III - LE MONT ST-MICHEL ET SON HISTOIRE
II - ÉPOQUE MÉROVINGIENNE SAINT MICHEL ET SAINT AUBERT LES NORMANDS ET LA RELIGION D'ODIN TRIOMPHE DU CHRISTIANISME
Huit siècles s'étaient écoulés depuis la conquête de la Gaule par César. Les légions romaines avaient éclairci à coups de hache les ombres des forêts druidiques où le soleil ne pénétrait jamais. Les derniers représentants de l'indépendance gauloise, Sacrovir et Civilis, étaient morts écrasés. Les druides échappés au massacre s'étaient enfuis au delà de la mer, en Bretagne, et les dieux de Rome avaient remplacé les divinités celtiques. Mais un seul Dieu visible et tout-puissant régna sous les Romains. Il se nommait César Auguste, empereur et pontife suprême. Sa statue triomphale, au masque dur couronné de lauriers, une tête de Méduse sur la poitrine, dominait toutes les autres, dans les temples, les thermes, les amphithéâtres et les cités de pierre, que voyaient pousser avec effarement les bois chevelus de la Gaule. Ce Dieu s'appelait tour à tour Tibère, Néron, Caligula ; mais il signifiait toujours la même chose : anarchie couronnée, déification du pouvoir politique absolu. Comme une autre tête de Méduse, ce spectre sinistre tuait la vie sociale, la liberté de l'individu, toutes les nobles espérances autour de lui. Puis, les Huns, les Germains étaient venus. Saxons, Burgondes, Hérules, Ostrogoths avaient paru presque des libérateurs après l'étouffante tyrannie du fisc et de la légion romaine. A Toulouse, à Bordeaux, on avait vu des rois goths singer la majesté impériale, et les patriciens, les évêques de la Gaule, les ambassadeurs de Constantinople faire antichambre à leur porte. Enfin, les derniers venus des barbares, les Franks, avaient arrêté le flot des invasions en se fixant dans la Gaule septentrionale. Une nation nouvelle, composée des éléments les plus divers, se cherchait dans le chaos sanglant de la royauté mérovingienne.
Pendant ces huit siècles, le christianisme avait pris possession de la Gaule par des voies opposées à celles du pouvoir absolu. Il changea la face du monde en renouvelant les
âmes. Les vrais vainqueurs de Rome ne furent pas ces barbares qui se disputaient les lambeaux de la pourpre impériale, mais ces
martyrs chrétiens qui renversaient les statues des
dieux et rayonnaient d'extase, au milieu des supplices, en bravant César tout-puissant. Devant ces vierges pâles et sublimes, sa statue d'
airain tomba en poussière. Le Christ triompha également des barbares en leur imposant pacifiquement sa loi par la bouche des saints, des moines, des
évêques, devant lesquels reculaient Clovis et
Frédégonde.
C'est à la sombre et rude époque
mérovingienne
que remonte la fondation du
Mont-Saint-Michel, qui devait prendre une place si
haute dans les fastes de la France. La
légende de
saint Aubert qui s'y
rapporte contient évidemment un fond de vérité. Essayons
de dégager le remarquable fait psychique qui lui sert de base des superstitions
populaires et des embellissements de la tradition cléricale.
Saint Aubert naquit en 660, aux environs
d'
Avranches, dans la seigneurie des
Genêts, non loin du
Mons Tumba, d'une
des plus
illustres familles de la contrée
(20). Il
grandit sous le règne de l'ambitieux Ebroin,
maire de
Neustrie, le grand
niveleur de l'époque
mérovingienne. « Homme de naissance infime,
disent les chroniques, qui n'aspirait qu'à tuer, à chasser ou à
dépouiller de leurs honneurs tous les Franks de haute race, pour leur substituer
des gens de basse origine. » Plus d'une fois le jeune Aubert avait accompagné
son père à l'un de ces
mâls ou assemblées en
plein
air, qui étaient les grandes assises politiques du temps, où
les seigneurs franks, en armes, décidaient de la guerre et de la paix,
faisaient et défaisaient les rois. Car les
Mérovingiens n'étaient
plus, à cette époque, que des fantômes de rois, des mannequins
entre les mains des
maires du palais. Mais le respect superstitieux pour cette
famille, épuisée par ses débauches et ses crimes, subsistait
dans le peuple. La
Neustrie et l'
Austrasie se disputaient avec acharnement ces
simulacres de
royauté. Le
maire usurpateur les faisait élever sur
le
bouclier aux acclamations des Franks, puis les enfermait dans une ville et
régnait à leur place. Presque tous finissaient ou assassinés,
ou honteusement tonsurés, au fond d'un
couvent. Ces temps, où l'on
n'entendait parler que de guet-apens, de carnages et de supplices, furent aussi
ceux des grandes vocations monastiques et
religieuses. Dans ce déchaînement
de passions furieuses naissent des
âmes humbles, uniquement faites de douceur
et de pitié.
Saint Martin, âgé de quinze ans et soldat en
Pannonie, vit passer un pauvre presque nu, auquel personne n'avait fait l'aumône. Alors, partageant son manteau en deux avec son
épée, il en donna la moitié au pauvre. La nuit, il vit en rêve
Jésus revêtu de cette moitié de manteau, disant aux
anges qui l'entouraient : « Martin, qui est encore
catéchumène, m'a donné ce manteau. » Cette profonde et intelligente
charité pour les humbles fut aussi le sentiment qui domina la vie de
saint Aubert. Il distribua une partie de ses biens aux
églises pauvres, et, après avoir renoncé au monde, s'engagea dans l'état ecclésiastique. Il fut élu
évêque d'
Avranches, en 704, par le peuple et le clergé. Par nature, il était disposé à la solitude et à la contemplation.
A cette époque, la
forêt de Scissy s'étendait encore, comme aux temps
celtiques, jusqu'au
Mons Tumba. L'
évêque aimait à s'y rendre seul ou suivi de quelques diacres, pour y lire en paix les Pères de l'
Eglise ou l'
Evangile. Sous les hautes chênaies entremêlées de hêtres, où l'on n'entendait d'habitude que le mugissement des aurochs et le cri de chasse ou de guerre des seigneurs franks, on voyait passer l'
évêque d'
Avranches dans sa longue
dalmatique blanche brodée d'or, le front incliné, sa houlette pastorale sur l'épaule. Quelques clercs le suivaient en chantant des litanies ; mais, perdu dans ses pensées, il ne les entendait pas. Il traversait la mystérieuse
forêt de bouleaux, où les
druidesses suspendaient jadis les petites rotes
gauloises, en guise de harpes éoliennes, dont le murmure les plongeait dans le sommeil magnétique. Le peuple, fidèle aux anciennes traditions, continuait à vénérer ces
arbres sous le nom d'
arbres des
fées et y suspendait des guirlandes. Puis Aubert, gagnait le
Mons Tumba, où des
disciples de Colomban avaient élevé des chapelles à saint Etienne et à saint Symphorien. Il renvoyait ensuite les diacres qui l'avaient accompagné et demeurait plusieurs
jours dans la grotte de l'Aquilon, passant son temps en lectures et prières. L'
évêque entremêlait ses exercices
religieux de longues méditations sur l'état déplorable des peuples de la Gaule, dont les luttes sanguinaires affligeaient son cur. Il voyait les débuts effrayants de cette race maudite des
Mérovingiens qui s'était jetée avec la soif barbare dans la débauche romaine. Temps lugubres ! La prédiction qu'un moine prêtait à la reine Basine, mère de Clovis, une sage païenne, s'était réalisée. Au règne des
lions, des léopards et des
licornes avait succédé celui des ours et des
loups qui s'entredéchiraient. Maintenant était venu celui des
chiens, des rongeurs et des bêtes glapissantes. D'où viendraient l'intelligence, la
force, l'unité, le salut du royaume ? Pendant une série de nuits, il fit le même rêve avec de sinistres variantes. Il voyait une barque tendue de noir, comme un grand cercueil, descendre l'un des
fleuves de France. Sur cette barque se trouvait un des rois
mérovingiens. Tantôt c'était un vieillard émacié de débauches, chargé de chaînes et entouré de spectres horribles qui le maltraitaient. Le malheureux poussait des cris en invoquant
saint Denis et saint Martin, mais en vain. Quand la barque atteignait l'océan, une tempête effroyable la balayait, ou bien un volcan sortait de la mer pour la dévorer comme une bouche de
feu. Tantôt c'était un jeune homme vigoureux, les mains liées sur le dos, que des mercenaires conduisaient au fond d'un cloître pour le tonsurer. Tantôt il voyait couché dans la barque un bel adolescent mort assassiné, enveloppé de sa longue chevelure blonde et royale, sa pâle tête ceinte d'un pâle cercle d'or. Des pécheurs allaient l'enterrer pieusement sous un tertre. Et chacun de ces rêves signifiait un règne.
Un soir d'
automne,
saint Aubert avait été plus triste que de coutume. Le
ciel était d'un noir d'
encre ; l'
horizon s'était hérissé d'écume. La houle qui grondait au loin répondait au gémissement de la
forêt. Puis une éclaircie s'était faite. II s'endormit paisiblement. Alors il fit un rêve splendide qui ne ressemblait pas à ses rêves précédents. Il vit un
ange, vêtu comme un guerrier brillant et armé d'un casque d'or, descendre sur le rocher. L'
ange toucha de son
épée le sommet du vieux roc païen, qui s'écroula avec fracas dans la mer. A sa place, poussa une haute
église pleine de guerriers vêtus de fer, au-dessus desquels un chur d'
anges en prière chantait une céleste et merveilleuse mélodie. Quand l'
évêque s'éveilla, il se demanda ce que voulait dire cette vision sans pouvoir la comprendre. Il s'imposa trois
jours de jeûne, après lesquels l'archange-guerrier lui apparut de nouveau en rêve. Cette fois-ci, son armure resplendissait de lumière. Sa face luisait comme un
soleil et son
glaive ressemblait à un éclair fixé dans son poing. Il regardait l'
évêque d'une manière significative. Qui es-tu ? Demanda l'
évêque. L'apparition tourna vers lui son
épée et Aubert eut peur. Il pencha la tête vers les saintes écritures ouvertes sur ses genoux. Aussitôt un ouragan passa sur le livre et en froissa toutes les feuilles. Il resta ouvert au XIIème chapitre de l'
Apocalypse. La pointe de l'
épée s'arrêta sur un passage, et Aubert
lut à la lumière de l'
ange : « Alors il y eut un combat dans le
ciel, Michel et ses
anges combattaient contre le
dragon et le
dragon combattait contre eux avec ses
anges... Alors j'entendis dans le
ciel une grande voix qui disait : C'est maintenant qu'est venu le salut et la
force, et le règne de notre
Dieu et la puissance de son Christ. » « Je suis Michel, dit l'
archange, et je protège ceux qui combattent pour le Christ. Tu m'élèveras un temple ici, pour que les
enfants de ce pays m'invoquent et que je vienne à leur aide. » Et il disparut.
Aubert, timide par nature, n'osa obéir à cette injonction. Pourquoi lui demandait-on cela ? Quel but avait ce temple ? Qu'était-ce après tout que ce Michel ? Peut-être une tentation du diable, sur ce lieu voué à ses uvres par d'anciens
maléfices. Il se souvenait aussi d'un passage de l'apôtre Jean qui conseille d'éprouver les
esprits. Aubert s'enveloppa précipitamment de sa
dalmatique et quitta le rocher païen avec l'intention de n'y plus revenir. Il redoubla de jeûnes et d'aumônes. Mais une attraction plus forte que toutes ses terreurs le ramena vers le
Mons Tumba. Lorsqu'il revint y dormir, l'
archange lui apparut pour la troisième fois.
Son visage était sévère. « Pourquoi, lui dit-il, confonds-tu les signes du
ciel avec ceux de l'enfer, et pourquoi ne m'obéis-tu pas ? Faut-il que je te laisse un signe de moi ? » Ce disant, l'
ange lui enfonça son index dans le front. Aubert sentit une douleur aiguë dans le cerveau et s'éveilla sous une vive commotion en tremblant de tous ses membres. Il s'écria avec une ferme résolution : « Je ferai ce que tu dis. » Aussitôt il sentit un grand calme, comme si une étoile était entrée dans son
âme et répandait une douce splendeur en elle.
C'est à la suite de cette vision,
amplifiée et matérialisée par l'
histoire ecclésiastique
(21), que le
Mons Tumba fut consacré à saint
Michel (709) et devint le célèbre
sanctuaire chrétien. Aubert
envoya des
chanoines en Italie, au mont Gargano, le seul endroit où saint
Michel eût déjà un culte. Lorsque les
pèlerins revinrent,
au bout d'un an, avec une pierre de l'
autel de Gargano, disent les
annales du
Mont, le sol de la
forêt de Scissy, depuis longtemps miné par l'océan,
s'était effondré sous une haute marée. Le
bois s'était
englouti, et le
Mons Tumba était devenu une île en grève.
Quelques cellules, construites à son sommet, formaient le noyau de la nouvelle
cité.
Telle est l'origine du
Mont-Saint-Michel. Peu de
sanctuaires
ont été fondés dans des conditions plus singulières.
Saint Michel était destiné à devenir l'
ange protecteur, le
génie
symbolique de la France royale et chevaleresque. Mais au moment où
le pacifique
évêque d'
Avranches dédiait la roche
druidique
à l'
archange belliqueux, la France n'existait pas encore. Il n'y avait
qu'une Gaule latine en lutte avec une Gaule germanique. Voyons donc ce que signifie,
dans l'
histoire religieuse en général, et en particulier dans le
symbolisme judéo-chrétien, cette imposante figure qui se dressa
devant l'
âme pieuse, mais nullement guerrière, du bon
évêque
Aubert, au commencement du VIIème siècle.
Dans la doctrine des mages persans,
qui exerça une si grande
influence sur les prophètes d'Israël
et dont les traits essentiels se retrouvent dans la Kabbale juive
(22),
il y avait neuf catégories d'
archanges ou d'Elohim, représentant
les
forces hiérarchisées de l'Etre éternel dans l'univers.
Les Ischim ou
âmes glorifiées en formaient la catégorie inférieure.
Le
voyant de Pathmos, l'auteur de l'
Apocalypse, où tout a un sens
symbolique transcendant, personnifia cette catégorie d'
esprits dans Mikaël,
chef des armées célestes, qui précipite en enfer et lie le
dragon,
symbole de la matière inférieure et du mal. Mikaël
délivre la Femme, revêtue du
soleil, poursuivie par le
dragon. Celle-ci,
après sa délivrance, se sent pousser des ailes d'
aigle et gagne
les
hauteurs de l'empyrée, image de l'
Ame humaine, dont les
forces sont
centuplées par l'Intuition reconquise
(23).
Il est intéressant de constater que la figure de l'
archange
vengeur, qui symbolisait déjà la justice divine, pour les mages
de la Perse et de la Chaldée comme pour les prophètes d'Israël,
reparaît périodiquement dans le rêve d'obscurs
voyants, aux
époques qui précèdent de très grandes luttes
religieuses.
La science contemporaine voit dans de tels faits de simples hallucinations provenant
des idées régnantes d'une époque. Les philosophes de l'
école d'Alexandrie disaient que les inspirations qui viennent à l'homme du monde spirituel lui arrivent quelquefois sous forme de visions et revêtent ordinairement la figure la plus familière à l'imagination d'une époque. Ainsi, un Grec verra l'
Apollon delphien, et un chrétien, dans des circonstances et un état psychique analogues, verra l'
archange Michel. Ces inspirations seraient donc de véritables suggestions prophétiques.
Quand le visionnaire de Pathmos vit se dresser devant son
esprit la figure de Mikaël, c'était peu avant la grande lutte du christianisme avec Rome. Au IVème siècle, l'
évêque de Siponte vit en songe
saint Michel, qui lui ordonna de lui construire un
sanctuaire au mont Gargano ; c'était peu avant les grandes
invasions des barbares, qui devaient à leur tour être vaincus et conquis par le christianisme. Au commencement du VIIIème siècle, l'
évêque d'
Avranches est troublé par la même apparition, qui lui commande d'élever un
sanctuaire au
Mons Tumba, ce que le pieux
évêque fait presque malgré lui. Le fait prend sa vraie signification, si l'on considère qu'il eut lieu vingt ans après la bataille de Testri (687), qui marque la défaite de la dynastie
mérovingienne et vingt-cinq ans avant la bataille de
Poitiers (732), où
Karl Martel défit les Sarrasins, bataille qui marque le commencement de la dynastie
carolingienne et l'aurore de la France. Plus tard seulement, le sens de la vision et du
symbole apparaîtra au grand
jour. Le
Mont-Saint-Michel deviendra le phare de l'
idéal chrétien et chevaleresque. Il luira comme l'étoile
mystique de l'
âme française, sa lumière éclairera les héros et les destinées supérieures de la nation.
Charlemagne et
saint Louis lui rendront
hommage.
Son rayon guidera les
croisés jusqu'au Saint-Sépulcre. Dans la guerre de Cent ans, le
Mont-Saint-Michel sera le boulevard de la France envahie contre l'Angleterre. Du Guesclin y cherchera un appui et un refuge. Enfin, dans les
forêts de la Lorraine, à l'ombre du hêtre des
fées, l'image de l'
archange resplendissant apparue à une bergère voyante réveillera la patrie française par le cur de Jeanne d'Arc.
Le vieux
sanctuaire celtique, le rocher de Bel-Héol, consacré au génie de la France chevaleresque trois cents ans avant que la France ne soit née, n'est-ce pas un phénomène frappant ? Il y a ainsi, dans l'
histoire, des anticipations prophétiques qui ressemblent à des manifestations du génie latent des peuples futurs, à des jalons mystérieux de la Providence.
La dernière
invasion, celle des Normands, ne fut pas la moins terrible.
Charlemagne s'était déjà inquiété de ces rois de mer, « qui ne dormaient jamais sous les poutres enfumées d'un toit et ne vidaient jamais la corne de bière auprès d'un foyer habité ». Il était devenu pensif à la
vue de ces
pirates du Nord, qui, sur de longs vaisseaux appelés
serpents de mer, rasaient les côtes et rôdaient aux embouchures des
fleuves. Avec leurs proues élancées, sculptées et peintes en têtes de
dragon, avec leurs voiles rouges rayées de noir, ces navires ressemblaient à des bêtes fantastiques, à des monstres terriblement vivants. Admirablement construits, munis de rameurs excellents, « ces
chevaux de mer, » c'est ainsi que les Norvégiens eux-mêmes les nommaient, montaient légèrement sur les plus grosses vagues et semblaient hennir de joie au fort de la tempête.
Vers le milieu du IXème siècle, ces incursions partielles, qui duraient depuis longtemps, prirent le caractère d'une véritable
invasion. Un grand nombre de
Vikings, ne voulant pas se soumettre à la domination du roi Harald Harfagar, fuyaient la Norvège et cherchaient une patrie nouvelle. Ils s'établissaient aux estuaires des
fleuves, dans des camps palissadés, et, pénétrant dans l'intérieur des terres sur leurs navires, dévastaient le pays en tous sens. On les voyait venir dans un flamboiement d'
épées, chassant devant eux les populations en fuite ; puis-ils repartaient avec leur butin, laissant derrière eux la fumée de l'
incendie et des spirales de
corbeaux tournoyant dans le
ciel gris comme des feuilles mortes. Ces hommes du Nord apparaissent comme les derniers représentants de la
religion odinique, qui fut celle de tous les Germains et qui devait donner, en
Neustrie, son dernier assaut au christianisme et à la France naissante.
La
religion d'Odin semble avoir été créée par un
Scandinave, qui aurait été
initié à la
religion de
Zoroastre et qui l'aurait appliquée aux murs et aux passions d'un peuple barbare, en haine de l'empire romain, et pour préparer ce peuple à une immense
invasion. Tous ces
Vikings prétendaient descendre du fameux Odin Frighe qui était sorti à une date inconnue, probablement après la mort de Mithridate, de la ville d'Asgard située sur le bas Volga, avec le peuple des Ases. Ce roi avait conquis les pays limitrophes de la Baltique, fondé Odensee en Fionie et Siegtuna, la ville de la victoire, en Suède. Cet Odin Frighe, plus tard divinisé par les
Scaldes et identié avec le
Dieu suprême, Wôdan, fut évidemment l'organisateur primitif de la
religion scandinave et germanique.
Religion de
pirates héroïques, de guerre et de conquête, mettant la divinité de l'homme dans ses instincts les plus farouches, courage sans peur, désir sans limite,
liberté sans frein.
Religion d'hommes fiers et orgueilleux qui ne voulaient se plier devant rien. Odin ne reçoit dans le Walhall que les guerriers morts sur le champ de bataille. Quand on lui demande pourquoi il attend Erik avec plus d'impatience que les autres guerriers, il répond : « Parce que dans les contrées diverses il a rougi son
glaive et brandi son
épée sanglante. » Le
scalde vind fait parler ainsi le
Dieu. Le souffle d'audace, l'indépendance fougueuse qui animent cette mythologie lui prêtent une grandeur sauvage. Mais il lui manque l'élévation morale et tout principe d'universalité. Une telle
religion ne peut enfanter que la guerre de tous contre tous. Le roi guerrier et
pontife qui l'inventa était un homme de génie. Car il avait compris l'
esprit et la destinée de sa race. Mais il semble aussi avoir compris l'insuffisance de son principe par l'idée qu'il se fait de la fin du monde. Dans la
religion de
Zoroastre, qui servit de modèle à la
religion odinique, le bien finit par triompher du mal. Dans celle d'Odin, c'est le mal qui finit par avoir raison du bien, et l'univers s'effondre dans un effroyable cataclysme, où les
dieux même sont engloutis. Sombre prédiction de la
Saga qui domine les cris de joie des
Vikings, triste lendemain de toutes leurs victoires.
En l'an 841, les
bénédictins du
Mont-Saint-Michel virent arriver une flottille de Normands. Les
pirates abordèrent pour voir si ce rocher pourrait leur servir de retraite. Ils entrèrent en conversation avec les
religieux, au moyen d'un interprète
saxon qu'ils traînaient avec eux et qui savait à peu près toutes les langues du continent. Pourquoi habitez-vous ici ? demandèrent les Normands au prieur, il n'y a ici ni troupeaux ni champs à labourer. Nous servons Notre Seigneur. Où est-il ? Le prieur leur montra l'image du Christ crucifié, peinte sur une tablette de
bois blanc et pendue à leur poitrine par une chaîne d'
argent. Les barbares se regardèrent entre eux avec étonnement. Mais qui vous protège contre les
ennemis ? Le guerrier invisible auquel ce
sanctuaire a été dédié, un
ange du très puissant roi du
ciel, dirent les
religieux. De tous les hommes que nous avons vus, reprit le chef normand, vous êtes les plus pauvres et les plus misérables, mais votre
dieu est encore plus misérable que vous. Sachez que nous autres nous n'obéissons qu'à nous-mêmes ! Nous allons dévaster ce pays jusqu'à la source des
fleuves et tout ce que nous allons conquérir nous appartiendra sans réserve. Eh bien ! dit le prieur, bientôt vous viendrez
rendre hommage à ce
Dieu et à son
ange. Les
pirates se mirent à rire et s'en allèrent en chantant : « Nous avons frappé de l'
épée ! Le souffle de la tempête aide nos rameurs ; le mugissement du
ciel, les coups de la foudre ne nous nuisent pas, l'ouragan est à notre service et nous jette où nous voulons aller. Nous frapperons de l'
épée ! » Et leur chant se perdit dans une clameur tronquée.
Pendant cent ans, les Normands ravagèrent la France. Ils pillèrent bien des
abbayes et brûlèrent bien des villes. Repoussés enfin par les Français qui commençaient à se sentir une nation, ils se cantonnèrent en Normandie. Alors, les Normands adoptèrent la langue des vaincus et devinrent les seigneurs du pays. Quand
Charles le Simple offrit au
duc Rollon sa fille en
mariage et la cession du
duché de Normandie à condition de
rendre hommage au roi de France et de se convertir au christianisme, le Normand n'hésita pas et se fit baptiser en grande pompe à
Rouen : ses
compagnons l'imitèrent. La plupart d'entre eux étaient restés païens au fond du cur. Mais, en gens avisés, ils avaient compris qu'ils avaient besoin des hommes d'
église pour gouverner le peuple. Dès lors, les Normands épousèrent les femmes du pays, et c'est ce qui acheva leur conversion. Une
légende normande représente curieusement ce fait. Des moines avaient apporté à
Gournay le chef de saint Hildevert dans une châsse. Lorsqu'on voulut enlever la châsse de terre, personne ne put la soulever ; elle était devenue lourde comme du plomb. Le peuple s'ameuta. Alors le chef norvégien du lieu, Hauk, fils de Ragnwald, irrité de ce miracle, ordonna qu'on fît avec la tête du saint l'épreuve du
feu, selon la mode barbare. Il fit faire un grand
feu devant la pierre de justice et s'assit devant avec sa femme et ses guerriers, puis il ordonna à ses hommes de jeter la tête du saint dans le brasier, ce qu'ils firent immédiatement. Mais le chef de saint Hildevert, au lieu de se consumer, s'éleva lentement au-dessus des
flammes et alla se poser sur les genoux de la femme du chef norvégien. Celle-ci le prit pieusement entre ses mains et le rendit aux moines, ce que
voyant, Hauk se convertit. Cette
légende symbolise, sous une forme naïve, une vérité historique et morale, à savoir que les femmes servirent d'intermédiaire entre la nouvelle
religion et les barbares. Le christianisme trouva un écho dans la
mansuétude de leur cur, s'insinua par elles dans ces
âmes farouches.
Cent ans avaient donc suffi pour réaliser la prédiction du prieur de
Saint-Michel. Le descendant des
Vikings; le
pirate Rollon, fut un de ceux qui aidèrent à élever la
basilique du
Mont par ses riches dotations, et la grosse cloche de l'
abbaye, celle qu'on sonnait en cas d'alarme, prit le nom de cloche Rollon.
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(20) Annales du Mont-Saint-Michel, publiées par les Révérends Pères, 1876.
(21) L'
histoire du trou que le doigt de
saint Michel aurait fait dans le crâne de
saint Aubert ; celle du rocher précipité par le pied d'un
enfant, ainsi que celle du taureau, empruntée à la
légende du Mont-Gargan, sont évidemment des superfétations postérieures. Mais il n'y a pas de raison de douter qu'une vision ait provoqué la fondation du
Mont-Saint-Michel, tant d'autres
sanctuaires ayant dû leur origine à des phénomènes psychiques du même ordre.
(22) Dans son beau livre sur la
Kabbale (2ème édition, 1889), M. Adolphe Frank affirme et démontre l'existence, chez les juifs, d'une doctrine secrète et d'une tradition orale indépendante de leur tradition écrite, qui s'est conservée jusqu'au
moyen-âge et fut rédigée alors dans le livre du
Zohar et du
Sépher Jetzirah. M. Franck trouve l'origine de cette doctrine dans celle des mages persans.
(23) Apocalypse, ch. XII.