu'il ne songe
au mouvement ; mais qui a conduit les théosophes indiens à
expliquer la création par un verbe auquel ils ont donné
la puissance inverse. La plus petite portion de leur nourriture, un
grain de riz d'où sort une création, et dans lequel cette
création se résume alternativement, leur offrait une si
pure image du verbe créateur et du verbe abstracteur, qu'il était
bien simple d'appliquer ce système à la production des
mondes. La plupart des hommes devaient se contenter du grain de riz
semé dans le premier verset de toutes les Genèses.
Saint
Jean, disant que le Verbe était en
Dieu, n'a fait que compliquer
la difficulté. Mais la granification, la germination et la floraison
de nos idées est peu de chose, si nous comparons cette propriété
partagée entre beaucoup d'hommes, à la faculté
tout individuelle de communiquer à cette propriété
des
forces plus ou moins actives par je ne sais quelle concentration,
de la porter à une troisième, à une neuvième,
à une vingt-septième puissance, de la faire mordre ainsi
sur les masses, et d'obtenir des résultats magiques en condensant
les effets de la nature. Or, je nomme enchantements, ces immenses actions
jouées entre deux membranes sur la toile de notre cerveau. Il
se rencontre dans la nature inexplorée du Monde Spirituel certains
êtres armés de ces facultés inouïes, comparables
à la terrible puissance que possèdent les gaz dans le
monde physique, et qui se combinent avec d'autres êtres, les pénètrent
comme cause active, produisent en eux des sortilèges contre lesquels
ces pauvres ilotes sont sans défense : ils les enchantent, les
dominent, les réduisent à un horrible
vasselage, et font
peser sur eux les magnificences et le sceptre d'une nature supérieure
en agissant tantôt à la manière de la torpille qui électrise
et engourdit le pêcheur ; tantôt comme une dose de phosphore qui
exalte la vie ou en accélère la projection ; tantôt comme
l'opium qui endort la nature corporelle, dégage l'
esprit de ses
liens, le laisse voltiger sur le monde, le lui montre à travers
un prisme, et lui en extrait la pâture qui lui plaît le plus ;
tantôt enfin comme la catalepsie qui annule toutes les facultés
au profit d'une seule vision. Les miracles, les enchantements, les incantations,
les sortilèges, enfin les actes, improprement appelés
surnaturels, ne sont possibles et ne peuvent s'expliquer que par le
despotisme avec lequel un
Esprit nous contraint à subir les effets
d'une optique mystérieuse qui grandit, rapetisse,
exalte la création,
la fait mouvoir en nous à son gré, nous la défigure
ou nous l'embellit, nous ravit au
ciel ou nous plonge en enfer, les
deux termes par lesquels s'expriment l'extrême plaisir et l'extrême
douleur. Ces phénomènes sont en nous et non au dehors.
L'être que nous nommons Séraphîta me semble un de ces rares
et terribles démons auxquels il est donné d'étreindre
les hommes, de presser la nature et d'entrer en partage avec l'
occulte
pouvoir de
Dieu. Le cours de ses enchantements a commencé chez
moi par le silence qui m'était imposé. Chaque fois que
j'osais vouloir vous interroger sur elle, il me semblait que j'allais
révéler un secret dont je devais être l'incorruptible
gardien ; chaque fois que j'ai voulu vous questionner, un sceau brûlant
s'est posé sur mes lèvres, et j'étais le ministre
involontaire de cette mystérieuse défense. Vous me voyez
ici pour la centième fois, abattu, brisé, pour avoir été
jouer avec le monde hallucinateur que porte en elle cette jeune fille
douce et frêle pour vous deux, mais pour moi la magicienne la
plus dure. Oui, elle est pour moi comme une sorcière qui, dans
sa main droite, porte un appareil invisible pour agiter le globe, et
dans sa main gauche, la foudre pour tout
dissoudre à son gré.
Enfin, je ne sais plus regarder son front ; il est d'une insupportable
clarté. Je côtoie trop inhabilement depuis quelques
jours les
abîmes de la folie pour me taire. Je saisis donc le moment où
j'ai le courage de résister à ce monstre qui m'entraîne
après lui, sans me demander si je puis suivre son vol. Qui est-elle
? L'avez-vous
vue jeune ? Est-elle née jamais ? A-t-elle eu des
parents ? Est-elle enfantée par la
conjonction de la glace et
du
soleil ? Elle glace et
brûle, elle se montre et se retire comme
une vérité jalouse, elle m'attire et me repousse, elle
me donne tour à tour la vie et la mort, je l'aime et je la hais.
Je ne puis plus vivre ainsi, je veux être tout à fait,
ou dans le
ciel, ou dans l'enfer.
Gardant d'une main sa pipe chargée à
nouveau, de l'autre le couvercle sans le remettre, monsieur Becker écoutait
Wilfrid d'un
air mystérieux, en regardant par instants sa fille
qui paraissait comprendre ce langage, en
harmonie avec l'être
qui l'inspirait. Wilfrid était beau comme Hamlet résistant
à l'ombre de son père, et avec laquelle il converse en
la
voyant se dresser pour lui seul au milieu des vivants.
- Ceci ressemble fort au discours d'un homme amoureux,
dit naïvement le bon pasteur.
- Amoureux ! reprit Wilfrid ; oui, selon les idées
vulgaires. Mais, mon cher monsieur Becker, aucun mot ne peut exprimer
la frénésie avec laquelle je me précipite vers
cette sauvage créature.
- Vous l'aimez donc ? dit Minna d'un ton de reproche.
- Mademoiselle, j'éprouve des tremblements
si singuliers quand je la vois, et de si profondes tristesses quand
je ne la vois plus, que, chez tout homme, de telles émotions
annonceraient l'
amour ; mais ce sentiment rapproche ardemment les êtres,
tandis que, toujours entre elle et moi, s'ouvre je ne sais quel abîme
dont le froid me pénètre quand je suis en sa présence,
et dont la conscience s'évanouit quand je suis loin d'elle. Je
la quitte toujours plus désolé, je reviens toujours avec
plus d'ardeur, comme les savants qui cherchent un secret et que la nature
repousse ; comme le peintre qui veut mettre la vie sur une toile, et
se brise avec toutes les ressources de l'art dans cette vaine tentative.
- Monsieur, tout cela me paraît bien juste, répondit
naïvement la jeune fille.
- Comment pouvez-vous le savoir, Minna ? demanda
le vieillard.
- Ah ! mon père, si vous étiez allé
ce matin avec nous sur les sommets du Falberg, et que vous l'eussiez
vue priant, vous ne me feriez pas cette question ! Vous diriez, comme
monsieur Wilfrid, quand il l'aperçut pour la première
fois dans notre temple : - C'est le Génie de la Prière.
Ces derniers mots furent suivis d'un moment de
silence.
- Ah ! Certes, reprit Wilfrid, elle n'a rien de
commun avec les créatures qui s'agitent dans les trous de ce
globe.
- Sur le Falberg ? s'écria le vieux pasteur.
Comment avez-vous fait pour y parvenir ?
- Je n'en sais rien, répondit Minna. Ma
course est maintenant pour moi comme un rêve dont le souvenir
seul me reste ! Je n'y croirais peut-être point sans ce témoignage
matériel.
Elle tira la
fleur de son corsage et la montra.
Tous trois restèrent les yeux attachés sur la jolie saxifrage
encore fraîche qui, bien éclairée par les lampes, brilla
dans le nuage de fumée comme une autre lumière.
- Voilà qui est surnaturel, dit le vieillard
en
voyant une
fleur éclose en
hiver.
- Un abîme ! s'écria Wilfrid
exalté
par le parfum.
- Cette
fleur me donne le vertige, reprit Minna.
Je crois encore entendre sa parole qui est la musique de la pensée,
comme je vois encore la lumière de son regard qui est l'
amour.
- De grâce, mon cher monsieur Becker, dites-moi
la vie de Séraphîta, énigmatique
fleur humaine dont l'image
nous est offerte par cette touffe mystérieuse.
- Mon cher hôte, répondit le vieillard en
lâchant une bouffée de tabac, pour vous expliquer la naissance
de cette créature, il est nécessaire de vous débrouiller
les nuages de la plus obscure de toutes les doctrines chrétiennes
; mais il n'est pas facile d'être clair en parlant de la plus
incompréhensible des révélations, dernier éclat
de la foi qui ait, dit-on, rayonné sur notre tas de
boue. Connaissez-vous SWEDENBORG ?
- De nom seulement, mais de lui, de ses livres,
de sa
religion, je ne sais rien.
-
Hé ! bien, je vais vous raconter SWEDENBORG
en entier.