Cette seconde lettre est plus
sévère pour
Saint-Martin. Elle nous montre qu'un certain nombre d'
Elus-Coëns avaient été séduits, dès 1777, par les propositions d'un
frère dont, comme le dit Salzac, tous louaient la vertu, et que ces
Elus-Coëns se trouvaient par suite en « méchante posture
» puisque, peu satisfaits sans doute des «
fruits » promis par
Saint-Martin, ils avaient voulu reprendre leurs anciens travaux et n'obtenaient plus « aucun des
fruits qui faisaient autrefois leur joie. » Mais passons.
Ce qu'il est intéressant de constater, c'est que la recherche de la voie centrale, la communication de ses intelligences et le rejet des cérémonies et des manifestations sensibles qui accompagnaient ces
cérémonies constituaient !es points les plus essentiels de la mission de
Saint-Martin.
Comme l'a écrit M. Matter, ce qui caractérise bien l'ère où
Saint-Martin entra dès qu'il fut séparé de son maître, c'est qu'il attacha le plus grand prix et appliqua toutes ses facultés à cette uvre où les formes font place au
recueillement, les cérémonies et les
opérations extérieures à la
méditation, à l'élévation
vers
Dieu et à l'union avec lui. Il ne veut plus
d'assujettissement aux puissances et aux vertus de la région
astrale. A cet
apostolat dans les voies extérieures il
consacre son existence et dévoue toute son ambition. Il veut
y réussir. S'il veut plaire, ce n'est pas pour sa personne ;
c'est pour ses desseins de conquête, de vie spirituelle,
qu'il recherche le
grand monde. Il ne s'agite pas.
Dieu seul est sa
passion, mais il est aussi la passion de
Dieu. Il le dit, car il n'a
pas mauvaise opinion de sa personne. Au contraire. Il pense, par
exemple, que sa parole directe gagnera plutôt les
âmes que tout autre moyen
[Note
de l'auteur : Matter, Saint-Martin le philosophe inconnu.].
C'est pourquoi nous le voyons
s'éloigner de plus en plus des réunions
maçonniques et
initiations à la vertu desquelles
il ne croit plus. On le voit se livrer à de
véritables impatiences quand on lui parle de loges ; et,
quant aux traditions et
initiations, « elles ne peuvent,
dit-il, nous répondre de nous mener aux communications pures
parce qu'il n'y a que
Dieu seul qui les donne. » Il ne
changera pas puisque vingt ans plus tard, en 1797, nous le voyons
encore répondre de fort mauvaise grâce
à un correspondant qui lui demandait des explications sur
certains points d'un de ses premiers ouvrages :
« La plupart de ces points
tiennent précisément à ces
initiations
par où j'ai passé dans ma première
école, et que j'ai laissées depuis longtemps pour
me livrer à la seule
initiation qui soit vraiment selon mon
cœur. Si j'ai parlé de ces points-là dans mes
anciens écrits, ç'a été
dans l'ardeur de cette
jeunesse, et par l'empire qu'avait pris sur moi
l'habitude journalière de les voir traiter et
préconiser par mes maîtres et mes
compagnons. Mais
je pourrais, moins que jamais, aujourd'hui, pousser loin quelqu'un sur
un article, vu que
je m'en détourne de plus en plus
[Note de l'auteur : Extrait
d'une lettre au baron de Liebisdorf. Voyez : Correspondance
inédite... p. 322. A la lecture d'une telle
déclaration, on comprend combien il est puéril de
soutenir que Saint-Martin est le continuateur de Martinès de
Pasqually.]. »
A la vérité, on
peut dire que
Saint-Martin n'a jamais eu le sens de la
méthode initiatique. Il est convaincu et cela lui suffit
pour croire qu'il convaincra aisément les autres. Dans son
apostolat, il abandonne rapidement ceux qui font quelques
difficultés pour « partager ses objets
». Il les considère comme des « passades
», et ne s'aperçoit pas que toute sa mission
consiste à rechercher des gens qui pensent comme lui. Aussi
sa vie est-elle bien différente de celle de
Martinès de Pasqually. Alors que ce dernier initiait
lentement et dans le plus grand secret,
Saint-Martin, qui n'
initie
personne et qui n'a rien à cacher, multiplie ses voyages et
opère au grand
jour dans la société la
plus mondaine. C'est ce qui a fait écrire à M.
Matter : « Le fait est qu'ils étaient plus
d'accord à l'origine que sur la fin, et plus ils seraient
restés ensemble, moins ils se seraient
rapprochés. Le
disciple différait
singulièrement du maître. Loin de vouloir
à son exemple cacher sa vie et végéter
dans des assemblées mystérieuses, le Philosophe
Inconnu aspirait en réalité à
être le philosophe connu
[Note
de l'auteur : Matter, Saint-Martin, le philosophe inconnu,
p. 73]. »
Si son ancien maître est un véritable théurge,
Saint-Martin est bien un
mystique contemplatif à qui répugne tout genre
actif
[Note de l'auteur : Jouaust, qui a d'ailleurs pour Saint-Martin l'estime que ce dernier mérite, s'est parfaitement rendu compte de son genre
d'esprit en écrivant que « Saint-Martin se sépara de Martines de Pasqually lorsqu'il eût reconnu que les procédés théurgiques
du juif portugais étaient trop violents pour sa théosophie délicate et rêveuse. »] ; ou plutôt, c'est un théosophe à la manière de Priscus de Molosse. L'astral l'effraie ; il en écarte soigneusement ses auditeurs et ses lecteurs. Lui-même se félicite d'avoir si peu d'astral ; et, quant aux opérations
théurgiques : « Je suis bien loin, dit-il, d'avoir aucune virtualité dans ce genre, car mon uvre tourne tout entier du côté de l'interne
[Note de l'auteur : Voyez : lettre à Kirchberger, 26 janvier 1794.]. »
Nous avons déjà
dit quelques mots de cet interne ou voie intérieure.
Certains termes des lettres du
frère Salzac nous obligent
à y revenir parce qu'il est intéressant de savoir
quelle était la théorie de cette voie
intérieure et quels en étaient les «
fruits ». Pour élucider aussi
brièvement que possible ces deux points, nous nous bornerons
à citer un passage d'une lettre de
Saint-Martin,
datée de 1793, et postérieure, par
conséquent, de quinze ans à ses tentatives de
réforme : «Tout dépend de l'unique
nécessaire, de la naissance du Verbe en nous. J'ajouterai
mon opinion personnelle ; c'est que ce centre profond ne produit
lui-même aucune forme physique ; ce qui m'a fait dire dans
L'Homme de désir, que l'
amour intime n'avait point de forme, et qu'ainsi nul homme n'a jamais vu
Dieu. Mais ce Verbe intime, quand il est développé en nous, influe et actionne toutes les « puissances de secondes, troisièmes, quatrièmes, etc. et leur fait produira leurs formes, selon les plans qu'il a à notre égard voita à mon avis la seule source des manifestations. » Et il ajoute : « Ce que j'ai eu par ce centre se borne à des mouvements intérieurs délicieux, et à de bien douces intelligences qui sont parsemées dans mes écrits soit imprimés, soit manuscrits. Je suis bien loin d'être fort avancé dans ce centre que j'ai plutôt aperçu que touché ; aussi n'y suis-je pas demeuré fixé comme j'espère le devenir un
jour par la grâce de
Dieu. J'ai eu du physique aussi depuis ces affections centrales, mais en moindre abondance que lorsque je suivais les procédés de mon école ; et encore lors de ces procédés de mon école j'avais moins de physique que la plupart de mes camarades. Car il m'a été aisé de reconnaître que ma part a été plus en intelligence qu'en opération
[Note de l'auteur : Lettre à Kirchberger, 24 avril 1793. Voyez : ouvrage déjà cité.]. »