France-Spiritualités : Serge Caillet, bonjour, et merci de nous accorder cette entrevue. Nous commencerons par une question en apparence simple : comment définiriez-vous, en quelques mots, le Martinisme ?
Serge Caillet : Le mot "Martinisme" s'entend dans plusieurs acceptions
: en premier lieu, il s'agit de la doctrine et du système maçonnico-théurgique
de Martines de Pasqually (~1710-1774) ; il s'agit ensuite de la
théosophie
spécifique à son
disciple le plus intelligent, Louis-Claude de
Saint-Martin
(1743-1803) ; mais aussi du
Rite Ecossais Rectifié (R.E.R.), ce régime
spécifiquement maçonnique élaboré par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824),
un autre
disciple de Martines de Pasqually, qui lui a communiqué la
doctrine de la réintégration ; enfin, on peut entendre "Martinisme"
dans un sens plus large défini par Papus
(Dr Gérard Encausse 1865-1916), au sens de l'Ordre Martiniste proprement
dit que Papus a fondé à la fin du
XIXe siècle sous le patronage posthume
de
Saint-Martin ; et les Martinistes sont enfin toutes celles et tous
ceux qui suivent la voie suggérée, montrée par Louis-Claude de
Saint-Martin
en dehors de tout cadre social.
France-Spiritualités : Que veut dire pour
vous être martiniste à l'heure actuelle ?
Serge Caillet : Cela peut s'entendre dans le même sens, ou – et c'est généralement comme
cela qu'on l'entend en appartenant à l'un des Ordres martinistes contemporains,
et
Dieu sait s'il y en a ! Ce qui offre des possibilités très larges à celles
et à ceux que cette voie intéresse.
On peut aussi être
martiniste en suivant la voie maçonnique du
Rite Ecossais Rectifié, ou encore
comme
disciple posthume de Martines de Pasqually, en adhérant à l'un ou l'autre
des cercles coëns contemporains, puisque l'Ordre des Elus Coëns, après avoir été
mis en sommeil à la fin du XVIIIe ou au début du
XIXe siècle, a été réveillé.
Enfin, l'on peut être martiniste en lisant et en suivant
Saint-Martin, et en priant
avec lui, sans forcément appartenir à une école martiniste formelle. Etre martiniste,
cela signifie surtout qu'importent au fond les écoles ou les
rites l'adhésion
à une tradition qui, dans sa formulation moderne, provient de Martines de Pasqually
et de Louis-Claude de
Saint-Martin, mais qui est en fait beaucoup plus ancienne
puisqu'il ne s'agit rien moins que du judéo-christianisme primitif. Tout martiniste
est un judéo-chrétien, et un théosophe. Je prends ce dernier mot dans une acception
ancienne : un ami de
Dieu et de la Sagesse.
France-Spiritualités : Le Martinisme, tel qu'il était pratiqué à l'origine, peut-il être retrouvé aujourd'hui parmi
les divers mouvements martinistes existants ?
Serge Caillet : Le Martinisme originel, le Martinisme primitif, c'est le Martinézisme c'est–dire le système, la doctrine et la
théurgie propres à l'Ordre des Elus Coëns, ou plutôt à l'Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l'Univers, pour reprendre le nom exact et complet de l'Ordre fondé par Martines de Pasqually. La question serait donc : peut-on être Elu Coën aujourd'hui alors que la filiation rituelle de cet Ordre s'est perdue au
XIXe siècle ? Il y a eu en 1942-43 une résurgence de l'Ordre des
Elus Coëns que je considère pour ma part comme parfaitement authentique, en vertu
d'une filiation spirituelle efficace. Cette résurgence a donné naissance à un
certain nombre de cercles qui prétendent former des Elus Coëns contemporains.
On peut donc, aujourd'hui, être Elu Coën dans le monde moderne ; pour moi, ça
n'est pas contradictoire. La Tradition est une à travers le temps, et même si
ses formes quelquefois évoluent, je continue de penser que la forme que le Martinisme
le Martinézisme a prise au XVIIIe siècle demeure toujours valide et valable
aujourd'hui, pour quelques-uns. Mais tous les Martinistes ne sont pas appelés
à suivre la voie coën, loin de là ! Je me dois d'insister sur ce point : la voie
coën est étroite, et pour ainsi dire réservée à ceux – ou à celles – dont c'est
la vocation. La
théurgie cérémonielle, par les règles de vie qu'elle implique,
exige une véritable consécration à la fonction sacerdotale.
Mais le Martinisme primitif, c'est aussi celui de Louis-Claude de
Saint-Martin,
n'est-ce pas !
Saint-Martin ne s'est pas séparé de Martines sur la doctrine, mais
quant à la pratique. Celui qui étudie
Saint-Martin,
lit les Ecritures, prie comme
Saint-Martin aujourd'hui, en s'engageant dans une pratique
théurgique intériorisée
– la voie cardiaque, comme le disait Papus – celui-là retrouve bien le Martinisme
primitif. Il peut, du reste, le faire dans un cadre social – dans un Ordre martiniste
par exemple – ou en dehors de toute structure établie.
France-Spiritualités : Pour vous, donc, les mouvements martinistes actuels ne sont pas tout à fait
dans la lignée du Martinisme originel, puisqu'on ne retrouve celui-ci que dans
l'Ordre des Elus Coëns…
Serge Caillet : Ca n'est pas si simple. Louis-Claude
de
Saint-Martin a reçu la doctrine de Martines de Pasqually et ne s'en est éloigné
qu'au niveau de la pratique, après avoir suivi la voie coën pendant de nombreuses
années. Papus, à son tour, se réclame de Louis-Claude de
Saint-Martin et de sa
théosophie. La doctrine de Martines de Pasqually, relayée par
Saint-Martin dans
un certain sens, puis ensuite par Papus, se retrouve aujourd'hui, à des degrés
divers, dans les Ordres martinistes contemporains. Et il faut juger l'
arbre à
ses
fruits ! En ce sens que je crois que l'orthodoxie ou la
fidélité à la doctrine
se
juge à la
fidélité de ces Ordres-là envers la doctrine primitive de Martines
de Pasqually et de
Saint-Martin. Certains restent fidèles à la lettre à l'enseignement
original, à la doctrine originelle, et à la pratique de l'un ou l'autre des deux
hommes. D'autres s'en sont éloignés. C'est à chacun de faire son choix.
France-Spiritualités : Pensez-vous que le Martinisme se prête à une évolution ?
Serge Caillet : La doctrine elle-même est une doctrine traditionnelle. Par conséquent,
le fond intarissable ne peut pas évoluer ; la forme, par contre, peut être adaptée
au temps et à l'espace dans lesquels nous vivons. Mais la doctrine elle-même,
c'est la doctrine originelle de la grande Tradition judéo-chrétienne qui a été
codifiée, exprimée, éclairée à des degrés divers depuis disons 2000 ou 3000 ans.
On peut toujours avancer dans sa compréhension, dans son interprétation, dans
son approche, mais le fond lui-même est, à mon avis, intarissable et invariable.
France-Spiritualités : Il semble – mais ceci n'est qu'un avis personnel – que
les clés opératives des rituels aient été supprimées dans certains mouvements
martinistes. Partagez-vous ce sentiment, et si oui, à quoi cela est-il dû selon
vous ?
Serge Caillet : Il faut tout d'abord préciser de quelles
clés opératives
et de quels mouvements on parle. Martines de Pasqually a élaboré un certain nombre
de rituels ; il les a rédigés, peaufinés, améliorés au fil du temps, bien qu'il
ait eu très peu de temps pour le faire. Puis, l'Ordre des Elus Coëns est tombé
en sommeil quelque temps après sa mort, et quelques décennies plus tard, il n'y
a plus de Martinézisme au sens strict. La doctrine se retrouve chez Jean-Baptiste
Willermoz, qui fonde le
Rite Ecossais Rectifié (R.E.R.), mais la doctrine seulement.
Donc, là, nous n'avons plus de
clés opératives au sens où l'entendait Martines,
puisque Willermoz a pris soin d'évacuer la
théurgie. Quant à Louis-Claude de
Saint-Martin,
sa pratique n'est pas rituelle, et sa
théurgie n'est pas cérémonielle, mais interne.
Ensuite, Papus, à son tour, constitue une organisation ; intuitivement, il retrouve
sans doute certaines
clés de la pratique martiniste, tout en s'éloignant considérablement,
sur un plan pratique, de ce qui se faisait à l'époque de Martines de Pasqually.
Les
clés de Papus se retrouvent aujourd'hui, sans doute, d'une manière très diverse
mais tout de même assez fidèle, dans beaucoup d'Ordres martinistes contemporains,
qui en ont gardé les principaux
symboles : le masque, le manteau, etc. D'autres
ont pris plaisir à y
ajouter un certain nombre de
symboles qui étaient étrangers
au Martinisme primitif de Papus. Quant aux
clés opératives de Martines de Pasqually,
les
clés de la
théurgie cérémonielle, elles ne se trouvent pas, en principe, dans
les Ordres martinistes contemporains, sauf peut-être dans ceux qui se réclament
explicitement de la tradition coën – et il y en a peu. L'Ordre des Elus Coëns
réveillés par
Robert
Ambelain (1907-1998) en 1942-43, en pleine occupation allemande, a cherché
à retrouver un certain nombre de
clés. Certaines ont été retrouvées, par Robert
Ambelain ou par ses continuateurs depuis, et ces clés-là se trouvent dans les
Ordres spécifiquement coëns et non dans les Ordres martinistes classiques, dont
ce n'est pas la vocation.
France-Spiritualités : A votre connaissance, toutes
les initiations et transmissions qui ont abouti à la création des divers mouvements
martinistes actuels sont-elles légitimes et acceptables ?
Serge Caillet : En dehors du R.E.R. dont la filiation maçonnico-chevaleresque est ininterrompue
depuis le XVIIIe siècle, il faut distinguer deux courants : d'abord le courant
papusien – au sens strict – qui, comme son nom l'indique, remonte à Papus, car
l'
initiation rituelle dite "de Louis-Claude de
Saint-Martin", que confère
tous les Ordres martinistes, disons-le clairement, ne remonte pas à Louis-Claude
de
Saint-Martin. Papus en est à l'origine, et il n'y a pas – contrairement à
ce qui se dit ou à ce qui peut s'écrire encore – de filiation rituelle entre
Saint-Martin et Papus. Papus, intuitivement sans doute, a retrouvé certaines
clés.
Il avait, disait-il, la maladie des organisations initiatiques, et il a fondé
une organisation initiatique, qui, du reste, me paraît être l'un des fleurons
de l'
ésotérisme à la fin du
XIXe siècle et au début du
XXe siècle. Il y a donc
cette initiation-là qui remonte à Papus. Celle-ci, d'une manière régulière ou
constante, je crois, se transmet dans tous les Ordres martinistes, qui, de quelque
façon, remontent toujours à l'Ordre martiniste primitif de Papus. Elle se transmet
aussi en dehors de tout Ordre initiatique, d'
initiateur à
initié, tout aussi validement.
C'est ce qu'on appelle le Martinisme libre, auquel Papus attachait à l'origine
beaucoup d'importance.
Et puis, parallèlement à cette
filiation-là, ou parfois se superposant à elle, il y a la filiation que l'on pourrait
appeler des "néo-Coëns". Là aussi, Martines de Pasqually est mort en 1774; il
a eu quelques successeurs immédiats, mais la filiation s'est interrompue. Il faudra
attendre 1942-43, comme je le disais tout à l'heure, pour que Robert Ambelain,
en vertu d'une filiation spirituelle – qui n'est pas une filiation rituelle directe
– réveille l'Ordre des Elus Coëns.
Ainsi, pour nous
résumer, les Martinistes, au sens papusien du terme, ont une filiation authentique
qui remonte à Papus ; les néo-Coëns, de leur côté, ont une filiation qui remonte
à Robert Ambelain. Mais ceci n'exclut pas, aussi bien pour les uns que pour les
autres, une filiation spirituelle permettant un rattachement véritable et authentique
à
Saint-Martin ou à l'Ordre des Elus Coëns de Martines de Pasqually.
France-Spiritualités
: En fait, il s'agit plus d'un rattachement à un égrégore
ou à une certaine tradition que d'une véritable transmission.
Serge Caillet : Le mot "égrégore" est ambigu ; je préfère
donc parler de réalité spirituelle de l'Ordre. Mais il s'agit bien
d'une véritable transmission, car l'
Esprit souffle où il veut. Naturellement,
comme le dit l'Apôtre, il faut tout examiner et juger l'
arbre à ses
fruits.
France-Spiritualités : Ne pensez-vous pas qu'il serait souhaitable,
si cela était possible, de créer une sorte de "Conservatoire du Rite Martiniste",
inter-obédientiel pour éviter les dérives de certaines formes de Martinisme ?
Serge Caillet : D'abord, est-ce que cela serait souhaitable ? Oui, sans doute.
Est-ce que cela serait possible ? Je ne le crois pas. Ceci dit, cette idée n'est
pas une idée originale dans la mesure où c'était finalement le projet de Jean-Baptiste
Willermoz lorsqu'il a institué la Grande Profession. Jean-Baptiste Willermoz,
récupérant la doctrine de Martines de Pasqually, la communiquant au
Rite Ecossais
Rectifié, c'est–dire à la Stricte Observance
Templière dont il avait héritée
par ailleurs, décida de constituer une double classe conservatoire, secrète, que
l'on appelle la "Profession" et la "Grande Profession", et qui coiffe elle-même
l'Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, qui est l'Ordre intérieur
du
Rite Ecossais Rectifié. Cette filiation-là est ininterrompue depuis la fin
du XVIIIe siècle. Les Profès et les Grands Profès ont pour fonction de conserver
la plus pure tradition, ou en tout cas la plus pure doctrine, martiniste ou martinéziste.
Donc ce conservatoire existe, mais il échappe à l'
histoire profane et même, pour
beaucoup, à l'
histoire des sociétés initiatiques.
Aujourd'hui
et dans un tout autre genre, on peut songer à des entreprises originales comme
celle du C.I.R.E.M. (le Centre International de Recherches et d'Etudes Martinistes)
fondé par Robert Amadou il y a plusieurs années, qui a pour fonction de conserver
l'héritage martiniste, de susciter des études, des recherches, etc. Et je pense
aussi, plus modestement sans doute, et sur un plan peut-être un peu différent,
à l'Institut Eléazar dont je m'occupe depuis une dizaine d'années et qui a lui
aussi pour fonction d'être un conservatoire de la doctrine de Martines de Pasqually
et une école qui enseigne cette doctrine, en dehors des Ordres particuliers.
France-Spiritualités : Vous êtes, avec Robert Amadou et d'autres, l'un des principaux
artisans de la remise au goût du jour des études sur le Martinisme. Vous collaborez
d'ailleurs, depuis quelque temps, à la célèbre revue L'Initiation, qui
avait été fondée par Papus. Que reste-t-il à faire, selon vous, dans ce domaine
?
Serge Caillet : Le principal artisan, et il n'y en a pas d'autres, des
études martinistes, c'est Robert Amadou, qui a fait tant de choses, a exploré
tant de pistes, découvert tant de manuscrits inédits de
Saint-Martin qu'il a ensuite
publiés avec un appareil critique qui fait de chacun de ses livres un chef d'œuvre.
Nous
luis devons aussi la découverte et la publication du
Fonds
Z, l'édition définitive du
Traité sur la réintégration
de Martines de Pasqually (Diffusion Rosicrucienne), et récemment encore
Les
leçons de Lyon aux Elus Coëns (Dervy). Mais il reste encore tant à
faire ! Il est vrai que la revue L'
Initiation, depuis son réveil par le Dr. Philippe
Encausse (1906-1984) – le fils de Papus – et qui n'a pas cessé de paraître depuis
1952, me paraît être un vecteur privilégié de la transmission martiniste dans
tous les sens du terme. Là aussi, une forme de conservation, d'entretien et de
transmission de cette tradition peut être faite à travers des publications de
ce genre. Je pense aussi à
L'Esprit des Choses,
qui est l'organe du C.I.R.E.M., au
Bulletin de la Société
Martines de Pasqually, ou encore à la revue
Renaissance
traditionnelle.
La doctrine de Martines de
Pasqually, la doctrine de
Saint-Martin, l'enseignement de Papus, l'
histoire de
ces organisations, méritent d'être étudiés – la fois pour l'
historien et pour
le cherchant, parce que l'
histoire est porteuse de sens pour nous qui sommes en
quête de l'Eternel, et que la Tradition martiniste, entre bien peu sans doute,
est une Tradition authentique en Occident. Il y a donc encore beaucoup à faire,
pour les
historiens et pour les cherchants qui s'efforcent d'être des amants de
la Vérité : pour les
historiens améliorer la connaissance que nous avons de ces
mouvements – beaucoup de pistes restent à explorer, à commencer par celles qui
conduisent à Martines de Pasqually – et pour les cherchants, il y a encore beaucoup
à faire dans l'étude et l'apprentissage de la doctrine, qui est d'une grande richesse.
Des pans entiers de cette
histoire et de cette doctrine doivent être explorés,
mis en lumière. Le chantier est donc ouvert.
France-Spiritualités : Vous voyez donc le Martinisme
comme une voie d'évolution à part entière, et non comme une
voie complémentaire à d'autres voies, telles que la Franc-Maçonnerie
ou le Rosicrucianisme…
Serge Caillet : Comme voie initiatique, quelle qu'en soit la forme, et l'on a
vu que cette forme pouvait varier, il s'agit sans doute d'une voie à part entière.
Cette voie peut prendre des formes différentes. Elle peut, par exemple dans le
Rite Ecossais Rectifié, prendre une forme maçonnique. Elle peut aussi, dans l'Ordre
Martiniste proprement dit ou dans les Ordres qui en sont issus, prendre une forme
qui n'est pas maçonnique. Elle peut enfin, dans le cadre de l'Ordre des Elus Coëns,
prendre une forme
théurgique. Dans tous les cas, il s'agit de la même doctrine,
quoique la pratique diffère. Le Martinisme ainsi entendu m'apparaît donc comme
une voie initiatique à part entière – qui peut du reste parfois prendre une forme
maçonnique, nous l'avons vu.
Mais la question qu'il faut
se poser et qui se posait déjà à l'époque de Martines de Pasqually, n'est-elle
pas la suivante : peut-on articuler une voie initiatique avec une pratique
religieuse,
pour ne pas dire ecclésiale ? Martines de Pasqually prescrivait et recommandait
la messe à ses
disciples. Il y avait même un serment qui exigeait des Elus Coëns
l'appartenance à l'
Eglise Catholique Romaine. Il y a eu quelques admissions parmi
les Elus Coëns de
frères protestants, mais c'était rarissime. De nos
jours, je
crois que la question se pose encore de savoir si les voies initiatiques à elles
seules suffisent aux cherchants ou si l'appartenance à l'
Eglise, quelle qu'en
soit la forme – ou à une
Eglise, dirons-nous – n'est pas nécessaire. C'est une
autre question, mais il faut au moins la poser.
France-Spiritualités : Pour
illustrer votre propos, nous pouvons rappeler que beaucoup d'ésotéristes et d'occultistes
de premier plan ont appartenu à l'une ou l'autre des branches de l'Eglise Gnostique.
Nous citerons simplement, parmi les plus connus, Papus et bon nombre de ceux qui
gravitaient dans son entourage, ainsi que, plus près de nous, Robert Ambelain.
Mais la liste est assez longue.
Serge Caillet : La liste est longue en effet
! Jules Doinel, le fondateur de l'
Eglise gnostique première du nom – d'où proviennent
toutes les
églises gnostiques contemporaines – avait rêvé d'une
Eglise qui redonne
au christianisme sa
dimension gnostique. Mais il y a
gnose et
gnose. Ne confondons
pas la très sainte
gnose qui, comme le dit Clément d'
Alexandrie, ne s'oppose pas
à la foi mais la perfectionne, avec la "
gnose au nom menteur" dénoncée
par saint Irénée dans son traité contre les hérésies, au IIe siècle. Des chapelles
gnostiques contemporaines que je me refuse à qualifier d'
Eglises, se sont engagées
dans cette dernière voie, dans la lignée de Theodor Reuss et d'Aleister Crowley,
en se parant du titre d'
Eglise gnostique et en prétendant détenir la filiation
apostolique, qui ne saurait –
Dieu merci ! – se transmettre ainsi.
Parmi les occultistes qui ont maintenu l'héritage de Doinel, il
faut citer au moins Jean Bricaud (1881-1934), Constant
Chevillon (1880-1944),
et vous l'avez dit, Robert Ambelain, qui furent tous
patriarches de l'
Eglise gnostique.
L'
Eglise de Doinel ne détenait pas la filiation
apostolique, mais la Providence
voulut que ses successeurs la reçoivent sur une lignée qui passe par l'abbé Julio
(Julien-Ernest
Houssay 1844-1912). Ce que cherchaient alors les Martinistes rassemblés
autour de Papus, puis autour de ses successeurs à la tête de l'Ordre Martiniste,
n'était-ce pas l'
Eglise une et indivise, fidèle à la Tradition des Apôtres et
des Pères, et détentrice, dispensatrice de la
gnose dont parle Clément d'
Alexandrie
? Or, depuis ses origines, cette
Eglise est restée vivante en Orient, après avoir
disparu en Occident au
Moyen Age au profit du catholicisme romain. Vous aurez
compris que je parle de l'
Eglise orthodoxe, dont le retour providentiel en Occident
permet aujourd'hui aux Martinistes de retrouver une pratique ecclésiale authentique,
parallèlement à ceux qui suivent la pratique des quelques rares
Eglises gnostiques
dignes de ce nom, où les fidèles ne sont souvent guère plus nombreux que les pasteurs.
France-Spiritualités
: Quelle place accordez-vous au Martinisme dans la Tradition
– dans l'acception large de ce mot ?
Serge Caillet : Dans la Tradition occidentale
(je ne suis pas compétent pour parler de la Tradition orientale), parmi
les Traditions initiatiques, au sens exact du mot, le Martinisme est sans doute
– à mes yeux en tout cas – l'une des Traditions les plus éminentes,
celle qui véhicule le courant qui, théosophiquement, est porteur
d'une connaissance révélée fondamentale qui n'est rien moins
que la
gnose du judéo-christianisme.
France-Spiritualités : Dernière
question pour cette entrevue : on ne peut pas dire aujourd'hui que le Martinisme
ait particulièrement le vent en poupe. Selon vous, est-il toujours adapté
au monde actuel et à la demande des cherchants ?
Serge Caillet : Que
le Martinisme n'ait pas le vent en poupe, cela demande réflexion. Par définition,
les écoles initiatiques sont réservées à un petit
nombre ; c'est ainsi. Il ne faut donc pas s'étonner de voir ce nombre relativement
restreint, même si la recherche des uns et des autres s'intensifie en cette
fin de
XXe siècle, en ce début du
XXIe siècle. Les voies
initiatiques sont des voies fermées et des voies étroites.
Le Martinisme est-il toujours adapté au monde contemporain
? Comment pourrait-il en être autrement puisque sa tradition nous introduit
dans l'Eternité ? L'
occultation du Martinisme, ou plutôt un certain
désintérêt pour la Tradition martiniste, n'est pas forcément
un signe que cette Tradition est périmée – je crois même
que c'est là le signe que cette Tradition est authentique !
France-Spiritualités : Serge Caillet, merci d'avoir
répondu si gentiment à ces quelques questions.