Vous êtes ici : | b | Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1 | IV - Une arrestation sensationnelle

Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






SIXIÈME ÉPISODE – LES CHEVALIERS DU CHLOROFORME
IV – Une arrestation sensationnelle

Le directeur du Lunatic-Asylum, sous ses apparences inoffensives et débonnaires, était un véritable bandit. L'association de la Main Rouge, qui comptait des affiliés dans les plus hautes sphères de la société américaine, avait en lui le plus dévoué des serviteurs, le plus fidèle des agents.

      Très lié avec le docteur Cornélius, qui faisait au Lunatic-Asylum la pluie et le beau temps, Johnson ignorait pourtant que le sculpteur de chair humaine fût le chef des Lords de la Main Rouge, le grand maître de la terrible association. Cornélius savait ce qu'il faisait quand il avait abandonné, dans une rue de New York, le pseudo-Baruch, c'est-à-dire Joë Dorgan, le fils du milliardaire.

      Cornélius savait que le malheureux viendrait fatalement échouer dans l'établissement que dirigeait le docteur Johnson et que là, sous les yeux d'un pareil chef, il serait certainement bien gardé. Et en effet, sous prétexte d'expérimentations, c'était Cornélius qui dirigeait lui-même le traitement du malade, l'on peut supposer de quelle manière...

      Ce jour-là le docteur Johnson se trouvait de fort mauvaise humeur. Il lui arrivait une aventure assez désagréable et qu'il prévoyait devoir lui occasionner une foule d'ennuis. En effet, moyennant une jolie liasse de bank-notes, il avait consenti à recevoir au Lunatic-Asylum un riche négociant de Chicago, Mr. Hirchmann, dont les héritiers tenaient à se débarrasser.

      Le négociant était mort deux mois après, mais, malheureusement pour le docteur Johnson, de fâcheuses rumeurs n'avaient pas tardé à circuler sur cet étrange et trop rapide décès. On parlait de séquestration et d'assassinat, et les journaux avaient annoncé que la police allait être saisie de l'affaire.

      Le directeur était en train de réfléchir au meilleur parti à prendre dans une circonstance aussi épineuse, quand on frappa à la porte de son cabinet.

      Il alla ouvrir et se trouva en présence d'un des surveillants de l'établissement, un ancien forçat qui, de même que son directeur, était affilié à la Main Rouge.

      – Qu'y a-t-il donc, Stop, demanda le docteur Johnson, pour que vous veniez me déranger de si bonne heure ?

      – Excusez-moi, monsieur le directeur, je voulais seulement vous dire que Baruch Jorgell, cet aliéné que l'on nous a recommandé de surveiller tout spécialement, donne depuis hier des signes manifestes de logique et de bon sens.

      – Voilà qui est singulier, murmura le docteur Johnson, devenu pensif.

      – Oui. En le prenant par la douceur, j'ai réussi à le faire causer. Et voici, parmi ses phrases, une de celles qui m'ont le plus frappé : « Quelles que soient les difficultés contre lesquelles j'aurai à lutter, je sortirai coûte que coûte de cette infernale prison ! »

      – Il a dit cela ?

      – Oui, monsieur le directeur. D'ailleurs, il vous est facile de vous en assurer par vousmême.

      – Oui, cela m'intéresse.

      Mr. Johnson se levait déjà, quand la porte livra passage au docteur Cornélius Kramm qui, précisément, venait s'informer de l'état du malade. Les deux médecins échangèrent une cordiale poignée de main.

      – Savez-vous, dit enfin Johnson, que les soins que vous prodiguez à l'un de nos pensionnaires, le fameux Baruch, semblent sur le point d'être couronnés de succès ?

      Cornélius sursauta :

      – Allons donc ! fit-il, j'en serais bien surpris.

      – C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Baruch est en pleine voie de guérison, n'est-ce pas, Stop ?

      Le gardien répondit d'un mouvement de tête approbatif à la question de son chef.

      Le visage ordinairement pâle de Cornélius devint plus pâle encore, mais il ne laissa rien deviner de son trouble, et ce fut d'une voix tranquille qu'il répondit :

      – Tiens, ce que vous me dites là est très intéressant. Je vais aller par moi-même m'assurer de l'état de notre malade.

      – A votre aise. Voulez-vous que je vous accompagne ?

      – C'est tout à fait inutile. A tout à l'heure, mon cher confrère.

      – A tout à l'heure, cher maître.

      Cornélius, qui connaissait les moindres recoins de l'établissement, n'eut besoin d'aucun guide pour se rendre à la chambre assez vaste et bien éclairée qu'occupait sa victime. Joë, assis près de la fenêtre, la tête dans ses mains, semblait plongé dans de profondes réflexions. Il faisait des efforts désespérés pour renouer la chaîne interrompue de ses idées et de ses raisonnements. Il salua poliment Cornélius, aux visites duquel il était habitué.

      – Eh bien, comment cela va-t-il ? demanda le sculpteur de chair humaine d'un ton plein de bienveillance.

      – Mais, beaucoup mieux, monsieur. Il me semble que ma mémoire se dégage lentement d'un brouillard. J'arrive, avec beaucoup d'efforts, à me rappeler certains faits.

      – Lesquels, par exemple ? demanda Cornélius, non sans un peu d'émotion.

      – Ainsi je me rappelle très nettement avoir pris part à un combat sanglant avec des bandits, puis, je me souviens de mon frère, de mon père. Ce sont les noms que je n'arrive pas à mettre sur tout cela.

      – Cela viendra, mais ne vous fatiguez pas, faites le moins d'efforts possible. Je constate aujourd'hui dans votre état un mieux très sensible. Vous avez conscience que vous avez perdu la mémoire, c'est déjà un grand point.

      – Oui, et j'ai même conscience, très nettement, du retour très lent, mais progressif et régulier, de cette mémoire disparue.

      Et il ajouta avec une naïveté qui arracha à Cornélius un ricanement nerveux :

      – Je suis sûr que si vous me disiez mon nom et celui de mes parents, si vous me racontiez dans quelles circonstances je suis venu ici, cela fixerait mes idées et hâterait beaucoup ma guérison complète.

      – Je me garderai bien de vous donner ce renseignement, répliqua le sculpteur de chair humaine en levant son doigt d'un air doctoral. Il est indispensable que ce soit votre cerveau qui fasse tout seul ce travail de reconstitution mnémotechnique ; c'est là un effort nécessaire.

      Tout en amusant sa victime par toutes sortes de raisonnements captieux, Cornélius réfléchissait. Un violent combat se livrait en lui. Il constatait, à sa grande humiliation, que l'opération délicate qu'il avait tentée sur le cerveau de Joë Dorgan n'avait qu'incomplètement réussi et que, si on laissait les choses suivre naturellement leur cours, le malade ne tarderait pas à recouvrer la mémoire en même temps que la raison. Les cellules détruites s'étaient reconstituées, les circonvolutions disjointes s'étaient ressoudées, la guérison était imminente.

      – Nous serons forcés de le faire disparaître, pensa-t-il ; puis il se ravisa, se révoltant contre cette idée.

      – Non, reprit-il, ce Joë, c'est mon chefd'œuvre ; j'y tiens. Je ne veux pas le détruire ! D'ailleurs, n'est-ce pas la preuve vivante que je conserve de la culpabilité de Baruch, pour le cas où il s'aviserait de trahir la Main Rouge ? Non, décidément, il ne faut pas le tuer, mais il faut enrayer la guérison et cela, c'est facile.

      Tout en parlant, Cornélius tâtait dans la poche de côté de son pardessus un écrin qui renfermait une seringue de Pravaz.

      – Mon cher ami, dit-il à Joë de son ton le plus cordial, je suis précisément venu aujourd'hui pour vous faire une piqûre d'un sérum céphalique qui produira dans votre état une amélioration excessivement rapide.

      – Ah ! si vous pouviez dire vrai !

      – Soyez-en certain. Vous avez pu constater par vous-même l'efficacité de mon traitement.

      Cornélius avait ouvert l'écrin et, après avoir rempli la seringue d'un liquide incolore contenu dans un flacon, il ajusta une aiguille neuve à l'instrument, puis il pria Joë de pencher un peu la tête.

      – Car, dit-il, pour que la piqûre soit efficace, il faut qu'elle soit pratiquée derrière l'oreille.

      Le jeune homme obéit et supporta courageusement la légère douleur de la piqûre.

      – Voilà, c'est fait, murmura Cornélius avec un rire sardonique. Maintenant, je réponds du résultat.

      Joë ne répliqua pas un mot. L'effet du sérum, ou plutôt du poison, avait été foudroyant. Déjà, les yeux du malade redevenaient vagues et hagards et il penchait la tête avec accablement.

      Puis, il porta les mains à son front dans un geste éperdu et s'écroula comme une masse sur son lit en poussant un gémissement étouffé.

      – Bon, fit Cornélius, en voilà un qui nous laissera tranquilles pour longtemps, j'espère.

      Et il essuya la pointe de sa seringue, la remit soigneusement en place dans son écrin et sortit de la chambre d'un pas tranquille pour aller rejoindre le directeur qui l'attendait dans son cabinet.

      Le docteur Johnson, après quelques hésitations, et bien qu'il ignorât, comme on le sait, que Cornélius fît partie de la Main Rouge, se hasarda à lui confier ce qu'il appelait son imprudence dans l'affaire de séquestration et d'assassinat du malheureux Hirchmann.

      Les deux bandits étaient faits pour s'entendre à demi-mot. Cornélius rassura Johnson, lui souffla ce qu'il aurait à dire en cas d'enquête et finalement l'assura de sa haute protection.

      Le directeur du Lunatic-Asylum commençait à se rassurer, lorsque des éclats de voix et des cris le firent se lever d'un bond et se précipiter vers la porte.

      – Au nom de la loi, ouvrez, et que personne ne sorte !

      Ces mots retentirent pendant que celui qui les prononçait et qui n'était autre que Mr. Steffel, le chef de la police new-yorkaise lui-même, faisait irruption dans la pièce, suivi d'une troupe de détectives armés jusqu'aux dents.

      Il marcha droit au docteur Johnson, qui était devenu blanc comme un linge.

      – Monsieur le directeur, lui dit-il rudement, plainte a été déposée contre vous. Vous êtes accusé d'avoir illégalement séquestré et lâchement assassiné l'honorable Mr. Hirchmann, de son vivant marchand de peaux. Au nom de la loi, je vous arrête.

      Trois détonations retentirent. Deux balles sifflèrent aux oreilles de Mr. Steffel. Et la troisième traversa le casque de cuir bouilli d'un policeman. C'était Johnson qui venait de faire usage de son browning et qui cherchait à gagner la porte. Mais plusieurs mains vigoureuses l'avaient empoigné et, en un clin d'œil, il fut mis hors d'état de nuire.

      Cornélius, qui ne s'était pas départi un seul instant de son sang-froid, s'approcha du prisonnier.

      – Monsieur Johnson, dit-il, si ce dont on vous accuse est exact, vous êtes la honte de notre corporation.

      Mais, devant la mine effarée de Johnson, il ajouta aussitôt d'un ton plus doux :

      – Pourtant, ce n'est pas une raison, parce qu'on vous arrête, pour que vous soyez coupable. Ces messieurs avoueront eux-mêmes qu'à New York, comme à Paris ou à Londres, la justice n'est pas toujours infaillible. Si vous êtes innocent, comme je l'espère, vous avez eu grand tort de faire résistance aux agents de l'autorité.

      Cornélius s'était approché du chef de la police qu'il salua en disant :

      – Mes compliments, monsieur Steffel, le docteur Cornélius Kramm ne vous est sans doute pas inconnu.

      – Ma foi non, j'ai lu plusieurs des brochures intéressantes qu'il a publiées, et notamment L'Esthétique rationnelle de l'Etre humain.

      – Eh bien, vous avez devant vous le docteur Kramm en personne.

      Le médecin donna sa carte au policier qui le salua respectueusement en s'excusant de ne l'avoir pas plus tôt reconnu, car il avait eu souvent l'occasion de voir son portrait dans les journaux.

      S'approchant ensuite du directeur du Lunatic-Asylum qui faisait piteuse mine entre deux policemen, il lui dit à l'oreille :

      – Soyez discret. Et je ferai de mon mieux pour vous tirer d'affaire.

      Puis à haute voix :

      – Mon cher confrère, je ne veux pas croire que vous êtes coupable. Nous autres savants ayons trop de hautes préoccupations pour nous laisser agiter par les passions mesquines qui conduisent au crime le commun des hommes. Voici ma main, je vous la tends sans arrière-pensée, car je vous crois innocent.

      Il gratifia Johnson d'un vigoureux shake-hand, à la faveur duquel il lui glissa un mince flacon que le directeur du Lunatic-Asylum fit disparaître avec dextérité dans une de ses poches.

      Puis, Cornélius s'éloigna tranquillement, après avoir pris congé de Mr. Steffel.

      Au moment où, après l'avoir quitté, il traversait le parloir de l'asile, il fut abordé par un jeune homme qui se détacha d'un groupe au milieu duquel se trouvaient deux jeunes filles en deuil.

      – Nous venons de France, dit le visiteur, qui n'était autre que Paganot accompagné de Ravenel, de Mlle de Maubreuil et de la fille du naturaliste, et nous désirerions voir, si c'est possible à cette heure, un des malheureux qui sont enfermés ici : Baruch Jorgell.

      Cornélius eut un petit sursaut en entendant ce nom, et ayant jeté un coup d'œil sur les personnages qui l'entouraient, il eut tôt fait d'être renseigné sur leur compte.

      Il comprit qu'il s'agissait des parents et amis de M. Bondonnat. Dans un prompt éclair de pensée, il entrevit le danger d'une visite à Joë et, pour l'empêcher d'avoir lieu, dit froidement :

      – Je suis le directeur de cet asile. Baruch est à tout jamais privé de raison. Il est devenu très dangereux et je ne peux permettre aucune visite.

      Puis, il s'éloigna en laissant consternés les quatre jeunes gens qui avaient fondé beaucoup d'espoir sur cette entrevue.

      Cornélius avait pris place dans l'automobile qui attendait devant la porte du Lunatic-Asylum et il ordonna à son préparateur Léonello, qui lui servait de chauffeur ce jour-là, de le reconduire à son domicile. Mais tout à coup, il se ravisa, et s'installant à la place de Léonello :

      – Je vais conduire moi-même ; lui dit-il ; tu vois ces gens qui sortent de l'asile ?

      Et il désignait les deux jeunes filles et leurs compagnons :

      – Tu vas les filer. Il faut absolument que tu saches où ils demeurent.

      L'Italien s'inclina respectueusement, pendant que Cornélius s'acheminait à toute vitesse vers le poste téléphonique le plus voisin.




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte