CHAPITRE IV
En quelques minutes, la nouvelle rapportée par le
berger se fut répandue dans le village. Maître Koltz, ayant en main
la précieuse lunette, venait de rentrer à la maison, suivi de Nic
Deck et de Miriota. A ce moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entouré
d'une vingtaine d'hommes, femmes et
enfants, auxquels s'étaient joints
quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins émus de la population
werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions, et le berger répondait
avec cette superbe importance d'un homme qui vient de voir quelque chose de tout
à fait extraordinaire.
« Oui ! répétait-il, le burg fumait,
il fume encore, et il fumera tant qu'il en restera pierre sur pierre !
Mais qui a pu allumer ce
feu ?... demanda une vieille femme,
qui joignait les mains.
Le Chort, répondit Frik, en donnant au diable le
nom qu'il a en ce pays, et voilà un malin qui s'entend mieux à entretenir
les
feux qu'à les éteindre ! »
Et, sur cette réplique, chacun de chercher à
apercevoir la fumée sur la pointe du
donjon. En fin de compte, la plupart
affirmèrent qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût
parfaitement invisible à cette distance.
L'effet produit par ce singulier phénomène
dépassa tout ce qu'on pourrait imaginer. Il est nécessaire d'insister
sur ce point. Que le lecteur veuille bien se mettre dans une
disposition d'
esprit
identique à celle des gens de Werst, et il ne s'étonnera plus des
faits qui vont être ultérieurement relatés. Je ne lui demande
pas de croire au surnaturel, mais de se rappeler que cette
ignorante population
y croyait sans réserve. A la défiance qu'inspirait le château
des
Carpathes, alors qu'il passait pour être désert, allait désormais
se
joindre l'épouvante, puisqu'il semblait habité, et par quels
êtres, grand
Dieu !
Il y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté
des buveurs, et même affectionné de ceux qui, sans boire, aiment
à causer de leurs affaires, après journée faite ces
derniers en nombre restreint, cela va de soi. Ce local, ouvert à tous,
c'était la principale, ou pour mieux dire, l'unique auberge du village.
Quel était le propriétaire de cette auberge
? Un juif du nom de Jonas, brave homme âgé d'une soixantaine d'années,
de physionomie engageante mais bien
sémite avec ses yeux noirs, son nez
courbe, sa lèvre allongée, ses
cheveux plats et sa barbiche traditionnelle.
Obséquieux et obligeant, il prêtait volontiers de petites sommes
à l'un ou à l'autre, sans se montrer exigeant pour les garanties,
ni trop usurier pour les intérêts, quoiqu'il entendît être
payé aux dates acceptées par l'emprunteur. Plaise au
Ciel que les
juifs établis dans le pays transylvain soient toujours aussi accommodants
que l'aubergiste de Werst !
Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires
par le culte, ses confrères par la profession car ils sont tous
cabaretiers, vendant boissons et articles d'épicerie pratiquent
le métier de prêteur avec une âpreté inquiétante
pour l'avenir du paysan roumain. On verra le sol passer peu à peu de la
race indigène à la race étrangère. Faute d'être
remboursés de leurs avances, les juifs deviendront propriétaires
des belles cultures hypothéquées à leur profit, et si la
Terre promise n'est plus en Judée, peut-être figurera-t-elle un
jour
sur les cartes de la
géographie transylvaine.
L'auberge du
Roi Mathias elle se nommait ainsi
occupait un des
angles de la terrasse que traverse la grande rue de Werst,
à l'opposé de la maison du biró. C'était une vieille
bâtisse, moitié
bois, moitié pierre, très rapiécée
par endroits, mais largement drapée de verdure et de très tentante
apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec porte vitrée
donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait d'abord
dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et d'escabeaux
pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où scintillaient
les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de
bois noirci, derrière
lequel Jonas se tenait à la
disposition de sa clientèle.
Voici maintenant comment cette salle recevait le
jour : deux
fenêtres perçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres
fenêtres, à l'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là,
l'une, voilée par un épais rideau de plantes grimpantes ou pendantes
qui l'obstruaient au-dehors, était condamnée et laissait passer
à peine un peu de
clarté. L'autre, lorsqu'on l'ouvrait, permettait
au regard émerveillé de s'étendre sur toute la vallée
inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de l'embrasure se déroulaient
les
eaux tumultueuses du torrent de Nyad. D'un côté, ce torrent descendait
les pentes du col, après avoir pris source sur les
hauteurs du plateau
d'Orgall, couronné par les bâtisses du burg ; de l'autre, toujours
abondamment entretenu par les rios de la
montagne, même pendant la saison
d'été, il dévalait en grondant vers le
lit de la Sil valaque,
qui l'absorbait à son passage.
A droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine
de petites
chambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant
de franchir la frontière, désiraient se reposer au
Roi Mathias.
Ils étaient assurés d'un bon accueil, à des prix modérés,
auprès d'un cabaretier attentif et serviable, toujours approvisionné
de bon tabac qu'il allait chercher aux meilleurs « trafiks » des environs.
Quant à lui, Jonas, il avait pour
chambre à coucher une étroite
mansarde, dont la lucarne biscornue, trouant le chaume en
fleur, donnait sur la
terrasse.
C'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29
mai, il y eut réunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz,
le magister
Hermod, le forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants
du village, et aussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important
de ces personnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de
notables. Demandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait
que lui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à
venir, dès que ses soins ne seraient plus indispensables au défunt.
En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement
à l'ordre du
jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A
ceux-ci, Jonas offrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue
sous le nom de « mamaliga », qui n'est point désagréable,
quand on l'
imbibe de lait fraîchement tiré. A ceux-là, il
présentait maint petit verre de ces liqueurs fortes qui coulent comme de
l'
eau pure à travers les gosiers roumains, l'
alcool de « schnaps
» qui ne coûte pas un demi-sou le verre, et plus particulièrement
le « rakiou », violente
eau-de-vie de prune, dont le débit
est considérable au pays des
Carpathes.
Il faut mentionner que le cabaretier Jonas c'était
une coutume de l'auberge ne servait qu' « à l'assiette »,
c'est-à-dire aux gens attablés, ayant observé que les consommateurs
assis consomment plus copieusement que les consommateurs debout. Or, ce soir-là,
les affaires promettaient de marcher, puisque tous les escabeaux étaient
disputés par les clients. Aussi Jonas allait-il d'une table à l'autre,
le broc à la main, remplissant les gobelets qui se vidaient sans compter.
Il était huit heures et demie du soir. On pérorait
depuis la brune, sans parvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire.
Mais ces braves gens se trouvaient d'accord en ce point : c'est que si le château
des
Carpathes était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux
pour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une
ville.
« C'est très grave ! dit alors maître
Koltz.
Très grave ! répéta le magister entre
deux bouffées de son inséparable pipe.
Très grave ! répéta l'assistance.
Ce qui n'est que trop sûr, reprit Jonas, c'est que
la mauvaise réputation du burg faisait déjà grand tort au
pays...
Et maintenant ce sera bien autre chose ! s'écria
le magister
Hermod.
Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec un soupir.
Et, à présent, ils ne viendront plus du tout
! ajouta Jonas en soupirant à l'unisson du biró.
Nombre d'habitants songent déjà à
le quitter ! fit observer l'un des buveurs.
Moi, le premier, répondit un paysan des environs,
et je partirai, dès que j'aurai vendu mes vignes...
Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux
homme ! » riposta le cabaretier.
On voit où ils en étaient de leur conversation,
ces dignes notables. A travers les terreurs personnelles que leur occasionnait
le château des
Carpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts
si regrettablement lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait
dans le revenu de son auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz
en pâtissait dans la perception du
péage, dont le chiffre s'abaissait
graduellement. Plus d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les
propriétaires ne pouvaient trouver à les vendre, même à
vil prix. Cela durait depuis des années, et cette situation, très
dommageable, menaçait de s'aggraver encore.
En effet, s'il en était ainsi quand les
esprits du
burg se tenaient tranquilles au point de ne s'être jamais laissé
apercevoir, que serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence
par des actes matériels ?
Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez
hésitante :
« Peut-être faudrait-il ?...
Quoi ? demanda maître Koltz.
Y aller voir, mon maître. »
Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les
yeux, et cette question resta sans réponse.
Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz,
reprit la parole.
« Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer
la seule chose qu'il y ait à faire.
Aller au burg...
Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une
fumée s'échappe de la cheminée du
donjon, c'est qu'on y fait
du
feu, et si l'on y fait du
feu, c'est qu'une main l'a allumé...
Une main... à moins que ce soit une griffe ! répliqua le vieux paysan en secouant la tête.
- Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe ! Il faut
savoir ce que cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée
s'échappe de l'une des cheminées du château depuis que le
baron Rodolphe de Gortz l'a quitté...
Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà
de la fumée, sans que personne s'en soit aperçu, suggéra
maître Koltz.
Voilà ce que je n'admettrai jamais ! se récria
vivement le magister
Hermod.
C'est très admissible, au contraire, fit observer
le biró, puisque nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se
passait au burg. »
La remarque était juste. Le phénomène
pouvait s'être produit depuis longtemps, et avoir échappé
même au berger Frik, quelque bons que fussent ses yeux.
Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût
récent ou non, il était
indubitable que des êtres humains
occupaient actuellement le château des
Carpathes. Or, ce fait constituait
un voisinage des plus inquiétants pour les habitants de Vulkan et de Werst.
Le magister
Hermod crut devoir apporter cette objection à
l'appui de ses croyances :
« Des êtres humains, mes amis ?... Vous me permettrez
de n'en rien croire. Pourquoi des êtres humains auraient ils eu la pensée
de se réfugier au burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils
arrivés ?...
Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus ? s'écria maître Koltz.
Des êtres surnaturels, répondit le magister
Hermod d'une voix qui imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des
esprits, des babeaux,
des gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies,
qui se présentent sous la forme de belles femmes... »
Pendant cette énumération, tous les regards
s'étaient dirigés vers la porte, vers les fenêtres, vers la
cheminée de la grande salle du
Roi Mathias. Et, en vérité,
chacun se demandait s'il n'allait pas voir apparaître l'un ou l'autre de
ces fantômes, successivement évoqués par le maître d'école.
« Cependant, mes bons amis, se risqua à dire
Jonas, si ces êtres sont des génies, je ne m'explique pas pourquoi
ils auraient allumé du
feu, puisqu'ils n'ont rien à cuisiner...
Et leurs sorcelleries ?... répondit le pâtour.
Oubliez vous donc qu'il faut du
feu pour les sorcelleries ?
Evidemment ! » ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
Cette sentence fut acceptée sans contestation et,
de l'avis de tous, c'étaient, à n'en pas douter, des êtres
surnaturels, non des êtres humains, qui avaient choisi le château
des
Carpathes pour théâtre de leurs manigances.
Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la
conversation. Le forestier se contentait d'écouter attentivement ce que
disaient les uns et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux,
son antique origine, sa tournure
féodale, lui avait toujours inspiré
autant de curiosité que de respect. Et même, étant très
brave, bien qu'il fût aussi crédule que n'importe quel habitant de
Werst, il avait plus d'une fois manifesté l'
envie d'en franchir l'enceinte.
On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était
libre d'agir à sa guise, soit ! Mais un fiancé ne s'appartient plus,
et de se hasarder en de telles aventures, c'eût été uvre
de fou, ou d'indifférent. Et pourtant, malgré ses prières,
la belle fille craignait toujours que le forestier mît son projet à
exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est que Nic Deck n'avait pas formellement
déclaré qu'il irait au burg, car personne n'aurait eu assez d'empire
sur lui pour le retenir pas même elle. Elle le savait, c'était
un gars tenace et résolu, qui ne revenait jamais sur une parole engagée.
Chose dite, chose faite. Aussi Miriota eût-elle été dans les
transes, si elle avait pu soupçonner à quelles réflexions
le jeune homme s'abandonnait en ce moment.
Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit
que la proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre
visite au château des
Carpathes maintenant qu'il était hanté,
qui l'oserait, à moins d'avoir perdu la tête ?... Chacun se découvrait
donc les meilleures raisons pour n'en rien faire... Le biró n'était
plus d'un âge à se risquer en des chemins si rudes. Le magister avait
son école à garder, Jonas, son auberge à surveiller, Frik,
ses moutons à paître, les autres paysans, à s'occuper de leurs
bestiaux et de leurs foins.
Non ! pas un ne consentirait à se dévouer,
répétant à part soi :
« Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait
bien n'en jamais revenir ! »
A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement,
au grand effroi de l'assistance.
Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été
difficile de le prendre pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister
Hermod avait parlé.
Son client étant mort ce qui faisait honneur
à sa perspicacité médicale,
sinon à son talent ,
le docteur Patak était accouru à la réunion du
Roi Mathias.
« Enfin, le voilà ! » s'écria maître
Koltz.
Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des
poignées de main à tout le monde, comme il eût distribué
des drogues, et, d'un ton passablement ironique, il s'écria :
« Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg
du Chort, qui vous occupe !... Oh ! les poltrons !... Mais s'il veut fumer, ce
vieux château, laissez-le fumer !... Est-ce que notre savant
Hermod ne fume
pas, lui, et toute la journée ?... Vraiment, le pays est tout pâle
d'épouvante !... Je n'ai entendu parler que de cela durant mes visites
!... Les revenants ont fait du
feu là-bas ?... Et pourquoi pas, s'ils sont
enrhumés du cerveau !... Il paraît qu'il gèle au mois de mai
dans les
chambres du
donjon... A moins qu'on ne s'y occupe à
cuire du pain
pour l'autre monde !... Eh ! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est
vrai qu'on ressuscite !... Ce sont peut-être les boulangers du
ciel, qui
sont venus faire une fournée... »
Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement
peu goûtées des gens de Werst, et que le docteur Patak débitait
avec une incroyable jactance.
On le laissa dire.
Et alors le biró de lui demander :
« Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance
à ce qui se passe au burg ?...
Aucune, maître Koltz.
Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt
à vous y rendre... si l'on vous en défiait ?...
Moi ?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser
percer un certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.
Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété ? reprit le magister en insistant.
Je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit
que de le répéter...
Il s'agit de le faire, dit
Hermod.
De le faire ?...
Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous
contentons de vous en prier, ajouta maître Koltz.
Vous comprenez.., mes amis.., certainement... une telle
proposition..
Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le
cabaretier, nous ne vous en
prions pas... nous vous en défions !
Vous m'en défiez ?...
Oui, docteur !
Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il
ne faut pas défier Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et
ce qu'il a dit qu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service
au village et à tout le pays.
Comment, c'est sérieux ?... Vous voulez que j'aille
au château des
Carpathes ? reprit le docteur, dont la face
rubiconde était
devenue très pâle.
Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître Koltz.
Je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie...
raisonnons, s'il vous plaît !...
C'est tout raisonné, répondit Jonas.
Soyez justes... A quoi me servirait d'aller là-bas...
et qu'y trouverais-je ?... Quelques braves gens qui se sont réfugiés
au burg... et qui ne gênent personne...
Eh bien, répliqua le magister
Hermod, si ce sont
de braves gens, vous n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une
occasion de leur offrir vos services.
S'ils en avaient besoin, répondit le docteur Patak,
s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez le... à
me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et je ne fais pas gratis mes visites...
On vous paiera votre dérangement, dit maître
Koltz, et à tant l'heure.
Et qui me le paiera ?...
Moi.., nous.., au prix que vous voudrez ! » répondirent la plupart des clients de Jonas.
Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades,
le docteur était, à tout le moins, aussi poltron que ses
compatriotes
de Werst. Aussi, après s'être posé en
esprit fort, après
avoir raillé les
légendes du pays, se trouvait-il très embarrassé
de refuser le service qu'on lui demandait. Et pourtant, d'aller au château
des
Carpathes, même si l'on rémunérait son déplacement,
cela ne pouvait lui convenir en aucune façon. Il chercha donc à
tirer argument de ce que cette visite ne produirait aucun résultat, que
le village se couvrirait de ridicule en le déléguant pour explorer
le burg...
Son argumentation fit long
feu.
« Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument
rien à risquer, reprit le magister
Hermod, puisque vous ne croyez pas aux
esprits...
Non... je n'y crois pas.
Or, si ce ne sont pas des
esprits qui reviennent au château, ce sont des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance avec eux. »
Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique :
il était difficile à rétorquer.
« D'accord,
Hermod, répondit le docteur Patak,
mais je puis être retenu au burg...
C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas.
Sans doute ; cependant si mon absence se prolongeait, et
si quelqu'un avait besoin de moi dans le village...
Nous nous portons tous à merveille, répondit
maître Koltz, et il n'y a plus un seul malade à Werst depuis que
votre dernier client a pris son billet pour l'autre monde.
Parlez franchement... Etes-vous décidé à
partir ? demanda l'aubergiste.
Ma foi, non ! répliqua le docteur. Oh ! ce n'est
point par peur... Vous savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces
sorcelleries... La vérité est que cela me paraît absurde,
et, je vous le répète, ridicule... Parce qu'une fumée est
sortie de la cheminée du
donjon... une fumée qui n'est peut être
pas une fumée... Décidément... non !... Je n'irai pas au
château des
Carpathes...
J'irai, moi ! »
C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer
dans la conversation en y jetant ces deux mots.
« Toi... Nic ? s'écria maître Koltz.
Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera.
»
Ceci fut directement envoyé à l'adresse du
docteur, qui fit un bond pour se dépêtrer.
«
Y penses-tu, forestier ? répliqua-t-il. Moi...
t'accompagner ?... Certainement... ce serait une agréable promenade à
faire... tous les deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait
s'y hasarder... Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route
pour aller au burg... Nous ne pourrions arriver...
J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck,
et puisque je l'ai dit, j'irai.
Mais moi.., je ne l'ai pas dit !.., s'écria le docteur
en se débattant, comme si quelqu'un l'eût pris au collet.
Si.., vous l'avez dit.., répliqua Jonas.
Oui !.., oui ! » répondit d'une seule voix
l'assistance.
L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres,
ne savait comment leur échapper. Ah ! combien il regrettait de s'être
si imprudemment engagé par ses rodomontades.
Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait au sérieux, ni
qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne... Maintenant, il ne lui
était plus possible de s'esquiver, sans devenir la risée de Werst,
et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement. Il se décida
donc à faire contre fortune bon cur.
«
Allons.., puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai
Nic Deck, quoique cela soit inutile !
Bien.., docteur Patak, bien ! s'écrièrent
tous les buveurs du
Roi Mathias.
Et quand partirons-nous, forestier ? demanda le docteur
Patak, en affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal
sa poltronnerie.
Demain, dans la matinée », répondit
Nic Deck.
Ces derniers mots furent suivis d'un assez long silence.
Cela indiquait combien l'émotion de maître Koltz et des autres était
réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi,
et, pourtant, personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la
grande salle, bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi
Jonas pensa-t-il que l'occasion était bonne pour servir une autre tournée
de schnaps et de rakiou...
Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au
milieu du silence général, et voici les paroles qui furent lentement
prononcées :
«
Nicolas Deck, ne va pas demain au burg !.. N'y
va pas... ou il t'arrivera malheur ! »
Qui s'était exprimé de la sorte ?... D'où venait cette voix
que personne ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible ?...
: Ce ne pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une
voix de l'autre monde...
L'épouvante fut à son comble. On n'osait pas
se regarder, on n'osait pas prononcer une parole...
Le plus brave c'était évidemment Nic
Deck voulut alors savoir à quoi s'en tenir. Il est certain que c'était
dans la salle même que ces paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le courage de se rapprocher du bahut et de
l'ouvrir...
Personne.
Il alla visiter les
chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la salle...
Personne.
Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la terrasse
jusqu'à la grande rue de Werst...
Personne.
Quelques instants après, maître Koltz, le magister
Hermod, le docteur
Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge,
laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double
tour.
Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une
apparition fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement
dans leurs maisons...
La terreur régnait au village.